Jun 18 2024
Dusty In Memphis
Dusty Springfield
Sorti en 1969 "Dusty in Memphis" est souvent présenté comme la quintessence de la "blue-eyed soul". Porté par une voix divine, l'album se révèle être une oeuvre profondément inégale, frustrante, et bien plus pop que soul.
Il faut d'abord écarter l'évidence : la voix de Dusty Springfield est ici, comme toujours, un miracle de contrôle, de sensualité et d'émotion feutrée. Son phrasé est d'une intelligence rare, capable de transformer une ligne mélodique simple en une confession intime. Le joyau incontesté de l'album, "Son of a Preacher Man", en est la preuve éclatante. Tout y est parfait : le riff de basse chaloupé, la production aérée, et la performance vocale de Dusty, à la fois espiègle et chargée de désir. Ce titre seul justifie presque l'existence de l'album et ancre sa réputation dans l'imaginaire collectif. D'autres moments de grâce émergent, comme la sensualité nocturne de "Breakfast in Bed", où la voix de Dusty flotte sur un arrangement délicat, ou encore l'élégance mélancolique de "Just a Little Lovin'". Dans ces instants, la magie opère. On touche du doigt ce que l'album aurait dû être sur toute sa durée.
Malheureusement, ces sommets sont trop rares et mettent en lumière les profondes lacunes du reste du disque. Le problème central de "Dusty in Memphis" est une déconnexion palpable entre la chanteuse et son environnement musical. L'histoire est connue : angoissée, Dusty a eu du mal à enregistrer avec les musiciens de studio de Memphis, les légendaires "Memphis Boys". Elle a finalement enregistré la quasi-totalité de ses pistes vocales seule, à New York, bien après les sessions instrumentales. Et cela s'entend. Trop souvent, sa voix semble posée sur les pistes, et non intégrée à elles. Il manque cette étincelle de spontanéité, cette interaction fiévreuse qui caractérise les plus grands enregistrements de soul d'Aretha Franklin ou d'Etta James, enregistrés dans des conditions similaires. L'album sonne plus comme une construction de studio méticuleuse que comme l'explosion d'âme brute qu'on nous avait promise.
Cette sensation est aggravée par un choix de répertoire souvent discutable. L'album est une collection de reprises, et si l'exercice peut être sublime, il nécessite une réappropriation totale. Or, sur plusieurs titres, Dusty semble simplement livrer une belle performance vocale sans jamais s'emparer véritablement de la chanson. La production, assurée par le trio de géants Jerry Wexler, Tom Dowd et Arif Mardin, est paradoxalement une autre source de faiblesse. Si le son est ample, clair et professionnel, il est aussi souvent trop lisse, trop poli.
En définitive, "Dusty in Memphis" est un album surévalué. C'est le disque d'une chanteuse extraordinaire, au sommet de son art vocal, mais égarée dans un projet qui ne lui correspond qu'en surface. Pour chaque "Son of a Preacher Man", on trouve un titre oubliable ou un arrangement qui trahit l'intention de départ.
Une note de 3 sur 5
3
Jun 19 2024
If I Should Fall From Grace With God
The Pogues
"If I Should Fall From Grace With God", troisième opus des Pogues sorti en 1988, est un monument de la musique populaire, un tour de force poétique et un maelström sonore où le coeur brisé de l'Irlande exilée bat au rythme effréné du punk londonien. Cet album est la perfection dans l'imperfection, le sommet créatif d'un groupe à son zénith absolu.
Dès les premières secondes fulgurantes du morceau-titre, c'est une cavalcade frénétique de banjo, de tin whistle et d'accordéon, propulsée par une section rythmique punk qui semble toujours sur le point de dérailler. C'est l'essence même des Pogues : un chaos maîtrisé, une urgence viscérale. La production de Steve Lillywhite, célèbre pour son travail avec U2 ou Simple Minds, est ici une pure magie. Il parvient à capturer la sauvagerie live du groupe tout en donnant à chaque instrument l'espace nécessaire pour briller. Le son est plus ample, plus clair que sur les précédents albums, sans pour autant sacrifier une seule once de l'authenticité crasseuse qui faisait leur charme.
Mais la véritable âme de cet album réside dans la plume et la voix éraillée de son poète maudit, Shane MacGowan. Il est ici au sommet de son art, un barde des temps modernes contant les espoirs et les désillusions de la diaspora irlandaise. Ses textes sont d'une richesse littéraire inouïe, oscillant constamment entre la grandeur mythologique et la trivialité du quotidien des pubs miteux.
Il y a la chronique poignante de l'émigration dans "Thousands Are Sailing", une fresque douce-amère sur le déracinement et la recherche d'une vie meilleure, portée par une mélodie à fendre l'âme. La nostalgie d'un Londres fantasmé imprègne la "Lullaby of London", une berceuse pour une ville qui ne dort jamais, à la fois tendre et inquiétante. Chaque mot est pesé, chaque image est puissante. Shane MacGowan ne se contente pas d'écrire des chansons, il peint des tableaux sonores d'une vivacité saisissante.
L'album n'hésite pas non plus à se faire politique et engagé. "Streets of Sorrow / Birmingham Six" est une charge féroce et poignante contre l'injustice subie par les "Six de Birmingham", accusés à tort d'attentats. Le passage d'une complainte instrumentale à un brûlot punk enragé est l'une des transitions les plus puissantes jamais enregistrées, un cri de colère qui résonne encore aujourd'hui.
Et puis, il y a "Fairytale of New York". Que dire qui n'ait déjà été dit ? C'est bien plus qu'une simple chanson de Noël. C'est un mini-opéra de quatre minutes, un dialogue vitriolique et déchirant d'amour et de haine entre deux âmes perdues, magnifié par le duo iconique entre Shane MacGowan et Kirsty MacColl. La chanson capture l'essence même de l'album : une beauté brute qui émerge du désespoir, une lueur d'humanité dans la noirceur. C'est un chef-d'oeuvre absolu, une chanson qui justifierait à elle seule l'existence de l'album.
Pourtant, "If I Should Fall From Grace With God" ne se résume pas à ses titres les plus célèbres. Chaque morceau est une pièce essentielle de la mosaïque. De l'instrumental traditionnel et endiablé "The Battle March Medley" à la valse mélancolique de "The Broad Majestic Shannon", l'album fait preuve d'une variété et d'une ambition stupéfiantes. Il n'y a aucun temps mort, aucun remplissage.
En conclusion, cet album est un tourbillon d'émotions. C'est la bande-son d'une veillée funéraire qui se transforme en fête endiablée, une célébration de la vie dans toute sa splendeur et sa misère. C'est le testament d'un groupe unique, capable de fusionner la tradition séculaire de la musique irlandaise avec l'énergie brute et la colère du punk. Trente-cinq ans après sa sortie, "If I Should Fall From Grace With God" n'a pas pris une ride. Il demeure un disque essentiel, vital, une pierre angulaire non seulement du folk-punk, mais de toute l'histoire du rock. Un disque à chérir, à écouter fort, et à célébrer comme le chef-d'oeuvre absolu qu'il est.
D'ailleurs il est l'un de mes albums préférés du groupe avec "Rum, Sodomy and the Lash", "Hell's Ditch" et "The Pogues in Paris".
5
Jun 20 2024
Ten
Pearl Jam
À partir de 1991, l'étiquette grunge va coller à la peau de nombreux groupes comme Nirvana, Soundgarden, Alice in Chains, Rage Against the Machine et bien entendu Pearl Jam.
Concernant Pearl Jam et je vais être clair, au début des années 90, j'étais plus punk que metal donc Nirvana m'a tout de suite beaucoup plus intéressé et j'ai délaissé les autres groupes.
Je découvre donc et avec 30 ans de retard, le 1er album de Pearl Jam et je suis, j'avoue déconcerté. Car "Ten", pour ma part fut une expérience schizophrénique qui me pousse à lui attribuer la note la plus sévère, et malgré une reconnaissance intellectuelle de ses qualités. Car si ma tête peut concevoir la puissance de l'oeuvre, mes oreilles, elles, la rejettent en bloc.
Soyons clairs d'emblée : je ne nie pas l'évidence. Cet album est une collection de morceaux formidablement bien écrits, dotés d'une énergie brute et d'une efficacité redoutable. Comment ne pas sentir le frisson sur l'introduction de "Once", l'appel à la révolte adolescent de "Jeremy" ou la puissance fédératrice de "Alive" ? Ces chansons sont des monstres de composition, des vagues d'émotions portées par la voix habitée d'un Eddie Vedder au charisme vocal indéniable. On sent le feu, la rage, la tristesse. On perçoit la virtuosité des musiciens, la solidité de la section rythmique et, surtout, les riffs et les soli de guitare de Mike McCready, qui transpirent une maîtrise quasi insolente. Chaque morceau est une cathédrale sonore, bâtie pour traverser le temps et remplir les stades. Et c'est précisément là que le bât blesse, et que mon plaisir s'est transformé en supplice.
Car derrière le vernis "alternatif" et l'étiquette "grunge" de Seattle, se cache une production et une esthétique sonore qui heurtent de plein fouet tout ce que je déprécie en musique. Le son de "Ten" n'est pas celui de la crasse et de l'urgence punk. C'est un son massif, gonflé aux stéroïdes, qui puise ses racines directement dans le hard rock le plus emphatique des années 70. Chaque coup de cymbale résonne avec une réverbération de cathédrale, chaque solo de guitare s'étire dans une démonstration de virtuosité grandiloquente, chaque ligne de basse semble vouloir faire trembler les fondations du monde. C'est trop propre, trop ample, trop... metal.
L'ombre qui plane sur tout le disque, et qui a achevé de me faire détester l'expérience, est celle de Led Zeppelin. Cette filiation, souvent revendiquée par les admirateurs du groupe comme une qualité, est pour moi le péché originel. J'ai entendu dans "Ten" non pas la relève de Nirvana ou de Mudhoney, mais l'héritier direct de ce rock bluesy, lourd et pompeux que je ne supporte pas. Les envolées lyriques de Vedder rappellent la démesure d'un Plant ; les soli pentatoniques à rallonge de McCready évoquent un Page qui aurait troqué son pantalon à pattes d'éléphant pour un bermuda de surfeur. Cette lourdeur, cette tendance à privilégier l'épique sur le viscéral, est un repoussoir absolu. L'écoute est devenue une lutte, où chaque riff puissant était immédiatement saboté à mes oreilles par une production trop démonstrative.
Alors oui, paradoxalement, j'ai pris un certain plaisir à disséquer ce disque. Un plaisir quasi masochiste, celui de comprendre pourquoi une oeuvre si unanimement saluée pouvait me provoquer un tel rejet épidermique. C'est l'étrange sensation d'admirer la mécanique d'une voiture de sport tout en détestant sa couleur criarde et le bruit assourdissant de son moteur. J'ai reconnu le talent, mais j'ai détesté le résultat.
Au final, cette écoute fut une expérience unique, dans le sens où elle restera unique. Je n'y retournerai pas. On me dit que "Vitalogy" est leur véritable chef-d'oeuvre, plus expérimental, plus brut. Peut-être. Mais le son de "Ten" a été si rédhibitoire qu'il a éteint toute curiosité. La porte s'est ouverte sur l'univers de Pearl Jam, j'ai jeté un oeil à l'intérieur, et j'ai vu un temple érigé à la gloire d'un son que je fuis. Trop, c'est trop. Je préfère refermer la parenthèse et laisser ce monument à ceux qui savent l'apprécier. Pour moi, ce fut une rencontre manquée, un dialogue de sourds entre une musique puissante et une oreille inflexible.
1
Jun 21 2024
Blur
Blur
La gueule de bois. Voilà l'état dans lequel se trouvait la Perfide Albion en cette fin d'année 1996. La grande fête Britpop, cette orgie de drapeaux, de guitares et de coupes au bol, touchait à sa fin. Dans la grande bataille médiatique qui avait opposé les deux titans du genre, il y avait un vainqueur par K.O. : Oasis. Les frères Gallagher, prolos magnifiques et arrogants, avaient conquis le monde avec leurs hymnes de stade, laissant Blur, les petits intellos arty de Londres, sur le carreau.
Pour beaucoup, la messe était dite. Blur était devenu le groupe de la "Cool Britannia", mais cette dernière commençait sérieusement à sentir le réchauffé. L'album précédent, "The Great Escape", malgré ses qualités, sonnait comme la caricature d'un son qu'ils avaient eux-mêmes inventé. Le groupe était au bord de l'implosion, les rumeurs de séparation allaient bon train, et franchement, personne n'aurait parié un kopeck sur leur avenir. Damon Albarn, le leader charismatique, semblait usé, piégé par le personnage qu'il s'était créé. Le groupe ressemblait à un animal blessé, acculé.
Et que fait un animal blessé ? Il mord. Violemment.
"Blur", l'album éponyme de 1997, est précisément cette morsure. C'est un grand "allez vous faire foutre" balancé à la face de la presse musicale anglaise, du public qui les avait catalogués, et peut-être même à leur propre passé. C'est l'acte de sabotage le plus courageux et le plus salvateur de la décennie. Damon Albarn et sa bande ont décidé de jeter le bébé Britpop avec l'eau du bain, de brûler leurs costumes Fred Perry et de dynamiter tout ce qui avait fait leur succès.
La première écoute est un choc. Fini les ritournelles pop et les observations sociologiques sur la banlieue anglaise. Dès les premières notes de "Beetlebum", on est ailleurs. C'est plus lourd, plus lent, presque toxique. La production est volontairement crade, les guitares sont distordues, la mélodie est sublime mais semble se débattre pour ne pas sombrer dans la mélancolie. On sent que quelque chose a changé. Et ce quelque chose porte un nom : l'Amérique.
Et plus précisément, l'influence grandissante du guitariste Graham Coxon. Lassé de la pop calibrée et du cirque médiatique, Coxon, fan absolu de rock indépendant américain, a ramené dans ses bagages le son de Pavement, de Sonic Youth, des Pixies. Des groupes que Blur, au sommet de son arrogance "so british", aurait probablement méprisés quelques années plus tôt. Enregistré en partie en Islande, loin du tumulte londonien, cet album est celui de Coxon. C'est sa victoire. C'est lui qui injecte ce chaos, cette dissonance, cette énergie lo-fi qui va complètement redéfinir le son du groupe.
Bien sûr, il y a "Song 2". Le tsunami. Deux minutes et deux secondes de bruit, de fureur et de "WOO-HOO !" qui deviendront, ironiquement, leur plus grand tube planétaire, notamment aux États-Unis, là où on ne les attendait plus. Un hymne de stade parfait pour vendre des bagnoles et des jeux vidéo, un bras d'honneur tellement énorme qu'il en est devenu commercial. C'est le paradoxe génial de cet album : en cherchant à se détruire commercialement, Blur a trouvé une nouvelle voie vers le succès, une voie plus large, plus internationale.
Mais réduire cet album à "Song 2" serait une insulte. C'est un disque schizophrène et merveilleusement déroutant. Il y a des moments de grâce pure, des ballades lunaires comme "Strange News From Another Star" où l'on sent l'influence de Beck et d'un certain Bowie période spatiale. Il y a des pépites pop déglinguées ("M.O.R."), des explorations bruitistes ("Essex Dogs") et des chansons qui semblent flotter dans un état second, comme si le groupe avait enregistré sous anesthésie.
La presse anglaise, bien sûr, a crié au suicide commercial. Ils n'avaient rien compris. En se libérant du carcan de la Britpop, Blur venait de signer son disque le plus audacieux et, rétrospectivement, le plus important. C'est l'album qui leur a permis de survivre aux années 90 et d'entamer une seconde carrière, plus expérimentale et passionnante.
Alors, pourquoi seulement 4 sur 5 ? Parce que malgré son importance capitale et ses coups de génie, l'album est parfois le son d'un groupe en pleine transition. On sent la tension, le tiraillement entre l'ancien et le nouveau, et tout n'est pas parfaitement abouti. Ce n'est pas mon Blur préféré mais c'est sans doute le plus nécessaire.
Un disque de rupture, un disque de renaissance.
4
Jun 24 2024
Aja
Steely Dan
Aujourd'hui, le grand ordinateur qui me sert de guide dans cette quête des 1001 albums m'a sorti un nom qui, à lui seul, évoque le velours côtelé, les studios d'enregistrement hors de prix et les moustaches soignées : Steely Dan. Et pas n'importe lequel de leurs disques. Le Saint-Graal. Le monolithe. L'album que les audiophiles caressent le soir avant de s'endormir : "Aja".
Je vais être direct, parce que la vie est trop courte pour tourner autour du pot. Cet album me déconcerte. Il me fascine et m'emmerde dans un même mouvement, une sorte de valse schizophrénique qui me laisse sur le carreau, admiratif et profondément frustré. Si la musique était une simple démonstration technique, une compétition de figures imposées, "Aja" serait champion olympique, recordman du monde et probablement le premier album à être envoyé dans l'espace pour représenter l'intelligence humaine. Mais la musique, ce n'est pas que ça.
Commençons par ce qui saute aux oreilles, ce qui justifie que cette galette soit dans ce foutu bouquin. Sur le plan technique, cet album n'est pas un 5/5. C'est un 6/5. C'est une anomalie, une sorte de perfection maladive qui dépasse l'entendement. Donald Fagen et Walter Becker, les deux despotes éclairés du groupe, n'ont pas enregistré un album ; ils ont mené une expérience scientifique en milieu stérile. Le studio était leur laboratoire, et les musiciens, des mercenaires de luxe convoqués pour exécuter la partition la plus précise jamais écrite.
Et quelle équipe, mes aïeux ! On ne parle pas des potes du coin venus taper le boeuf. Non, on parle de la crème de la crème des musiciens de sessions. Larry Carlton à la guitare, Steve Gadd à la batterie (son solo sur le morceau-titre est une masterclass), le légendaire saxophoniste Wayne Shorter, Joe Sample aux claviers... La liste est longue comme un jour sans pain. Chaque type qui a posé une note sur ce disque est un monstre sacré de son instrument.
Le résultat est un son d'une pureté presque angoissante. C'est chirurgical. Chaque instrument est à sa place, millimétré, sculpté au laser dans un espace sonore qui lui est propre. Écouter "Aja" avec un bon casque, c'est comme observer une montre Patek Philippe à travers une loupe de bijoutier. On est subjugué par la complexité du mécanisme, par l'agencement parfait des rouages, par la beauté froide et implacable de l'objet. C'est une merveille d'ingénierie, un triomphe de la production. On pourrait pratiquer une opération à coeur ouvert sur la table de mixage tellement l'environnement sonore est aseptisé.
Et voilà, j'ai mis le doigt dessus. "Aseptisé". C'est le mot.
Car c'est là que réside tout le paradoxe de cet album et la raison de ma note si basse. "Aja" est si parfait, si lisse, si méticuleusement poli qu'il en a perdu toute son âme en chemin. C'est une musique qui a été tellement pensée, intellectualisée et passée au crible de la perfection qu'elle en est devenue inhumaine. C'est une statue de glace : magnifique à regarder, impressionnante, mais totalement froide au toucher. On ne ressent rien. Pas une once de sueur, pas une goutte de sang, pas une seule putain de faille qui la rendrait attachante.
Le rock, même dans ses formes les plus sophistiquées comme le jazz-rock, doit conserver une part de chaos, une étincelle de vie, un truc qui bave un peu sur les bords. C'est ce qui le rend vivant. C'est le petit défaut dans la voix, le larsen qui n'était pas prévu, le coup de caisse claire un poil en retard qui fait qu'on y croit. Chez Steely Dan, et sur "Aja" en particulier, tout ça a été impitoyablement effacé au nom de la perfection.
Chaque break de batterie est calculé. Chaque solo de guitare, bien que brillant, semble avoir été répété un million de fois pour atteindre cette fluidité glaciale. Chaque harmonie vocale est d'une justesse qui confine à l'informatique. C'est une musique pour se branler le cerveau, pas pour taper du pied en buvant une bière tiède. C'est une démonstration, pas une invitation. On est spectateur d'une prouesse, pas participant à une fête.
En fin de compte, l'écoute d'"Aja" est une expérience incroyablement frustrante. Mon cerveau est au bord de l'orgasme. Il reconnaît le génie, la maîtrise absolue, la vision quasi obsessionnelle de deux types qui ont poussé leur art à un niveau de finition rarement atteint. Je ne peux que m'incliner, dire "chapeau bas, messieurs, vous êtes des monstres".
Mais mes tripes, elles, font la gueule. Mon coeur reste de marbre. L'album ne me raconte rien, ne m'évoque rien, ne me fait pas vibrer. C'est une conversation brillante à laquelle je n'arrive pas à prendre part. C'est un album que j'admire, mais que je n'aime pas. Et la différence est fondamentale.
C'est un disque pour audiophiles, pour ingénieurs du son, pour musiciens qui veulent disséquer des partitions complexes. C'est une pièce de musée, magnifique mais intouchable. Pour le dire simplement, et pour conclure ce long laïus : c'est un disque pour le cerveau, pas pour les tripes. Et pour moi, la musique, c'est avant tout une affaire de tripes.
1/5 pour un chef-d'oeuvre technique, mais un désert émotionnel.
1
Jun 25 2024
Tres Hombres
ZZ Top
En 1973, le rock était un paysage diversifié, allant du glam décadent au rock progressif complexe. Et puis, du fin fond du Texas, un son est sorti, épais comme de la mélasse, chaud comme l'asphalte en plein été et direct comme un coup de poing. Ce son, c'était celui de ZZ Top sur leur troisième album, "Tres Hombres".
La force de "Tres Hombres" réside dans son absence totale de compromis. C'est un album brut, honnête et incroyablement puissant. Le trio a ici trouvé la formule magique qui fera sa gloire : le son de guitare sur-saturé et "gras" de Billy Gibbons, posé sur la section rythmique la plus solide et la plus groovy qui soit. Dusty Hill (basse) et Frank Beard (batterie) ne sont pas là pour faire des démonstrations techniques ; ils sont le moteur d'un bulldozer, un rouleau compresseur qui avance avec une puissance et une régularité hypnotiques. Leur synergie est le coeur battant de l'album.
Dès l'enchaînement d'ouverture, le légendaire "Waitin' for the Bus / Jesus Just Left Chicago", l'auditeur est happé. Le premier riff est lourd, minimaliste, presque menaçant, avant de glisser sans effort dans un boogie irrésistible. Le ton est donné : ce sera bluesy, lourd et terriblement efficace. Des titres comme "Beer Drinkers & Hell Raisers" sont des hymnes qui encapsulent toute la philosophie du groupe : une célébration sans prétention du rock'n'roll, de la fête et de la liberté.
Et puis, il y a "La Grange". Ce morceau est le joyau de l'album, et peut-être de toute la carrière du groupe. Inspiré par un célèbre bordel texan, son riff est d'une simplicité enfantine mais d'une efficacité diabolique. C'est le boogie dans sa forme la plus pure et la plus contagieuse. C'est un classique instantané, un morceau qui, à lui seul, justifie l'acquisition de l'album. Il est impossible de rester immobile à son écoute.
Alors, pourquoi l'album n'atteint-il pas la note parfaite de 4/4 ? La raison est simple : sa plus grande force est aussi sa légère faiblesse. "Tres Hombres" est un disque d'une formidable cohérence, mais aussi d'une certaine uniformité. Le groupe a trouvé un filon et l'exploite à la perfection, mais il s'aventure rarement en dehors. Les morceaux, bien que tous excellents, naviguent dans le même registre de boogie-rock poisseux. Il manque ce moment de respiration, ce changement de rythme ou cette ballade inattendue qui aurait pu donner à l'album une dimension supplémentaire et le hisser au rang de chef-d'oeuvre absolu. C'est une formidable autoroute rock, mais qui ne comporte que très peu de sorties.
En conclusion, "Tres Hombres" est un classique essentiel et indiscutable. C'est le son d'un groupe au sommet de son art, avant que les synthés et les clips de MTV ne viennent (légèrement) diluer la formule. C'est un disque viscéral, qui se ressent plus qu'il ne s'analyse. Pour tout amateur de rock authentique, de riffs qui collent aux doigts et de rythmes qui font taper du pied, cet album est un passage obligé. Un 4 sur 5 solide et mérité pour ce concentré de chaleur texane.
4
Jun 26 2024
Odelay
Beck
On est en 1996. Deux ans plus tôt, un certain Beck Hansen a débarqué de nulle part avec un hymne de branleur magnifique, "Loser". Le tube était si énorme, si emblématique de cette génération X qui se regardait le nombril avec une ironie blasée, que le mec semblait condamné à être l'homme d'un seul titre. Et la question était sur toutes les lèvres : et maintenant, il fait quoi, le "loser" ?
La réponse, c'est "Odelay". Et quelle putain de réponse. Car "Odelay" n'est pas un album, c'est une brocante sonore, un collage post-moderne assemblé avec la précision d'un horloger suisse sous acide. C'est le disque d'un mec qui a passé sa jeunesse à écouter absolument de TOUT et qui a décidé de tout recracher en même temps, dans un vomi multicolore et joyeusement bordélique.
Pour orchestrer ce chaos, il a fait appel aux Dust Brothers, les deux sorciers qui avaient déjà commis le braquage sonore du siècle avec Paul's Boutique des Beastie Boys. Et ça s'entend. L'ADN est le même : un amour immodéré pour le sample obscur, une science du rythme qui fait bouger la tête et cette capacité à créer quelque chose de radicalement nouveau avec des bribes du passé.
Le disque s'ouvre sur le riff crasseux et irrésistible de "Devils Haircut" et c'est parti pour cinquante minutes de montagnes russes stylistiques. On passe d'un hip-hop de blanc-bec goguenard ("Where It's At") à une ballade country-folk à pleurer de tendresse ("Jack-Ass"), d'une explosion de funk-rock sous amphétamines ("The New Pollution") à un blues de fin du monde joué sur une guitare en ferraille. Il n'y a aucune logique, aucune cohérence, et c'est précisément ça qui est génial. Beck se fout de la gueule des genres, des étiquettes, des chapelles. Il pioche, il coupe, il colle, il sample un obscur disque de lounge brésilien, y ajoute un breakbeat de funk, une ligne de basse de Motown, et sa voix nasillarde et faussement détachée par-dessus.
Alors, pourquoi un 4 et pas un 5 ?
Peut-être parce que "Odelay" est un exercice de style ahurissant, une démonstration de savoir-faire, mais l'émotion brute, la fêlure qui vous transperce, est souvent gardée à distance par une couche d'ironie et de second degré.
"Odelay" est une explosion de créativité, un disque ludique, foisonnant, et d'une richesse inouïe.
4
Jun 27 2024
Fuzzy
Grant Lee Buffalo
Aujourd'hui, on aborde un sujet sensible. Un cas d'école. Comment rester objectif, comment garder une once de distance critique, quand on vous demande de parler d'un de vos albums de chevet ? D'un disque qui a squatté votre platine, votre lecteur CD, votre baladeur, jusqu'à en user les sillons et les circuits imprimés ?
La réponse est des plus simple : on n'en a rien à foutre.
L'objectivité, c'est pour les critiques qui n'ont jamais vraiment aimé la musique, ceux qui la dissèquent comme une grenouille en cours de SVT, sans jamais en sentir le coeur battre. Moi, la musique, je la vis, je la baise, je me roule dedans. Et "Fuzzy" de Grant Lee Buffalo, c'est une histoire d'amour.
Nous sommes en 1993. Le monde de la musique est un champ de bataille. D'un côté, le grunge de Seattle a tout ravagé sur son passage. Des hordes de jeunes en chemises de bûcheron nous expliquent à quel point leur adolescence a été merdique sur fond de guitares saturées. De l'autre, la Britpop commence à pointer le bout de son nez avec ses hymnes arrogants et ses références aux Kinks. C'est l'époque du bruit, de la fureur, de l'ironie post-moderne et des Doc Martens.
Et puis, au milieu de tout ce bordel, débarque un trio de Los Angeles, Grant Lee Buffalo. Ils ne ressemblent à rien de ce qui passe en boucle sur MTV. Pas de pose nihiliste, pas de drapeau anglais sur les amplis. Juste trois mecs qui semblent tout droit sortis d'un roman de Steinbeck après un détour par un club de rock alternatif.
Et ils nous livrent "Fuzzy".
Ce disque est un anachronisme magnifique, un ovni total dans le paysage de l'époque. C'est un disque qui refuse de choisir son camp. Il est à la fois folk, americana, rock, et même noise par moments. C'est une bête étrange, un disque qui caresse avec la douceur du folk avant de te lacérer le visage avec une guitare électrique saturée de larsen. Il y a une tension permanente, un équilibre précaire entre la mélancolie la plus profonde et des envolées électriques quasi-héroïques.
Mais la pièce maîtresse, le joyau de la couronne, l'arme de destruction massive de cet album, c'est la voix.
Et merde, quelle voix !
Grant Lee Philips. Ce type n'est pas un chanteur, c'est un sorcier. Sa voix est un instrument à part entière, capable de passer d'un murmure fragile à un falsetto déchirant qui vous file la chair de poule, pour ensuite redescendre dans des graves d'une chaleur et d'une noirceur abyssales. C'est une voix qui porte en elle toute l'histoire de la musique américaine, du blues du Delta au rock'n'roll, en passant par les complaintes country. Une voix sombre, parfaite, d'une justesse implacable qui semble chanter directement depuis l'âme, sans aucun filtre. Chaque mot est pesé, chaque intonation est chargée d'une émotion brute, palpable. Écouter "The Shining Hour" ou "Jupiter and Teardrop", c'est comme recevoir une confession intime, un secret murmuré au creux de l'oreille dans une pièce sombre.
Je ne vais pas vous faire l'affront de détailler chaque morceau. Ce serait un crime. "Fuzzy" est un tout. Un voyage. Un trip mélancolique et décalé dans une Amérique fantasmée, une Amérique de routes poussiéreuses, de coeurs brisés et de rêves déçus. Les guitares acoustiques sont poignantes, la basse de Paul Kimble est d'une sobriété et d'une efficacité redoutables, et la batterie de Joey Peters est tout en retenue, explosive quand il le faut, mais toujours au service de l'atmosphère.
Le disque est traversé par une tristesse poignante, mais ce n'est jamais du misérabilisme. C'est une tristesse digne, belle, presque réconfortante. C'est la bande-son parfaite pour les nuits d'insomnie, pour les moments où l'on se sent un peu à côté de la plaque, un peu décalé par rapport au reste du monde.
"Fuzzy" est un disque qui vieillit admirablement bien, comme un grand vin. En fait, il ne vieillit pas. Il est intemporel. Là où tant d'albums des années 90 sonnent aujourd'hui comme des reliques, celui-ci conserve toute sa fraîcheur, toute sa pertinence. On peut y retourner, encore et encore, et y découvrir de nouvelles subtilités, de nouvelles raisons de tomber amoureux. C'est un disque qu'on peut s'enivrer d'écouter, sans aucune modération, et sans jamais craindre la gueule de bois. Juste le vague à l'âme, peut-être. Mais un vague à l'âme délicieux.
Ce n'est pas juste un bon disque. C'est un disque nécessaire. Un de ceux qui vous rappellent pourquoi la musique est si importante. C'est le genre de disque qui vous fait dire que, finalement, tout ce bordel en valait la peine.
Alors oui, ma note est de 5/5. Sans aucune objectivité. Parce que certains disques ne s'écoutent pas avec la tête, mais avec le coeur. Et "Fuzzy" a pris le mien il y a bien longtemps, et ne l'a jamais rendu.
Un chef-d'oeuvre, point barre.
5
Jun 28 2024
Close To The Edge
Yes
Il y a des albums, dans cette liste des "1001", qu'on aborde avec la même joie communicative qu'un rendez-vous chez le proctologue. On sait que c'est un classique, que des armées de critiques à lunettes et de fans à chemises de satin ont décrété que c'était un chef-d'oeuvre. On sait qu'on doit l'écouter. Mais on sait aussi, au plus profond de nos tripes, qu'on va passer un sale moment. "Close to the Edge" de Yes, pour moi, c'était l'Everest du chiant, la promesse d'une agonie musicale en plusieurs mouvements.
Et quelle agonie ce fut.
Je vais être direct, parce que la vie est trop courte et cet album est trop long : "Close to the Edge" est la synthèse parfaite de tout ce qui me file des boutons dans une certaine frange du rock des années 70. Ce n'est pas juste Yes que je mets en cause, c'est toute une idéologie musicale. C'est le Rock Progressif dans ce qu'il a de plus pompeux, de plus prétentieux, de plus indigeste. Rien que le nom, "rock progressif", est un programme. L'idée que le rock, cette musique de rebelles en trois accords, devait "progresser" en devenant une sorte de musique classique pour chevelus, avec des structures à tiroirs, des solos qui durent le temps d'une gestation de hamster et des textes qui se veulent plus profonds qu'un traité de Kant écrit en sanskrit. Quelle putain d'escroquerie.
Pendant que ces mecs construisaient leurs cathédrales sonores, ils oubliaient l'essentiel : le rock, c'est l'urgence, l'énergie, le coup de poing dans la gueule. Ce n'est pas un concours de vélocité sur un manche de guitare ou un exposé sur les cycles lunaires de la mythologie sumérienne. Quatre ans plus tard, les Ramones, avec leur QI cumulé probablement inférieur à celui du claviériste de Yes, allaient prouver qu'on pouvait changer le monde avec trois accords et des "Gabba Gabba Hey". Eux, c'était le progrès. Yes, c'était la régression dans la complexité stérile.
L'album ne contient que trois morceaux. Trois. Pour 38 minutes. Déjà, ça sent l'arnaque. Le morceau-titre, qui occupe toute la première face du vinyle, est une épreuve de 18 minutes. Dix-huit putains de minutes ! C'est plus long que mon dernier rendez-vous chez le dentiste et infiniment plus douloureux. Ça commence, ça s'arrête, ça repart dans une autre direction, ça murmure, ça explose… C'est un assemblage de segments brillants, si on les prend séparément, mais qui, mis bout à bout, ne créent qu'une seule chose : un ennui abyssal.
Alors oui, il faut leur reconnaître un truc. Les mecs de Yes savent jouer. Putain, s'ils savent jouer. C'est une armée de virtuoses. Rick Wakeman est un magicien des claviers, Steve Howe martyrise sa guitare avec une technique effarante, Chris Squire fait des trucs avec sa basse que la plupart des bassistes n'oseraient même pas imaginer en rêve. Mais à quoi bon ? C'est une démonstration de force, une branlette de manche cosmique qui ne sert qu'à une chose : impressionner les autres musiciens. C'est de la musique pour musiciens, pas pour les gens. La virtuosité sans l'âme, sans le feeling, c'est juste de la gymnastique. Et moi, la gymnastique, ça me fait chier.
Les deux autres morceaux, "And You and I" et "Siberian Khatru", sont du même tonneau. C'est techniquement irréprochable, c'est ambitieux, c'est orchestré avec une précision chirurgicale. C'est aussi froid qu'un bloc opératoire et aussi passionnant qu'un manuel d'utilisation de micro-ondes. On sent l'effort, la sueur, les heures passées à tout calibrer, à tout millimétrer. Mais on ne sent jamais le coeur. On ne sent jamais le sang.
Le verdict est donc sans appel. C'est un album qui, objectivement, a des qualités. Il a repoussé les frontières du rock, il a montré qu'on pouvait faire autre chose que du couplet-refrain. D'accord. Mais subjectivement, et c'est tout ce qui compte ici, c'est une purge. C'est le son d'une époque qui se regardait le nombril, persuadée que complexité rimait avec intelligence.
Ce fut 38 minutes d'efforts que je ne renouvellerai pas. La note est sévère, mais elle est à la hauteur de mon exaspération.
1
Jul 01 2024
Stand!
Sly & The Family Stone
Je vais être direct, parce qu'on n'est pas là pour enfiler des perles : cet album est une décharge d'énergie pure, un shoot d'optimisme si puissant que t'as l'impression que le soleil va percer à travers ton plafond, même si tu l'écoutes à trois heures du matin dans une cave humide. On est à des années-lumière du rock'n'roll crasseux ou du blues plaintif. Ici, c'est la couleur, la joie, le groove érigé en putain de religion.
Sly Stone, ce génie excentrique, n'a pas juste créé un groupe. Il a assemblé une utopie. Des noirs, des blancs, des hommes, des femmes… Sur scène, ça ne ressemblait à rien de connu. C'était l'Amérique qu'on voyait dans les rêves les plus barrés des hippies, une sorte de commune musicale où la seule loi était celle du funk. Et "Stand!" est le manifeste de cette nation arc-en-ciel.
Dès les premières notes, on est happé. Pas le temps de réfléchir, ton corps a déjà compris avant ton cerveau. La section rythmique, bordel… On parle souvent de la basse slap de Larry Graham, et à juste titre, c'est une révolution à elle toute seule, un tremblement de terre qui a redéfini le rôle de l'instrument pour les décennies à venir. Mais c'est tout l'ensemble qui est une machine de guerre. Les cuivres claquent comme des coups de fouet, les guitares wah-wah découpent l'air, les orgues te transportent directement à la messe, version psychédélique sous acide.
L'album est un enchaînement de tubes en puissance, de slogans qui te rentrent dans le crâne pour ne plus jamais en sortir. "Stand!", "I Want to Take You Higher", "Everyday People"… C'est simple, direct, presque enfantin dans la formulation, mais d'une efficacité redoutable. Le message est martelé : levez-vous, soyez fiers, aimez-vous les uns les autres ! C'est le son d'une époque qui croyait encore sincèrement qu'on pouvait changer le monde avec une bonne ligne de basse et un refrain scandé à l'unisson. Et pendant 40 minutes, on y croit avec eux. On a envie de sortir dans la rue, de prendre son voisin par l'épaule, qu'il soit banquier ou punk à chien, et de lui chanter "scooby dooby doo-bee".
Alors, pourquoi seulement 4 sur 5 ?
Parce que cet optimisme forcené, cette joie de vivre inébranlable, a aussi ses limites. C'est un album solaire, presque aveuglant. Ça manque peut-être un peu d'ombre, de complexité, de cette fêlure qui rend les plus grandes oeuvres si profondément humaines. C'est la bande-son parfaite d'un Woodstock idéalisé, mais ça ignore un peu le "bad trip" qui guette au coin du bois, et qui allait salement définir la décennie suivante.
Sur la longueur, l'énergie est telle qu'elle frôle parfois l'épuisement. C'est une fête non-stop, et comme dans toute bonne fête, il y a un moment où on a juste envie de s'asseoir cinq minutes dans un coin avec sa bière pour reprendre son souffle. Ce répit, "Stand!" ne te l'offre que très rarement. La deuxième moitié de l'album, avec des titres comme "Sex Machine" (rien à voir avec James Brown, c'est une jam instrumentale) ou le long "You Can Make It If You Try", s'étire un peu plus, perdant l'efficacité pop des premiers morceaux pour s'aventurer dans des délires plus psychédéliques qui, avouons-le, ont un peu moins bien vieilli.
C'est là que le bât blesse légèrement. L'album est tellement ancré dans son époque, dans cette bulle d'euphorie de 1969, qu'il sonne parfois comme une capsule temporelle. Une capsule temporelle absolument géniale, mais une capsule quand même. Il n'a pas tout à fait l'intemporalité crasse d'un Beggars Banquet des Stones ou la noirceur abyssale d'un album du Velvet.
Mais ne boudons pas notre plaisir. "Stand!" est un disque essentiel. Un monument de funk, une pierre angulaire de la musique populaire. Sans lui, pas de Prince, pas de P-Funk, et une bonne partie du hip-hop aurait une gueule bien différente. C'est une injection de bonne humeur, un cours d'histoire, et une leçon de groove tout-en-un.
C'est un album qui te fait du bien, tout simplement. Il ne te retourne peut-être pas l'âme, il ne te plonge pas dans des abîmes de réflexion sur la condition humaine, mais il te donne une pêche d'enfer et te rappelle qu'à une époque, la musique avait encore l'ambition, aussi naïve soit-elle, de nous rassembler. Et rien que pour ça, ça valait bien le détour. Un très, très bon 4 sur 5.
4
Jul 02 2024
Sticky Fingers
The Rolling Stones
"T'es plutôt Beatles ou Rolling Stones ?"
Putain, si j'ai entendu cette question une fois, je l'ai entendue un million de fois. C'était le test de Rorschach de toute une génération, le "pain au chocolat ou chocolatine" du rock'n'roll. Une dichotomie binaire et réductrice qui forçait à choisir son camp. Les gentils garçons bien peignés contre les mauvais garçons à la lippe pendante. La pop orchestrale contre le blues marécageux. L'amour universel contre la baise tarifée.
Et moi, dans tout ça ? Moi, par pur esprit de contradiction et parce que j'avais déjà compris que la vérité se trouvait souvent dans les marges, je répondais systématiquement : "Velvet Underground". Ça jetait un froid, ça cassait l'ambiance, et ça me permettait de jauger mon interlocuteur. S'il enchaînait sur "White Light/White Heat", on pouvait devenir potes. S'il me regardait avec des yeux de merlan frit, je savais que la conversation allait vite tourner court.
Mais fermons cette parenthèse. Aujourd'hui, on ne cause pas de la banane de Warhol, mais de sa fermeture éclair. Et quelle fermeture, mes aïeux.
"Sticky Fingers". Rien que le titre, ça suinte. Ça colle. Ça sent le plancher poisseux d'un club à trois heures du matin, la bière renversée, la sueur et les fluides corporels. Nous sommes en 1971. Le Flower Power a crevé, la gueule de bois post-Woodstock est carabinée, et le cadavre encore chaud des Beatles bloque le passage. Le boulevard, est grand ouvert. Et qui s'y engouffre, pied au plancher, dans un nuage de fumée et de décibels ? Les Stones.
Cet album, c'est un acte de naissance. Celui des Stones des années 70. Fini les errances psychédéliques de "Their Satanic Majesties Request". Fini de courir après les Fab Four. Les voilà seuls sur le trône, et ils comptent bien y rester. "Sticky Fingers" n'est pas une transition, c'est une affirmation. Une prise de pouvoir.
Et cette pochette... Bon sang, cette pochette. Une oeuvre d'Andy Warhol, ni plus ni moins. Ce bassin moulé dans un jean, cette braguette bien réelle qu'on pouvait descendre sur les premières éditions. On n'avait jamais vu un truc aussi frontalement sexuel. C'était une invitation, une promesse. Ouvre et tu verras. Et ce qu'on voyait, c'était le fameux triptyque : le sexe, la drogue et le rock'n'roll. L'album ne mentait pas sur la marchandise. Il puait le vice et la débauche, mais avec une classe folle.
Le son, d'ailleurs, parlons-en. C'est peut-être leur album le mieux produit. C'est puissant, clair, chaque instrument est à sa place, mais ça reste incroyablement brut, organique. On sent le groupe qui joue ensemble, qui saigne ensemble. C'est l'arrivée de Mick Taylor à la guitare qui change tout. Le mec n'est pas un simple ryhtmicien comme Brian Jones (paix à son âme noyée), c'est un soliste virtuose, un type qui fait chanter sa Les Paul avec un feeling bluesy à tomber par terre. Il apporte une sophistication, une couleur nouvelle qui sublime les riffs de Keith Richards.
On va droit au but. "Brown Sugar". Le riff. LE putain de riff. Trois notes qui définissent à elles seules le rock'n'roll de la décennie à venir. C'est sale, c'est arrogant, c'est irrésistible. Les paroles ? N'en parlons pas. Aujourd'hui, un truc pareil t'envoie directement en prison médiatique sans passer par la case départ. Mais en 71, c'était juste le son de l'Amérique, de ses contradictions, de son histoire crade et de son énergie sexuelle brute.
Mais l'album est loin de n'être qu'un monolithe de rock testostéroné. Il y a des fissures, des moments de fragilité poignants. "Wild Horses", cette ballade country-folk sublime, est d'une beauté à chialer. C'est la descente après l'euphorie, le réveil difficile avec un goût de regret dans la bouche. On sent l'influence de Gram Parsons, l'ami de débauche de Keith, qui leur a ouvert les portes de la musique américaine authentique, celle qui sent la poussière et le bourbon.
Et puis il y a le côté obscur, le vrai. "Sister Morphine". Là, on n'est plus dans la fête. On est dans la chambre d'hôpital, le bras piqué, l'attente glaciale de la prochaine dose. La voix de Marianne Faithfull (qui a co-écrit le morceau) plane comme un fantôme sur cette descente aux enfers. C'est terrifiant, et c'est nécessaire. Ça montre que le triptyque a un prix, et qu'il se paie cher.
Je ne vais pas décortiquer chaque morceau, ce n'est pas le but du jeu. Mais comment ne pas mentionner le groove imparable de "Bitch", le blues poisseux de "You Gotta Move" ou la montée en puissance épique et orchestrale de "Moonlight Mile" qui clôt le disque ? C'est un sans-faute. Un alignement de planètes parfait.
Alors, pourquoi 4 sur 5, me demanderez-vous ? Si c'est peut-être LE meilleur, pourquoi ne pas lui coller la note maximale ?
C'est là que ma casquette de disquaire indépendant et mon anticonformisme de base reprennent le dessus. "Sticky Fingers" est un album de rock parfait. Peut-être trop parfait. C'est l'étalon-or, le mètre-ruban du rock'n'roll "classique". Il est si emblématique de son genre qu'il en frôle la caricature. Il ne surprend plus, parce que tout ce qui est venu après l'a copié, pillé, digéré. Il n'a pas la folie expérimentale et déglinguée d'un "Trout Mask Replica". Il n'a pas la noirceur radicale et avant-gardiste du Velvet. Il n'a pas la bizarrerie d'un Zappa. C'est un chef-d'oeuvre dans son couloir, mais ce couloir, aussi large soit-il, reste balisé.
Un 5/5, pour moi, ça doit te dérouter, te bousculer, te faire dire "putain, mais c'est quoi ce bordel ?". "Sticky Fingers", lui, te fait dire "putain, c'est ça, le rock'n'roll". Et il a foutrement raison. C'est un disque fondamental, une pierre angulaire, un monument. Un album qu'il faut avoir usé jusqu'à la corde, un passage obligé.
C'est un 4/5 magistral, un 4/5 qui pèse plus lourd que bien des 5/5 de groupes moins essentiels. C'est le son d'un empire à son apogée, juste avant la décadence magnifique qui suivra avec "Exile on Main St"
Un album résolument rock, pour sûr. Et quel album.
4
Jul 03 2024
Music in Exile
Songhoy Blues
On continue de creuser le sillon de ce foutu projet "1001 Albums" et, de temps en temps, on tombe sur une pépite qui nous ferait presque oublier la corvée. Cette semaine, le hasard (ou l'algorithme, ce grand manitou moderne) a placé sur ma platine un disque sorti en 2015, une année où, franchement, je commençais déjà à trouver que tout sonnait un peu pareil. Le genre de lassitude de vieux con, vous voyez ? Et pourtant, "Music in Exile" du groupe malien Songhoy Blues a été une claque. Pas le genre de baffe qui vous sonne, non, plutôt la bourrade amicale qui vous sort de votre torpeur et vous rappelle pourquoi vous aimez la musique.
Pour planter le décor, Songhoy Blues n'est pas un groupe sorti d'un chapeau. C'est l'histoire de mecs – Aliou Touré, Garba Touré et Oumar Touré (aucun lien de parenté, calmez-vous, c'est le "Martin" du Mali) – qui ont dû fuir leur bled près de Tombouctou. Pourquoi ? Parce qu'en 2012, des barbus intégristes ont décidé que la musique était l'oeuvre du diable. Interdiction de jouer, de chanter, de taper sur un bidon. La tristesse absolue. Ces types-là, au lieu de se morfondre, ont trouvé refuge à Bamako, la capitale, et ont monté un groupe. Leur nom est un manifeste : le peuple Songhaï et le Blues. La musique comme acte de résistance. "Music in Exile". Le titre dit tout. C'est lourd de sens, et pourtant, à l'écoute, c'est tout sauf plombant.
J'avoue, quand j'ai lu "blues malien", je m'attendais à une énième resucée d'Ali Farka Touré, le parrain incontesté du genre. Respect éternel, bien sûr, mais à 55 balais, on a envie de surprises. Et la surprise, elle est de taille. Oubliez le blues poisseux et humide du Mississippi. Ici, on est dans un blues du désert, un truc aride, tendu, où chaque note semble arrachée au sable et au soleil. Ce qui frappe d'emblée, c'est cette énergie brute, presque punk dans l'intention. Ça sent l'urgence, la nécessité vitale de jouer.
Le disque a été produit en partie par Nick Zinner, le guitariste des Yeah Yeah Yeahs, et on sent sa patte. Le son est clair, tranchant, sans fioritures inutiles. Il a su capter l'électricité du groupe sans la dénaturer. C'est là que réside le tour de force de cet album : ce n'est pas un disque de "world music" pour bobos en mal d'exotisme. C'est un putain de disque de rock. Les guitares sont en avant, nerveuses, elles crachent des riffs qui sentent autant le sable chaud que le garage crasseux de Detroit. On pense à John Lee Hooker, on pense au Gun Club, on pense à tous ces groupes qui ont compris que le blues n'était pas une pièce de musée mais une matière vivante, inflammable.
Une très bonne et agréable surprise, et pour un type comme moi qui a passé des années à vendre des disques, à voir passer toutes les modes, de la cold wave au grunge, tomber sur un album comme ça, c'est un bol d'air frais. Ça vous réconcilie avec le présent. On se dit que tout n'est pas mort, qu'il y a encore des mecs qui ont des choses à dire et qui le font avec leurs tripes. La découverte du groupe par l'équipe d'Africa Express de Damon Albarn n'est pas anodine. Ce projet a toujours eu le chic pour dénicher des talents bruts, des musiciens qui ne trichent pas. Songhoy Blues, c'est exactement ça.
L'album est un mélange détonnant. Les chants en songhaï, évidemment, ancrent la musique dans son terroir. On ne comprend rien aux paroles, et alors ? La musique est un langage universel, et l'émotion passe sans avoir besoin de sous-titres. Les rythmes sont complexes, tribaux, mais ils ne tombent jamais dans le cliché folklorique. La batterie de Nathanaël Dembélé (remplacé depuis) est d'une efficacité redoutable, elle pousse les morceaux, leur donne une dynamique implacable. Et puis, il y a ces guitares. Mon Dieu, ces guitares... Elles serpentent, elles mordent, elles pleurent. Elles sont le coeur battant de l'album.
On évite ici le détail de chaque morceau, comme convenu, mais il faut quand même citer des tueries comme "Soubour", avec son riff hypnotique, ou "Irganda" et son groove irrésistible. Chaque titre est une variation sur le même thème – l'exil, la résistance, l'espoir – mais le groupe a l'intelligence de ne jamais se répéter. On passe d'un blues-rock fiévreux à des ballades plus apaisées, mais toujours avec cette tension sous-jacente qui fait la force du disque.
Alors, au final, que retenir de "Music in Exile" ? C'est un album né de la douleur, mais qui transpire la vie. C'est la preuve que la musique peut être une arme, un cri, une célébration. C'est un pont magnifique entre l'Afrique et l'Occident, entre la tradition et la modernité. Ça ne réinvente peut-être pas la roue, mais ça la fait tourner à une vitesse folle, sur une route caillouteuse et poussiéreuse, et le voyage est sacrément excitant.
Un solide 4/5, donc. Parce que ce n'est peut-être pas l'album le plus révolutionnaire de l'histoire, mais c'est un disque nécessaire, sincère et foutrement bien foutu. Un disque qui a une âme, et en 2015, croyez-moi, ça ne courait pas les rues. À écouter, et plus si affinités, comme dirait l'autre. Une très belle surprise, en effet.
4
Jul 04 2024
Electric
The Cult
Pour comprendre le choc "Electric", il faut rembobiner de deux petites années. En 1985, The Cult, mené par le duo mystico-macho Ian Astbury et le guitar hero Billy Duffy, sortait "Love". Et "Love", mes amis, c'était la grande classe. Un disque de post-punk grandiloquent, teinté de psychédélisme, de romantisme gothique, avec des arpèges qui tombaient comme une pluie fine sur un cimetière londonien. C'était un album pour les poètes maudits en perfecto, pour les filles qui lisaient du Rimbaud en fumant des clopes. C'était beau, c'était ample, c'était... sophistiqué. On avait "She Sells Sanctuary", "Rain", des morceaux avec des tiroirs, des ambiances, des subtilités. The Cult, c'était le rock intelligent qui pouvait quand même te faire taper du pied. On les aimait pour ça.
Et puis, 1987. Le drame. La trahison.
"Electric" débarque et c'est un parpaing. Fini la dentelle, les atmosphères éthérées, les questionnements existentiels. Astbury et Duffy sont partis aux États-Unis et ils ont ramené dans leurs valises un type. Un barbu en short, qui s'appelle Rick Rubin. Ce nom vous dit quelque chose ? C'est le mec qui, à la même époque, produisait les Beastie Boys, Run-DMC et Slayer. C'est le pape du son brut, le boucher du rock, le type qui te prend une chanson, lui arrache toute la graisse, les fioritures, les chichis, pour ne garder que l'os, le nerf et le muscle.
Et c'est exactement ce qu'il a fait avec The Cult.
Les premières sessions de l'album, qui devait s'appeler "Peace", sonnaient encore comme une suite logique à "Love". Rubin a tout écouté, a hoché sa grosse tête et a dit, en substance : "C'est de la merde, on jette tout et on recommence". Et ils ont recommencé. De zéro. Avec un seul dogme : AC/DC. Oui, vous avez bien lu. Le but était de faire un album qui sonne comme AC/DC.
Et le pire, c'est qu'ils ont réussi. "Electric" est un album de hard rock dans sa plus simple, sa plus pure, sa plus jubilatoire expression. C'est court, c'est direct, ça ne s'embarrasse d'aucune fioriture. Chaque morceau est construit sur un riff de guitare de Billy Duffy, un riff gros comme un camion, joué sur une Gretsch White Falcon ou une Les Paul qui semble avoir été directement branchée dans un réacteur d'avion. La batterie de Les Warner martèle un rythme binaire, caverneux, sans pitié. Et par-dessus, Ian Astbury, qui a rangé ses atours de chaman poétique, se transforme en pur chanteur de hard rock, un croisement entre Bon Scott et Jim Morrison sous stéroïdes.
Le résultat est d'une efficacité redoutable. Des titres comme "Wild Flower", "Lil' Devil" ou leur reprise démoniaque de "Born to Be Wild" sont des leçons de rock'n'roll. Ça ne pense pas, ça fonce. C'est une décharge d'adrénaline, un coup de boule musical. C'est l'album qui prouve que The Cult n'était pas juste un groupe post-punk maniéré, mais une authentique machine de guerre rock, capable d'incarner le genre mieux que 90% des groupes à cheveux longs et aux pantalons en cuir de l'époque. Ils ont fait un album de hard rock américain plus authentique que la plupart des groupes américains. C'est un tour de force.
Alors, pourquoi ce 3 sur 5, bordel ?
Eh bien, c'est là qu'intervient mon ressenti personnel. Et le hard rock, même quand il est fait avec ce talent-là, ça reste... du hard rock. Pour nous, les enfants de la new wave, les apôtres de l'indie-rock, les disciples du post-punk tortueux, cette musique, aussi brillante soit-elle, a toujours eu un arrière-goût de... simplicité. De binarité.
C'est une musique qui ne doute pas. Qui ne pose pas de questions. Elle affirme. Elle roule des mécaniques. C'est la bande-son parfaite pour boire des bières en faisant des doigts d'honneur, et c'est très bien comme ça, mais ça manque de ce vague à l'âme, de cette complexité qui nous faisait vibrer chez The Smiths, Joy Division ou même sur l'album "Love". On respectait la puissance de feu, mais on regrettait la poésie. C'était comme si notre pote intello et sensible était revenu de vacances transformé en quarterback décérébré. On était content pour lui, il avait l'air de s'éclater, mais ce n'était plus vraiment notre pote.
Et c'est tout le paradoxe de cet album, et la raison de cette note bâtarde. Objectivement, "Electric" est une bombe. Un 5/5 sans hésiter pour l'énergie, l'intégrité, l'exécution. C'est un disque essentiel dans la discographie du Cult, le pont brûlant entre le sommet artistique qu'était "Love" et le sommet commercial que sera "Sonic Temple". C'est la preuve par le feu que ce groupe avait des couilles grosses comme des pamplemousses.
Mais subjectivement, pour le coeur du vieux con que je suis, c'est un 2/5. Parce que le coeur, lui, est resté de l'autre côté de l'Atlantique, dans les brumes de 1985, à écouter "Rain" en se demandant ce que l'avenir nous réservait. L'avenir, c'était ce disque. Une claque, certes. Mais une claque qui nous a laissé un peu sonnés, et un peu orphelins.
La moyenne, donc. Un 3 sur 5. Une note de respect, pas une note d'amour. Et dans le projet "1001 Albums", le respect, c'est déjà pas si mal. Allez, santé.
3
Jul 05 2024
Third
Portishead
Je savais que ça finirait par arriver. Tôt ou tard, le projet "1001 Albums" allait me forcer à me pencher sur un disque qui m'avait complètement échappé à sa sortie. Pire, un disque d'un groupe que j'avais adulé, puis un peu perdu de vue, noyé dans le tourbillon de la vie et des milliers d'autres galettes à écouter.
En 2008, quand Portishead a sorti Third et le trip-hop, le son de Bristol, semblait appartenir à une autre époque, une douce nostalgie des années 90. Car il aura fallu, 10 ans soit une décennie entière, pour que le trio de Bristol accouche de ce troisième opus au nom si sobrement adéquat.
Une attente interminable, quasi biblique, qui aurait pu signer l'arrêt de mort de n'importe quel autre groupe. On les avait laissés en 1997, au sommet de leur art, avec un deuxième album éponyme qui confirmait la claque monumentale de "Dummy". Et puis, le silence. Un silence assourdissant, à peine troublé par l'échappée belle de Beth Gibbons avec Rustin Man. On les pensait perdus, dissous dans les limbes de la gloire passée, devenus une simple ligne dans les encyclopédies musicales, les inventeurs d'un genre, le trip-hop, qu'ils avaient eux-mêmes contribué à rendre obsolète.
Alors, quand "Third" a débarqué, ce fut un choc. Un putain de choc. Un de ces uppercuts qui vous laisse groggy, le souffle court et les oreilles en sang. Oubliez les ambiances feutrées, les scratches langoureux, la mélancolie cotonneuse qui faisait le charme vénéneux de leurs débuts. "Third" est un album malade, un disque taillé dans le granit de l'angoisse, une oeuvre d'une noirceur abyssale. On est loin, très loin de la musique de salon pour dîners branchés que certains avaient voulu voir dans leurs précédents travaux. Ici, la musique ne vous caresse plus, elle vous lacère.
Dès le premier morceau, "Silence", le ton est donné. Une rythmique métronomique, froide comme l'acier, presque industrielle, sur laquelle vient se poser, ou plutôt se briser, la voix éthérée de Beth Gibbons. Ce contraste, cette dissonance fondamentale, est la clé de voûte de l'album. C'est le combat permanent entre la machine et l'humain, entre une pulsation inhumaine et une fragilité à fleur de peau. La voix de Gibbons, plus spectrale que jamais, semble lutter pour ne pas être engloutie par les textures sonores rêches, les guitares torturées et les synthétiseurs agressifs.
On est à des années-lumière du trip-hop. Le groupe a dynamité sa propre formule, refusant la facilité d'une redite. Ils ont exploré des territoires bien plus arides, lorgnant vers le krautrock, le rock expérimental, et même des sonorités rappelant les moments les plus sombres de Joy Division. "Machine Gun", avec son beat martial et ses déflagrations sonores, est une pure descente aux enfers, un morceau d'une violence inouïe qui vous prend à la gorge et ne vous lâche plus. On se sent oppressé, suffoquant dans cette atmosphère de fin du monde.
Et pourtant, au milieu de ce chaos organisé, la poésie subsiste. Car "Third" est avant tout un album d'une cohérence et d'une inspiration rares. Malgré un enregistrement étalé sur trois ans, par des musiciens qui ne jouaient plus ensemble depuis six ans, le disque est d'une homogénéité remarquable. Chaque morceau semble être une pièce indispensable d'un puzzle macabre et fascinant. La production est d'une intelligence redoutable, ne cherchant jamais l'esbroufe mais laissant toute la place à la musique et à l'émotion brute.
Comment des gens qui ont pris de si longues vacances peuvent-ils encore écrire une musique aussi angoissante ? C'est la question que je me suis posée, comme tout le monde. La réponse se trouve peut-être dans les épreuves personnelles traversées par les membres du groupe, les divorces, les maladies, cette fatigue du succès qui ronge les âmes. Le son de "Third", c'est le son de la douleur, du désespoir, de l'anxiété. C'est un disque qui ne triche pas, qui ne cherche pas à plaire. Il est ce qu'il est, âpre, puissant, dérangeant.
Je suis passé complètement à côté en 2008, et c'est impardonnable. Cet album n'est pas juste un bon disque, c'est un chef-d'oeuvre. Un de ces disques qui vous marquent au fer rouge, qui vous hantent longtemps après la dernière note. Un disque qui, malgré sa noirceur, est une expérience cathartique. C'est le son de la résilience, la beauté trouvée dans les ténèbres.
Aujourd'hui, alors que j'attends, comme beaucoup, un hypothétique quatrième album, je me dis que l'attente en vaudra la peine. Portishead a prouvé qu'ils étaient de ceux qui ne reviennent que lorsqu'ils ont quelque chose d'essentiel à dire. Et avec "Third", ils ont hurlé à la face du monde que même après dix ans de silence, leur voix était plus pertinente et plus nécessaire que jamais. Un 5 sur 5, sans l'ombre d'une hésitation. Un 5 sur 5 pour ce disque qui, je l'espère, ne sera pas le dernier. Mais avec eux, on ne sait jamais. Et c'est peut-être ça, aussi, qui fait leur grandeur.
5
Jul 08 2024
Can't Buy A Thrill
Steely Dan
Nous revoilà plongés dans les méandres de cette liste biblique, ce totem de bon (et parfois de très mauvais) goût qu'est le "1001 Albums You Must Hear Before You Die". Parfois, on en ressort grandi, ébloui par une pépite insoupçonnée. D'autres fois, on en sort avec l'envie furieuse de se faire greffer de nouvelles oreilles, ou de postuler pour un job de gardien de phare en Antarctique, histoire d'être sûr de ne plus jamais croiser une chaîne hi-fi.
Aujourd'hui, c'est la deuxième catégorie qui nous occupe. Et le coupable s'appelle Steely Dan.
Encore eux.
Souvenez-vous, il n'y a pas si longtemps, je m'étais coltiné leur album "Aja". Une expérience étrange. Je n'avais pas été transporté, loin de là, mais j'avais dû, la mort dans l'âme, reconnaître une forme de génie. Un génie froid, clinique, désincarné. Une musique de chirurgien, une production d'orfèvre maniaque qui polissait chaque note jusqu'à en effacer la moindre trace de vie. C'était beau comme une équation mathématique, impressionnant comme une prouesse technique, mais aussi chaleureux qu'une poignée de main avec un cyborg.
Alors, quand j'ai vu que la liste me renvoyait dans leurs pattes, mais cette fois avec leur tout premier album, "Can't Buy A Thrill", une lueur d'espoir a pointé le bout de son nez. La genèse ! Le point de départ ! J'allais peut-être y trouver la sève, l'énergie brute, le truc moins calculé, moins cérébral qui manquait tant à "Aja". J'allais peut-être, enfin, comprendre le pourquoi du comment de ce groupe.
Quelle erreur. Quelle monumentale, abyssale, colossale erreur.
J'ai 55 balais. J'ai passé ma vie le nez dans les bacs à vinyles, j'ai usé des kilomètres de bande magnétique à la radio, j'ai vu des modes naître et mourir, j'ai défendu des artistes indéfendables et j'ai descendu en flammes des vaches sacrées. Je pensais avoir une certaine endurance. Je pensais pouvoir tout encaisser.
Il m'a fallu trois putains de tentatives pour arriver au bout de ce disque. Trois.
La première fois, j'ai tenu jusqu'au quatrième morceau avant de sentir une anesthésie générale s'emparer de mon corps. Mes paupières pesaient une tonne, mon cerveau s'était mis en veille, et j'avais l'impression d'écouter la bande-son d'un séminaire d'entreprise sur l'optimisation des process en milieu tertiaire.
La deuxième fois, je me suis mieux préparé. Café noir, fenêtres ouvertes, volume à onze. Peine perdue. Au bout de vingt minutes, je fixais le mur en me demandant si la peinture séchait plus vite que le rythme de leurs morceaux. C'est propre, c'est pro, c'est joué à la perfection. Chaque note est à sa place. Chaque harmonie est calculée. Et c'est précisément ça, le problème. C'est une musique qui a peur de se salir, qui refuse de transpirer, qui porte des gants blancs pour ne pas laisser d'empreintes.
On est en 1972, merde ! Bowie sort "Ziggy Stardust", Lou Reed nous balance "Transformer", T. Rex est au sommet de son glam décadent, et pendant ce temps-là, en Californie, des mecs surdoués mais visiblement sous anxiolytiques nous enregistrent la bande-son parfaite pour une salle d'attente de dentiste de luxe. On imagine les mecs en studio, le regard vide, le cheveu propre, jouant des partitions d'une complexité folle mais avec l'âme d'un expert-comptable qui boucle ses bilans.
Alors oui, pour être tout à fait honnête, il y a deux ou trois moments où on se dit "tiens, il se passe quelque chose". "Do It Again" et son rythme chaloupé, presque exotique, sort un peu du lot. "Reelin' in the Years" a un solo de guitare qui a le mérite de réveiller. Ce sont deux oasis. Deux petites gourdes d'eau fraîche au milieu du désert de Gobi de l'ennui. Mais elles ne suffisent pas à étancher la soif d'un mec qui cherche le frisson, la fameuse décharge, ce fameux "effet kisscool" qui fait qu'un album reste gravé. Ici, l'effet est plutôt celui d'un somnifère.
La troisième écoute fut un calvaire, un chemin de croix discographique. Je l'ai subie, comme on subit une punition. Chaque morceau me semblait durer une éternité. Je n'y ai trouvé aucune passion, aucune urgence, aucune folie. Juste une maîtrise technique absolue au service de... rien. Du vide. Un vide impeccablement arrangé, mais un vide quand même.
Alors, la question qui tue : mais que fout ce disque dans la liste des "1001 albums à écouter avant de mourir" ? Pour mourir d'ennui, peut-être ? Est-ce un test ? Une épreuve pour voir si on est capable de supporter le pire pour mieux apprécier le meilleur ? Si c'est le cas, alors mission accomplie.
Je suis dur, je suis acerbe, mais je suis surtout déçu. Déçu d'avoir perdu mon temps avec une musique si anémique, si dépourvue de tripes. C'est une musique de tête, pour des gens qui aiment analyser les structures harmoniques complexes en sirotant un vin blanc hors de prix. Moi, je suis un mec de coeur, de bide, de sueur. Et sur ce disque, il n'y a rien de tout ça.
C'est un disque que je ne conseille à personne, et le verdict est sans appel car il est le reflet de mon expérience, de ma douleur.
Note finale : 1/5
Et je crois que je suis encore généreux. Allez, au suivant, en espérant tomber sur un truc qui saigne un peu. N'importe quoi, mais un truc vivant. S'il vous plaît.
1
Jul 09 2024
L.A. Woman
The Doors
Alors, nous y voilà, on attaque du lourd, voir du très lourd. Un de ces albums qui, à force d'être partout, finit par faire partie du mobilier. Je parle évidemment de "L.A. Woman" des Doors. Le disque-testament, le chant du cygne, l'épitaphe bluesy du Roi Lézard avant qu'il n'aille moisir dans une baignoire parisienne.
Et je le regarde, avec sa pochette couleur vinasse et sa photo de groupe où Morrison, barbu et déjà bien entamé par les excès, semble nous dire : "Allez, c'est la dernière, après j'arrête les conneries". On me demande un avis, un ressenti. Et mon ressenti, le voilà, brut de décoffrage : 3 sur 5.
Sacrilège ! Hérésie ! Comment, puis-je oser profaner une telle relique ? C'est simple. Parce que j'ai 55 balais, et que ce disque, je l'ai entendu jusqu'à la nausée. Et avec le recul, débarrassé de toute la mythologie morbide qui l'entoure, que reste-t-il ? Un bon, voire très bon album de blues rock. Et c'est là que le bât blesse.
"Juste" un bon album de blues rock.
Remettons-nous dans le contexte de 1971. Le Flower Power est mort et enterré à Altamont. Les rêves psychédéliques des sixties se sont évaporés dans un nuage de mauvaises descentes. Le rock devient lourd, sérieux, progressif. Et que font les Doors ? Eux, les chamanes électriques, les incendiaires de l'âme, les porte-paroles d'une jeunesse qui voulait "le monde, et le voulait maintenant" ? Ils retournent à la niche. Ils font un disque de blues.
Attention, je n'ai rien contre le blues. C'est la mère de tout. Mais pour un groupe de cette envergure, à ce moment précis de leur carrière, ce virage à 180 degrés sent moins la réinvention audacieuse que le refuge confortable. C'est le son d'un groupe à court d'idées, fatigué, qui se branche sur le pilote automatique du shuffle à douze mesures. C'est le son d'un Jim Morrison qui a troqué sa folie imprévisible contre un professionnalisme un peu pâteux d'alcoolique fonctionnel.
Bien sûr, il y a des fulgurances. On ne peut pas décemment cracher sur tout. Le morceau-titre, "L.A. Woman", est un putain de road trip. C'est l'autoroute de nuit, les néons qui bavent, l'odeur de bitume et de danger. C'est un boogie hypnotique et poisseux qui fonctionne à merveille. Efficace, carré, presque trop. On sent le groupe de musiciens chevronnés qui sait exactement où il va. C'est redoutable, mais où est passée la faille, le dérapage, le moment où tout pouvait basculer dans le chaos ?
Et puis, il y a "Riders on the Storm". Ah, "Riders on the Storm"... Le classique ultime. La bande-son parfaite pour un film noir de David Lynch, pour une nuit d'orage, pour une pub de parfum. C'est magnifique, atmosphérique, avec ce piano électrique fantomatique de Manzarek. C'est un morceau immense. Mais c'est un morceau d'ambiance. Il installe un climat, il ne met pas le feu. Il est devenu si iconique qu'il en a perdu toute sa substance subversive. C'est une belle pièce de musée, qu'on admire avec respect mais qui ne nous fait plus frissonner.
Le reste de l'album ? Franchement, ça oscille entre le correct et l'anecdotique. "Love Her Madly" est une jolie chansonnette pop qui aurait pu être écrite par n'importe qui. "The Changeling" a un bon groove, mais ne décolle jamais vraiment. Les purs blues comme "Crawling King Snake" sont bien exécutés, mais des centaines de groupes faisaient ça à l'époque, et parfois avec plus de conviction et moins de dollars sur leur compte en banque.
Alors, pourquoi ce disque est-il un classique ? Pour une raison simple et tragique : Jim Morrison est mort trois mois après.
Voilà. C'est tout.
"L.A. Woman" est devenu un monument parce que c'est le dernier. C'est le point final. L'oeuvre testamentaire. On l'écoute avec la connaissance de la fin, et cette connaissance teinte chaque note d'une gravité qu'elle n'aurait peut-être jamais eue sinon. Chaque parole de Morrison devient une prophétie, chaque accord une oraison funèbre. On ne juge plus le disque, on commémore le mythe.
Et le mythe, c'est bien ce qui me fatigue. Le mythe du poète maudit qui s'est en réalité noyé dans son vomi et son whisky. Le mythe d'un album de blues rock compétent, élevé au rang de chef-d'oeuvre absolu par la grande faucheuse.
Mon 3 sur 5 n'est pas un jugement méprisant. C'est une note honnête. C'est un album qui s'écoute sans déplaisir, qui a deux, voire trois, titres immortels qui justifient à eux seuls sa place dans le grand livre du rock. Mais pour le reste, ça sent un peu la fin de service. Le groupe a fait le job, a empoché le chèque, et le chanteur est parti prendre son dernier bain. C'est une belle histoire pour les magazines, mais pour mes oreilles de vieux con qui a entendu des milliers de disques, ça manque de cette étincelle de pure folie qui faisait des premiers Doors un groupe véritablement dangereux et essentiel.
C'est un classique, oui. Mais un classique un peu trop confortable. Un classique de salon. Et moi, le rock, je l'ai toujours préféré quand il mettait le bordel dans la baraque.
3
Jul 10 2024
If You Can Believe Your Eyes & Ears
The Mamas & The Papas
Et voilà qu'on plonge en plein 1966. La bible des "1001 Albums" me catapulte sur la côte Ouest, au coeur d'une époque que je n'ai connue qu'à travers les clichés et les disques que je vendais. The Mamas & The Papas. Le nom seul évoque des fleurs dans les cheveux, des chemises à jabot et une sorte d'innocence psychédélique qui a foutrement mal vieilli.
Je m'attendais au pire. Je m'attendais à une guimauve dégoulinante, un truc à peine écoutable en dehors d'un documentaire sur Woodstock. Et la première piste, "Monday, Monday", a failli me donner raison. Comme on me l'avait soufflé, ça sonne comme une face B des Beatles enregistrée par les Beach Boys un jour de gueule de bois. C'est bien foutu, les harmonies sont impeccables, mais on sent le calcul, l'envie de plaire à la radio, de sonner "dans le vent". C'est pro, c'est propre, c'est un peu chiant.
Et puis… Et puis arrive la deuxième piste. Ce putain de "California Dreamin'".
Cette chanson, c'est un monstre. C'est une anomalie. C'est la quintessence d'un fantasme collectif mise en musique. Cette intro de guitare acoustique, mélancolique, puis l'arrivée de ces voix... Mon Dieu, ces voix. C'est une cathédrale. Un enchevêtrement de choeurs qui vous donne l'impression que le soleil se lève enfin après un hiver interminable. Et cette flûte... cette putain de flûte alto qui déchire le brouillard.
Cette chanson, elle est sur toutes les compils "Summer of Love", "Flower Power Hits", "Peace & Love Grooves" et autres arnaques pour nostalgiques. Elle est devenue plus grande que le groupe lui-même. Elle EST le groupe, pour 99% des gens. L'hymne officiel d'une génération qui rêvait de s'enfuir vers l'Ouest pour trouver un sens à sa vie, et qui a souvent fini par trouver une MST et une mauvaise descente d'acide.
Mais voilà le truc : réduire cet album à ce seul titre, c'est passer à côté de l'essentiel. Une fois le choc du tube passé, on découvre une "douceur rock". Une pop adulte, complexe, arrangée avec un soin d'orfèvre par ce génie de John Phillips. C'est un disque de voix, avant tout. Quatre timbres qui s'emboîtent, se répondent, s'élèvent avec une perfection qui force le respect. Et au milieu, la voix de Mama Cass Elliot, une puissance de la nature capable de faire trembler les murs tout en gardant une tendresse infinie.
Cet album est une anomalie dans le paysage de 1966. Il sort la même année que "Revolver" et "Pet Sounds". À côté de ces deux monuments d'expérimentation, "If You Can Believe Your Eyes & Ears" pourrait paraître presque sage. Mais sa sophistication est ailleurs. Elle est dans l'écriture, dans cet équilibre parfait entre la mélancolie folk et l'optimisme pop. C'est la face A d'une époque qui n'allait pas tarder à montrer sa face B, bien plus crade et violente.
Le drame de cet album, et du groupe, c'est qu'il est trop parfait. Un premier essai transformé en coup de maître et la suite de leur discographie souffrira toujours de la comparaison. Ils ont mis la barre si haut qu'ils ont passé le reste de leur courte carrière à essayer de sauter par-dessus sans jamais vraiment y parvenir.
4 sur 5. Et c'est amplement mérité. C'est un disque magnifique, un instantané d'une époque révolue, une collection de chansons arrangées de main de maître. Mais il lui manque cette petite étincelle de folie, ce grain de démence qui fait les chefs-d'oeuvre immortels. C'est trop propre, trop bien coiffé, même quand ça parle de vague à l'âme. Derrière les harmonies célestes, on sait que ça se déchirait en coulisses, que les histoires de cul et d'ego allaient bientôt tout faire imploser. Et cette tension, on ne la ressent pas encore vraiment. On ne sent que la beauté glacée de la performance.
Un album qu'il faut écouter, ne serait-ce que pour comprendre d'où vient une partie de la pop moderne. Pour "California Dreamin'", évidemment. Et pour tout le reste, qui est bien plus qu'une simple garniture. C'est un classique, un vrai. Pas un de ceux qui changent ta vie, mais un de ceux qui l'embellissent le temps de 40 minutes.
4
Jul 11 2024
Tubular Bells
Mike Oldfield
Aujourd'hui, je m'attaque à un monument. Le genre de disque qui a pesé si lourd dans l'histoire de la musique qu'il a probablement modifié l'axe de rotation de la Terre. J'exagère à peine. On parle de "Tubular Bells" de Mike Oldfield.
Pour beaucoup, cet album est indissociable d'une chose : la bande originale du film L'Exorciste. Ce petit piano angoissant, simple, répétitif, qui a fait pisser dans leur froc des générations entières de spectateurs. C'est le thème qui, dès les premières notes, te fait vérifier si la tête de ta grand-mère ne commence pas à tourner à 360 degrés. Et c'est là que réside tout le paradoxe de ce disque, sa plus grande force et sa plus terrible faiblesse.
Ce disque est d'abord une bénédiction, c'est le parpaing fondateur de l'empire Virgin. Richard Branson, avant de s'envoyer en l'air dans ses fusées, a vendu des millions de cette galette. "Tubular Bells" était partout. Dans chaque collection de disques de parents qui se voulaient un peu branchés, entre un Pink Floyd et un Simon & Garfunkel. Le succès a été tellement colossal, tellement planétaire, que Mike Oldfield est passé du statut de jeune prodige inconnu à celui de superstar multi-instrumentiste en l'espace d'un film d'horreur. Un coup de génie marketing involontaire, le jackpot absolu.
Et, une véritable malédiction. Le revers de la médaille, la face B du succès. Pour le commun des mortels, Mike Oldfield, c'est L'Exorciste. Point. Le reste de sa carrière, aussi riche soit-elle, est éclipsé par ces quelques minutes hypnotiques. C'est comme si on ne retenait de Picasso que le fait qu'il dessinait des femmes avec les deux yeux du même côté du nez. C'est réducteur, et pour l'artiste, ça a dû être une purge absolue.
Mais, parlons du disque en lui-même… "Tubular Bells", c'est l'archétype même de ce que je supporte le moins dans une certaine frange du rock des années 70. Cette manie de vouloir transformer la musique en démonstration technique, en performance olympique. Deux pistes, deux faces de vinyle, de plus de vingt minutes chacune. Vingt putains de minutes ! T'as le temps de te faire un café, de le boire, de faire une sieste et de te réveiller avant que le morceau ne soit fini.
On est à des années-lumière de l'urgence, du "trois accords et la vérité" qui fait la sève du rock'n'roll. Ici, on est dans la masturbation instrumentale. Tout est parfaitement joué, millimétré, orchestré. Oldfield est un musicien exceptionnel, on ne peut pas lui enlever ça. Le type a joué de presque tous les instruments sur ce disque, c'est une prouesse, un tour de force. Je salue l'athlète, absolument. Mais la musique, dans tout ça ? L'émotion ? L'âme ?
Pour moi, c'est une coquille vide. C'est brillant, mais froid comme une salle d'opération. C'est une succession de thèmes, de nappes de synthés, de guitares acoustiques délicates, de montées en puissance, de cloches tubulaires (évidemment), mais ça ne me parle pas. Ça ne me prend pas aux tripes. Ça caresse l'oreille, mais ça laisse le coeur de marbre.
J'entends déjà les puristes crier au scandale. "Tu ne comprends rien à la complexité de l'oeuvre ! À la richesse des arrangements !". Peut-être. Ou peut-être que je suis juste un vieux con de 54 ans qui a besoin d'une basse qui gronde, d'une batterie qui cogne et d'un chanteur qui a quelque chose à cracher. Peut-être que je préfère la sueur à la propreté clinique.
Ce disque est un objet musical fascinant, une curiosité, le témoignage d'une époque où on avait le temps, où on pouvait se permettre de construire des cathédrales sonores sans se soucier du format radio. C'est un album qu'il faut entendre, ne serait-ce que pour son impact culturel monumental. Mais l'aimer, c'est une autre paire de manches car au final, ça reste de la musique de décoration. C'est beau, c'est chiadé, mais ça manque cruellement de ce qui fait pour moi l'essence même de la musique qui compte : le feeling, le brut, le vrai.
Alors oui, respect à l'artiste, respect pour l'ambition démesurée du projet. Mais pour le plaisir d'écoute, on repassera. C'est un monument, certes, mais un monument devant lequel je passe sans m'arrêter.
Un tout petit, mais alors tout petit, 1 sur 5.
1
Jul 12 2024
Highway 61 Revisited
Bob Dylan
Aujourd'hui je m'attaque à un de ces disques qui a une entrée dédiée dans le grand dictionnaire du Rock 'n' Roll, juste entre "Arrogance" et "Génie". J'ai nommé "Highway 61 Revisited" du Zimmermann. Pour votre gouverne, le numéro X de ma liste interminable. Et rien que d'y penser, j'ai le dos qui grince. Pas à cause de l'album, non. À cause de tout le poids de la légende qui pèse dessus.
Soyons clairs, cet album est un putain de schisme. 1965. Le monde de la musique est encore gentiment assis sur son cul, et la folk music, c'est le truc des gentils barbus à chemise de bûcheron qui chantent des protest songs en grattant leur guitare sèche comme s'ils caressaient un chaton. Dylan, c'était leur pape, leur prophète, le petit gars du Minnesota qui allait changer le monde avec trois accords et des paroles plus longues qu'un jour sans pain.
Et puis, paf. Le mec branche sa guitare.
Je ne sais pas si vous mesurez le bordel. C'est comme si le Pape annonçait demain qu'il se mettait au death metal. Sacrilège ! Haute trahison ! Les puristes, les gardiens du temple folk, se sont mis à hurler "Judas !" comme des veaux. Et Dylan, du haut de sa vingtaine d'années et de son mépris cosmique pour tout ce qui n'était pas lui, leur a craché à la gueule un rock 'n' roll abrasif, électrique, rempli de fiel et de poésie surréaliste.
"Highway 61 Revisited", c'est la bande-son de ce bras d'honneur monumental.
On va évacuer le sujet tout de suite : oui, il y a "Like a Rolling Stone" dessus. Le morceau que Rolling Stone Magazine (tiens donc) a élu plus grande chanson de tous les temps. Est-ce que c'est vrai ? On s'en fout. Ce qui est vrai, c'est que ce coup de caisse claire qui ouvre le bal est l'un des "big bangs" les plus célèbres de l'histoire de la pop. C'est un single de plus de six minutes, une insolence totale pour l'époque, une longue plainte accusatrice et méprisante balancée à la face d'une pauvre fille qui a eu le malheur de tomber de son piédestal. "How does it feeeeeel?" C'est pas une question, c'est une exécution.
Mais résumer l'album à ce seul titre, ce serait une connerie. "Highway 61 Revisited" est un road-trip halluciné sur l'autoroute qui relie le Minnesota à la Nouvelle-Orléans. Une virée sous amphétamines où l'on croise des prophètes bibliques, des freaks, des flics suspicieux et des amours déçues. Le son est rêche, urgent. La guitare de Mike Bloomfield lacère l'air, l'orgue d'Al Kooper tourbillonne comme un manège fou, et la voix de Dylan, eh bien... c'est la voix de Dylan. Nasillarde, teigneuse, à la limite de la justesse, mais habitée comme jamais.
Ce n'est plus le folk acoustique et pastoral. C'est le blues. Un blues crasseux, urbain, électrifié jusqu'à l'os, un blues qui sent la sueur, la route et la paranoïa. Dylan brasse tout ça avec un talent d'écriture qui explose littéralement. Les textes sont des torrents d'images, des collages surréalistes, des pamphlets vengeurs. C'est brillant, parfois abscons, souvent méchant, mais toujours fascinant.
Alors pourquoi un 4/5 et pas la note parfaite ? Peut-être parce que, malgré son importance capitale, l'album est un peu le son d'une mue. On sent la transition, la rage du changement. C'est un disque charnière, un coup de poing dans la gueule, mais est-ce le meilleur Dylan ? Le débat reste ouvert.
Ca reste un disque fondamental. Un document historique qui a montré que la pop music pouvait être intelligente, littéraire, dangereuse et adulte. C'est le moment où un type a dit "merde" à son public et aux attentes, pour suivre sa propre voie. Et cette voie, c'était une autoroute à six pistes lancée à pleine vitesse vers le futur du rock.
Un album à écouter au moins une fois dans sa vie, ne serait-ce que pour comprendre d'où vient une bonne partie de la musique que vous écoutez aujourd'hui.
4
Jul 15 2024
Court And Spark
Joni Mitchell
Nous sommes au début des années 70. Joni Mitchell, la grande prêtresse du folk californien, la reine de Laurel Canyon, en a ras le bol. Le cirque médiatique, la pression, la vie de star... tout ça la saoule. Elle plaque tout et retourne se geler les miches dans son Canada natal. Une retraite stratégique qui va accoucher de trois disques majeurs, dont ce fameux "Court And Spark" en 1974. Et là, bingo. Le succès est total. La critique crie au génie, le public achète en masse, ça devient son plus grand succès commercial. Sur le papier, c'est l'histoire parfaite : l'artiste qui se retire du monde pour mieux le conquérir avec une oeuvre plus mature, plus sophistiquée.
Oui, "sophistiquée", c'est le mot...
Parce que cinquante ans plus tard, qu'est-ce qu'il en reste, de cette étincelle ? Pas grand-chose, si vous voulez mon avis. Oh, bien sûr, c'est impeccablement produit, joué par des requins de studio de Los Angeles, la crème de la crème du jazz-rock de l'époque. C'est lisse, c'est propre, ça glisse tout seul. Un peu trop, même. C'est le genre de disque qui a tellement peur de déranger qu'il finit par ne plus rien provoquer du tout.
C'est le genre d'album qui baigne dans la naphtaline, un son qui sent le salon bourgeois, le tapis épais et le verre de Chardonnay. Chaque note est à sa place, chaque arrangement de cuivres est d'un goût exquis, chaque harmonie vocale est millimétrée. C'est d'un professionnalisme à faire pleurer d'ennui. On est loin, très loin, de la fragilité à fleur de peau de "Blue". Ici, tout a été poncé, verni, lustré jusqu'à ce que toute aspérité, toute trace de vie sauvage ait disparu.
Et puis il y a ce fameux "spleen". Ce vague à l'âme typique des chanteuses folk de cette période, une sorte de mélancolie confortable qui sent bon la déprime de luxe. C'est une tristesse élégante, une douleur qui s'expose dans de jolis arrangements. Une complainte feutrée, susurrée à l'oreille d'un psychanalyste sur la Cinquième Avenue.
Alors, oui, il faut l'écouter, cet album. Au moins une fois. Pour comprendre une époque, pour saisir ce moment où le folk a flirté avec le jazz pour devenir une sorte de pop adulte un peu trop sage. Pour admirer la technique, la production impeccable et la voix, toujours magnifique, de Joni Mitchell. Mais de là à y revenir, à le faire tourner en boucle, à sentir son coeur battre la chamade à son écoute... Faut pas déconner.
Un chef-d'oeuvre ? Non. Un disque important ? Sans doute. Un classique indémodable ? Certainement pas. C'est une relique. Une très belle relique, certes, parfaitement conservée dans son formol musical, mais une relique quand même. Un témoignage sonore d'une époque où l'on pouvait être numéro un des ventes en étant simplement... de bon goût. Et parfois, le bon goût, c'est l'ennemi juré de l'art.
1/5. C'est sévère, mais c'est honnête.
1
Jul 16 2024
Wish You Were Here
Pink Floyd
Encensé par les critiques et adulé par des légions de fans "Wish You Were Here" qui est sorti dans le sillage de l'ouragan commercial "The Dark Side of the Moon", est censé représenter le sommet de leur art, un requiem poignant pour leur âme perdue, Syd Barrett.
Mais avant de commencer ma critique, je tiens à préciser que pour moi, cet album n'est rien de moins qu'une purge, une épreuve d'endurance auditive de quarante-quatre minutes. Un disque qui incarne tout ce que je méprise dans la musique des années 70 et tout ce que je n'aime pas chez Pink Floyd, en dehors de deux périodes bien distinctes. Car oui, je sauve de leur discographie l'étincelle chaotique de l'ère Barrett, cette folie psychédélique, brute, imprévisible et géniale. Et je sauve l'opéra-rock théâtral et grandiose qu'est "The Wall", un album avec un concept, une histoire, une dramaturgie.
"Wish You Were Here", qui flotte dans un entre-deux stérile est le parangon de ce rock progressif que je trouve si prétentieux, ce genre musical qui confond longueur et profondeur, complexité et émotion. Ces années 70, avec leur son de studio surproduit, poli à l'extrême, ont enlevé toute la crasse, toute l'urgence, toute l'âme du rock. On est loin de l'énergie brute des années 60 et loin de la colère punk qui allait, heureusement, tout balayer. On est en plein dans le règne des solos de guitare interminables, des nappes de synthétiseurs qui s'étirent jusqu'au bâillement et des concepts philosophiques vagues pour justifier une musique sans colonne vertébrale. Et "Wish You Were Here" en est le patient zéro.
Parlons des morceaux, si l'on peut appeler ça ainsi. L'album s'ouvre et se ferme sur "Shine On You Crazy Diamond", pour un total de vingt-six minutes. Un hommage à Syd Barrett, nous dit-on. Quelle ironie de rendre hommage à un homme dont la musique était fulgurante et concise par un instrumental boursouflé, auto-indulgent et glacial. Les premières minutes sont une introduction de synthétiseur qui semble ne jamais finir. C'est atmosphérique, certes, mais l'atmosphère d'une salle d'attente de dentiste. Puis vient le fameux solo de David Gilmour. Techniquement, c'est parfait, mais où est l'émotion ? Où est la folie du "diamant fou" ? Je n'entends qu'un guitariste qui déroule ses gammes avec une application scolaire. C'est propre, c'est lisse, c'est mortellement ennuyeux. L'esprit de Syd Barrett, c'était le chaos, le danger ; ici, tout est sous contrôle, prévisible. C'est un hommage qui trahit son sujet. Les paroles, quand elles arrivent enfin, sont d'une platitude affligeante. Le saxophone de Dick Parry ajoute ensuite une couche de vernis "jazzy" digne d'un bar d'hôtel de luxe. La production est tellement impeccable qu'elle en devient suffocante, une musique de chambre pour rockeurs devenus des notables. Je préfère cent fois une chanson de trois minutes mal jouée mais vibrante de Syd que cette fresque parfaitement exécutée et totalement inerte. C'est un mausolée musical, froid et imposant.
Vient ensuite "Welcome to the Machine", une critique de l'industrie musicale qui n'est qu'une caricature. Le morceau commence par des bruits de machine qui ont terriblement vieilli, des effets sonores qui sonnent aujourd'hui kitsch. Le synthétiseur principal est lourd, pesant, écrasant la guitare acoustique dans une ambiance non pas menaçante, mais juste désagréable. La voix de Gilmour, traitée et distante, ne transmet aucune angoisse ; on a l'impression d'entendre un répondeur automatique, pas un cri de révolte.
Puis c'est au tour de "Have a Cigar". Le riff de guitare est peut-être le seul moment de l'album qui accroche un peu l'oreille, mais le sursaut retombe très vite à cause du chant de Roy Harper. Sa voix, extérieure au groupe, crée une distance. Son interprétation est forcée, presque parodique, au service de paroles encore et encore centrées sur un cynisme facile envers le business musical. L'anecdote "By the way, which one's Pink?" tombe à plat, et le solo de fin est, encore une fois, techniquement irréprochable et émotionnellement vide.
Arrive alors la chanson-titre, "Wish You Were Here", la ballade acoustique que tout le monde connaît. Je la trouve simpliste et surfaite. Sa simplicité sonne faux au milieu de cet album aux prétentions symphoniques, comme si le groupe avait voulu caser un tube potentiel. La mélodie est jolie, je peux le concéder, mais elle a été tellement entendue, tellement usée, qu'elle a perdu tout son impact. Elle est devenue un fond sonore, une musique d'ascenseur pour nostalgiques. C'est le morceau le moins pire du disque, mais sa popularité m'exaspère.
Et enfin, le retour de "Shine On You Crazy Diamond" pour clore le désastre avec neuf minutes supplémentaires et inutiles. On reprend les mêmes thèmes, les mêmes sons. L'album tourne en rond, se regarde le nombril. La section un peu plus "funky" qui détonne semble tellement déplacée, tellement forcée, qu'elle en devient gênante. L'album s'effondre sur lui-même, et le silence final est une libération.
En conclusion, "Wish You Were Here" est un échec sur presque toute la ligne. Il est le produit d'un groupe richissime qui a perdu son cap. La folie créatrice de Syd Barrett a été remplacée par une maîtrise technique glaciale, on est coincé dans un purgatoire musical, un album sur l'absence qui est lui-même terriblement absent de passion, d'idées neuves et de risques. C'est un disque pour audiophiles, pas pour des amateurs de rock qui cherchent à ressentir quelque chose. C'est le son de la complaisance, un monument élevé à la gloire de l'ennui progressif.
"Wish You Were Here qu'ils disent mais je ne souhaitais pas être ici, et je ne compte jamais y revenir.
Au final ce sera un point sur cinq, et c'est généreux car il n'y a que deux Pink Floyd qui valent le détour : celui de la pipe aux portes de l'aube et celui qui a bâti un mur.
1
Jul 17 2024
Tuesday Night Music Club
Sheryl Crow
On est en 1993. Le Grunge avait tout défoncé sur son passage. Kurt Cobain hurlait sa douleur à la face d'une génération qui ne demandait que ça, Eddie Vedder faisait du trapèze sur les structures métalliques des festivals, et des hordes de kids en chemises de bûcheron trouées achetaient tout ce qui venait de Seattle avec une guitare saturée. C'était crade, c'était puissant, c'était VIVANT. Ça sentait la bière renversée, la sueur et le désespoir adolescent.
Et puis, au milieu de tout ce bordel ambiant, déboule Sheryl Crow.
Soyons clairs, Sheryl Crow, en 1993, n'avait rien à foutre là. Elle était l'antithèse de tout ce qui nous faisait vibrer. Propre sur elle, professionnelle jusqu'au bout des ongles, avec un CV long comme le bras qui ferait pâlir d'envie n'importe quel intermittent du spectacle. Choriste de luxe pour du beau linge : Michael Jackson, Sting, Stevie Wonder… La meuf avait côtoyé le gratin, mais toujours un pas derrière, dans l'ombre, à faire "Ouh-ouh" et "Aaaah" au bon moment. Respect pour la carrière, bien sûr. Mais pour l'âme rock'n'roll, on repassera.
Alors, quand "Tuesday Night Music Club" a commencé à pointer le bout de son nez, je n'y ai pas prêté l'oreille une seule seconde. Pour moi, c'était un produit. Un truc calibré pour les ondes, pour les supermarchés, pour les autoradios des monospaces. La pochette elle-même, avec ses allures de photo de classe d'une bande de potes un peu artistes, transpirait la normalité. Pas de danger, pas de folie, pas de "fuck you". Juste des gens compétents faisant de la musique compétente.
Et c'est là tout le problème, et toute la (relative) réussite de cet album.
Car il faut lui reconnaître ça, à ce disque : il est terriblement efficace. C'est le résultat d'un "club" de musiciens, une sorte de think tank de la pop-rock FM qui se réunissait le mardi soir pour jammer. De ces sessions est né un son. Un son américain jusqu'à la moelle, un mélange de folk, de country, de pop et de rock léger, le tout enrobé dans une production si lisse, si parfaite, qu'on pourrait y voir son reflet. C'est le genre de disque qui ne prend aucun risque, mais qui réussit tout ce qu'il entreprend. Chaque note est à sa place, chaque refrain est pensé pour être chanté sous la douche, chaque mélodie est conçue pour ne heurter aucune sensibilité.
Et puis il y a eu "All I Wanna Do". Le raz-de-marée. Le tube planétaire qui a transformé Sheryl Crow, l'ex-choriste, en superstar. La chanson était partout. Partout. Impossible d'allumer une radio, une télé, d'entrer dans un bar sans l'entendre. "All I wanna do is have some fun". Sérieusement ? Nous, on écoutait "Rape Me", et elle, elle voulait juste "s'amuser" ? Le décalage était total. C'était la bande-son parfaite pour une Amérique qui voulait tourner la page du nihilisme grunge et se remettre à croire en des jours meilleurs, en des amours simples et en des après-midis ensoleillés.
C'est une revanche, c'est certain. Passer de l'ombre à une lumière si aveuglante, c'est une sacrée performance. Sheryl Crow a prouvé qu'elle était bien plus qu'une voix d'appoint. C'est une songwriteuse accomplie, une musicienne hors pair et une interprète charismatique. "Tuesday Night Music Club" est la preuve irréfutable de son talent.
Mais voilà, trente ans plus tard, en le réécoutant pour ce projet un peu fou, mon sentiment n'a pas vraiment changé. J'ai vieilli, je suis moins catégorique, mais le constat reste le même. C'est un album plaisant. Agréable. Sympathique. C'est le disque que tu mets quand tes beaux-parents viennent dîner. Il ne dérangera jamais. Il ne surprendra jamais. Il ne te retournera jamais les tripes. On l'écoute, on hoche la tête, on se dit "c'est pas mal foutu", et cinq minutes après, on l'a oublié.
Il manque l'essentiel : l'âme, la fêlure, le danger. Il manque la raison pour laquelle on tombe amoureux d'un disque, cette étincelle d'imprévisibilité qui fait qu'on y revient encore et encore, des années après. "Tuesday Night Music Club" est un jalon incontournable de son époque, une borne kilométrique sur l'autoroute de la pop des années 90. Mais c'est le genre de borne qu'on voit du coin de l'oeil en filant à 130 km/h vers des destinations plus excitantes.
Un 3/5, c'est presque généreux. C'est la note de la compétence sans le génie. La note du travail bien fait. C'est l'album du "peut mieux faire", mais qui, au fond, n'a jamais eu l'intention de faire mieux, juste de faire ce qu'il fallait pour plaire au plus grand nombre. Et de ce point de vue, c'est une réussite totale. Une réussite un peu chiante, mais une réussite quand même.
3
Jul 18 2024
Back In Black
AC/DC
Parfois, dans ce projet un peu débile des "1001 albums", on tombe sur des évidences. Des monuments si massifs, si omniprésents, qu'on ne sait même plus par quel bout les prendre. "Back in Black" en fait partie. C'est plus qu'un album, c'est un putain de chapitre de l'histoire, un monolithe noir qui s'est écrasé en 1980 sur une planète rock encore sous le choc.
Et le choc, parlons-en.
Il faut se remettre dans le contexte. Février 1980. Bon Scott, le frontman d'AC/DC, est retrouvé mort. Noyé dans son vomi suite à une nuit de tous les excès. Rideau. Fin de l'histoire.
Et d'ailleurs, petite parenthèse qui n'engage que moi, mais je trouve que Bon Scott a connu une des morts les plus rock'n'roll qu'on puisse avoir. C'est sale, c'est tragique, c'est sans noblesse, c'est la fin d'une fête qui a trop duré. C'est une sortie de scène qui pue l'alcool et la démesure. C'est rock. À la différence de celle de Nico qui, quelques années plus tard, va se vautrer à vélo lors d'une balade à Ibiza. Tomber de vélo, merde… On a beau avoir été l'égérie du Velvet, ça la fout mal dans la grande mythologie des décadents.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos kangourous…
Donc, suite à la mort très rock'n'roll de Bon Scott, le monde de la musique est unanime. C'est fini. Terminé. AC/DC sans Bon, c'est comme les Stones sans Jagger, comme un pub sans bière. Une hérésie. On ne remplace pas un type comme ça. Sa voix de hyène bluesy, son charisme de docker, ses textes à la fois vicelards et poétiques… C'était l'âme du groupe.
Les spéculations allèrent bon train concernant l’avenir d’AC/DC, certains n’hésitant d’ailleurs pas à annoncer que le groupe ne pourrait pas se relever de la perte de son merveilleux frontman. Et pendant que la presse musicale rédigeait déjà l'oraison funèbre du plus grand groupe de hard rock du monde, les frères Young, eux, n'avaient visiblement pas le temps pour les conneries.
Le deuil ? Très peu pour eux. Ou plutôt, leur deuil à eux, ça n'allait pas être des pleurs et des slows. Leur deuil, ça allait être un putain de vacarme.
Moins de deux mois après le drame, un type est annoncé. Brian Johnson. Un prolo de Newcastle, gueule de boxeur, casquette vissée sur le crâne. Un transfuge d'un groupe nommé Geordie. Personne ou presque ne le connaît. Les fans sont sceptiques, voire hostiles. On ne succède pas à une légende.
Et pourtant… Il ne faudra pas plus d’un an aux frères Young pour donner une suite au légendaire "Highway To Hell". Un an. Le temps de pleurer un frère, d'en trouver un autre, et de composer une foutue collection d'hymnes immortels.
"Back in Black". Le titre est une évidence. Le noir du deuil, le noir du cuir, le noir du sillon de vinyle. La pochette, d'une sobriété funèbre absolue, annonce la couleur. Ou plutôt, l'absence de couleur.
Et puis, le son.
Les cloches.
Hells Bells.
Ça commence par un glas. Lent, lourd, funèbre. On enterre Bon. On enterre une époque. On se dit que ça va être un album triste, une sorte de requiem électrique.
Et puis… le riff.
CE riff.
Et là, tout est dit.
Dès les premiers accords, il apparaît évident que le groupe a décidé de durcir le ton. Le son est plus lourd, plus tranchant. La production de "Mutt" Lange (déjà aux manettes sur "Highway to Hell") est une merveille de puissance et de clarté. Chaque instrument est à sa place, chaque coup de caisse claire est un coup de fusil, chaque note de basse est une pulsation sismique. Et la voix…
La voix métallique de Brian Johnson vient confirmer cette première impression. Fini le chant bluesy et narquois de Bon Scott. Johnson, c'est autre chose. C'est une sirène d'usine, un hurlement de métal en fusion, une voix de papier de verre qui vous décolle la plèvre. C'est moins subtil, c'est plus direct, c'est une machine de guerre.
Le son AC/DC a changé, c'est indéniable. Mais ces changements n’empêchent en rien cet album d’être un nouveau chef d’oeuvre dans la discographie du groupe.
Et quel chef-d'oeuvre.
Je ne vais pas vous faire l'affront de détailler les morceaux. Vous les connaissez tous. Vous les avez entendus dans des films, des pubs, des bars, des stades. "Back in Black", "You Shook Me All Night Long", "Shoot to Thrill"… Ce ne sont plus des chansons, ce sont des monuments, des pièces de musée vivantes, le patrimoine mondial du riff qui fait taper du pied.
Cet album n'est pas un album de deuil. C'est un album de défi. C'est un majeur tendu à la face de la mort, du destin, et de tous les connards qui les avaient enterrés trop vite. C'est une célébration de la vie, du bruit, du sexe et de la résilience. C'est l'histoire d'un groupe qui a perdu son âme et qui s'en est forgé une nouvelle dans l'acier et le feu, plus dure, plus brillante, indestructible.
C'est l'essence même du Rock'n'Roll.
Un gros 5/5 pour un album mythique à écouter plus d'une fois dans sa vie. Une rythmique de marteau-pilon, simple, binaire, sans fioritures, qui va droit au but et qui vous prend aux tripes. C'est la base, le socle sur lequel tout le reste est construit.
"Back in Black" est l'un des albums les plus vendus de tous les temps, et ce n'est pas pour rien. Il n'y a pas de gras, pas de concept fumeux, pas de message à la con. Juste dix brûlots parfaits, dix raisons de monter le volume jusqu'à ce que les voisins appellent les flics.
Un disque pour l'éternité.
5
Jul 19 2024
Vulnicura
Björk
Il y a des artistes qu’on suit comme des potes de longue date. On a fait les quatre cents coups ensemble, on a partagé des bières, des concerts moites et des moments de grâce. Et puis, la vie faisant son oeuvre, on se perd un peu de vue. Pas de fâcherie, non, juste une sorte de distance qui s’installe. Pour moi, Björk, c’est un peu ça. J'étais là au début des hostilités soniques, quand elle braillait à la tête des Sugarcubes à la fin des années 80. Une claque. J'ai suivi religieusement le début de sa carrière solo, cet enchaînement quasi miraculeux de "Debut", "Post" et "Homogenic". Des disques qui ont redéfini ce que la pop pouvait être, des albums que j'ai usés jusqu'à la corde dans mon petit magasin de disques, en essayant de convaincre le chaland que oui, cette Islandaise était bien le futur.
Et puis… j’avoue, j’ai un peu décroché. Pas par désamour, mais peut-être par lassitude, ou parce que mes oreilles de rocker commençaient à saturer de ses concepts parfois perchés. J’ai fait l’impasse sur "Biophilia" et ses applications iPad, j’ai écouté "Volta" d’une oreille distraite. On s’était éloigné, la grande Björk et moi.
Alors, quand "Vulnicura" est arrivé en 2015, je l’ai abordé avec la méfiance d'un vieux con qui retrouve une ex. On se jauge, on cherche les rides, les changements, on se demande si la magie est encore là. Et bordel, quelle baffe. Une baffe triste, chirurgicale, mais une baffe monumentale.
Inutile de tourner autour du pot, ou de détailler chaque morceau comme un comptable des émotions. "Vulnicura" est ce qu’on appelle dans le jargon un « break up album ». Et pas n’importe lequel. On n'est pas chez Taylor Swift à écrire une petite chanson vengeresse pour faire danser les ados. Non, ici, on est dans la salle d'autopsie. Björk ne nous raconte pas sa rupture avec l'artiste Matthew Barney, elle nous la fait vivre de l'intérieur, avec une précision clinique et une honnêteté qui foutent les jetons.
L'album est construit comme un véritable chemin de croix sentimental. Les premiers morceaux décrivent les fissures, les doutes, les mois qui précèdent la fin. Puis vient l'explosion, la douleur pure, l'amertume qui ronge. Et enfin, tout doucement, la tentative de reconstruction, la cicatrisation. C’est un disque qui saigne, littéralement. Les paroles sont d'une crudité désarmante, d'une vulnérabilité qu'on n'avait plus entendue chez elle depuis longtemps. Elle ouvre les vannes, et tout sort : la peine, la colère, l'incompréhension, ce sentiment d’humiliation qui accompagne toute fin d’amour. C'est presque gênant, comme de lire le journal intime de quelqu'un sans sa permission. Mais c'est cette mise à nu totale qui fait la force cataclysmique de l'oeuvre.
Musicalement, on est à la confluence de deux mondes qui s'affrontent. D'un côté, des arrangements de cordes somptueux, déchirants, organiques. C’est le coeur qui parle, la chair, la douleur à l’état brut. Ces violons, ces altos, ne sont pas là pour faire joli ; ils sont les nerfs à vif de l'artiste, ils pleurent, ils crient, ils se tordent. De l'autre côté, une production électronique fracturée, glaciale, presque hostile, façonnée en grande partie par le génial Arca. Ce sont les beats déconstruits, les glitchs, les textures synthétiques qui représentent le chaos mental, la fragmentation de soi après le choc.
Ce dialogue entre les cordes classiques et l'électronique avant-gardiste est la plus grande réussite du disque. Ce n'est pas une simple fusion, c'est une guerre. Une guerre entre le passé et le présent, entre la chaleur des souvenirs et la froideur de la réalité. La voix de Björk, au milieu de ce champ de bataille, est plus humaine que jamais. Elle a perdu un peu de sa légèreté elfique d’antan. Ici, elle est parfois au bord de la rupture, fragile, mais elle ne cède jamais. Elle témoigne, elle accuse, elle panse ses plaies à la vue de tous.
Franchement, ce n'est pas un disque facile. Ce n'est pas le genre d'album que tu mets en fond sonore pour une soirée entre amis, sauf si tu veux que tout le monde finisse en larmes dans les bras les uns des autres. C'est une écoute exigeante, qui demande de s'y plonger corps et âme. C’est une expérience immersive, presque suffocante par moments.
Mais au bout du tunnel, il y a une lueur. Une forme de résilience. La tristesse est là, palpable, mais elle n'est pas dénuée d'une étrange forme d'optimisme. C'est la beauté de la création qui naît de la destruction. En disséquant sa propre douleur avec une telle minutie, Björk la sublime et, d'une certaine manière, la surmonte.
Pour moi, qui avais un peu perdu la flamme, "Vulnicura" a été une réconciliation. La preuve que même après toutes ces années, cette femme a encore le pouvoir de te retourner les tripes, de te faire sentir des choses que peu d'artistes osent explorer. C'est un album qui rejoint le panthéon des grands disques de rupture, aux côtés de "Blood on the Tracks" de Dylan ou de "Sea Change" de Beck. C'est courageux, c'est radical, et c'est d'une beauté à fendre le coeur.
4
Jul 22 2024
Let's Get It On
Marvin Gaye
Le projet "1001 Albums" est une créature capricieuse. Un jour, il te balance un obscur disque de krautrock enregistré dans une cave à Cologne, le lendemain, il te sort de sa hotte une légende, un monument, un de ces disques dont le simple nom évoque une époque, une odeur, une ambiance. Aujourd'hui, c'est le tour de Marvin Gaye, le "Prince de la Soul", et de son oeuvre la plus ouvertement charnelle, "Let's Get It On".
Et je vais être franc : la soul et moi, on n'a jamais été les meilleurs potes du monde. J'ai bien écouté quelques albums de la Motown, mais je n'ai jamais vraiment plongé corps et âme dans cette musique qui, pour moi, a toujours eu un parfum de perfection un peu trop lisse, de sentiments un peu trop bien peignés. Alors, quand la roue du destin musical s'arrête sur Marvin Gaye, je ne peux m'empêcher de ressentir une légère appréhension. La peur de passer à côté d'un chef-d'oeuvre, ou pire, de m'emmerder poliment.
Allons droit au but, parce que c'est ce que fait cet album : "Let's Get It On" est une ode au cul. N'y allons pas par quatre chemins. C'est un manuel d'instructions de 30 minutes pour une nuit réussie, une bande-son officielle du coït, un monolithe de séduction pure et dure. Marvin ne vend rien d'autre. L'album précédent, le monumental What's Going On, était une fresque sociale, un cri politique, une oeuvre consciente et engagée. Ici, Marvin a rangé ses pancartes de manifestant pour enfiler un peignoir en soie. Le combat a quitté la rue pour la chambre à coucher.
Et quel combat ! Dès les premières notes, le ton est donné. La guitare wah-wah lascive, la voix de velours de Gaye qui ne chante pas, mais qui susurre, qui invite, qui promet. Ca croone, ça roucoule, ça dégouline de "sugar", de "babe", de "honey". On est dans le grand art de la drague musicale. Chaque morceau est une étape, une caresse, un préliminaire. Les orchestrations sont somptueuses, les choeurs féminins sont des soupirs d'extase, la basse de James Jamerson dessine des courbes aussi sensuelles que celles d'une pin-up de calendrier. C'est un disque qui sent le parfum cher, la lumière tamisée et les draps de satin.
La production est d'une propreté clinique, chaque instrument est à sa place, mixé avec une précision d'orfèvre. On est loin de la sueur et de la crasse d'un James Brown ou de la ferveur brute d'un Otis Redding. Ici, le sexe n'est pas animal, il est esthétique. C'est une chorégraphie, un ballet où chaque mouvement est calculé pour atteindre le plaisir ultime. Les balades sont obsédantes, elles s'insinuent dans votre esprit et y restent, comme le souvenir d'une nuit mémorable. Les morceaux plus rythmés sont des invitations à une danse lente et suggestive, un corps à corps moite et élégant. Marvin Gaye est un maître de cérémonie impeccable, un guide qui vous prend par la main et vous emmène très, très loin dans le territoire de la sensualité.
Alors, pourquoi seulement 3/5 ? Pourquoi, malgré la reconnaissance de cette perfection formelle, de ce talent inouï, l'étincelle n'a-t-elle pas complètement pris ?
Eh bien, précisément pour toutes ces raisons. "Let's Get It On" est un album concept tellement focalisé sur son sujet qu'il en devient presque unidimensionnel. C'est un peu comme manger du fondant au chocolat pendant 30 minutes. C'est délicieux, c'est riche, c'est incroyablement bien fait, mais à la fin, on frôle l'indigestion. La séduction est si omniprésente, si constante, qu'elle finit par perdre de son impact. On aimerait une rupture, une aspérité, un moment de doute, un riff de guitare un peu sale qui viendrait déchirer le velours. Mais non, tout est lisse, tout est doux, tout est conçu pour le confort de l'auditeur et, présumons-le, de sa partenaire.
Pour quelqu'un qui apprécie la musique quand elle a un peu de cambouis sous les ongles, quand elle sent la bière et la clope froide, "Let's Get It On" peut paraître un peu trop... parfait. C'est un disque d'adulte, pour des activités d'adultes, et il manque peut-être de la folie, de la connerie, de l'urgence adolescente qui fait le sel d'une grande partie du rock.
En fin de compte, l'écoute fut une expérience intéressante, une découverte nécessaire. C'est indéniablement un album qu'il "faut avoir écouté", comme le clame le titre de ce projet un peu fou. C'est une masterclass de soul suave, un monument de la musique de chambre (à coucher). Mais une fois la dernière note éteinte, je n'ai pas eu l'envie irrépressible d'y retourner immédiatement. Je l'ai respecté, je l'ai admiré pour sa technique, mais il ne m'a pas agrippé les tripes. C'est un grand vin, mais parfois, on a juste envie d'une bonne bière.
3
Jul 23 2024
Band On The Run
Paul McCartney and Wings
Dans le grand marathon qu'est ce projet "1001 Albums", il y a des étapes qu'on attend avec impatience, des découvertes qu'on espère, des pépites qu'on a hâte de déterrer. Et puis, il y a les monuments. Les mastodontes. Les mecs tellement installés dans le paysage qu'on a l'impression de les connaître par coeur sans même les avoir vraiment écoutés. Et Paul McCartney en fait partie.
Je vais être honnête avec vous : je ne suis pas le client idéal. Ma came, mon panthéon personnel, se situe à des années-lumière de la pop léchée et des mélodies bienveillantes. Pour faire simple et caricatural : entre les Beatles et les Rolling Stones, j'ai toujours choisi le Velvet Underground. Et entre McCartney et Jagger, ma chapelle, c'est celle de Lou Reed. L'héroïne-chic, la noirceur poétique, les guitares qui crissent comme un métro new-yorkais à 3 heures du matin... Voilà mon terrain de jeu.
Alors, forcément, quand le nom de "McCartney" est apparu sur ma liste, j'ai soupiré. Je me suis préparé à une corvée polie. J'imaginais déjà les mélodies un peu niaises, les arrangements propret, la gentillesse dégoulinante d'un artiste qui, pour moi, avait perdu toute sa sève en quittant Liverpool. Je m'attendais à m'emmerder, purement et simplement. J'y allais à reculons, la mine renfrognée, le casque vissé sur les oreilles comme on met un casque de chantier avant d'entrer dans une zone sinistrée.
Je me préparais à écrire une chronique polie mais acerbe, une analyse distante de ce troisième album solo, unanimement salué comme son chef-d'oeuvre, mais qui, j'en étais persuadé, ne serait pour moi qu'une confirmation de mes préjugés.
Et puis, j'ai appuyé sur "Play".
Et merde. Le salaud m'a eu.
Il faut bien le reconnaître, même quand on est un snob endurci comme moi. Il faut savoir s'incliner. "Band on the Run" n'est pas juste un bon album. C'est un putain de grand disque.
Dès le morceau-titre, cette suite en trois mouvements qui ouvre l'album, j'ai senti que mes certitudes commençaient à vaciller. Ce n'était pas la pop simpliste à laquelle je m'attendais. C'était alambiqué, ambitieux, ça partait dans tous les sens avec une cohérence folle. Une sorte de mini-opéra rock de poche, qui passe d'une ballade mélancolique à un rock enlevé sans qu'on ait le temps de dire ouf. Déjà, le doute s'installait.
Et puis est arrivé "Jet". Et là, j'ai pris une claque. Un uppercut. Ce riff de piano, cette énergie brute, cette guitare qui griffe... C'était du rock'n'roll, du vrai, du pur. Ça puait l'urgence et l'inspiration. Fini le gentil Paul, bonjour la bête de scène. Mon armure de cynisme a commencé à se fissurer sérieusement.
Le coup de grâce est venu en deux temps. D'abord, "Mrs. Vandebilt". Ce refrain, bordel. Ce "Ho, hey ho !" qui s'incruste dans le cerveau pour ne plus jamais en sortir. C'est con comme la lune, mais c'est absolument génial. C'est le genre de mélodie que seul un génie peut pondre, un truc à la fois évident et complètement unique. J'ai surpris mon pied en train de battre la mesure. Trahison.
Et enfin, "Nineteen Hundred and Eighty-Five". Le final. Cette montée en puissance au piano, ce morceau qui démarre presque comme une comptine et qui finit en apocalypse orchestrale... C'est brillant. C'est le McCartney des grands jours, celui de "Abbey Road", celui qui n'a peur de rien et qui sait qu'il a le talent pour tout oser.
En trois titres, le mec avait balayé des années de préjugés. Après un premier album solo en demi-teinte et un deuxième un peu paumé, McCartney retrouvait ici toute la magie de son écriture. On sent un artiste libéré, un type qui a enfin digéré la fin des Beatles et qui se lance à corps perdu dans sa nouvelle vie, avec une créativité débridée.
Ce qui rend l'album encore plus fascinant, c'est de connaître les conditions de son enregistrement. C'est tout sauf une partie de plaisir. McCartney et ses Wings s'envolent pour Lagos, au Nigeria, en pensant y trouver un studio exotique et une nouvelle inspiration. À l'arrivée, le studio est à moitié en construction, deux membres du groupe claquent la porte juste avant le départ, et pour couronner le tout, Paul et Linda se font braquer au couteau en pleine rue, se faisant piquer leurs maquettes et leurs textes.
McCartney, loin de se laisser abattre, a retroussé ses manches. Il a joué de la basse, de la guitare, des claviers, et même de la batterie sur la plupart des morceaux. Cette adversité, cette urgence, on la ressent dans chaque note. L'album transpire l'énergie du désespoir et la joie de la survie. Ce n'est pas le disque d'un rentier, c'est celui d'un combattant.
Alors oui, je l'admets sans peine. J'ai adoré.
Je ne vais pas pour autant jeter mes vinyles du Velvet à la poubelle, ni me faire tatouer le visage de Paul sur l'omoplate. Mais je dois reconnaître l'évidence : "Band on the Run" est un chef-d'oeuvre de la pop-rock, un disque intelligent, inspiré, et foutrement efficace. C'est l'album qui a prouvé que oui, il y avait bien une vie, et une vie brillante, après les Beatles.
C'est un disque qui s'écoute et se réécoute, et qui a largement mérité sa place dans ce panthéon des 1001 albums.
4
Jul 24 2024
Modern Sounds in Country and Western Music
Ray Charles
En 1962, au sommet de sa gloire Ray Charles - Le mec qui a inventé la soul en forniquant avec le gospel et le rhythm and blues - a décide de s'attaquer à un autre pilier de la culture américaine, un truc encore plus blanc que la neige du Montana en plein hiver : la Country and Western music.
Sur le papier, c'est une idée de génie absolu. Un putain de geste politique et artistique. Imaginez le tableau : on est en 1962. L'Amérique est encore un champ de bataille pour les droits civiques. Et voilà qu'un artiste noir, non seulement chante de la country, mais le fait avec des arrangements grandioses, des big bands, des cordes, et s'approprie ce répertoire avec une aisance déconcertante. C'est plus qu'un album, c'est une déclaration. C'est Ray Charles qui plante son drapeau au milieu de Nashville et qui dit : "Cette musique, elle est à moi aussi". Rien que pour ça, le disque mérite sa place dans le livre des "1001 Albums". C'est un marqueur historique, un point de bascule.
Voilà. J'ai fait mon devoir de mémoire. J'ai rendu hommage à l'audace, au contexte, à l'importance capitale de la chose.
Maintenant, parlons musique. Parlons de ce que mes pauvres oreilles ont dû endurer.
Parce que, merde, qu'est-ce que c'est chiant.
Je suis désolé, il n'y a pas d'autre mot. C'est un des albums les plus incroyablement chiants que ce projet m'ait forcé à écouter jusqu'ici. Je m'attendais à de la poussière, à de la sueur, à la tristesse poisseuse des honky-tonks, à l'âme d'un Ray Charles écorché vif qui viendrait transcender la country. Et qu'est-ce que j'ai eu ? De la musique d'ascenseur. De la putain de musique de salle d'attente de dentiste de luxe.
Le problème, ce n'est pas Ray. Jamais. Sa voix est là, impériale, chaude, pleine de cette fêlure qui vous brise le coeur. On sent le "Genius" qui essaie de percer à travers le mur de son. Le problème, c'est tout le reste. C'est cette production d'une propreté maladive, ces arrangements dégoulinants de bons sentiments. Chaque morceau, ou presque, est noyé sous des hectolitres de violons sirupeux et des choeurs de chérubins sous Tranxène.
"I Can't Stop Loving You", le méga-tube de l'album... C'est l'archétype du problème. La mélodie est immortelle, la performance vocale de Ray est touchante, mais l'orchestration est d'une lourdeur... On se croirait à un dîner de gala chez tes grands-parents, avec les bougies et les napperons. Ça manque de couilles, tout simplement. Ça manque de terre. La country, c'est censé sentir la bière renversée et les coeurs brisés. Le rhythm and blues, c'est la sueur et le sexe. Ici, on a l'impression d'écouter la bande originale d'une pub pour du café soluble.
J'ai eu l'impression d'assister à un combat perdu d'avance : la voix phénoménale de Ray Charles contre une armée de violonistes bien peignés et de choristes proprets. Et même si Ray gagne quelques rounds par KO technique, à la fin, c'est l'ennui qui l'emporte. L'album est lisse. Trop lisse. Il a poli les angles de la country jusqu'à en faire une boule de bowling. Il a emballé l'âme de Ray Charles dans du papier cadeau tellement épais qu'on peine à la sentir vibrer.
C'est un disque conceptuel, oui, mais le concept a bouffé la musique. L'idée de réconciliation musicale est magnifique, mais le résultat est une sorte de soupe tiède où ni la country ni la soul ne sortent vraiment gagnantes. On est dans un entre-deux confortable et soporifique.
Alors voilà, mon verdict est sans appel. D'un point de vue historique et politique, c'est un 5/5 sans hésiter. Un disque essentiel pour comprendre l'évolution de la musique populaire américaine et les barrières qu'elle a dû faire tomber. Mais quand je doit juger l'expérience d'écoute, ici et maintenant, en 2025... c'est un monument qui prend la poussière. Un disque que l'on respecte infiniment pour ce qu'il représente, mais qu'on n'a absolument aucune envie de réécouter.
C'est peut-être ça, le piège du projet "1001 Albums". Tous ne sont pas là pour être aimés, mais pour être entendus. Celui-ci, je l'ai entendu. Une fois. Ça suffira.
Allez, au suivant. En espérant un peu moins de violons et un peu plus de crasse.
2
Jul 25 2024
Deja Vu
Crosby, Stills, Nash & Young
On est en 1970. Les sixties sont officiellement terminées, la gueule de bois post-Woodstock commence à bien taper sur les tempes et le "Peace and Love" se fait de plus en plus discret face à la guerre du Vietnam qui n'en finit pas. C'est dans ce contexte un peu vaseux que débarque le deuxième album de la clique Crosby, Stills & Nash, augmentée pour l'occasion d'un quatrième larron, et pas des moindres : le Canadien grimaçant, Neil Young.
Le concept même de "supergroupe" a de quoi faire frémir. C'est souvent la pire fausse bonne idée de l'histoire du rock. Tu prends des mecs qui sont déjà des demi-dieux dans leurs formations respectives, tu les fous dans la même pièce et tu attends que la magie opère. En général, ce qui opère, c'est surtout un concours de celui qui aura la plus grosse et une bouillie musicale où personne ne veut laisser un peu de place à l'autre.
Et pourtant... Cet album est un miracle accouché dans la douleur, la drogue et les larmes. Pour le mettre en boîte, il aura fallu, selon la légende, plus de 800 heures de studio. Huit. Cents. Heures. De quoi enregistrer toute la discographie de Guided By Voices, faces B comprises. Il faut imaginer le tableau : David Crosby est en plein deuil, sa copine venant de se tuer en voiture, et il noie son chagrin dans des quantités industrielles d'héroïne. Les autres ne sont pas en reste, la coke et l'alcool animent joyeusement les sessions, les engueulades fusent, et Neil Young, fidèle à sa réputation d'électron libre, n'est là que la moitié du temps. Au milieu de ce merdier, le pauvre Graham Nash joue les Casques Bleus de l'ONU, essayant de maintenir une cohésion qui n'existe déjà plus.
Ce contexte, c'est la clé pour comprendre l'album. "Déjà Vu" n'est pas l'oeuvre d'un groupe soudé. C'est une compilation de luxe, une playlist de quatre génies qui se tolèrent à peine mais qui, chacun dans son coin, est au sommet de son art. C'est ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse.
La force, c'est l'incroyable diversité et la qualité hallucinante des compositions. Chaque membre tire le drap à soi, et on a le droit à tout :
Graham Nash nous livre des ballades pop parfaites, solaires et imparables comme "Our House" ou l'hymne au barbecue "Teach Your Children", avec son pedal-steel qui te donne envie de mâcher un brin de paille en regardant le soleil se coucher sur le Grand Canyon, même si t'habites à dans un trou paumé à l'autre bout de la planète.
Stephen Stills, le rockeur de la bande, ouvre le bal avec le monumental "Carry On", une suite en plusieurs mouvements qui est une démonstration de force, un morceau épique qui justifie à lui seul le concept de supergroupe.
David Crosby, le hippie tourmenté, nous offre des titres plus sombres, plus paranoïaques, comme "Almost Cut My Hair", véritable cri du coeur d'une génération qui sent le vent tourner, ou le sublime et vaporeux ""Déjà Vu"".
Et puis il y a Neil Young. Le Loner ne fait pas du CSN, il fait du Neil Young. "Helpless" est une complainte magnifique, fragile, avec cette voix nasillarde qui te transperce l'âme, une chanson qui semble flotter au-dessus du reste de l'album, comme si son auteur était déjà ailleurs.
Le jeu est d'une précision chirurgicale, les harmonies vocales sont à tomber par terre, ça suinte le talent par tous les pores. Chaque note est à sa place, chaque arrangement est pensé, poli, magnifié. On sent les 800 heures de labeur. C'est luxuriant, c'est riche, c'est le son de Laurel Canyon porté à son paroxysme. Un son qui a défini le rock californien pour la décennie à venir.
Alors pourquoi seulement 4/5 ?
Parce que justement, ce n'est pas un groupe. C'est une collection de chefs-d'oeuvre individuels. L'album manque de liant, de cette alchimie unique qui fait qu'un tout est supérieur à la somme de ses parties. On passe du coq à l'âne, de la ballade la plus tendre au rock le plus brut, sans véritable transition. C'est un glorieux bordel, un patchwork magnifique mais qui trahit les fissures béantes au sein du quatuor. On écoute quatre albums solo condensés en un seul. C'est ce qui l'empêche, à mon humble avis, de s'asseoir à la table des plus grands monolithes de l'histoire.
Mais qu'on ne s'y trompe pas. "Déjà Vu" est un album essentiel. Un disque qui capture l'instant précis où le rêve hippie s'est cogné au mur de la réalité. C'est un disque de transition, schizophrène, qui porte en lui à la fois l'insouciance des sixties finissantes et l'amertume des seventies naissantes. Un album qu'il faut écouter et réécouter, pour en saisir toutes les nuances, toutes les tensions, toute la beauté chaotique. Il a beau être le fruit d'egos en collision, le résultat est d'une splendeur qui force le respect.
Un gros 4/5, donc. Pour les chansons immortelles, pour les harmonies divines et pour le simple fait d'avoir réussi à transformer une poudrière en disque de platine.
4
Jul 26 2024
Mott
Mott The Hoople
Voilà une semaine qui se termine bien et qui me réconcilie avec ce projet un peu dingue, ce marathon discographique qui, parfois, me donne l'impression d'être une corvée divine. Faut bien l'avouer, il y a des jours où je tire la gueule en regardant le prochain nom sur la liste. Des jours où je me dis que je vais encore me farcir un double album de prog-rock allemand enregistré par des mecs en toge qui pensent que la musique, c'est avant tout des maths et un solo de flûte de 17 minutes. J'exagère à peine.
Ce projet, c'est la grande loterie. Une roulette russe musicale où une balle sur six est un chef-d'oeuvre, quatre sont des trucs potables qui occupent une soirée, et la dernière te file une bonne grosse migraine. Et puis, il y a les entre-deux. Les albums qui ne changent pas ta vie, mais qui te la rendent plus belle le temps d'une écoute. Ces disques que t'avais oubliés, ou pire, que tu n'avais jamais vraiment calculés.
Mott the Hoople, pour moi, c'était ça. Un nom sur la grande carte du rock des années 70, une case juste à côté des géants, une petite principauté à l'ombre des empires. Je savais qu'ils existaient, bien sûr. Impossible de bosser dans une radio ou un magasin de disques sans avoir entendu parler d'eux, surtout à cause de ce cadeau du ciel que Bowie leur avait fait avec "All the Young Dudes". Un hymne glam, LE grand titre qui les a mis sur orbite un court instant. Mais après ? J'avoue mon ignorance. Pour moi, c'étaient les mecs d'une seule chanson. Une belle chanson, certes, mais une seule.
Alors, quand le couperet de la liste est tombé sur "Mott", sorti en 1973, juste après la gloire offerte par le Thin White Duke, j'ai haussé un sourcil. Un peu de curiosité, pas mal d'appréhension. Le fameux album "de la confirmation". Celui où le groupe doit prouver qu'il n'est pas juste un "one-hit wonder". Le disque casse-gueule par excellence.
Et putain, quelle découverte !
Je ne vais pas y aller par quatre chemins : cet album est une petite merveille de rock'n'roll burné, intelligent et mélancolique. On est en plein dans le glam, cette période bénie où les mecs avaient plus de maquillage que leurs copines et où les riffs de guitare étaient aussi simples qu'efficaces. Mais Mott the Hoople, ce n'est pas que ça. Il y a une profondeur, une sorte de conscience de sa propre condition de groupe de rock qui transpire de chaque sillon.
Ça commence par "All the Way from Memphis", et là, direct, tu comprends que tu n'es pas là pour rigoler. C'est un rock furieux, un piano bastringue qui martèle un rythme de train fou, des guitares qui sonnent comme si elles avaient été enregistrées dans un garage rempli de bière et de sueur, et ce saxo... ce putain de saxo arrogant et poisseux qui débarque comme s'il s'était trompé de studio en sortant d'une session de Roxy Music. Le morceau raconte la vie sur la route, la galère, la gloire éphémère. C'est du vécu, ça sent le vrai.
Et c'est ça, la grande force de "Mott". Ça sonne vrai. Ian Hunter, le chanteur-leader-parolier, a une voix de prolo magnifique. Il ne chante pas, il raconte. Il a ce ton un peu nasillard, ce phrasé à la Dylan, mais avec une énergie purement rock. Il n'est pas un alien descendu de Mars, il est le mec accoudé au bar qui te raconte ses histoires de triomphes et de défaites.
On pourrait croire que le groupe va se contenter de balancer du riff carré pendant 40 minutes, et honnêtement, ça m'aurait déjà suffi. "Whizz Kid" est là pour ça, avec sa rythmique basique mais qui te rentre dans le crâne pour ne plus en sortir. C'est le genre de morceau qui te donne envie de taper du pied frénétiquement en attendant que le feu passe au vert. Simple, direct, jouissif.
Mais le groupe ne s'arrête pas là. Ils osent. Ils tentent des trucs. Prenez "Violence", par exemple. Ce titre est complètement barré. Ça commence comme un rock bien lourd, et puis ça dérape sur un violon qui sonne volontairement faux, strident, presque angoissant. C'est le chaos organisé, une embardée dans le fossé qui, miraculeusement, se termine par un retour sur la route, indemne et le sourire aux lèvres. C'est audacieux, c'est brillant.
Et puis, il y a les ballades. Parce que sous les paillettes et les guitares saturées, il y a un coeur qui saigne. "I Wish I Was Your Mother" est d'une beauté à chialer. C'est une déclaration d'amour et de dépendance totale, un truc d'une sincérité désarmante. "Hymn for the Dudes" est une sorte de gospel rock pour les laissés-pour-compte du rock business, une messe pour les éternels seconds.
C'est là qu'on touche au point sensible de Mott the Hoople, et à la raison pour laquelle cet album, malgré ses qualités immenses, n'a pas fait d'eux les égaux des Stones ou de Led Zeppelin. Ils étaient le groupe des "presque". Toujours à un cheveu du mega-succès, toujours un peu trop vrais, un peu trop "normaux" pour devenir des mythes. Ils chantaient la vie des rockstars tout en sachant qu'ils n'atteindraient jamais le sommet de l'Olympe. Il y a une sorte de lucidité tragique dans leur musique, une conscience de leur propre finitude. L'album se termine d'ailleurs par "I'm a Cadillac / It's the Last of the Rock and Rollers", une sorte d'épitaphe douce-amère.
À l'époque, en 1973, j'avais trois ans, autant dire que je suis passé complètement à côté. Et même plus tard, pendant mes années de disquaire, "Mott" n'était pas un album que les clients réclamaient souvent. On vendait du Bowie, du Lou Reed, du T. Rex. Mott the Hoople, c'était pour les connaisseurs, ceux qui cherchaient la pépite cachée derrière les blockbusters.
Et c'en est une, de pépite. Une sacrée bonne pépite. Ce n'est peut-être pas l'album qui va redéfinir votre perception de la musique, mais c'est un disque d'une honnêteté et d'une efficacité redoutables. C'est un compagnon de route parfait, un disque qui a du coeur, des couilles et une âme. Une très belle découverte, qui justifie à elle seule toutes les heures passées à écouter des albums oubliables.
Un très bon 4/5, sans l'ombre d'une hésitation. Allez, au suivant. En espérant que la bille de la roulette tombe encore du bon côté.
4
Jul 29 2024
Fever To Tell
Yeah Yeah Yeahs
Ah, 2003 !!! Quelle année, mes amis, car le rock, le vrai avait repris du poil de la bête depuis quelques temps. Les Strokes avaient remis le slim et les Converse au goût du jour, les White Stripes nous prouvaient qu'on pouvait faire un boucan d'enfer à deux. New York et Detroit pissaient le rock par tous les pores. C'était l'époque du "revival garage", comme disaient les journaleux en mal d'étiquettes.
Et puis, au milieu de toute cette testostérone en guitares, un trio a débarqué. Yeah Yeah Yeahs. Rien que le nom, ça sonnait comme une réponse désinvolte, un truc entre l'enthousiasme et le je-m'en-foutisme.
Vingt ans et des poussières plus tard, le projet "1001 Albums" me force à remettre ce disque sur la platine. Et première surprise, il n'a pas vieilli. Il n'a pas pris une ride. Ce disque est un putain de concentré d'énergie brute, une décharge électrique qui vous prend à la gorge dès les premières secondes de "Rich". On est loin du son propret des Strokes. Ici, c'est sale, c'est strident, c'est viscéral.
Le son du Yeah Yeah Yeahs, c'est avant tout un triangle des Bermudes sonore où l'on se perd avec un plaisir masochiste. Il y a d'abord Nick Zinner, ce type à l'allure de crevette asthmatique qui sort de sa guitare des sons à décorner un troupeau de rhinocéros. Ses riffs sont des lames de rasoir, des éclats de verre, des crissements de pneus sur le bitume. Il n'y a pas de basse, et on s'en fout royalement, parce que sa guitare remplit tout l'espace, elle grince, elle sature, elle crée une tension permanente.
Ensuite, il y a Brian Chase à la batterie. Le métronome fou. Il ne fait pas dans la dentelle, sa frappe est sèche, tribale, précise comme une horloge suisse déréglée. Il est le squelette sur lequel tout le chaos mélodique vient s'accrocher, la poutre maîtresse qui empêche la baraque de s'effondrer complètement.
Et puis, il y a Elle. Karen O. L'épicentre du séisme. Sur scène, c'était un spectacle. Dans les clips, une énigme. Mais sur le disque, sa voix est l'arme principale. Elle passe du chuchotement sensuel au cri primal en une fraction de seconde. Elle est tour à tour aguicheuse, menaçante, fragile, hystérique. C'est une frontwoman comme on n'en faisait plus, une héritière lointaine de Siouxsie Sioux ou de PJ Harvey, mais avec une excentricité toute new-yorkaise, un côté "art school" qui part en couille. Elle ne chante pas, elle vit les morceaux. Elle les crache, les pleure, les jouit.
"Fever To Tell" est un album schizophrène, et c'est ce qui fait sa putain de force. La première moitié, c'est une course-poursuite. Un uppercut. "Date With The Night", "Man", "Tick"... C'est une succession de brûlots punk-funk qui vous laissent exsangue, le coeur battant à 200 pulsations par minute. C'est le son d'une nuit de débauche à Brooklyn, le genre de nuit qui se termine soit au poste, soit aux urgences, soit les deux. C'est cru, c'est sexuel, c'est énervé.
Et puis, au milieu de ce bordel sonique, arrive "Maps". Putain... "Maps".
Ce morceau est une anomalie. Une fracture. Le tempo ralentit, la guitare de Zinner se fait douce et mélancolique, et la voix de Karen O se brise. "Wait, they don't love you like I love you". C'est une déclaration d'amour d'une simplicité et d'une puissance désarmantes. On raconte que les larmes qu'elle verse dans le clip sont réelles, que son mec de l'époque (Angus Andrew de Liars) était en retard pour le tournage et qu'elle a cru qu'il n'allait pas venir. Vrai ou faux, on s'en cogne. L'émotion, elle, est authentique. Ce morceau a transformé un groupe de punk-rockeurs arty en quelque chose de plus grand. Il a donné une âme à la fureur.
Après "Maps", l'album ne sera plus jamais le même. La deuxième partie explore des territoires plus étranges, plus pop, presque électroniques parfois, comme si le groupe avait besoin de reprendre son souffle après s'être vidé de sa substance. C'est moins direct, plus expérimental, et c'est peut-être là que le disque perd un cheveu de sa perfection, ce qui explique mon petit 4/5. Le grand écart est parfois un peu violent entre la furie du début et la pop déconstruite de la fin. Mais même dans ses errances, l'album reste fascinant. C'est un disque de rupture, au sens propre comme au figuré. Rupture amoureuse, rupture de ton.
Vingt ans après, "Fever To Tell" n'est pas juste un bon souvenir. C'est un album qui a incroyablement bien vieilli parce qu'il n'a jamais vraiment cherché à être à la mode. Il était juste... lui-même. Brutal, honnête, sexy, et touchant. C'est le son d'un groupe en état de grâce, capturant un instant de pure magie chaotique avant que le succès et les attentes ne viennent tout compliquer.
4
Jul 30 2024
Unknown Pleasures
Joy Division
Il y a des jours, dans ce projet un peu fou des "1001 albums", où l'on tombe sur un disque qu'on connaît par coeur et qu'on a usé jusqu'à la corde. Et puis, il y a des jours où l'on tombe sur "Unknown Pleasures". Et là, ce n'est plus tout à fait la même chose. On ne se contente pas de l'écouter. On se recueille.
Parler de ce disque, c'est comme essayer de décrire le vide de l'espace en ne regardant qu'une seule étoile. C'est une tâche vouée à l'échec, mais bordel, il faut bien essayer.
Commençons par le commencement, par ce qui est devenu une icône pop, un putain de t-shirt que des ados portent sans même savoir ce que c'est : la pochette. Ce graphique blanc sur fond noir, oeuvre de Peter Saville, représentant les ondes d'un pulsar. Jamais une image n'a aussi parfaitement incarné le son qu'elle contenait. C'est froid, clinique, mathématique, et pourtant ça hurle une angoisse cosmique. C'est un électrocardiogramme de l'âme à l'instant précis où elle décide de tout lâcher. Rien que pour ça, on sait qu'on ne va pas écouter un disque pour faire la vaisselle.
En 1979, le punk a déjà balancé son glaviot à la face du monde et commence à se regarder le nombril. L'Angleterre de Thatcher pointe le bout de son nez, grise, industrielle et sans espoir. Et du côté de Manchester, ce trou du cul du monde ravagé par la crise, quatre types vont ériger une cathédrale de béton et de verre brisé.
La première mandale, c'est le son. Oubliez tout ce que vous savez sur le rock. Martin Hannett, le producteur, n'a pas enregistré un groupe, il a sculpté un espace sonore. Chaque instrument est isolé, baigné dans une réverbération glaciale, comme s'ils jouaient chacun dans une pièce différente d'un hangar désaffecté. La batterie de Stephen Morris n'est pas un battement de coeur, c'est une horloge implacable, le tic-tac d'une bombe à retardement. La guitare de Bernard Sumner, ce ne sont pas des riffs, ce sont des éclats de verre, des lames de rasoir qui déchirent le silence.
Et puis, il y a cette basse. La basse de Peter Hook. Mon Dieu, cette basse. Elle ne soutient pas, elle mène la danse macabre. Haut perchée, mélodique, obsédante. C'est elle, la véritable voix du désespoir, le chant funèbre qui court tout le long de l'album. C'est la première chose que l'on entend, et la dernière que l'on oublie.
Par-dessus tout ça, il y a Ian Curtis.
On ne peut pas parler de Joy Division sans parler de lui. Sa voix, ce n'est pas du chant, c'est une incantation. Un baryton d'outre-tombe qui ne cherche pas à séduire, mais à témoigner. Il y a une distance, une froideur clinique dans sa façon de poser les mots, comme s'il était déjà ailleurs, un observateur de sa propre déchéance. Les textes sont à l'avenant : l'aliénation, la maladie, la mort, l'impossibilité de communiquer. "I've been waiting for a guide to come and take me by the hand". On sait très bien de quel guide il parle, et ça vous glace le sang.
Cet album est une autopsie à coeur ouvert. Il n'y a pas de single évident, pas de refrain pour chanter en choeur dans un stade. "Disorder", "She's Lost Control", "Shadowplay"... Chaque titre est un clou de plus sur le cercueil. C'est une musique qui ne vous prend pas par la main, elle vous pousse dans le dos au bord du précipice et vous regarde tomber. C'est lent, lourd, et pourtant ça vous donne une envie irrépressible de bouger, de danser comme un épileptique sous stroboscope, ce qui, connaissant l'histoire de Curtis, prend une dimension terriblement prophétique.
Le mythe, bien sûr, a été scellé par la tragédie. C'est le seul et unique album sorti de son vivant. Un an plus tard, il se pendait dans sa cuisine. À partir de cet instant, "Unknown Pleasures" n'était plus un disque, c'était un testament. Une chronique annoncée de sa propre mort. Et ça, ça change tout. Chaque écoute devient une quête d'indices, chaque parole une clé pour comprendre l'incompréhensible.
Cet album est passé de mains en mains et des générations de jeunes se l'ont procuré. D'abord les goths des années 80, pour qui c'était la bible. Puis les fans de cold wave, puis les indie kids des années 90 qui découvraient que Nirvana n'avait rien inventé.
Presque 50 après, "Unknown Pleasures" n'a pas vieilli. Et d'ailleurs, il ne le pourrait pas car il est né vieux, hors du temps, comme un bloc de granit. Il n'a rien à voir avec son époque, et c'est pour ça qu'il parle à toutes les époques. Il ne cherche pas à plaire, il EST.
Ce n'est pas un disque qu'on "aime". C'est un disque qu'on subit, qu'on endure, et qui, au final, vous marque au fer rouge. C'est une expérience nécessaire. Un chef-d'oeuvre absolu, froid et intransigeant. Le genre de disque qui vous fait dire que, décidément, la musique peut aller bien plus loin que le simple divertissement.
Un 5/5 et cela semble presque insuffisant. On devrait d'ailleurs inventer une note spéciale pour ce genre de monument. Son successeur posthume, "Closer", est également dans la liste. Une autre messe noire nous attend. J'ai hâte, et en même temps, j'appréhende. C'est ça, la force de Joy Division.
5
Jul 31 2024
Goodbye Yellow Brick Road
Elton John
Le Glam Rock est à son zénith, un paon gigantesque et pailleté qui déploie sa roue sur le monde de la pop. Bowie est un Martien, T. Rex fait hurler les gamines et au milieu de tout ça, il y a Reginald Dwight, alias Elton John. Le mec n'est pas un nouveau venu. Depuis 1970, il enchaîne les albums et les tubes à une cadence de stakhanoviste sous amphètes. Mais en 73, il est au sommet de sa montagne. Il est LA plus grande star de la pop mondiale. Et que fait une pop star arrivée au sommet de sa montagne ? Elle ne redescend pas, non. Elle essaie de construire une putain de cathédrale sur le pic pour être sûre que tout le monde la voie depuis la vallée.
"Goodbye Yellow Brick Road" est cette cathédrale. Un double album.
Le double album, c'est l'Everest de l'artiste pop. C'est le geste ultime, l'affirmation péremptoire : "J'ai tellement de génie en moi qu'un simple 33 tours ne peut le contenir". C'est aussi, et c'est là que le bât blesse souvent, le piège le plus con du monde. Le syndrome du "White Album", de "The Wall" ou d'"Exile on Main St." : l'oeuvre géniale mais boursouflée, le festin gargantuesque où, à côté du caviar et du homard, on te sert aussi des chips éventées et de la purée Mousline.
Et c'est exactement là que se situe "Goodbye Yellow Brick Road". C'est un monstre fascinant, un monstre à deux têtes, l'une sublime, l'autre un peu moins inspirée. C'est l'album qui justifie parfaitement cette note de 4/5 : un disque pétri de talent, essentiel, mais qui rate le chef-d'oeuvre absolu à cause de son ambition démesurée.
Quand je bossais au magasin de disques, dans les années 90, on en vendait encore. La pochette, avec Elton en satin blanc qui pénètre dans une rue de pacotille, était iconique. Le simple fait de tenir ce double vinyle dans les mains, c'était quelque chose. Ça sentait l'opulence, l'excès, la démesure d'une époque que nous, avec notre grunge boueux, on regardait avec un mélange de fascination et de mépris.
Pourtant, il faut être honnête. La première moitié de ce disque, disons les deux premières faces du vinyle, c'est une pure démonstration de force. Un sans-faute. Le mec, avec son complice de toujours, le parolier Bernie Taupin, est en état de grâce. Il y a tout. Le rock'n'roll de stade qui sent la bière et la sueur avec "Saturday Night's Alright for Fighting". Le glam-stomp irrésistible avec son faux public et son piano bastringue de "Bennie and the Jets". La ballade intemporelle, celle qui te fera chialer à tous les enterrements, "Candle in the Wind". Et bien sûr, la chanson-titre, "Goodbye Yellow Brick Road", une pure merveille de composition pop, avec sa mélodie qui s'envole et son orchestration digne d'un film hollywoodien.
Sur ces morceaux, Elton John n'est pas juste un bon artisan. C'est un putain de génie. Il digère tout ce que la musique populaire a produit et le recrache à sa sauce, une sauce flamboyante, virtuose, mais toujours accessible. Il y a du music-hall anglais, du rock sudiste américain, de la pop californienne, du glam, de la soul... C'est un catalogue de tout ce qui se faisait de mieux, mais avec une cohérence bluffante, tenue par sa voix unique et son piano virtuose.
C'est une masterclass. Point.
Et puis... et puis il y a le reste. La seconde moitié de l'album. C'est là que la cathédrale commence à montrer quelques fissures dans les fondations. On sent le remplissage. L'obligation de fournir assez de matière pour justifier le double sillon. Attention, ce n'est pas mauvais. Elton John, même en pilote automatique, reste meilleur que 90% des artistes de son temps. Mais on sent une baisse de régime. "Jamaica Jerk-Off", sérieusement ? Une parodie de reggae qui tombe un peu à plat. "Sweet Painted Lady", une jolie ballade, mais qui n'a pas la force des précédentes. On a l'impression d'assister à la fin d'un repas trop copieux. On a bien mangé, on est repu, et on continue de nous amener des plats, bons mais dispensables.
C'est tout le paradoxe de ce disque. Il contient certains des plus grands morceaux de l'histoire de la pop. Des hymnes qui ont traversé les décennies sans prendre une ride. Mais en tant qu'album, en tant qu'oeuvre complète, il souffre de sa longueur. Un éditeur impitoyable en aurait tiré un album simple absolument parfait, un 5/5 incontestable. Mais Elton John, en 1973, n'avait personne pour lui dire non. Et c'est tant mieux, et tant pis à la fois.
"Goodbye Yellow Brick Road" est donc ce monument un peu bancal mais grandiose. C'est l'oeuvre d'un artiste au sommet de sa gloire, qui veut tout embrasser, tout essayer, quitte à se perdre un peu en chemin. C'est un disque qui, 50 ans après, reste une porte d'entrée idéale dans l'univers d'Elton John, parce qu'il contient toutes ses facettes. Le rockeur, le crooner, le showman, le compositeur de génie, et aussi le mec qui, parfois, en fait un peu trop.
Alors, 4 sur 5, c'est sévère ? Non, c'est juste. C'est la note de l'admiration pour le génie, tempérée par la lucidité sur les excès. C'est un album qu'il faut entendre, absolument. Pour ses sommets vertigineux qui justifient à eux seuls sa place dans cette liste des 1001. Mais il faut aussi savoir pardonner ses quelques longueurs, comme on pardonne à un vieil ami génial d'être parfois un peu bavard. C'est le prix à payer pour fréquenter les géants.
4
Aug 01 2024
Selling England By The Pound
Genesis
Voilà, on y est. La case que je redoutais. Le moment où le grand livre sacré des "1001 Albums" me force à m'asseoir, à mettre un casque sur mes oreilles de quinquagénaire fatigué et à m'infliger un truc que j'ai passé toute ma vie d'adolescent puis de disquaire à éviter comme la peste : le rock progressif. Ah, le prog ! Rien que le mot me donne des boutons. Ça sent la flûte de pan, les capes en velours, les solos de clavier de vingt-cinq minutes et les concepts fumeux sur des guerres entre gnomes et elfes dans une forêt enchantée. J'exagère à peine.
Pour moi, le rock, ça doit puer la sueur, la bière et la clope. Ça doit être direct, un coup de poing dans la gueule. Le prog, c'est l'inverse. C'est un cours de solfège déguisé en rébellion pour fils de notaires. C'est la musique que tes parents trouvaient "recherchée" et "intelligente", ce qui est à peu près le pire compliment qu'on puisse faire à un disque de rock. C'est le genre de musique qui te fait dire : "Ah ouais, ils sont super techniques", mais qui oublie l'essentiel : l'âme, le bide, les couilles.
Alors, quand j'ai vu "Selling England By The Pound" de Genesis arriver sur la liste, j'ai soupiré. Fort. Genesis, pour le mec de ma génération, c'est Phil Collins, les vestes à épaulettes et les ballades pour faire pleurer les ménagères. Mais non, là, on parle du Genesis d'avant. Le Genesis de Peter Gabriel. Celui avec les costumes de fleur et les doubles albums conceptuels. La totale.
Je me suis donc lancé dans l'écoute avec la même motivation qu'un condamné montant à l'échafaud. Et là... Bon, je vais être honnête. J'ai pas passé un moment atroce. Juste un moment... long. Très long.
Faut le reconnaître, et c'est pour ça que je ne mets pas un zéro pointé, les mecs savent jouer. Putain, s'ils savent jouer. C'est propre, c'est léché, la production est d'une clarté absolue. On sent que chaque note a été pensée, pesée, analysée. Tony Banks aux claviers est un monstre de technique, Steve Hackett à la guitare tricote des arpèges complexes avec une aisance déconcertante. C'est brillant. C'est virtuose. Et c'est précisément ça qui me gonfle. Ça manque de gras, de crasse. C'est tellement parfait que ça en devient froid, désincarné.
L'album est considéré par les adeptes (la secte, devrais-je dire) comme le sommet de la période Gabriel. Et je veux bien les croire. C'est sûrement le plus "abouti". Il y a même un morceau, "The Cinema Show", qui sort du lot. C'est une longue pièce (évidemment), mais il y a une vraie beauté mélodique qui s'en dégage, une sorte de mélancolie pastorale qui, l'espace d'un instant, m'a presque touché. Presque. Il y a aussi ce single improbable, "I Know What I Like (In a Cuckoo's Nest)", avec sa tondeuse à gazon, qui sonne presque comme une chanson pop normale. Un moment de répit avant de replonger dans les méandres des mesures impaires et des paroles sur la vieille Angleterre.
Parce que c'est bien de ça qu'il s'agit : vendre une vision fantasmée et nostalgique d'une Angleterre de légendes, de chevaliers et de pelouses bien tondues. C'est un disque d'évasion totale, un refuge dans un imaginaire folklorique qui me passe complètement au-dessus de la tête. Je n'arrive pas à connecter avec ce délire. J'écoute "Dancing with the Moonlit Knight" et j'imagine Peter Gabriel avec une flûte traversière en train de gambader dans une prairie. Pour moi, c'est le summum de l'antithèse du rock.
Alors voilà, mon verdict. C'est un 2/5. Un point pour la technique irréprochable et le son impeccable. Un autre point pour "The Cinema Show" et le courage de proposer un univers aussi personnel, même s'il n'est pas le mien. Et un point car je suis sympa. Mais ça s'arrête là. Je n'ai ressenti aucune urgence, aucune émotion brute. J'ai assisté à une démonstration, une performance musicale de très haut vol, mais ça ne m'a pas parlé.
Est-ce que c'est un album qu'il faut entendre avant de mourir ? Si on suit le livre, oui. Pour la culture, pour comprendre ce qu'était ce mastodonte du rock des années 70, pour saisir ce qui a pu fasciner des millions de gens. C'est un document historique. Mais une fois que c'est fait, on a le droit de ne plus jamais y revenir. C'est ce que je vais faire. La case est cochée. Je peux passer à autre chose. Et pour me nettoyer les oreilles, je crois que je vais me mettre un bon vieux Motörhead. Histoire de retrouver un peu de cambouis.
2
Aug 02 2024
Jazz Samba
Stan Getz
Voilà une chronique qui me sort un peu de mes sentiers battus. On quitte les caves froides de Manchester et les entrepôts new-yorkais pour se retrouver sous le soleil de Rio, ou plutôt, dans une église de Washington D.C. où ce disque a été enregistré. Paradoxal, non ? Un peu comme moi en train de chroniquer un album de jazz brésilien. Mais le projet "1001 Albums" est ainsi fait : il vous force à l'éclectisme, et parfois, c'est pas plus mal.
En 1962, Kennedy est à la Maison Blanche, la guerre froide bat son plein, et pendant ce temps, deux Américains, Stan Getz au saxophone ténor et Charlie Byrd à la guitare, décident de faire découvrir la bossa nova à leurs compatriotes. Et "Jazz Samba" est littéralement le patient zéro de l'épidémie de bossa qui a déferlé sur les États-Unis au début des années 60. Avant ça, pour l'Américain moyen, la musique brésilienne, ça devait se résumer à Carmen Miranda avec une corbeille de fruits sur la tête.
Et il faut bien le reconnaître, dès les premières notes, on est transporté. C'est doux, c'est chaloupé, c'est la bande-son idéale pour siroter une caïpirinha en terrasse. Le son de Getz, surnommé "The Sound", est d'une fluidité et d'une chaleur incroyables. On a l'impression que son saxophone a passé sa vie à attendre ces mélodies brésiliennes. En face, la guitare de Charlie Byrd, plus classique, presque sage, tisse une toile délicate sur laquelle Getz peut s'épanouir. C'est d'ailleurs Byrd qui est à l'origine du projet, après un voyage en Amérique du Sud qui l'a laissé sur le cul. Il a ramené des disques dans ses valises et a convaincu tout le monde que c'était le futur.
L'album s'ouvre sur le célébrissime "Desafinado" d'Antônio Carlos Jobim. C'est le tube, la porte d'entrée. L'interaction entre le sax de Getz et la guitare de Byrd est sublime et on sent deux mondes qui se rencontrent : la mélancolie du jazz cool de la côte Ouest qui vient flirter avec la saudade brésilienne. Le mariage est heureux, personne ne peut le nier, on se laisse porter, on dodeline de la tête, on se dit que la vie est plutôt chouette. C'est une musique qui respire l'optimisme, une sorte de parenthèse enchantée avant que le monde ne devienne vraiment trop compliqué.
On y trouve aussi "Samba Triste", qui, comme son nom l'indique, est plus mélancolique. C'est là qu'on touche à l'essence de la bossa nova : cette tristesse douce, cette joie voilée. C'est pas du gros blues qui tâche, c'est plus subtil, plus insidieux. Ça vous prend par surprise, au détour d'un accord, c'est le genre de morceau qui vous fait penser à des amours perdus, à des étés qui se terminent. Bref, ça fait son petit effet, même sur un vieux coeur de rocker comme le mien.
Alors pourquoi seulement 3/5, me direz-vous ? Pourquoi ce vieil aigri ne met-il pas la note maximale à ce classique intemporel ? Eh bien, c'est là que mon ressenti personnel entre en jeu. Autant je reconnais l'importance historique du disque, sa beauté formelle et son influence (sans lui, pas de "Getz/Gilberto" un an plus tard, et ça, ce serait un drame), autant... je m'emmerde un peu.
Voilà, c'est dit. C'est propre, c'est lisse, c'est impeccablement produit. À l'époque, j'aurais probablement trouvé ça révolutionnaire, mais avec mes oreilles de 2025, habituées aux dissonances de Sonic Youth et aux murs de son de Godflesh, ça sonne un peu trop propre. C'est le genre de disque que ma mère aurait pu passer le dimanche après-midi. Et dieu sait que j'aime ma mère, mais on n'a pas tout à fait les mêmes goûts musicaux.
C'est ce que j'appelle de la "musique de décoration". C'est parfait pour mettre en fond sonore pendant un dîner, ça ne dérangera personne. Personne ne viendra vous dire "c'est quoi ce bruit ?". Et c'est bien ça le problème. La musique que j'aime, elle doit déranger un peu, elle doit bousculer. "Jazz Samba" me caresse dans le sens du poil. C'est agréable, mais ça ne me laisse pas une marque indélébile.
Le son, malgré sa qualité d'enregistrement pour l'époque, a pris quelques rides. La section rythmique américaine, bien que compétente, n'a pas le naturel chaloupé des Brésiliens. On sent parfois une certaine raideur, un manque de "ginga", comme on dit là-bas. C'est un détail, mais pour moi, ça fait la différence entre un bon album et un chef-d'oeuvre absolu.
En fin de compte, "Jazz Samba" est une étape importante dans mon voyage au pays des 1001 albums. C'est une pièce maîtresse de l'histoire du jazz et de la musique brésilienne et c'est un disque d'une élégance folle, qui a ouvert des portes et métissé les cultures. Pour tout ça, il mérite le respect. Mais pour l'émotion brute, pour la cicatrice qu'un disque peut vous laisser, je repasserai. Ça reste un excellent album pour les dimanches pluvieux ou pour faire croire à vos invités que vous êtes un homme de goût.
3
Aug 27 2024
Eagles
Eagles
Ah, les Eagles, rien que le nom, ça sent bon la Californie, les cheveux longs, les chemises à fleurs et les autoroutes qui s'étirent vers un soleil couchant. On est en 1972, l'Amérique digère la fin du rêve hippie, et quatre mecs décident de polir les angles du rock'n'roll pour en faire un produit parfaitement calibré pour les radios FM. Et putain, ça a marché.
Ce premier album éponyme, c'est un peu le Big Bang du "soft rock", du "country rock" propret, celui qui ne fera jamais peur à votre mère et qui passera nickel entre une pub pour une marque de lessive et le bulletin météo. Et c'est précisément là le problème pour le vieux con que je suis.
Dès les premières secondes, on est cueilli par les harmonies vocales. Les voix de Glenn Frey et Don Henley s'entremêlent avec une facilité déconcertante. C'est beau, c'est doux, c'est... chiant.
Et puis il y a les tubes. Parce que oui, cet album est une machine à tubes. "Take It Easy", co-écrit avec un certain Jackson Browne, est devenu l'hymne officieux des mecs qui roulent en décapotable sur la Route 66. C'est l'archétype du son californien, un mélange de guitares acoustiques pépères et de solos électriques qui ne défriseront personne. Et "Witchy Woman", avec son riff un peu plus sombre, son ambiance pseudo-mystique, a fait le reste. Les radios se sont jetées dessus comme des goélands sur un paquet de frites. Le succès a été immédiat, fulgurant. Les Eagles avaient trouvé la formule magique.
Le problème, c'est que cette formule, ils la déclinent à l'envi sur tout l'album. Et c'est là que je commence à sérieusement bailler. Car une fois passés les deux ou trois titres phares, on a l'impression d'entendre la même chanson en boucle avec des tempos sont similaires et des arrangements interchangeables. On nage dans une mélancolie de carte postale, une sorte de vague à l'âme pour gens qui n'ont pas de vrais problèmes. C'est du rock frelaté, sans les aspérités, sans la rage, sans le danger. C'est du rock pour ceux qui n'aiment pas le rock.
Je suis dur, je sais, mais j'ai passé ma jeunesse à me faire saigner les oreilles par Joy Division et The Cure, alors forcément, ce genre de rock propret me file de l'urticaire. Ça manque de tripes, de sincérité, on sent le calcul, la volonté de plaire au plus grand nombre. Et ça, pour un ancien disquaire et animateur de radio indépendante, c'est le péché capital.
La seule petite surprise du disque, le seul moment où j'ai relevé une oreille, c'est "Earlybird" et sa mélodie est entraînante au banjo, on sort enfin de la torpeur ambiante. Ça ne dure que trois minutes, mais c'est une bouffée d'air frais dans un album qui sent un peu le renfermé.
Alors voilà, ma note est à l'image de mon ressenti : mi-figue, mi-raisin. 3/4. C'est un album qui s'écoute facilement, qui ne demande aucun effort. C'est le compagnon de route idéal pour un long trajet en bagnole, mais une fois arrivé à destination, on l'a déjà oublié. Il ne laisse aucune trace, aucune cicatrice. Et pour moi, c'est tout le contraire de ce que doit être un grand disque.
Je comprends pourquoi il est dans la liste des 1001 albums. Pour son succès, pour son influence sur le son des années 70, pour avoir défini un genre à lui tout seul. Mais de là à dire que vous devez absolument l'écouter avant de mourir... Disons que si vous êtes sur votre lit de mort et que vous ne l'avez pas encore écouté, vous pouvez passer à autre chose sans regret.
3
Aug 28 2024
Bright Flight
Silver Jews
Soyons honnêtes, pendant des années, pour moi et pour pas mal de snobs de ma génération, Silver Jews, c'était "le projet annexe du mec de Pavement". On écoutait pour les guitares dégingandées de Stephen Malkmus, pour retrouver un peu de cette magie slacker qui nous avait tant marqués dans les années 90. David Berman, le cerveau et la voix du groupe, était ce poète un peu dépressif qui gravitait autour, une sorte de génie maudit dans l'ombre du guitar-hero nonchalant. Et puis, il y a eu "Bright Flight", l'album de l'émancipation, l'album sans Malkmus, le moment de vérité.
Et quelle vérité ! Dès les premières mesures, on comprend que la donne a changé. Fini, le son vaguement folk-rock bordélique qui pouvait rappeler les cousins de Stockton. Ici, on est en plein territoire country, mais attention, pas la country clinquante de Nashville avec les chapeaux à paillettes et les santiags immaculées. Non, on parle ici d'une country lo-fi, traînante, enregistrée avec les moyens du bord et une sincérité qui vous file des frissons. La grande star de l'album, celle qui enrobe presque chaque titre d'un voile de mélancolie sirupeuse, c'est la pedal steel. Cet instrument, c'est la bande-son officielle des coeurs brisés et des fonds de bouteilles. Elle pleure, elle gémit, elle enveloppe la voix caverneuse et faussement détachée de Berman d'une chaleur réconfortante et vénéneuse à la fois.
Le disque s'ouvre, et on est immédiatement dans le bain. C'est lent, c'est lourd, c'est le son d'un dimanche après-midi qui n'en finit pas. C'est l'Amérique des petites villes, des motels anonymes et des espoirs déçus. Une nonchalance qui n'est pas feinte, qui suinte la lassitude et une forme de sagesse étrange. On est dans la plus pure tradition du rock underground américain de ces dernières années, celui qui n'a pas peur des silences, des notes qui traînent, et qui préfère l'émotion brute à la virtuosité technique.
Mais le véritable coeur de Silver Jews, ce qui en fait un groupe absolument essentiel, c'est David Berman. Ce type était un putain de poète, sa voix, grave, parfois à la limite de la justesse, n'est pas celle d'un chanteur, mais celle d'un conteur. Il ne chante pas, il vous parle à l'oreille. Et ce qu'il raconte... C'est là que la magie opère. "Bright Flight" est une collection de chansons qui sont à la fois poignantes, spirituelles et, paradoxalement, incroyablement rassurantes.
Berman était un maître des mots, ses paroles sont d'une intelligence folle, naviguant avec une aisance déconcertante entre des jeux de mots complètement stupides qui vous arrachent un sourire ("Horse-mounted police are friends of the police") et des images d'une beauté et d'une précision évocatrice à vous fendre l'âme. Il y a une dimension spirituelle, une quête de sens dans ce marasme ambiant, mais sans jamais tomber dans le prêchi-prêcha. C'est une spiritualité de comptoir, une théologie de barman. On y parle de chevaux, de démons, de solitude, et de la difficulté d'être un homme bon dans un monde qui s'en fout. Et au milieu de ce blues existentiel, il y a toujours une lueur d'espoir, une phrase, une mélodie qui vous dit que, malgré tout, ça vaut le coup.
Alors, pourquoi seulement 4/5 ? Pourquoi ne pas crier au chef-d'oeuvre absolu ? Parce que, pour être tout à fait franc, il manque peut-être un ou deux hymnes, de ces morceaux qui vous attrapent et ne vous lâchent plus, comme on pouvait en trouver sur les monuments que sont "Starlite Walker" ou, surtout, "American Water". "Bright Flight" est plus homogène, plus subtil. C'est un album qui se dévoile sur la durée, qui demande un peu plus d'attention. Il n'a pas la fulgurance d'un "Random Rules", c'est moins un coup de poing qu'une longue étreinte un peu triste.
Mais ne vous y trompez pas, c'est un disque à découvrir absolument. C'est un compagnon de route idéal pour les jours sans. C'est le son de la résilience, la preuve qu'on peut faire de la beauté avec de la douleur. C'est un très, très bon album de rock indépendant et aujourd'hui, avec la disparition tragique de David Berman, chaque note, chaque mot résonne avec une force encore plus poignante. On écoute "Bright Flight" et on se dit que ce type nous a laissé un trésor. Un trésor un peu cabossé, un peu poussiéreux, mais un trésor quand même. Et ça, ça mérite bien plus qu'un simple détour.
4
Aug 29 2024
Pills 'n' Thrills And Bellyaches
Happy Mondays
Ah, Manchester ! Fin des années 80, début 90. Pendant que le reste de l'Angleterre se morfondait sous Thatcher, la ville devenait l'épicentre d'un tremblement de terre musical et culturel : "Madchester". Un bordel sonore où le rock psychédélique copulait sauvagement avec la house music naissante, le tout arrosé de litres de bière et d'une quantité astronomique d'ecstasy. Et au sommet de cette pyramide de la débauche, il y avait les Happy Mondays.
Et "Pills 'n' Thrills and Bellyaches", c'est leur chef-d'oeuvre, le monument ultime à cette époque de folie douce. Le titre seul annonce la couleur : des pilules, des frissons et des maux de ventre. Le programme est clair, on n'est pas là pour enfiler des perles, on est là pour la défonce et mon Dieu, quelle défonce !
L'histoire de l'enregistrement de cet album est déjà une légende en soi. Le label Factory, dirigé par le regretté Tony Wilson, décide d'envoyer ses poulains à la Barbade pour enregistrer. L'idée, sur le papier, était de les éloigner des tentations de Manchester pour qu'ils se concentrent sur la musique. Quelle putain d'erreur car les mecs se sont retrouvés au paradis, avec un accès illimité à toutes les spécialités locales plus ou moins légales. Le résultat ? L'album est le son même de la débauche, c'est un disque fait par des défoncés, pour des défoncés.
Et ça s'entend car le chanteur, Shaun Ryder, un des plus grands poètes prolos que l'Angleterre ait jamais porté, a une voix qui les fins de soirée qui n'en finissent pas. Il ne chante pas, il scande, il postillonne, il raconte ses histoires de galère et de petites combines avec un accent à couper au couteau. C'est le son d'un mec qui s'en fout, qui est trop occupé à planer pour se soucier de la justesse. Et c'est absolument génial, Shaun Ryder, c'est le chaînon manquant entre Mark E. Smith de The Fall et un pilier de pub. Un véritable génie, je vous dis.
Et puis, il y a Bez, lui c'est le danseur fou, le joueur de maracas possédé. Le mec qui ne savait ni chanter, ni jouer d'un instrument, mais qui incarnait à lui seul toute l'énergie du groupe. Sur scène, et probablement en studio, il était là pour secouer ses maracas comme si sa vie en dépendait, le regard vide, un sourire béat accroché aux lèvres. Bez, c'est l'âme de Madchester.
Musicalement, l'album est un tour de force. C'est un mélange improbable de funk crasseux, de rythmes house hypnotiques et de guitares rock psychédéliques. C'est le fameux son "baggy", ce groove un peu lourd, un peu bancal, qui vous donne envie de danser comme si vous aviez des spaghettis à la place des jambes. Des titres comme "Kinky Afro" ou "Step On" (une reprise improbable de John Kongos) sont devenus des hymnes. C'est dansant, c'est funky, c'est incroyablement addictif. Le cocktail "Sexe, drogues et rock'n'roll" est ici poussé à son paroxysme. On pourrait même y ajouter le mot "dance", mais pas dans le sens péjoratif que les rockeurs comme moi lui donnent parfois. Ici, la dance n'est pas une musique de club aseptisée, c'est le son de la rue, de la fête qui dégénère, de la communion sous produits chimiques.
Alors, pourquoi cette note bâtarde ? Pourquoi ne pas mettre un 5/5 direct à ce disque iconique ? Parce que, et je vais être tout à fait honnête avec vous, je crois que je n'ai jamais été assez défoncé pour l'apprécier à sa juste valeur.
C'est un disque qui demande un certain état d'esprit, une certaine... ouverture des chakras, dirons-nous. C'est un album social, qui s'apprécie en groupe, en suant, en perdant la notion du temps. L'écouter seul dans son salon, sobre comme un chameau, c'est un peu passer à côté de l'essentiel. C'est un très bon album, objectivement. La production de Paul Oakenfold et Steve Osborne est brillante, les chansons sont excellentes. Mais il me manque ce petit truc, cette connexion viscérale que j'ai avec d'autres disques.
C'est donc un album que je vous conseille d'écouter, que vous soyez sobre ou complètement ailleurs. Dans le premier cas, vous apprécierez la qualité de la production et le génie des compositions. Dans le second, vous comprendrez probablement pourquoi une génération entière a perdu la tête sur ce son. Et rien que pour ça, "Pills 'n' Thrills and Bellyaches" a sa place au panthéon des grands disques. Même si, pour moi, il restera toujours le son d'une fête à laquelle je suis arrivé un peu trop tard, ou un peu trop... clair.
4
Aug 30 2024
Skylarking
XTC
Je vais commencer par une confession, XTC, pour moi, c'était une vieille connaissance un peu reloue. Je les avais croisés à la fin des années 80, avec des albums comme "Black Sea" ou "The Big Express". De mémoire, ça m'avait laissé un souvenir de pop anglaise un peu trop intello, un peu trop alambiquée, un peu trop... pas assez The Cure, en somme. Alors, pendant des lustres, j'ai soigneusement évité le sujet. J'ai rangé XTC dans la case "groupes surestimés par la presse" et je suis passé à autre chose. Et quelle putain d'erreur monumentale, quelle négligence coupable.
Car en 1986, pendant que je devais probablement m'extasier sur le dernier album de The The, ces types d'Andover accouchaient d'un chef-d'oeuvre absolu, un disque d'une beauté et d'une ambition folles, "Skylarking". Un album conceptuel sur le cycle des saisons, de la vie, de l'amour, de la mort. Le genre de projet casse-gueule qui peut vite tourner au ridicule.
L'histoire de sa création est déjà une saga en soi. Le groupe est envoyé à Woodstock, non pas pour un festival, mais pour s'enfermer dans une cabane avec le producteur Todd Rundgren, un autre génie au caractère bien trempé. L'accouchement se fait dans la douleur. Le leader Andy Partridge et Rundgren ne peuvent pas se supporter, ils se battent sur chaque arrangement, sur chaque note. Le chaos créatif. Et de ce conflit, de cette tension, naît un album d'une sérénité, d'une beauté pastorale absolument renversante. C'est le paradoxe des grands disques : la musique la plus apaisée naît souvent de la plus grande des guerres.
Dès les premières secondes de "Summer's Cauldron", on est happé. Le son des grillons, la chaleur moite d'un été qui s'installe... C'est plus qu'une chanson, c'est une sensation. Le disque est un écrin de pop baroque, psychédélique et luxuriante. On pense aux Beatles de "Revolver", aux Beach Boys de "Pet Sounds". L'obsession de XTC, et surtout de Partridge, a toujours été de composer l'album pop ultime des années 80, celui qui pourrait se mesurer sans honte aux chefs-d'oeuvre des sixties. Avec "Skylarking", mission accomplie, haut la main.
Chaque morceau est une merveille de composition. L'enchaînement "Summer's Cauldron" et "Grass" est d'une fluidité parfaite, deux odes à la nature et aux plaisirs simples, avec une ambiance psychédélique et relaxante qui vous transporte. Puis vient la pluie, la mélancolie, avec le diptyque "Ballet For A Rainy Day / 1000 Umbrellas". Les arrangements de cordes sont à pleurer de beauté, la solitude liée aux chagrins d'amour n'a jamais été aussi bien décrite. On sent l'humidité, on sent le coeur qui se serre.
Et puis, il y a "Dear God", le coup de grâce. Cette chanson, initialement une simple face B, est devenue un tube underground aux États-Unis, forçant la maison de disques à la rajouter sur l'album. C'est peut-être, la meilleure chanson jamais écrite sur l'athéisme. Une lettre ouverte à un Dieu dont l'existence est mise en doute avec une colère froide et une logique implacable. C'est d'une audace et d'une force incroyables, surtout pour l'époque.
"Skylarking" est le sommet d'un groupe fascinant, ambitieux, et, il faut bien le dire, trop souvent méconnu du grand public. C'est un disque qui ne cherche pas à être à la mode, qui existe dans sa propre bulle temporelle. C'est de la pop pour adultes, intelligente mais jamais pédante, complexe mais toujours accessible. C'est un album qui se révèle un peu plus à chaque écoute, un disque à emporter sur une île déserte pour y découvrir de nouveaux détails pendant des années.
Alors oui, ce sera un gros 4 sur 5. Pourquoi pas la note parfaite ? Peut-être parce que mon coeur de vieux con aigri a encore un peu de mal à s'abandonner totalement à tant de perfection pop. Peut-être parce qu'il me manque ce petit grain de folie, cette petite once de danger que j'aime tant. Mais ne vous y trompez pas, c'est une note qui frôle l'excellence, c'est un disque indispensable, une perle rare qui prouve que les années 80 n'ont pas été qu'une décennie de synthés en plastique et de coiffures improbables. C'était aussi une décennie de chefs-d'oeuvre discrets et "Skylarking" en est le plus bel exemple. Si, comme moi, vous êtes passé à côté, je vous en conjure : réparez votre erreur.
4
Sep 02 2024
Odessey And Oracle
The Zombies
Rien que le nom, The Zombies, ça vous pose un groupe. On s'attend à un truc sombre, morbide, un groupe de proto-gothiques qui chanteraient des histoires de cimetières sous la pluie. Et on ne peut pas être plus à côté de la plaque car ces types-là, c'étaient des orfèvres. Des artisans d'une pop baroque et psychédélique d'une finesse et d'une beauté à tomber par terre. Oubliez les morts-vivants, pensez plutôt à des poètes en velours côtelé.
"Odessey and Oracle", c'est le genre de disque qui vous fait dire : "Mais putain, comment j'ai pu passer à côté de ça ?". On parle souvent de "Sgt. Pepper's" des Beatles, de "Pet Sounds" des Beach Boys ou du "Piper at the Gates of Dawn" de Pink Floyd comme des sommets de la pop psychédélique de la fin des années 60. Et c'est vrai, mais ce disque des Zombies, qui joue dans la même catégorie, n'a absolument pas à rougir de la comparaison. C'est un album du même calibre, mais qui a eu la malchance de ne pas rencontrer son public.
Le contexte de l'enregistrement est assez fou. Le groupe, épuisé par des années de tournées et un succès en dents de scie, est sur le point de se séparer. Ils décident d'enregistrer un dernier album, pour la beauté du geste, sans aucune pression commerciale. Ils investissent leurs dernières livres dans des sessions aux mythiques studios d'Abbey Road, juste après que les Beatles y ont bouclé "Sgt. Pepper's". Et là, miracle, libérés de toute contrainte, les mecs lâchent tout ce qu'ils ont.
Et ça s'entend car le son est d'une richesse inouïe. Ils profitent à fond des possibilités offertes par le studio. Les arrangements sont somptueux, les voix sont posées avec une délicatesse infinie, les harmonies vocales sont à pleurer. C'est une pop orchestrale, mais sans jamais être pompeuse. Tout est d'une simplicité et d'une efficacité redoutables. Les rythmiques sont imparables, les mélodies vous attrapent et ne vous lâchent plus. C'est un disque qui respire la liberté et l'amour de la musique.
Et puis, il y a cette fameuse faute d'orthographe sur la pochette. "Odessey" avec un "e", au lieu d'un "y". Une simple erreur du graphiste, un ami du groupe, que les Zombies ont décidé de garder, par flemme ou par amusement. C'est un détail, mais il est à l'image du disque : un chef-d'oeuvre un peu bancal, un peu à côté de la plaque, et c'est ce qui fait tout son charme.
À sa sortie, l'album est un bide monumental. Le groupe se sépare comme prévu, et le disque tombe dans l'oubli. Mais c'est sans compter sur le bouche-à-oreille et au fil des années, "Odessey and Oracle" est devenu un trésor caché, un secret que les vrais connaisseurs se transmettent de génération en génération. C'est le disque que les musiciens citent en référence, que les critiques exhument régulièrement pour rappeler au monde qu'il existe. C'est un héritage, une petite pépite qui a survécu à l'indifférence de son époque.
Aujourd'hui, l'écouter, c'est se prendre une claque. Des morceaux comme "Care of Cell 44", "A Rose for Emily" ou le tube posthume "Time of the Season" sont d'une beauté intemporelle. C'est un disque qui n'a pas vieilli, qui pourrait avoir été enregistré hier. C'est un des plus beaux disques de pop de tous les temps, tout simplement.
Alors, un beau 4/5 pour ce chef-d'oeuvre méconnu. Pourquoi pas la note maximale ? Peut-être parce que, dans mon panthéon personnel, il y a une part d'affectif, une histoire personnelle avec les disques, qui joue. Et ma rencontre avec "Odessey and Oracle" est trop récente pour qu'il ait encore eu le temps de s'imprimer dans mon ADN. Mais c'est une note qui est appelée à évoluer car c'est un disque qui grandit à chaque écoute. Si, par malheur, vous faites partie de ceux qui ignorent encore son existence, je n'ai qu'un conseil à vous donner : foncez. C'est un voyage dont vous ne reviendrez pas indemne et c'est tout ce qu'on demande à un grand disque.
4
Sep 03 2024
KIWANUKA
Michael Kiwanuka
Le projet "1001 Albums" a parfois de ces idées saugrenues, surtout quand il me sort de ma zone de confort, de mes tranchées creusées à grands coups de post-punk, de noise et de folk apocalyptique, pour me jeter en pâture un disque de... Soul. Oui, vous avez bien lu, de la Soul et avec une majuscule, s'il vous plaît. Le genre de musique que mes parents auraient pu écouter en fumant des clopes et en se demandant si, oui ou non, ils allaient repeindre le salon en orange.
Je dois l'avouer, quand j'ai vu le nom de Michael Kiwanuka sur ma liste, j'ai haussé un sourcil. Kiwanuka, a sorti son album en 2019 et il est déjà sanctifié par la grande bible des albums à écouter avant de clamser ?
Mettons les choses au clair tout de suite : "Kiwanuka" est une pièce d'orfèvrerie, c'est un disque d'une beauté formelle absolument sidérante. On sent les dollars, le temps passé en studio, l'ambition démesurée. La production, assurée par le duo de magiciens Danger Mouse et Inflo, est à tomber par terre. Chaque son est à sa place, chaque arrangement de cordes est d'une justesse folle, chaque choeur gospel semble descendre directement du paradis pour venir caresser vos tympans. On ferme les yeux et on est en 1972, dans un film de la Blaxploitation, quelque part entre un album perdu de Marvin Gaye, une bande originale d'Isaac Hayes et une session rêvée de Curtis Mayfield. Le son est chaud, ample, analogique jusqu'au bout des potards. C'est une déclaration d'amour à une époque, un fantasme de soul psychédélique réalisé avec les moyens et la technologie d'aujourd'hui.
Le disque s'ouvre sur des interludes, des voix samplées, créant une atmosphère cinématographique avant de laisser place à des morceaux qui s'étirent, prennent leur temps, installent des grooves hypnotiques. On sent le savoir-faire, l'intelligence musicale. Les mélodies sont intemporelles, on a l'impression de les avoir toujours connues, sans jamais tomber dans le plagiat facile. C'est là toute la force de Danger Mouse : il ne copie pas, il invoque, il ressuscite un esprit, un vibe, une couleur sonore avec une précision chirurgicale. "You Ain't The Problem", "Rolling", "Hero"... les morceaux sont solides, portés par des lignes de basse rondes, des guitares wah-wah langoureuses et la voix, bien sûr, la voix de Michael Kiwanuka.
Et c'est là, précisément, que le 3/5 prend tout son sens car ce disque est parfait, trop parfait. C'est une reconstitution historique si brillante, si fidèle, qu'elle en devient presque un objet de musée. C'est une superbe vitrine, mais j'ai eu un mal de chien à briser la glace pour voir ce qu'il y avait derrière. Tout est si léché, si maîtrisé, si... respectable. Où est la faille ? Où est la cicatrice ? Où est le danger ? J'écoute ça et j'admire le geste, la compétence, le talent indéniable. Mais ça ne me prend pas aux tripes. Ça ne me donne pas envie de casser des trucs ou de pleurer toutes les larmes de mon corps.
J'ai passé les années 90 à vendre des disques où les mecs hurlaient leur désespoir dans des micros pourris, où les guitares sonnaient comme des tronçonneuses rouillées, où la beauté naissait du chaos. Ici, la beauté naît de l'ordre et de la maîtrise, c'est une autre philosophie. Michael Kiwanuka lui-même semble parfois être un invité de luxe sur son propre disque. Sa voix est magnifique, chaude, pleine d'une soul authentique, mais elle est tellement enchâssée dans cette production monumentale qu'elle peine parfois à s'en extraire pour me parler directement. Les textes sont personnels, introspectifs, touchants, ils parlent d'identité, de doute, de la condition d'un homme noir dans le monde d'aujourd'hui. C'est puissant, et ça donne une profondeur indéniable à l'ensemble. Mais la musique, elle, est si luxueuse qu'elle semble parfois anesthésier la douleur.
Alors, est-ce que "Kiwanuka" mérite sa place dans les 1001 albums ? Probablement. C'est un disque important, un jalon dans la musique soul du 21ème siècle. C'est la preuve qu'on peut encore faire ce genre de musique avec ambition et pertinence, sans sonner comme une parodie pour émission de télé-crochet. C'est un album que je peux recommander à n'importe qui, l'assurance qu'il ou elle y trouvera quelque chose de beau.
Mais pour moi, il lui manque cette étincelle de folie, ce grain de sable dans la mécanique parfaitement huilée. Il lui manque ce petit "je-ne-sais-quoi" qui transforme un très bon disque en un putain d'album essentiel. C'est une oeuvre d'art magnifique, mais un peu froide. Une beauté que l'on admire plus qu'on ne l'aime passionnément.
Un 3/5, pour la beauté du geste et c'est amplement mérité.
3
Sep 04 2024
I Never Loved a Man the Way I Love You
Aretha Franklin
Il y a des albums, dans cette liste interminable, qui se présentent avec le poids de l'Histoire sur leurs sillons. Des disques qui, avant même que le diamant ne touche le vinyle, vous murmurent à l'oreille : "Attention, gamin, tu pénètres en terre sacrée." Et "I Never Loved A Man the Way I Love You" d'Aretha Franklin est de cette trempe, c'est plus qu'un album, c'est un putain de jalon culturel. Un acte de naissance, la pierre angulaire sur laquelle une partie de la musique populaire du 20ème siècle s'est construite.
Le contexte, on le connaît. Aretha, jeune prodige à la voix d'or, se morfond chez Columbia qui essaie de la transformer en chanteuse de jazz proprette pour cocktails mondains. Et en 1966, le couperet tombe, la maison de disques la lâche. C'est alors que le flair de Jerry Wexler, ponte d'Atlantic, entre en jeu, il la signe et l'envoie direct à la source, au studio FAME de Muscle Shoals, en Alabama, pour l'entourer de la crème des musiciens du coin. La suite, c'est la légende, une alchimie se crée. La session donne naissance au titre éponyme, et même si une embrouille entre le mari d'Aretha et un des musiciens fout le bordel et force le rapatriement des sessions à New York, la fusée est lancée.
Le résultat ? Cet album fut un tournant majeur dans sa carrière. Mené par deux titres devenus des hymnes planétaires, l'album s'est carapaté dans le Top 10 américain à la vitesse de la lumière. "Respect", cette reprise d'Otis Redding qu'elle s'est appropriée avec une telle force qu'elle en a fait un manifeste féministe et un cri de ralliement pour les droits civiques. Et bien sûr, la chanson-titre, complainte bluesy d'une puissance émotionnelle terrassante. D'un coup, la "Lady Soul" n'était plus une promesse, elle était LA reine. Elle a, sans conteste, révolutionné la soul et est devenue l'une des artistes les plus importantes de son temps.
La messe est dite, l'analyse historique est faite, tout le monde est d'accord... C'est un chef-d'oeuvre.
Alors pourquoi, mais POURQUOI, je me retrouve à devoir justifier un médiocre 2/5 ?
Eh bien, asseyez-vous, parce que c'est là qu'on va arrêter de parler d'Histoire avec un grand H et qu'on va commencer à parler de musique avec mes oreilles de mec né en 1970. J'ai grandi avec le brouillard de Manchester, pas avec la chaleur de l'Alabama. Ma trinité à moi, c'était plutôt The Cure, The Smiths et The The. C'est le son qui a forgé mon ADN.
Alors, quand je mets ce disque d'Aretha, j'entends la perfection, j'entends des musiciens au sommet de leur art, un groove implacable, une production chaude et enveloppante. Et puis j'entends la Voix, cette putain de voix. Une force de la nature, un miracle, un instrument capable de passer de la caresse la plus douce à la colère la plus rugissante en une fraction de seconde. Objectivement, c'est inattaquable, c'est un 5/5 technique, un 10/10 historique.
Mais subjectivement, mes amis, qu'est-ce que je me fais chier.
Pardonnez mon langage, mais il faut que ça sorte. Passés les deux-trois titres phares qui sont de toute façon gravés dans l'inconscient collectif, l'album s'installe dans un confort qui me laisse totalement de marbre. C'est de la soul de manuel, exécutée à la perfection, certes, mais sans la moindre aspérité, sans le moindre dérapage qui pourrait retenir mon attention. C'est un album qui semble avoir été conçu pour plaire au plus grand nombre, et il y est parvenu admirablement. Mais moi, le "plus grand nombre", ça a toujours eu tendance à me faire fuir.
J'écoute "Drown in My Own Tears" ou "A Change Is Gonna Come" et je respecte la performance, je comprends l'émotion, mais je ne la ressens pas. Ça glisse sur moi. C'est comme regarder un film en noir et blanc acclamé par la critique : tu vois bien que c'est un chef-d'oeuvre, mais tu n'arrives pas à te sentir concerné. L'émotion est codifiée, les arrangements de cuivres sont attendus, le piano est élégant. C'est trop propre c'est trop américain, dans un sens qui m'est complètement étranger. La soul d'Aretha, même dans la douleur, porte en elle une sorte de foi, de résilience, une connexion au gospel qui me passe à dix mille pieds au-dessus de la tête.
Moi, j'ai besoin de la crasse, j'ai besoin du doute, j'ai besoin de sentir que l'artiste est au bord du gouffre, pas qu'il va s'en sortir en chantant plus fort. C'est une question de culture, de sensibilité. Je suis un européen cynique, que voulez-vous.
Alors voilà. I Never Loved A Man the Way I Love You est un album que je suis content d'avoir dans ma discothèque, au même titre qu'un livre d'histoire. Je le sortirai pour expliquer à quelqu'un ce qu'était la soul en 1967. Je lui dirai "écoute ça, c'est le sommet, la référence". Mais est-ce que je le mettrai un soir, seul, pour me laisser transporter ? Jamais de la vie. Je préfère encore me fader un bon vieux disque de Godflesh pour me rappeler que la vie, c'est avant tout du bruit et de la fureur.
Un 2/5, pour le monument, pour la reine, pour le cours d'histoire. Mais pour l'émotion, je repasserai. Pardon, Majesté, ce n'est pas vous, c'est moi.
2
Sep 05 2024
Our Aim Is To Satisfy
Red Snapper
Il y a des groupes comme ça, qui traversent les époques en catimini. Pas de disques de platine placardés au mur, pas de unes de magazines tapageuses, pas de frasques de rock stars relayées par des médias avides de chair fraîche. Juste une poignée de fidèles, une "estime polie de la critique", et surtout, des disques qui comptent. Red Snapper fait partie de cette aristocratie de l'ombre, de ces orfèvres sonores dont le nom s'échange sous le manteau entre initiés. Et laissez-moi vous dire que, pour ceux qui ont fait l'effort de tendre l'oreille, la récompense a toujours été à la hauteur.
Mon histoire avec ces Anglais remonte à 1995. À l'époque, je me colletais tout ce qui sortait sur Warp Records. Le label était alors le pinacle de l'électronique intelligente, et au milieu des pépites d'Aphex Twin ou Autechre, j'ai dégoté leur premier album, "Reeled And Skinned". Une claque, un son neuf, inouï. Ce n'était pas de l'electro, pas vraiment du jazz, encore moins du rock. C'était tout ça à la fois, une fusion organique portée par la contrebasse profonde et vibrante d'Ali Friend, qui donnait une âme, un corps, une pulsation charnelle à des rythmiques complexes. J'ai immédiatement rejoint cette fameuse "poignée de fans".
Puis les années ont passé. Après un "Prince Blimey" qui confirmait leur talent, le groupe a fait un choix qui, pour les connaisseurs, valait toutes les déclarations d'intention : ils ont quitté l'écurie électronique Warp pour signer chez Matador Records. Matador ! Le label américain, temple de l'indie-rock le plus exigeant, la maison de Pavement, Guided By Voices, et à une époque, de mes chouchous de Sonic Youth. Le message était clair : Red Snapper n'était pas un groupe de "dance music", c'était autre chose. Quelque chose de plus sombre, de plus profond. Et l'album qui a scellé ce pacte, ce fut ce chef-d'oeuvre de maturité : "Our Aim Is To Satisfy".
Rien que le titre est une ironie mordante. "Notre But est de Vous Satisfaire", on dirait le slogan d'une chaîne de supermarchés. Mais la satisfaction que propose Red Snapper n'est pas celle d'un produit calibré pour les masses. C'est une satisfaction qui se mérite, qui s'obtient au prix d'une écoute active, immersive. Cet album est une créature de la nuit, il est sombre, urbain, crépusculaire. C'est la bande-son d'une déambulation dans un Londres pluvieux, éclairé aux néons blafards, où le bitume suinte encore la moiteur d'une averse.
La fusion entre acoustique et électronique atteint ici un niveau de symbiose quasi parfait. La contrebasse d'Ali Friend n'est plus seulement un instrument jazz posé sur des beats, elle est le coeur battant et mélancolique de la machine. Les rythmiques de Richard Thair, complexes, syncopées, empruntant autant au breakbeat qu'au funk le plus tendu, ne sont jamais froides. Et par-dessus, la guitare de David Ayers tisse des toiles, parfois discrètes et atmosphériques, parfois tranchantes comme du fil de rasoir, injectant cette dose de psychédélisme qui empêche la musique de tomber dans un simple exercice de style trip-hop.
Ce disque est d'une mélancolie poignante, des morceaux comme "The Rake" ou le sublime "They're Hanging Me Tonight" sont d'une beauté ténébreuse, portés par des voix samplées ou des invités qui sonnent comme des fantômes hantant les pistes. On sent l'influence du dub, pas seulement dans les effets, mais dans la gestion de l'espace, du silence, dans cette impression que chaque son est sculpté dans une matière dense et réverbérée. C'est un album qui prend son temps, qui installe des climats, qui préfère l'insinuation au matraquage.
Alors, pourquoi un groupe capable d'une telle finesse est-il resté confidentiel ? Parce qu'il était trop intelligent, trop inclassable. En 2000, il fallait choisir son camp : guitares ou machines. Red Snapper, eux, s'en foutaient royalement, ils prenaient les deux, les mélangeaient, et créaient une musique pour adultes, complexe, nuancée. Pas de refrain débile à hurler dans un stade, pas de chanteur à gueule d'ange pour faire se pâmer les adolescentes. Juste des musiciens, des vrais, des mecs qui n'avaient rien à prouver, sinon à eux-mêmes.
"Our Aim Is To Satisfy" est l'apogée de leur son et vingt-cinq ans plus tard, l'album n'a pas pris une seule ride. Il est intemporel, précisément parce qu'il n'a jamais cherché à être à la mode. Il est le fruit d'une vision artistique pure, sans compromis.
Pour tout ça, et pour toutes les heures passées à me perdre dans ses méandres sonores, je lui accorde un très gros 4/5. C'est un album essentiel pour qui aime la musique qui sort des sentiers battus, qui ose, qui cherche. Si vous ne connaissez pas, vous savez ce qu'il vous reste à faire et si vous connaissez déjà, alors vous savez que j'ai raison. Vous faites partie du club, et c'est déjà une sacrée satisfaction.
4
Sep 06 2024
Beautiful Freak
Eels
Remettons-nous dans le contexte, nous sommes en 1996. L'Angleterre, arrogante et fière, se paluche sur la Britpop, une resucée plus ou moins inspirée de sa propre histoire. L'Amérique, elle, digère encore la gueule de bois post-Nirvana, entretenant la flamme d'un rock alternatif qui commence sérieusement à sentir le réchauffé. Le Top 50, n'en parlons même pas, c'est un champ de ruines. Et puis, au milieu de ce paysage un peu morne, un objet musical non identifié atterrit, sans faire de bruit, mais en laissant une trace indélébile pour ceux qui ont eu la chance de le voir passer. Cet objet, c'est "Beautiful Freak", le premier album d'un groupe nommé Eels.
Eels, c'était avant tout un homme : Mark Oliver Everett, ou "E". Un type au parcours déjà cabossé, un songwriter de génie qui bricolait des chansons dans son coin depuis des années. Et le voilà qui devient la toute première signature d'un label qui sort de nulle part mais qui fait jaser : Dreamworks Records, le monstre monté par Steven Spielberg, David Geffen et Jeffrey Katzenberg. L'ironie est totale, le label des futurs blockbusters hollywoodiens signe en premier un des disques les plus intimistes, bizarres et profondément anti-spectaculaires de la décennie.
Car "Beautiful Freak" est une anomalie, une merveilleuse anomalie. C'est un album qui sonne comme s'il avait été enregistré dans une chambre d'ado sur un 4-pistes asthmatique, mais avec la science mélodique d'un Brian Wilson sous anxiolytiques. C'est une symphonie de bric et de broc, une fusion miraculeuse où les samples de hip-hop crades et le bidouillage sonore le plus inventif viennent se frotter à des guitares saturées à la limite du larsen et à la complainte mélancolique d'un piano Wurlitzer. À une époque où il fallait choisir son camp – le rock, le hip-hop, l'electro – Eels envoyait tout valser et créait son propre langage. Un son unique, reconnaissable entre mille, fait de boucles hypnotiques, de mélodies pop imparables et d'une production faussement naïve qui cachait une sophistication de tous les instants.
Mais réduire ce disque à une simple prouesse technique serait passer à côté de l'essentiel. Car "Beautiful Freak" n'est pas qu'un son, c'est un univers. Un monde peuplé de personnages attachants, de "beaux monstres", d'inadaptés magnifiques qui tentent de survivre dans la grisaille d'un quotidien suburbain. C'est un disque sur la solitude ("Flower"), sur la difficulté de communiquer ("My Beloved Monster"), sur les névroses d'un voisinage observé à travers une fenêtre ("Susan's House"). L'ambiance est souvent sombre, dépressive, torturée. La voix de "E", fragile, éraillée, est celle d'un homme qui semble porter toute la misère du monde sur ses épaules.
Et pourtant, ce n'est jamais un disque plombant. Chaque chanson, même la plus triste, est traversée par une lueur d'humanité, une tendresse infinie pour ses personnages. Il y a un humour noir, un sens de l'absurde et une autodérision qui sauvent l'ensemble du pathos. "Novocaine for the Soul", le tube improbable qui les a fait connaître, est l'exemple parfait : un rythme hip-hop lourd, un sample vocal inquiétant, et ce refrain désespéré qui devient un hymne pour tous ceux qui se sentent décalés. C'est un disque qui vous dit : "T'es bizarre, t'es paumé, t'es un peu à la masse ? Bienvenue au club. On est tous des beautiful freaks."
Cet album est une pierre angulaire de mes années 90. Je l'ai usé jusqu'à la corde, je l'ai conseillé, je l'ai presque imposé à quiconque passait la porte du magasin de disques. C'est un de ces albums-refuges, un de ces disques-amis qui vous comprennent sans que vous ayez besoin de parler. Une perfection, un 5/5, sans la moindre hésitation.
Ce qui m'amène à la question qui tue : POURQUOI ? Pourquoi un groupe capable d'une telle réussite, d'un tel équilibre entre innovation et émotion, reste-t-il encore aujourd'hui une référence pour une poignée de connaisseurs plutôt qu'un pilier de la culture populaire ?
Et j'ai ma petite théorie, peut-être que Dreamworks, avec ses gros sabots hollywoodiens, n'a jamais su quoi faire de ce bijou fragile. Peut-être que l'album était trop subtil, trop intelligent pour une époque qui commençait à réclamer du bruit et de la fureur simpliste. Peut-être que la tristesse de "E" était trop réelle, trop palpable, pas assez "cool" ou "grunge" pour être vendue comme un produit. Eels n'a jamais été un groupe "sexy". Il a toujours été un groupe sincère. Et la sincérité, mes amis, ça ne fait pas toujours vendre des millions.
Mais au fond, qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Le succès de masse aurait peut-être dilué leur propos, les aurait forcés à se répéter. En restant ce trésor caché, Eels a conservé son intégrité, sa pureté. "Beautiful Freak" n'appartient pas à tout le monde. Il appartient à ceux qui ont pris le temps de l'écouter, de le comprendre, de se reconnaître dans ses fissures et ses fêlures.
C'est une petite merveille, un classique absolu. L'un de mes disques préférés des années 90. Et si vous passez à côté, c'est que vous n'avez rien compris.
5
Sep 09 2024
Master Of Puppets
Metallica
Je vais être honnête avec vous : Metallica et moi, on n'a pas grandi ensemble. Dans les années 80, pendant que les métalleux se laissaient pousser les cheveux et cousaient des patchs sur leurs vestes en jean, j'étais occupé à scander que le futur n'existait pas. Pour moi, le Metal, c'était le grand Satan avec des solos de guitare interminables, des mecs en spandex qui chantaient comme s'ils avaient les couilles coincées dans un étau... Bref, tout ce que je détestais. J'ai découvert le groupe sur le tard, au milieu des années 90, quand mes goûts se sont durcis et que j'ai commencé à explorer des contrées sonores plus... extrêmes.
Et puis, il a bien fallu que je me penche sur "Master of Puppets", parce que ce disque, on ne peut pas passer à côté. Il est considéré par les fans du groupe comme étant un monument, un monstre, un chef d’oeuvre… Les Beatles ont leur "Sgt. Pepper's", Pink Floyd leur "Dark Side of the Moon", Michael Jackson son "Thriller", Metallica a "Master of Puppets", c’est-à-dire une pièce unique et qui restera à jamais comme un tournant dans l’histoire de la musique.
C'est l'album qui a mis tout le monde d'accord et qui a fait passer le thrash metal des caves crasseuses aux stades du monde entier. C'est une pièce maîtresse de l'histoire de la musique, un point de non-retour. Même la très sérieuse Bibliothèque du Congrès américain l'a classé comme "culturellement, historiquement ou esthétiquement important". Rien que ça.
Dès la première note, on comprend pourquoi. Cette intro acoustique sur "Battery", presque une ballade folk espagnole, qui débouche sur un déferlement de violence sonique... C'est du génie pur. Le groupe a trouvé son son, celui qu'il avait commencé à esquisser sur "Ride the Lightning", c'est un mur de guitares saturées, ultra-compressées, des riffs d'une lourdeur pachydermique, mais d'une précision chirurgicale. Et au milieu de ce chaos maîtrisé, ces breaks, ces accalmies acoustiques qui viennent aérer le tout et donner aux morceaux une dimension épique, presque cinématographique.
Chaque titre est un classique, de "Master of Puppets", le morceau-titre tentaculaire qui parle de l'addiction avec une intelligence redoutable, à l'instrumental "Orion", véritable symphonie thrash où le regretté Cliff Burton prouve qu'il était bien plus qu'un simple bassiste, en passant par le final apocalyptique de "Damage, Inc.", tout est parfait. L'inspiration est à son comble, les solos de Kirk Hammett sont fulgurants, la section rythmique de Lars Ulrich et Cliff Burton est un rouleau compresseur, et la voix de James Hetfield, hargneuse et puissante, est le cri de ralliement de toute une génération.
C'est un disque qui s'écoute fort, très fort. Il faut sentir les basses vous frapper le plexus, les guitares vous scier les tympans. C'est une expérience physique, c'est un album qui vous prend par le col et vous secoue jusqu'à ce que vous n'ayez plus rien à donner. C'est l'oeuvre maîtresse d'un groupe au sommet de son art, juste avant que le succès planétaire et les millions de dollars ne viennent un peu (beaucoup) changer la donne avec le "Black Album".
Alors, pourquoi seulement un 4/5 ? Pourquoi ne pas lui coller la note maximale, comme tout bon critique qui se respecte ? J'ai longuement hésité. Vraiment. Mais voilà, même si je reconnais son statut de chef-d'oeuvre absolu, même si je suis en admiration devant sa construction, sa puissance, son intelligence, ce n'est pas un disque que je ressors si souvent. C'est un peu comme un grand film de trois heures, on sait que c'est un chef-d'œuvre, mais on ne le regarde pas tous les quatre matins. Pour le quotidien, pour la petite dose de rock qui fait du bien, je me tournerai plus facilement vers un bon vieil AC/DC et pour la transe sonique, pour le voyage dans les abysses du son, je préfère encore me perdre dans les drones infinis de Sunn O))).
"Master of Puppets", c'est un monument et les monuments, on les visite, on les admire, on les respecte. C'est un disque essentiel, que tout amateur de musique se doit d'écouter au moins une fois dans sa vie. Mais pour moi, il lui manque ce petit quelque chose d'intime, de familier, qui fait que je le considère comme "mien". C'est le disque de Metallica, c'est le disque des métalleux et même si je l'aime profondément, je ne serai jamais l'un des leurs. Et c'est très bien comme ça. Un gros, très gros 4/5 et tout mon respect.
4
Sep 10 2024
Layla And Other Assorted Love Songs
Derek & The Dominos
Ah, le voilà, le monument, la pierre angulaire, le monolithe, l'album que tout le monde, de ton pote hippie qui sent encore le patchouli à ton oncle qui pense que la musique s'est arrêtée avec les Stones, te cite comme LE chef-d'oeuvre absolu du blues rock, de la guitare, de la complainte amoureuse. Je parle bien sûr de "Layla and Other Assorted Love Songs" par Derek and The Dominos.
Et là, j'arrive avec mes gros sabots et je balance un "gros 3/5". Un Gros Trois Sur Cinq. C'est presque une insulte, une hérésie, c'est comme dire que "Citizen Kane" est un "petit film sympa" ou que la Chartreuse, c'est "pas mal pour se rincer la bouche". Cette note est une provocation et j'adore ça car elle résume parfaitement le malaise que l'on peut ressentir face à certains colosses de l'histoire du rock. On nous dit que c'est génial, on lit que c'est fondamental, on sait que c'est important. Mais au fond, est-ce qu'on aime vraiment ? Est-ce qu'on se le repasse en boucle ? Est-ce que ça nous parle, à nous, les enfants du post-punk, les adeptes de la dissonance et du bruitisme ?
Derek and The Dominos, déjà, le nom c'est un paravent, une tentative désespérée d'anonymat pour un type qui, à l'époque, était tout sauf anonyme. Eric Clapton, c'est le mec que des graffiti à Londres avaient proclamé "Dieu". Après la trinité blues rock quasi divine de The Yardbirds, la déflagration psychédélique de Cream et le supergroupe avorté Blind Faith, "Dieu" voulait redescendre sur terre, se faire humble, jouer le blues avec des potes. Louable intention, sauf que le moteur de toute cette entreprise n'a rien de divin, et encore moins d'humble car il s'agit de la plus vieille et de la plus triviale des motivations humaines : une obsession amoureuse, bien lourde et bien poisseuse.
Clapton est raide dingue de Pattie Boyd. Problème : Pattie Boyd est la femme de son meilleur ami, George Harrison. Oui, LE George Harrison, l'un des quatres Fab Four. Alors plutôt que de gérer ça comme un adulte, ou de se trouver une autre groupie (c'était pas ce qui manquait, j'imagine), Eric décide d'en faire un double album, un putain de double album. La quintessence du drame de rockstar. "Je ne peux pas avoir la femme de mon meilleur pote, alors je vais écrire 77 minutes de musique pour le crier au monde entier". On a connu plus discret comme approche.
Et c'est là que réside toute la force et toute la faiblesse de ce disque. C'est un journal intime mis à nu, suintant la frustration, le désir inassouvi, la douleur, la jalousie. Ça transpire l'honnêteté la plus crue, la plus pathétique. Quand Clapton chante, il ne joue pas un rôle, il est ce mec au coeur brisé, ce type qui rampe. Cette authenticité, cette impudeur, est touchante, on ne peut pas lui enlever ça. C'est un torrent de lave émotionnel qui a dû en consumer plus d'un à l'époque, et qui continue de fasciner.
Musicalement, c'est l'apothéose du blues rock de l'époque. C'est gras, ça suinte, ça dégouline de feeling. Et puis, il y a le miracle, l'intervention divine qui n'est pas celle de Clapton. Elle s'appelle Duane Allman et c'est le guitariste de l'Allman Brothers Band, invité sur la plupart des titres, qui vient poser sa slide et qui, soyons francs, vole la vedette à tout le monde. Le duel de guitares sur le morceau-titre, "Layla", est entré dans la légende. Ce n'est plus un dialogue, c'est un corps-à-corps, une joute furieuse et désespérée entre la plainte rageuse de Clapton et les arabesques célestes, presque vocales, d'Allman. Chaque note de Duane est une larme, un cri, une fulgurance. C'est lui, l'âme véritable de cette chanson et, par extension, de l'album. Sans lui, "Layla" ne serait qu'une bonne chanson, avec lui, c'est un monument.
Alors pourquoi, mais pourquoi diable, ce "gros 3/5" ?
Parce qu'un monument, c'est souvent chiant à visiter. C'est long, et "Layla and other assorted love songs" est long, terriblement long. C'est un double album, et il en a tous les défauts. Des jams qui s'étirent sans fin, des reprises de blues correctes mais pas transcendantes ("Key to the Highway"), des moments où l'on sent que les musiciens se font plaisir, mais qu'ils ont un peu oublié qu'on était là, à écouter. Pour chaque "Layla", il y a un "Thorn Tree in the Garden" qui nous achève par sa langueur.
Pour moi, cette démonstration de virtuosité et d'épanchement sentimental peut vite devenir indigeste. C'est une question de culture, je vient d'un monde où le silence, la dissonance et l'économie de moyens sont des armes. Ici, je suis dans l'opulence, le débordement, le "plus c'est long, plus c'est bon". Ce n'est pas une critique de la qualité intrinsèque, mais un constat de fossé culturel.
Et puis, il y a le fond de l'affaire. Un type richissime, adulé, considéré comme un dieu de la guitare, qui pleurniche sur 77 minutes parce qu'il n'arrive pas à piquer la femme de son pote. Avouez qu'il y a un côté légèrement indécent. C'est un chagrin d'amour de luxe, une peine de coeur de la jet-set.
Voilà pourquoi ce 3/5 est si juste, c'est une note qui refuse de se laisser impressionner par le statut de l'oeuvre.
C'est un 3 parce que l'album est pétri de longueurs, d'auto-complaisance et qu'il représente une esthétique du rock parfois difficile à digérer aujourd'hui. C'est une musique de son temps, et ce temps n'est plus tout à fait le nôtre.
Mais c'est un GROS 3, parce que c'est un témoignage brut, une capsule temporelle chargée d'une émotion palpable. C'est pour la fulgurance de Duane Allman qui illumine chaque titre où il apparaît. C'est pour la démence de "Layla", ce standard absolu qui a transcendé son créateur. C'est un album qui, même s'il nous agace, nous oblige à l'écouter, à le respecter.
"Layla and Other Assorted Love Songs" est un passage obligé dans ce projet "1001 Albums". Il faut l'entendre, ne serait-ce que pour comprendre une partie de l'histoire du rock, il faut s'y confronter. Mais l'aimer d'un amour inconditionnel ? Pas obligé, on a le droit de rester un peu sur le bas-côté, de regarder le monument avec un mélange d'admiration et d'ironie, et de se dire que, décidément, on préfère nos chapelles plus modestes et nos prières plus bruitistes. Et puis, entre nous, piquer la femme de son meilleur pote, ça reste moche, même si ça donne un classique du rock.
3
Sep 11 2024
Rock Bottom
Robert Wyatt
Il y a des albums qui arrivent dans votre vie comme une évidence, d'autres comme une énigme. Et puis il y a "Rock Bottom". Celui-là, il ne se contente pas d'arriver, il s'écrase avec le bruit sourd et terrible d'un corps qui chute.
Pour piger ce disque, il faut connaître le contexte, et putain, quel contexte. On est en 1974, Robert Wyatt, batteur-chanteur génial et co-fondateur de Soft Machine, l'un des fleurons de l'école de Canterbury, n'est plus dans le groupe. Mais surtout, un an plus tôt, le 1er juin 1973, lors d'une soirée bien arrosée, il tombe du quatrième étage d'un immeuble. Bilan : la colonne vertébrale brisée. Il passera le reste de sa vie dans un fauteuil roulant, paralysé des deux jambes. Fin de sa carrière de batteur. Le fond du trou. "Rock Bottom".
Je vais poser une question, et d'ailleurs une question que tout le monde se pose en écoutant ce disque. Est-ce que "Rock Bottom" existerait sous cette forme sans cet accident ? Est-ce que cette chute physique a été le catalyseur de cette plongée musicale abyssale ? On a envie de dire non, par pudeur, par respect. Mais au fond de nous, on sait bien que la réponse est oui. Car ce disque, c'est le son d'un homme qui a tout perdu, y compris l'usage de son corps, et qui, depuis le fond de l'abîme, décide de tout réinventer.
Quand j'ai mis ce vinyle sur la platine pour la première fois, dans la boutique où je bossais, je m'attendais à du rock progressif, un truc un peu barré dans la veine de ses anciens collègues. Grosse erreur, car ce que j'ai entendu ne ressemblait à rien de connu. Ce n'est ni du rock, ni du jazz, ni de l'ambient. C'est du Robert Wyatt. C'est une matière sonore unique, une sorte de brouillard musical où flottent des bribes de mélodies, des expérimentations électroniques douces, et cette voix...
Ah, cette voix. Elle est le coeur battant et fragile de "Rock Bottom". Une voix d'une tristesse infinie, mais sans jamais tomber dans le pathos. Elle est haute, presque androgyne, diaphane, mais chargée d'une émotion brute, à vif. C'est la voix d'un homme qui ne peut plus crier avec ses poumons, alors il chante avec son âme. C'est une plainte, une berceuse pour adulte brisé. Elle flotte au-dessus d'arrangements qui semblent à la fois minimalistes et d'une richesse incroyable. C'est là toute la magie du disque : il déstructure tout. Loin des délires cosmiques de Yes ou des fresques narratives de Genesis qui cartonnaient à l'époque, Wyatt fait l'inverse. Il ne construit pas des cathédrales sonores ; il nous invite dans sa chambre d'hôpital, dans son espace mental. L'album est d'une intimité presque gênante.
On est face à une oeuvre qui déconstruit pour mieux reconstruire. Les structures des morceaux sont éclatées, liquides. Ça commence, ça s'arrête, ça dérive. Des nappes de clavier étranges (merci Mike Oldfield et Ivor Cutler), des samples avant l'heure, des sons de jouets, un trombone mélancolique... Tout ça s'agence non pas selon une logique musicale traditionnelle, mais selon une logique de rêve, ou de cauchemar éveillé. C'est une musique du subconscient. L'atmosphère générale est incroyablement dépressive, on sent le poids de la tragédie, la chape de plomb du destin. Et pourtant, paradoxalement, une légèreté incroyable s'en dégage. C'est peut-être ça, la liberté absolue. Quand on a touché le fond, on n'a plus rien à perdre. On peut tout essayer, tout oser. Il n'y a plus de codes à respecter, plus d'attentes à satisfaire, juste le besoin viscéral de créer quelque chose de beau à partir du chaos.
Et c'est incroyablement beau, "Sea Song", "Alifib", "Little Red Robin Hood Hit The Road"... Inutile de les détailler, l'album est un tout, un flux ininterrompu de conscience musicale. C'est un disque qui ne s'écoute pas, il se ressent. Il faut se laisser couler avec lui, accepter de perdre pied. À l'époque, en 1974, ça a dû être une sacrée claque pour les amateurs de rock progressif. Un OVNI total. Pour ma part, l'ayant découvert bien plus tard, il m'a semblé être le chaînon manquant entre le free-jazz, le rock expérimental et tout le courant post-rock des années 90 que j'aime tant. Des groupes comme Talk Talk ou même Radiohead doivent beaucoup, consciemment ou non, à ce que Wyatt a initié ici.
"Rock Bottom" est un chef-d'oeuvre. Pas un chef-d'oeuvre facile, pas le genre de disque qu'on met en fond sonore pour une soirée entre potes, sous peine de voir tout le monde se jeter par la fenêtre. C'est une oeuvre exigeante, qui demande une implication totale. Mais la récompense est immense. C'est la preuve par le son que même au plus profond du désespoir, l'art peut non seulement survivre, mais aussi atteindre des sommets de beauté et d'humanité. C'est le son de la résilience.
Alors oui, mon 4/5 est juste car c'est un "beau 4/5" et pourquoi pas 5 ? Peut-être parce que c'est une oeuvre si intime, si à vif, qu'elle ne s'offre pas facilement. C'est un disque qui vous hante, qui laisse des traces. Il faut être dans de bonnes dispositions pour y entrer, mais une fois dedans, on n'en ressort pas tout à fait indemne.
Un disque essentiel, à découvrir absolument.
4
Sep 12 2024
Histoire De Melody Nelson
Serge Gainsbourg
Il y a des disques qui sont bons, il y a des disques qui sont importants et puis il y a des disques qui sont des putains de miracles. Des anomalies, des ovnis sonores qui atterrissent sans crier gare et qui redéfinissent les règles du jeu pour les décennies à suivre. "Histoire de Melody Nelson" est de ceux-là, c'est plus qu'un album, c'est une oeuvre d'art totale, un film pour les oreilles, un poème symphonique de 28 minutes qui vous attrape à la gorge et ne vous lâche plus.
Je vais être franc avec vous, essayer de faire preuve d'objectivité avec ce disque est une mission impossible. C'est un de mes albums de chevet depuis l'adolescence. Je l'ai écouté des centaines de fois, dans toutes les situations possibles, et à chaque fois, la magie opère. Alors, pour cette chronique, on va laisser l'analyse froide au vestiaire et parler avec les tripes.
En 1971, la France musicale, c'est encore le yé-yé qui agonise gentiment et la variété qui s'installe confortablement. Et au milieu de tout ça, Serge Gainsbourg, notre génie national, le parrain de tous les branleurs magnifiques, décide de tout dynamiter. Il part à Londres, s'entoure de la crème des musiciens de studio anglais (ceux qui jouaient avec les plus grands, de Shirley Bassey à James Bond), et ramène un son d'une modernité absolument ahurissante pour l'époque. Un son où les basses sont lourdes, profondes, presque menaçantes, la batterie est sèche, précise, implacable, les guitares sont discrètes mais venimeuses. Et par-dessus tout ça, les arrangements orchestraux de Jean-Claude Vannier, absolument somptueux - classieux comme aurait dit Gainsbourg - qui viennent draper le tout d'une mélancolie cinématographique.
Et puis il y a l'histoire, une histoire sulfureuse, évidemment. On est chez Gainsbourg, merde ! Une histoire d'amour impossible et tragique entre un homme mûr et une "petite Anglaise aux cheveux roux", Melody Nelson. Une Lolita de Nabokov qui aurait troqué sa sucette pour une bicyclette. C'est un album-concept, un vrai, qui raconte une histoire du début à la fin. De la rencontre accidentelle ("Ballade de Melody Nelson") à la fin tragique ("Cargo Culte"), chaque morceau est un chapitre.
Le génie de Gainsbourg, c'est de raconter cette histoire avec une économie de mots incroyable. Il ne chante pas, il parle. Son fameux "talk-over", ce phrasé nonchalant et sensuel, est ici à son apogée. Il pose ses mots sur la musique comme un peintre poserait des touches de couleur sur une toile. Chaque mot est pesé, chaque silence est assourdissant.
Et c'est scandaleux, bien sûr. Pour l'époque, c'était une provocation car parler de cette relation avec une quasi-mineure, avec cette sensualité à la fois frontale et poétique, il fallait oser. Et il a osé et il a pris tout le monde à rebrousse-poil. Le public, la critique... Personne n'a rien compris. L'album a été un flop commercial monumental et il faudra attendre plus d'une décennie pour qu'il soit enfin reconnu et certifié disque d'or. C'est le destin des oeuvres d'avant-garde : être trop en avance sur leur temps.
Mais aujourd'hui, quelle claque ! L'album n'a pas pris une ride, il est d'une modernité insolente. Des artistes comme Beck, Portishead, Air, toute la scène trip-hop et électro des années 90 et 2000, ont pillé ce disque jusqu'à la moelle. Cette façon de mélanger rock, funk, arrangements de cordes et spoken word, c'est lui qui l'a inventée.
"Histoire de Melody Nelson" est un album culte, un album mythique. C'est un monolithe noir au milieu de la discographie française, un chef-d'oeuvre absolu dans le parcours quasi-parfait d'un des plus grands artistes du XXe siècle. C'est un disque qui se vit plus qu'il ne s'écoute, c'est une expérience.
Alors oui, ma note est de 5/5. Et elle est tout sauf objective. C'est une note de fan, une déclaration d'amour à un artiste et à une oeuvre qui m'ont façonné. Si vous ne l'avez jamais écouté, arrêtez tout ce que vous êtes en train de faire, mettez un casque sur vos oreilles, et laissez-vous emporter. C'est 28 minutes de votre vie, mais je vous promets que vous en sortirez changé. C'est le son d'un génie au sommet de son art et rien que pour ça, il mérite la note maximale. Sans discussion possible.
5
Sep 13 2024
The Dreaming
Kate Bush
Bon, on va pas se mentir, 1982, c'était une drôle d'époque. Pendant que la moitié de la planète se trémoussait sur de la new wave synthétique bien propre sur elle, avec des coiffures qui défiaient les lois de la gravité et des clips qui ressemblaient à des pubs pour laque, une Anglaise, déjà perçue comme une créature éthérée et un peu perchée, a décidé de tout envoyer péter. Mais pas avec la rage frontale du punk qui commençait déjà à sentir le sapin, non. Avec une manière bien plus insidieuse, bien plus déstabilisante. Kate Bush, après trois albums qui l'avaient installée comme une valeur sûre de la pop arty, une sorte de fée clochette sous acide, a décidé de prendre les commandes. Toutes les commandes.
"The Dreaming" est le premier album qu'elle produit entièrement seule. Et cette information, mes amis, n'est pas un détail technique pour musicologues à lunettes. C'est la putain de clé de voûte de tout le projet. C'est le moment où l'artiste, libérée des "bons conseils" et des regards inquiets des producteurs qui flippent pour leurs ventes, ouvre la porte de son asile personnel et nous invite à y faire un tour. Et autant vous le dire tout de suite : l'asile est un sacré bordel. Un bordel magnifique, terrifiant, mais un bordel quand même.
Oubliez les mélodies évidentes de "Wuthering Heights" ou "Babooshka", oubliez la pop, même la plus sophistiquée. Dès les premières secondes de "Sat in Your Lap", on comprend que le voyage ne sera pas une promenade de santé. Le rythme n'est pas une simple pulsation binaire pour faire bouger les culs en discothèque. C'est une cavalcade tribale, une charge de cavalerie menée par des percussionnistes fous qui martèlent des peaux de bêtes. La production est dense, claustrophobique, presque agressive. C'est comme si Phil Collins, après avoir découvert le "gated reverb", avait décidé de l'utiliser pour enregistrer le son d'un accident de voiture au fond d'une grotte.
Et c'est ça, le génie de "The Dreaming", c'est un disque primal. Kate Bush, visiblement fascinée par les rythmes du monde entier, a foutu à la poubelle la batterie rock traditionnelle pour aller chercher quelque chose de plus viscéral. On entend un didgeridoo australien menaçant sur le morceau-titre, des cornemuses irlandaises sur "Night of the Swallow", des bouzoukis, des mandolines... Le tout est passé à la moulinette du Fairlight CMI, ce synthétiseur/sampler qui était le jouet préféré des laborantins sonores de l'époque. Sauf qu'entre ses mains, ce n'est plus un jouet, c'est une arme. Elle tord les sons, les étire, les mutile. Elle sample des bruits d'animaux, des hélicoptères, des voix qui semblent venir d'outre-tombe.
Et par-dessus ce chaos organisé, il y a sa voix ou plutôt, ses voix. Car sur cet album, Kate Bush ne chante pas, elle interprète. Elle devient une multitude de personnages, elle est une cambrioleuse terrorisée ("There Goes a Tenner"), une combattante vietnamienne ("Pull Out the Pin"), l'épouse d'Houdini tentant de le contacter dans l'au-delà ("Houdini"). Elle hurle, elle grogne, elle prend des accents cockney à couper au couteau, elle murmure des insanités. Sa performance vocale est une dinguerie absolue, une prise de risque permanente qui la place bien au-delà de la simple chanteuse pop. On est dans le théâtre sonore, la performance vocale totale. C'est à la fois fascinant et profondément dérangeant.
On comprend sans peine pourquoi ce disque a été un bide commercial monumental à sa sortie. En 1982, le public n'était absolument pas prêt pour ça. Pendant que le bon peuple achetait du Culture Club par palettes, ce truc-là était l'équivalent d'un film de David Lynch diffusé en prime time sur TF1. C'était trop étrange, trop exigeant, trop personnel. Il n'y avait aucun single évident, aucun refrain à chantonner sous la douche. C'était une oeuvre d'art brute, sans concession, qui demandait un effort de la part de l'auditeur. Un effort que peu de gens étaient prêts à faire.
Et pourtant... Putain, quel disque. Pour quelqu'un comme moi, "The Dreaming" est une évidence. C'est l'album d'une artiste qui n'a absolument rien à foutre des conventions et qui suit son instinct jusqu'au bout, quitte à se planter commercialement. C'est un disque qui ne cherche jamais à séduire, mais qui hypnotise. Il faut du temps pour l'apprivoiser, pour en comprendre les méandres, pour accepter ses aspérités. Il faut accepter de se perdre dans ce rêve tordu.
Aujourd'hui, il est considéré par beaucoup, et à juste titre, comme son chef-d'oeuvre. C'est le disque qui a prouvé que Kate Bush n'était pas juste une excentrique douée, mais une véritable visionnaire, une architecte du son qui a construit un monument unique, sans plan ni autorisation de construire. Un disque qui, près de quarante ans plus tard, n'a pas pris une seule ride et continue de sonner comme s'il venait d'une autre planète.
Pour conclure, ce 5/5 n'est pas juste une bonne note, c'est une marque de respect profond pour un acte de bravoure artistique total. "The Dreaming" n'est pas un album que l'on "écoute" en faisant la vaisselle. C'est un album qui vous écoute, qui vous regarde, qui vous travaille de l'intérieur. Il est la preuve que la musique pop peut être aussi complexe, déroutante et enrichissante que n'importe quelle autre forme d'art. Accrochez-vous, le voyage est mouvementé, mais la destination en vaut mille fois la peine.
Ce n'est pas un disque, c'est une expérience. Et putain, quelle expérience.
5
Sep 16 2024
Dirt
Alice In Chains
Il faut se remettre dans le contexte, les mecs. 1992, un an plus tôt, une comète blonde nommée Cobain venait de pulvériser les charts et de rendre obsolète toute la musique permanente-brushing qui squattait le sommet des ventes depuis des années. D'un coup, le mot magique était sur toutes les lèvres, dans tous les magazines, sur toutes les télés : "GRUNGE". Putain de merde, ce que j'ai pu le détester, ce mot. Un fourre-tout marketing, une étiquette de supermarché collée à la va-vite sur le front de toute une scène de Seattle qui n'avait pourtant pas grand-chose en commun, si ce n'est une météo pourrie et un amour pour les guitares saturées.
À la radio, on passait du Nirvana, bien sûr, mais aussi du Soundgarden, du Mudhoney, du Pearl Jam... Ça sentait la flanelle, la Doc Martens et la fin de l'insouciance. C'était brut, c'était neuf, et ça faisait un bien fou de voir le hard rock permanenté des Mötley Crüe et consorts se faire botter le cul. Mais soyons honnêtes, beaucoup de ces groupes sonnaient comme des punks qui auraient découvert le heavy metal, ou l'inverse. C'était une énergie, un "fuck you" salutaire, mais musicalement, ça restait souvent dans les clous d'un héritage bien défini.
Et puis, au milieu de ce bordel ambiant, débarque "Dirt", le deuxième album d'Alice in Chains. Et là, direct, on a compris que le jeu venait de changer de catégorie. Oubliez le côté punk-rock sautillant de certains de leurs contemporains. Alice in Chains, c'était autre chose. C'était plus lourd, plus lent, plus vicieux. C'était le son d'un marécage poisseux qui remonte lentement le long de vos jambes pour vous engloutir.
Le génie de ce disque, et ce qui le rend si unique, c'est cette dualité morbide entre deux forces. D'un côté, la colonne vertébrale métallique, les riffs de Jerry Cantrell. Des riffs monolithiques, écrasants, qui n'auraient pas dépareillé sur un album de Black Sabbath. Une science du riff lourd, dissonant, presque hypnotique, qui posait une ambiance de fin du monde, une chape de plomb sur chaque morceau. Cantrell, ce n'était pas un guitar hero démonstratif, c'était un architecte du son, un type qui construisait des cathédrales de granit sonore, sombres et menaçantes. Sans lui, Alice in Chains n'aurait été qu'un groupe de plus.
Mais de l'autre côté, il y avait la voix, la putain de voix de Layne Staley. Et c'est là que "Dirt" quitte le simple statut de bon album de metal pour devenir un témoignage. Un document, une confession publique à une échelle planétaire. Staley ne chantait pas, il se vidait de ses tripes. Chaque ligne, chaque harmonie vocale qu'il tissait avec Cantrell était une scarification. Ici, pas de métaphores à la con, pas de poésie de comptoir sur les démons intérieurs. Non, on parle de la came, de l'aiguille, de la solitude crasse, de la dépression qui vous ronge de l'intérieur jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une coquille vide.
Quand tu écoutes "Sickman", "Junkhead" ou "God Smack", tu n'es pas en train d'écouter des chansons sur la drogue. Tu es DANS la tête d'un mec en pleine descente aux enfers, qui voit sa propre déchéance et qui la couche sur bande avec une lucidité terrifiante. C'est ce qui rend ce disque si malaisant, parfois. On a l'impression d'être des voyeurs, d'assister à une lente agonie en direct. L'album est décrit par Staley lui-même comme étant "beau, laid et sombre", et c'est exactement ça. Il y a une beauté vénéneuse dans cette noirceur, une sorte de grâce tordue dans cette laideur étalée au grand jour.
C'est un disque qui fait mal, parce qu'il est vrai. Dans un monde obsédé par la réussite et le bonheur de façade, Staley a eu le courage, ou l'inconscience, de mettre sa propre destruction sur la place publique. Et le plus dingue, c'est que ça a marché. "Dirt" est devenu un album multi-platine et ces cris de douleur passaient sur MTV, entre deux clips de Madonna. C'était une époque, où le bizarre et le sombre avaient encore droit de cité aux heures de grande écoute. Impensable aujourd'hui.
La suite, on la connaît, le 5 avril 2002, huit ans jour pour jour après Cobain, Layne Staley a fini par perdre sa guerre. Son corps a été retrouvé deux semaines plus tard. Cette date, cette putain de coïncidence macabre, a scellé pour de bon la légende noire de cette génération sacrifiée de Seattle.
"Dirt" n'est pas un album que j'écoute pour le plaisir. C'est un monolithe noir, un disque que l'on sort quand on a besoin de se souvenir que le rock, parfois, ça n'est pas que du fun. C'est une oeuvre d'une honnêteté brutale, un témoignage viscéral et poignant. Un disque majeur, essentiel, mais qui vous laisse exsangue, avec un goût de rouille dans la bouche.
Un putain de grand disque malade et un putain de gros 4 sur 5, sans hésiter.
4
Sep 17 2024
Tommy
The Who
Il y a des noms qui résonnent dans le panthéon du rock avec la subtilité d'un coup de masse. "Tommy", rien que le titre, on sent le poids de l'histoire, la révérence quasi-obligatoire. Un des premiers, si ce n'est LE premier "opéra rock". Un concept, une histoire, une ambition démesurée. C'est le genre de disque que tu abordes avec un mélange de respect et de méfiance, un peu comme on rend visite à une vieille tante acariâtre dont tout le monde dit qu'elle a été une grande beauté dans sa jeunesse. On veut bien le croire, mais on a quand même un peu peur de s'ennuyer poliment pendant deux heures en sentant la naphtaline.
Mettons les choses au clair tout de suite : Tommy est une oeuvre monumentale. L'ambition est colossale, presque arrogante pour l'époque. 1969, les Beatles sont en train de se dire adieu sur un toit, Hendrix met le feu à l'Amérique, et pendant ce temps, Pete Townshend, ce grand échalas aux bras de moulin à vent, décide de raconter l'histoire d'un gamin sourd, muet et aveugle qui, suite à un traumatisme d'enfance (son père bute l'amant de sa mère, ambiance), se réfugie dans un monde intérieur avant de devenir un messie du flipper. Sur le papier, c'est soit un coup de génie absolu, soit le projet le plus fumeux et prétentieux de la décennie. La vérité, comme souvent, se trouve quelque part entre les deux.
Musicalement, c'est indéniable, il y a des fulgurances. Quand l'intro de "Overture" déboule, avec cette guitare acoustique qui s'entrelace avec les cuivres, on se dit qu'on embarque pour un truc épique. Et puis il y a "Pinball Wizard". Putain, "Pinball Wizard", c'est le genre de morceau qui justifie presque à lui seul l'existence de l'album. Une tornade de guitare, un refrain qui s'incruste dans le crâne pour ne plus jamais en sortir. C'est l'hymne rock parfait, la chanson qui a probablement rapporté plus de pognon aux fabricants de flippers que n'importe quelle campagne de pub. Il y a aussi la pureté quasi-divine de "See Me, Feel Me / Listening To You", ce moment où tout l'opéra converge vers une catharsis, un appel à la libération qui file des frissons, même au plus cynique d'entre nous.
Mais voilà le problème car pour accoucher de ces quelques sommets, il faut se bouffer le reste. Et le reste, c'est un double album, un putain de double album. Et qui dit double album en 1969 dit... remplissage. C'est long et c'est parfois chiant. Entre les grands morceaux, on a des interludes, des petits bouts de chansons qui servent plus de liant narratif que de véritable proposition musicale. "Fiddle About", "Cousin Kevin"... on a compris, l'enfance de Tommy fut un enfer de sévices. Mais musicalement, ça patine, on sent la lourdeur du concept, cette obligation de tout raconter, de ne laisser aucun blanc, quitte à sacrifier l'efficacité rock'n'roll qui faisait la gloire des Who.
Et puis, il y a cette grandiloquence, "Opéra rock", le mot est lâché et il pèse une tonne. J'ai grandi avec le post-punk, le shoegaze, le rock indé. Pour moi, la souffrance, le trauma, ça s'exprime dans l'urgence, dans la dissonance d'un accord de Sonic Youth, dans la voix sépulcrale de Ian Curtis. Ça n'a pas besoin de choeurs, de cuivres et d'une narration qui s'étale sur quatre faces de vinyle. Les Who, sur Tommy, sont parfois à la limite du pompeux. On sent cette volonté de faire une oeuvre, avec un grand O, de prouver que le rock peut être aussi "sérieux" que la musique classique. Une quête de légitimité qui, avec le recul, a un peu mal vieilli.
En tant que disquaire dans les années 90, je voyais bien qui achetait "Tommy" et c'était rarement les jeunes qui venaient chercher le dernier Pavement ou le nouveau single de The Cure. C'était les pères de famille, les nostalgiques, ceux pour qui cet album représentait un souvenir, un marqueur de leur propre jeunesse. Et c'est peut-être ça, la clé. "Tommy" est un formidable document sur son époque, une époque où tout semblait possible, où le rock pouvait se permettre d'être démesuré, théâtral, parfois jusqu'à l'excès. C'est une pièce de musée, et une pièce importante. Il faut l'écouter, ne serait-ce que pour comprendre d'où viennent Queen, Meat Loaf, et toute une frange du rock progressif.
Mais est-ce que j'ai envie de me le réécouter en boucle ? Est-ce que ça me procure le même plaisir brut, la même décharge électrique que, disons, "Daydream Nation" ou "Disintegration" ? Non. Absolument pas. C'est un voyage intéressant, mais un peu longuet. Je salue l'effort, je respecte le monument, mais au final, je reste un peu sur le bord de la route, à regarder passer le cortège en me disant que c'est un sacré beau bordel, mais que ce n'est pas tout à fait le mien.
Un 2 sur 5, c'est la note parfaite. Ce n'est pas un échec, loin de là, c'est un album qu'il faut entendre avant de mourir, le contrat du blog est rempli. Mais ce n'est pas un album qui me fait me sentir plus vivant. C'est une étape, une leçon d'histoire. Parfois, une leçon d'histoire, c'est un peu long et surtout quand elle dure 75 minutes.
2
Sep 18 2024
McCartney
Paul McCartney
Il y a des jours, dans ce projet "1001 Albums", où l'on se sent comme un archéologue découvrant un trésor oublié. Et il y a des jours où l'on se sent comme un éboueur devant vider une poubelle historique. Devinez dans quelle catégorie tombe ce premier album solo de Paul McCartney.
Je savais, en voyant son nom sur la liste, que ce ne serait pas une partie de plaisir. On parle de l'après-Beatles, une période de décomposition et de règlements de comptes. Mais je ne m'attendais pas à une telle purge. Ce disque n'est pas seulement un album, c'est un acte de sabotage. Un doigt d'honneur non pas à l'establishment, mais à la musique elle-même.
Remettons les choses dans leur contexte sordide. Avril 1970, le plus grand groupe du monde se vautre dans sa propre agonie. C'est la fin. Et pendant que John Lennon, dans une catharsis psychanalytique et douloureuse, s'apprête à hurler ses démons sur "Plastic Ono Band", un disque d'une honnêteté à vous glacer le sang, Paul, lui, fait... ça.
"Ça", c'est le son d'un homme qui s'emmerde, profondément. Réfugié dans sa ferme en Écosse avec femme, enfants et moutons, il a pris son magnéto 4 pistes et a enregistré... du vent, des bribes, des pets de cerveau musicaux. Des instrumentaux qui n'auraient même pas servi de jingle pour une pub de purée en flocons ("Valentine Day", "Momma Miss America"). Des chansons qui ne commencent jamais et qui, par pitié, finissent très vite ("The Lovely Linda", 42 secondes de vacuité absolue).
On nous a vendu ça comme un geste "lo-fi", un retour à la simplicité. Quelle vaste blague, j'ai passé une partie de mon adolescence à vénérer des groupes qui ont fait du lo-fi une profession de foi. J'aime le son brut, l'urgence, l'idée qu'on peut faire de la magie avec trois bouts de ficelle. Mais ici, ce n'est pas du lo-fi, c'est du "j'm'en-foutisme". Il y a une différence fondamentale entre l'esthétique du dénuement et la simple paresse.
C'est l'album d'un type multi-millionaire qui a décidé de sonner comme un ado qui découvre pour la première fois un instrument dans le garage de ses parents. Sauf que l'ado en question a écrit "Yesterday" et "Hey Jude", et ça rend le tout encore plus inexcusable. On n'est pas face à un punk qui crache sa rage avec les moyens du bord. On est face à un génie en vacances, et ses cartes postales sonores sont d'une laideur affligeante.
L'écoute de ce disque est une épreuve physique et on passe son temps à attendre qu'il se passe quelque chose. Une mélodie, une émotion, une idée, n'importe quoi. Mais non, le néant. "Oo You", "Teddy Boy"... c'est de la bouillie, des esquisses qui auraient dû finir au fond d'un tiroir, sous une pile de factures.
Et le pire, le plus rageant dans cette histoire, c'est qu'au milieu de ce marasme, de ce champ de ruines musical, il y a "Maybe I'm Amazed".
Cette chanson n'est pas une lueur dans la nuit, c'est une insulte. C'est la preuve irréfutable que Paul McCartney avait encore toute sa tête et tout son talent. Elle vous hurle à la gueule le disque de génie qu'on aurait pu avoir s'il avait daigné allumer son cerveau plus de cinq minutes. C'est une pièce maîtresse, un chef-d'œuvre absolu d'écriture et d'interprétation. Et elle est là, perdue au milieu des borborygmes et des démos moisies, comme un Rembrandt accroché dans des toilettes publiques. Sa présence ne sauve pas l'album, elle l'enterre. Elle souligne par contraste l'indigence du reste. On écoute "Maybe I'm Amazed" et on se dit "Pourquoi, Paul, POURQUOI ? Pourquoi nous avoir infligé le reste ?".
C'est simple : cet album n'a aucune autre raison d'être dans la liste des "1001" à part pour son contexte historique et cette unique chanson. Pour tout le reste, c'est une perte de temps. C'est un caprice d'artiste trop riche et trop célèbre, une sorte de journal intime sonore dont on n'aurait jamais dû tourner les pages. C'est le son de la décompression, de la fuite, mais sans le moindre intérêt artistique.
Je ne peux décemment pas lui mettre plus d'un point. Et ce point, c'est par pure charité, par respect pour le miracle qu'est "Maybe I'm Amazed". Il ne sauve rien, mais il existe, et on ne peut l'ignorer. Pour le reste, c'est à jeter. C'est l'anti-musique, l'album-vacances d'un type qui n'avait plus rien à foutre de rien, et surtout pas de nos oreilles.
Fuyez ou n'écoutez que la piste 8 et prétendez avoir fait le job.
1
Sep 19 2024
Bluesbreakers
John Mayall & The Bluesbreakers
Alors là, on s'attaque à un monument. Un putain de monolithe. Le genre de disque qui, sur le papier, coche toutes les cases du chef-d'oeuvre intouchable, la relique sacrée qu'on ne peut approcher qu'à genoux en se flagellant avec des cordes de guitare usagées. Le fameux "Beano Album", comme l'appellent les puristes à lunettes, parce que ce con d'Eric Clapton est en train de lire une BD sur la pochette, histoire de bien montrer qu'il en a rien à carrer de la postérité.
L'Angleterre est le centre du monde, ou du moins, elle le croit très fort. Les Beatles sont en train de préparer "Revolver" et de découvrir qu'on peut faire autre chose que chanter "She loves you yeah yeah yeah". Les Stones sont déjà les mauvais garçons officiels. Et au milieu de tout ça, il y a la scène blues. La vraie, celle qui transpire dans les clubs moites de Londres, celle des obsédés qui ont passé leur adolescence à disséquer des imports de Muddy Waters et de Howlin' Wolf.
À la tête de cette croisade, un parrain, un daron du blues british : John Mayall. Un type sérieux, un vrai passeur, qui voit défiler dans son groupe, les Bluesbreakers, tout le gratin de la six-cordes anglaise. Et en 66, la recrue du moment, c'est un jeunot qui vient de claquer la porte des Yardbirds parce qu'il les trouvait trop "commerciaux". Ce gamin, c'est Eric Clapton.
Et c'est là que le mythe commence car c'est sur cet album, soi-disant, que les graffitis "Clapton is God" ont commencé à fleurir sur les murs de la ville. "Dieu", rien que ça. Faut dire que le mec a un son, bordel, OUI, il a un son. C'est la première chose qui te saute à la gueule dès les premières secondes de "All Your Love". Cette Les Paul branchée dans un Marshall poussé à onze, ce sustain qui n'en finit plus, ce vibrato à te faire pleurer une veuve joyeuse... C'est gras, c'est saturé, c'est presque agressif. C'est un son qui bave, qui coule, qui est à la fois brûlant et lourd comme du plomb en fusion. Pour l'époque, c'est une petite révolution.
Le disque est un putain de manuel du parfait petit blues-rocker. On a les reprises obligatoires pour montrer qu'on a bien fait ses devoirs ("What'd I Say" de Ray Charles, "Ramblin' on My Mind" de Robert Johnson), on a les instrumentaux pour que le guitar-hero puisse faire sa branlette de manche ("Hideaway", qui est devenu un passage obligé pour tout apprenti-dieu de la guitare), et on a les compos originales de Mayall qui tiennent parfaitement la route. Tout est impeccable, la voix de Mayall est juste, sans esbroufe, la section rythmique est carrée et Clapton... eh bien, Clapton est divin. Chaque note est pensée, chaque solo est une petite histoire. Techniquement, c'est irréprochable, c'est l'apogée du blues-rock britannique, le point de non-retour avant que tout ce petit monde ne parte dans les délires psychédéliques de Cream, de Hendrix et de Led Zeppelin.
Alors, pourquoi ? Pourquoi un "gros 2 sur 4" et pas un 4 retentissant qui ferait trembler les murs ?
Eh bien, voilà le problème, c'est peut-être une question de génération. Je suis né en 70. Mon panthéon à moi, il a été bâti sur les ruines du punk. Joy Division, The Cure, Sonic Youth... Pour moi, la musique a toujours été une question de faille, de dissonance, de danger, de quelque chose qui déraille.
Et ce disque, aussi bon soit-il, est terriblement... appliqué. C'est un disque d'excellent élève, c'est le son de jeunes blancs-becs anglais incroyablement doués qui ont parfaitement compris le blues et qui le restituent avec une maestria confondante. Mais ça reste une restitution, c'est propre, c'est carré, c'est presque scolaire. Ça manque du vécu, de la poussière du Delta, de la douleur poisseuse qu'on entend chez les maîtres noirs qu'ils admirent tant.
En l'écoutant aujourd'hui, avec mes oreilles de disquaire, je ne peux m'empêcher de penser que c'est une pièce de musée. Une pièce magnifique, certes, mais une pièce de musée quand même. C'est l'acte de naissance de tout un pan du rock qui allait devenir le "rock de papa" par excellence. On sent déjà poindre les solos de 12 minutes, les pantalons en velours côtelé et les barbes de trois jours. C'est un jalon historique, un passage obligé pour comprendre d'où viennent Led Zep, Deep Purple et toute la clique. Il FAUT l'entendre avant de mourir, ne serait-ce que pour sa valeur documentaire.
Mais est-ce que ça me prend aux tripes ? Est-ce que ça me donne envie de tout plaquer pour monter un groupe ? Non. Ça force le respect, mais ça ne déclenche pas la passion. Ça me fait l'effet d'une démonstration de force, d'une leçon magistrale, mais ça ne me fait pas saigner les oreilles et le coeur comme un bon vieux Streetcleaner.
C'est un disque charnière, le cul entre deux chaises. Pas encore la folie psyché de Cream, plus tout à fait le R&B sage des débuts. C'est le son d'un dieu en devenir, d'un type qui polit ses armes avant de partir à la conquête du monde. C'est puissant, c'est fondateur, c'est historiquement crucial.
Mais au final, quand le silence se fait après la dernière note, je me retrouve à penser que je préfère les dieux déchus, les anges boiteux, les prophètes de la fin du monde. Les dieux parfaits et bien peignés, ça m'a toujours un peu emmerdé.
D'où ce 3/5. Un 3 solide, respectueux, qui s'incline bien bas devant le talent et l'importance historique. Mais un 3 quand même, parce que mon coeur, lui, est ailleurs.
3
Sep 23 2024
Graceland
Paul Simon
Alors là, on tombe sur un os, un putain d'os de mammouth. Quand le grand livre des "1001 Albums" me balance Paul Simon "Graceland", j'ai failli m'étouffer avec mon café noir. Paul Simon, pour le mec de 16 ans que j'étais en 1986, c'était le son des parents. Le genre de disque qui passe le dimanche après-midi pendant que ton père tond la pelouse et que ta mère prépare un rôti. Le summum de l'ennui poli, l'antithèse absolue de The Cure et de leur "Pornography" qui tournait en boucle dans ma chambre d'ado mal peignée.
C'était la musique que les yuppies triomphants des années Mitterrand écoutaient dans leur R5 Turbo en allant à leur cours de squash. Une musique proprette, intelligente, vaguement exotique pour se donner bonne conscience. Bref, tout ce que je pouvais dégueuler à l'époque. Une gentille pop mâtinée de "World Music", ce concept marketing fumeux inventé par des Occidentaux en mal d'authenticité pour vendre des disques à d'autres Occidentaux en mal d'authenticité. J'avais rangé ça dans la case : sympathique, mais totalement inoffensif.
Et puis, il y avait l'autre casserole, la grosse, la rouillée, celle qui fait un bruit de tous les diables : l'Apartheid. En 1986, l'Afrique du Sud était au ban des nations. Un boycott culturel international était en place, et qu'est-ce qu'il fait, notre petit Paul ? Il prend son baluchon et va enregistrer à Johannesburg avec des musiciens locaux. Tollé général, on a crié au scandale, à l'opportunisme, au pillage culturel. Simon, le petit malin, qui brise le boycott pour se refaire une santé commerciale sur le dos de musiciens noirs opprimés. La polémique a été aussi énorme que le succès du disque.
Alors, presque quarante ans plus tard, il a fallu que je me replonge dedans. Sans a priori, ou du moins en essayant de les laisser au vestiaire. J'ai posé le vinyle sur la platine, le coeur un peu lourd, m'attendant à une purge polie, à un pensum de bonne conscience musicale.
Et là... la claque.
Merde.
Il faut être honnête, ce disque est une putain de merveille.
Dès les premières secondes de "The Boy in the Bubble", on est happé. Pas par Paul Simon, non. On est happé par cette section rythmique incroyable, par cette basse fretless sautillante et joyeuse de Bakithi Kumalo qui danse comme un diable, par la guitare de Ray Phiri qui tricote des mélodies lumineuses. C'est un son que l'Occident n'avait jamais vraiment entendu comme ça. C'est frais, c'est vivant, c'est une explosion de couleurs dans le paysage musical souvent synthétique et glacial des années 80.
Le génie de Simon, et c'est là qu'il faut ravaler son cynisme de vieux punk, ça n'a pas été de composer cette musique. Non, sa genialité a été de la laisser exister car il a eu l'intelligence suprême de ne pas essayer de la formater, de la noyer sous des arrangements de producteur américain bedonnant. Il a posé sa voix, ses textes de songwriter new-yorkais un peu intello et névrosé, sur un tapis volant musical qui était déjà là, vibrant de sa propre vie. C'est une conversation, pas une OPA hostile.
Et quelle conversation ! Le contraste entre la mélancolie douce-amère des textes de Simon et l'exubérance quasi-constante de la musique est ce qui fait toute la force de "Graceland". Prenez "Diamonds on the Soles of Her Shoes", avec la majesté des choeurs de Ladysmith Black Mambazo. C'est d'une beauté à chialer. Et puis bien sûr, il y a le tube interplanétaire, celui qui a fait danser la Terre entière : "You Can Call Me Al". Impossible de résister à ce riff de synthé et à ce solo de basse. Même le métalleux le plus endurci se surprend à taper du pied. C'est un fait scientifique.
L'album n'est pas qu'un simple aller-retour en Afrique du Sud, c'est un véritable road-trip musical. On y croise les Texans de Los Lobos sur "All Around the World or the Myth of Fingerprints" et les légendes du zydeco de Louisiane comme Rockin' Dopsie Jr. sur "That Was Your Mother". C'est un disque qui respire l'Amérique dans sa diversité, tout en étant profondément imprégné par l'Afrique.
Alors, on en pense quoi, de ce disque maudit et adulé ? Est-ce que le Paul Simon de 1986 était un salaud d'opportuniste ? Peut-être un peu. Est-ce qu'il a brisé un boycott qui avait son importance ? Oui, c'est un fait. Mais il a aussi offert une vitrine mondiale à des musiciens exceptionnels qui, sans lui, seraient peut-être restés dans l'ombre. Il a fait plus pour la connaissance de la musique sud-africaine que n'importe quel concert caritatif de l'époque. C'est toute l'ambiguïté du personnage et de l'oeuvre.
Aujourd'hui, en réécoutant Graceland, je dois bien l'admettre : mon moi de 16 ans était un petit con snobinard. Ce disque est un chef-d'oeuvre de production, un miracle d'équilibre entre des cultures, un concentré de joie de vivre et de mélodies imparables. C'est un disque qui donne le sourire, qui donne envie de bouger, qui réchauffe le coeur.
Est-ce que ça en fait un de mes albums de chevet ? Non. Il reste pour moi un objet un peu à part, un album "soleil" dans une discographie majoritairement "nuageuse". Il ne détrônera jamais Joy Division ou Nick Cave dans mon coeur. Il y a un côté un peu trop "propre", un peu trop lisse, qui m'empêche de l'aimer totalement, sans réserve. C'est un compagnon de voyage exceptionnel, mais pas le confident des nuits blanches.
Mais bordel, quel voyage ! C'est un excellent album de World Music, un excellent album tout simplement. Un classique qui a mérité sa place dans le grand livre, n'en déplaise au pisse-froid que j'étais.
Verdict : Une bouffée d'air frais qui a balayé les certitudes et les préjugés, une leçon d'ouverture musicale, même si elle est née dans la controverse. L'album parfait pour réaliser qu'on a parfois été un con fini, et que c'est pas si grave de changer d'avis. Un solide 4/5, parce que la perfection n'est pas de ce monde, et surtout pas du mien.
4
Sep 24 2024
The Marshall Mathers LP
Eminem
Putain, mais qu'est-ce que c'est que cette merde ? Voilà en substance ce que j'ai dû me dire en 2000 quand cette bombe thermonucléaire a explosé à la face du monde. Faut remettre les choses dans leur contexte. J'ai 30 piges, le rap, j'en bouffe depuis des années, j'ai vu passer le meilleur comme le pire. Mais ça… ça, c'était autre chose. Un petit blanc-bec du Michigan qui débarque avec la rage d'un pitbull enragé et un flow qui pourrait décaper la Tour Eiffel. J'avoue, au début, j'étais sceptique. Encore un produit marketing calibré pour vendre du "gangsta rap" aux kids des banlieues pavillonnaires ? Sauf que le mec en question était produit par Dr. Dre. Et ça, ça change tout.
Le premier album, "The Slim Shady LP", avait déjà posé les bases : un humour noir décapant, une technique irréprochable et un personnage, Slim Shady, complètement taré, qui disait tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, en pire. Mais avec "The Marshall Mathers LP", on est passé à un autre niveau. Fini de rire. Enfin si, on rit, mais jaune. C'est l'album de la confirmation, de l'explosion, du "allez tous vous faire foutre" globalisé.
C'est un de ces disques qui te prend aux tripes et ne te lâche plus. Un uppercut de 72 minutes. C'est un album de combat, et c'est exactement ça. Eminem, ou plutôt Marshall Mathers, règle ses comptes. Avec qui ? Avec tout le monde, sans exception. La liste est longue comme le bras : la presse qui le traîne dans la boue, les critiques qui ne comprennent rien, les fans trop collants, les autres rappeurs qui le jalousent, Britney Spears, Christina Aguilera, *NSYNC… toute cette soupe pop qui inondait les ondes. Sa mère, bien sûr, qui en prend plein la gueule sur "Kill You". Sa femme, Kim, dans une chanson d'une violence inouïe qui porte son nom et qui se termine par le bruit d'une voiture qui plonge dans un lac. Sa maison de disques, les radios, le gouvernement, Dieu lui-même et, surtout, lui. Une auto-flagellation en règle.
C'est ça, la force de ce disque. Cette schizophrénie constante entre Marshall, le gamin paumé de Detroit qui a galéré toute sa vie, et Slim Shady, son double maléfique, son exutoire, ce monstre qu'il a créé et qui le dépasse. C'est lui qui se charge des basses besognes. C'est Shady le misogyne, l'homophobe, le raciste, le sociopathe. C'est un artifice, une provocation ultime. Et bordel, qu'est-ce que c'est bien fait. Il pousse le bouchon tellement loin que ça en devient presque de l'art. Il a fait de la vulgarité une poésie. Une poésie crade, violente, dérangeante, mais une poésie quand même. Il a cette façon unique de jongler avec les mots, les rimes internes, les allitérations, une technique qui a mis à genoux les plus grands noms du rap.
Comment un blanc a-t-il pu s'imposer dans un milieu si codifié, si majoritairement noir ? Il le dit lui-même sur "Who Knew" : "I don’t do black music/I don’t do white music". Il fait sa propre musique. Une musique de combat pour les gamins du lycée, comme il le clame. Une musique qui parle de la frustration, de la colère, du sentiment d'être un paria. Et ça, c'est universel. Que tu sois un gamin blanc du Nebraska ou un jeune noir du Bronx, tu peux te reconnaître dans cette rage. C'est là qu'il a réussi le tour de force de populariser le hip-hop dans des couches de la société qui en étaient jusqu'alors hermétiques.
Vingt-cinq ans plus tard, le disque n'a pas pris une ride. Les prods de Dre sont toujours aussi monstrueuses, ce mélange de G-funk lancinant et de samples cartoonesques fonctionne à merveille. Les flows d'Eminem sont d'une précision chirurgicale, changeant de rythme, de ton, avec une facilité déconcertante. Des morceaux comme "Stan", ce dialogue épistolaire tragique avec un fan obsessionnel, samplant la douce Dido, c'est du génie pur. "The Way I Am", cette explosion de colère brute contre la célébrité. "The Real Slim Shady", ce tube planétaire à l'humour potache mais au flow dévastateur. Il n'y a rien à jeter.
C'est un classique, un putain de chef-d'oeuvre. Un album qui a marqué son époque et qui continue de résonner aujourd'hui. Il est au sommet de sa discographie, à égalité avec "The Eminem Show" qui viendra confirmer son statut de superstar. C'est un monument.
Alors ouais, un gros 5/5. Et pour ceux que ça dérange… "So you can suck my dick if you don't like, my shit".
5
Sep 25 2024
Hybrid Theory
Linkin Park
Putain, je viens de passer une heure de ma vie, une heure que je ne récupérerai jamais, à me farcir ce truc. Linkin Park, le porte-étendard du mouvement "nu metal" et son album "Hybrid Theory". Et le mot "difficile" est un putain d'euphémisme.
J'ai eu l'impression de retomber en adolescence, mais pas la mienne, celle d'un gamin de 15 ans en 2000, boutonneux, mal dans sa peau, qui pense que brailler sur des guitares saturées en portant un baggy trop grand est le summum de la rébellion.
Je sais ce que les fans vont dire. "T'es un vieux con, t'y connais rien ! C'est un chef-d'oeuvre, 27 millions d'albums vendus, mec ! C'est générationnel !".
Et ils ont raison sur un point : je suis un vieux con. Cinquante-quatre balais au compteur en cette belle année 2024. J'ai vendu des disques à une époque où le "nu metal" aurait été le nom d'un rayon chez Castorama. J'ai passé des nuits à la radio à diffuser du rock qui avait des tripes, du blues qui avait une âme, du punk qui avait une rage sincère. Alors, forcément, quand on me balance cette soupe surproduite en pleine face, j'ai un peu de mal à crier au génie.
Parce que c'est ça, "Hybrid Theory". C'est un produit. Un produit parfaitement calibré pour l'époque. On prend un peu de metal, mais pas trop heavy pour pas faire peur. On y ajoute une bonne louche de hip-hop, mais avec un flow bien sage pour ne pas effaroucher les parents. On saupoudre le tout de quelques scratchs et d'une touche d'electro pour faire "moderne". On mélange bien, on passe le tout dans la moulinette marketing de MTV et on obtient un disque lisse, aguicheur, et finalement, terriblement vide.
Le concept de "fusion" n'est pas le problème. J'aime le metal. J'aime le hip-hop. Mais ce mariage-là, c'est un mariage forcé, arrangé par des directeurs artistiques en costard. On a l'impression d'entendre deux groupes qui jouent en même temps sans vraiment s'écouter. Le chant hurlé de Chester Bennington semble posé là pour cocher la case "colère adolescente", tandis que le rap de Mike Shinoda arrive juste derrière pour cocher la case "culture urbaine". C'est un cahier des charges, pas un album.
Et puis, parlons de l'originalité. Nulle. Zéro. Nada. Linkin Park n'a fait que récupérer une recette qui commençait déjà à sentir le réchauffé. Korn avait déjà labouré ce champ avec beaucoup plus de folie et de lourdeur. Deftones y avait mis une poésie et une complexité autrement plus fascinantes. Même Limp Bizkit, et Dieu sait que ça me coûte de l'admettre, avait au moins le mérite d'assumer sa connerie jusqu'au bout. Linkin Park, eux, se prennent terriblement au sérieux. Ils sont propres sur eux, même dans leur colère. C'est du metal passé au Kärcher, de la rébellion sponsorisée par une marque de fringues pour skaters.
Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à toutes ces années passées au magasin de disques. J'en ai vu défiler, des modes. Des trucs qui devaient "tout révolutionner" et qui ont fini dans les bacs à soldes six mois plus tard. Le nu metal a duré un peu plus longtemps, je le concède. Il a été la bande-son de toute une génération de jeunes qui avaient besoin de hurler leur mal-être. Je ne leur jette pas la pierre. À 16 ans, on a besoin de ça. Mais avec le recul, cet album sonne terriblement daté. C'est une capsule temporelle d'une époque où le rock grand public cherchait un nouveau souffle et l'a trouvé dans une formule pré-mâchée.
Alors oui, "Hybrid Theory" est dans le livre. Il fallait que je l'écoute. C'est fait. Je peux maintenant passer à autre chose sans le moindre regret. C'est un album important, paraît-il. Un succès commercial monstrueux, c'est un fait. Mais pour moi, ce n'est rien de plus qu'un bruit de fond parfaitement orchestré pour les centres commerciaux du début du millénaire.
Pour résumer mon ressenti, je dirais que cet album est à la musique ce que le MacDo est à la gastronomie : ça se consomme vite, ça plaît à beaucoup de monde, mais ça n'a aucune saveur et ça te laisse un arrière-goût de merde dans la bouche.
Note : 1 sur 5
1
Sep 26 2024
GREY Area
Little Simz
Parfois, dans ce projet un peu fou des "1001 albums", on a l'impression d'être un fonctionnaire de la musique. On pointe, on écoute, on coche la case, on passe au suivant. C'est la routine, le train-train, une sorte de masochisme audiophile qui nous pousse à ingurgiter des trucs dont on se serait bien passé. On découvre des pépites, certes, mais on se farcit aussi pas mal de croûtes. Et puis, de temps en temps, sans crier gare, un disque sorti de nulle part vient te mettre une mandale si violente que tu te demandes ce qui vient de t'arriver. Un album qui te sort de ta torpeur, qui te secoue les puces et te rappelle pourquoi, putain, tu aimes tant la musique.
"GREY Area" de Little Simz, c'est exactement ça. Une putain de déflagration.
Pour être totalement transparent, le rap et moi, surtout le rap moderne, c'est une histoire compliquée. Je suis un vieux con né en 1970. J'ai grandi avec le post-punk, le rock indé cradingue, les guitares qui saignent et les atmosphères de fin du monde. Mes héros s'appellent Robert Smith, Nick Cave ou Thurston Moore. Alors quand on me parle de hip-hop, je pense instinctivement aux Beastie Boys, à Cypress Hill, à la clique du Wu-Tang. Le rap actuel, avec ses autotunes à la con, ses prods lisses comme un cul de bébé et ses rappeurs qui marmonnent des histoires de bagnoles et de chaînes en or, ça a tendance à me faire poliment bailler, voire à me hérisser le poil.
Je suis donc arrivé sur cet album de 2019 avec des pieds de plomb et une bonne dose de cynisme. Little Simz ? Jamais entendu parler. Une rappeuse anglaise... Mouais, on allait bien voir. Et bordel, j'ai vu et j'ai pris une leçon. Une correction, un uppercut en pleine poire qui m'a laissé KO, le sourire aux lèvres.
Dès les premières secondes, tu comprends que tu n'es pas en terrain connu. La production d'Inflo est une merveille de précision et de saleté. C'est organique, ça respire, ça grince. C'est à la fois terriblement moderne et pourtant pétri d'influences old school. On sent l'amour du sample bien senti, du breakbeat qui claque, de la basse qui te retourne les entrailles. Mais là où l'album devient proprement génial, c'est dans sa capacité à exploser les cadres. On n'est pas dans le rap, on est bien au-delà.
Ça pioche dans le R'n'B, dans la soul la plus classieuse, dans des ambiances lounge à la sensualité vénéneuse. Et puis, d'un coup, sans prévenir, ça te balance des riffs à la limite du punk, une énergie brute, une tension nerveuse qui te prend à la gorge. Il y a des moments où l'on se croirait dans la bande-son d'un film d'horreur, avec des nappes de synthés angoissantes et des arrangements cinématographiques. Ailleurs, on décèle des touches presque asiatiques dans les mélodies. C'est un chaudron bouillonnant d'idées, un maelström sonore d'une richesse et d'une audace folles.
Et au milieu de ce chaos maîtrisé, il y a elle. Simbiatu Ajikawo, alias Little Simz. Quelle présence, quelle personnalité avec son débit élastique, son flow nerveux, et sa voix qui peut être aussi bien un direct du droit qu'une caresse. Elle ne rappe pas, elle vit ses textes. Elle ne pose pas sur l'instru, elle la dévore, la tord, joue avec elle. On sent une maîtrise technique insolente, mais jamais démonstrative. Tout est au service du propos.
Et quel propos ! Loin des clichés, Little Simz fait son auto-thérapie. Elle déballe ses névroses, ses doutes, sa place de femme dans un milieu d'hommes, ses ambitions. Elle assume un égo surdimensionné, mais elle le fait avec une telle lucidité qu'on ne peut que s'incliner. Quand elle balance qu'elle mérite son succès parce qu'elle a bossé comme une acharnée, tu la crois sur parole. Elle ne se la pète pas, elle constate. Elle ferme des bouches, avec classe mais sans prendre de gants. C'est cru, c'est puissant, c'est intelligent, et ça fait un bien fou.
Ce qui est remarquable avec "GREY Area", c'est que c'est un disque qui s'adresse à tout le monde. Au fan de rap qui y trouvera une proposition artistique exigeante et novatrice. Mais aussi au vieux rockeur comme moi, qui y reconnaîtra une intégrité, une rage et une liberté qui sont l'essence même de la musique qu'il a toujours chérie. C'est un disque qui refuse les étiquettes, qui te surprend à chaque virage et qui te laisse sur le cul, essoufflé mais heureux.
Ce n'est pas juste un bon album de rap. C'est un immense album, tout court. Une de ces oeuvres qui te marquent durablement et qui te forcent à revoir tes certitudes. Pour une découverte, c'est une sacrée découverte. Je suis allé, curieux, écouter ses autres disques, et le voyage s'annonce passionnant. Comme quoi, même après des décennies à user ses tympans, on peut encore se faire surprendre. Et c'est sans doute ça, la plus belle des récompenses.
Note finale : Un solide et indiscutable 4 sur 5. Un quasi sans-faute qui file direct dans le top des claques de ce projet.
4
Sep 27 2024
Oracular Spectacular
MGMT
Il y a des albums, dans cette liste infernale des "1001", qui se présentent comme des évidences. Des monuments intouchables, des piliers sur lesquels des chapelles entières de la musique se sont construites. Et puis, il y a les autres, les phénomènes de mode, les étoiles filantes, les coqueluches d'une époque précise qui, une fois le soufflé retombé, vous laissent avec un goût étrange dans la bouche. Un goût de "tout ça pour ça ?". MGMT et leur "Oracular Spectacular" se rangent sans l'ombre d'un doute dans cette seconde catégorie.
Que celui qui a réussi à passer à côté du tsunami MGMT en 2008 lève la main. Personne ? C'est bien ce que je pensais. C'était impossible car de la radio de supermarché au blog du hipster le plus pointu de Brooklyn, ces deux-là étaient partout. On nous les a vendus comme les nouveaux sauveurs de la pop, les héritiers de Bowie et de Prince, les porte-étendards d'une jeunesse décomplexée qui avait enfin trouvé sa bande-son. Un buzz, un vrai, comme seul l'Internet naissant savait en fabriquer. Et moi, vieux con né en 1970, qui ai découvert mes groupes sur des fanzines photocopiés et des radios pirates qui crachotaient, je regardais ça avec la méfiance d'un chat face à une porte automatique. La machine à hype était en marche, et elle tournait à plein régime.
Alors, j'ai posé le disque sur la platine, enfin, j'ai cliqué sur "play", on est en 2008 après tout. Et la première chose qui frappe, il faut bien le reconnaître, c'est l'efficacité. Une efficacité redoutable, chirurgicale. "Time to Pretend" déboule avec son arrogance adolescente et sa mélodie synthétique qui s'incruste dans le cerveau pour ne plus jamais en sortir. C'est l'hymne parfait pour une génération qui rêve de gloire facile et de mort prématurée, le tout sur un ton faussement ironique. Le cahier des charges est rempli à la perfection. Puis vient "Electric Feel", autre tube interplanétaire, avec sa ligne de basse funky et son refrain qui sent bon les soirées d'été un peu trop arrosées. Et bien sûr, "Kids". Ah, "Kids"... Ce riff de synthé, si simple, si évident, si... putain d'agaçant à force de l'entendre partout. C'est le genre de mélodie qui aurait pu être composée par un enfant de cinq ans sur un Casio, et c'est probablement là que réside son génie commercial.
Le problème, c'est que derrière cette façade de tubes imparables, j'ai eu du mal à trouver une substance, une âme. Tout me semble calculé, calibré pour plaire. C'est de la pop psychédélique, nous dit-on. Psychédélique ? Vraiment ? Je ne veux pas être méchant, mais le psychédélisme de MGMT ressemble plus à un filtre Instagram qu'à une véritable exploration des tréfonds de la conscience. C'est coloré, c'est rigolo, ça fait des petites vagues, mais ça ne retourne jamais le cerveau. On sent les influences, bien sûr. Un peu de glam par-ci, une pincée de disco-funk par-là, un soupçon de pop baroque à la Flaming Lips... C'est un melting-pot bien exécuté, mais qui manque cruellement de danger, de folie, de cette étincelle qui fait qu'un album vous marque au fer rouge.
Passé le trio de tête des singles, l'album s'égare un peu. On sent que les deux branleurs de Brooklyn ont des idées, qu'ils tentent des trucs comme sur "The Youth" ou "Of Moons, Birds & Monsters", mais ça manque de colonne vertébrale. On passe d'une ambiance à l'autre sans véritable fil conducteur, comme si on zappait entre différentes playlists. C'est un album qui a été conçu pour l'ère du mp3, du "shuffle". On picore les tubes, on oublie le reste. Où est la cohérence d'un "Disintegration" ? Où est l'urgence d'un "Unknown Pleasures" ? Nulle part. On est dans le divertissement pur, la bande-son d'une époque qui a peur du silence et de l'ennui.
Et puis, il y a ce ton, cette distance ironique, ce cynisme cool qui parcourt tout le disque. C'est peut-être ça qui me dérange le plus. La musique que j'aime, celle qui me fait vibrer, elle est viscérale. Chez MGMT, tout est sous contrôle, on fait semblant d'être des rock stars décadentes ("Time to Pretend"), mais on sent bien que c'est une posture, un jeu. Il n'y a pas de sang sur les murs, pas de larmes sur la console de mixage. Juste deux types très malins qui ont compris comment fabriquer la pop parfaite pour 2008.
En fin de compte, "Oracular Spectacular" est un album qui porte bien son nom : il est spectaculaire en surface, mais son contenu reste un oracle difficile à déchiffrer, peut-être parce qu'il n'y a pas grand-chose à y lire. C'est le reflet parfait d'une génération : talentueuse, hyper-référencée, douée pour la synthèse, mais qui a parfois du mal à trouver sa propre voix, sa propre vérité. C'est un disque brillant, mais froid. Un feu d'artifice qui illumine le ciel un instant avant de s'éteindre sans laisser de traces, si ce n'est le souvenir de quelques belles couleurs. Pour la jeunesse de 2008, c'est sans doute un 5/5. Pour le vieux disquaire que je suis, qui a vu passer des centaines de "prochains grands trucs", ça ne vaut pas plus qu'un petit 3/5. Un album pour son époque, mais pas pour la mienne.
3
Sep 30 2024
The Fat Of The Land
The Prodigy
Je vais être franc et sachant que je suis né en 1970 et biberonné au post-punk et à l'indie rock, aborder la frange la plus électronique de la liste des "1001 Albums" est toujours un exercice périlleux. Alors quand le grand livre m'impose un album de "techno", mes vieux réflexes de disquaire indé froncent le nez.
Pourtant, je ne suis pas un ermite et les années 90, je les ai vécues aux premières loges, derrière le comptoir d'une boutique et les micros d'une radio. J'ai vu déferler la vague électronique, et j'ai su faire le tri. Il y a la soupe commerciale, la "dance" insipide et il y a les vrais artistes, ceux qui ont quelque chose dans le ventre comme Underworld, les Chemical Brothers, Daft Punk... ces noms-là, je les respecte. Ils ont une vision, une patte, une intégrité.
Et puis, il y a The Prodigy et il y a ce putain d'album : "The Fat of the Land", sorti en 1997.
En 1997, l'Angleterre est en pleine gueule de bois de la Britpop. Oasis et Blur se sont tiré la bourre jusqu'à l'épuisement, et la pop à guitares commence sérieusement à tourner en rond, à s'auto-parodier dans un brouillard de bière tiède et de suffisance. On avait besoin d'un électrochoc, d'une décharge de violence pure pour nettoyer l'air. Et c'est exactement ce que Liam Howlett, Keith Flint et Maxim Reality nous ont balancé à la gueule.
"The Fat of the Land" n'est pas un album de techno, c'est un album de punk. Un putain de disque de punk joué avec des samplers, des synthés et une boîte à rythmes qui sonne comme un bombardement sur une usine de tôle. C'est l'album qui a fait le pont entre les raves illégales des débuts des années 90 et l'agressivité du rock industriel que j'affectionne tant. C'est le chaînon manquant entre le "Smiley" de l'acid house et le "Fuck you" des Sex Pistols.
Dès les premières secondes, on sait qu'on n'est pas là pour enfiler des perles. La production est monstrueuse, conçue pour faire trembler les murs des plus grands festivals et les fondations de ton petit pavillon de banlieue. Le son est gras, saturé, chaque kick de batterie est un coup de poing dans le plexus. L'usage des infrabasses est tellement abusif qu'on a l'impression que nos organes internes se mettent à danser la gigue. C'est une expérience physique, viscérale, presque douloureuse mais incroyablement jouissive.
Je me souviens de la sortie du single "Firestarter". Le choc... visuel d'abord, avec ce Keith Flint transformé en diable punk, regard de psychopathe et coiffure de tarentule sous acide. Et puis le son... Cette ligne de basse crasseuse, ce riff de guitare samplé qui tourne en boucle comme une scie circulaire, et la voix nasillarde et menaçante de Flint. Ce n'était plus de la musique de danse pour gentils clubbers. C'était une déclaration de guerre sonique. La BBC a d'ailleurs reçu des lettres de parents scandalisés, se plaignant que le clip faisait peur à leurs enfants.
Et l'album enfonce le clou. "Breathe" suit, encore plus massive, encore plus hypnotique, avec son riff oriental samplé et le duo vocal entre un Maxim possédé et un Flint toujours aussi allumé. C'est un tube planétaire, mais un tube qui sent le soufre, la sueur et les entrepôts désaffectés.
Puis vient le cas "Smack My Bitch Up". Le titre à lui seul a déclenché une polémique mondiale, des accusations de misogynie, des appels au boycott. Les ligues de vertu sont montées au créneau sans même chercher à comprendre la malice du truc. Et quand le clip de Jonas Åkerlund est sorti, filmé en caméra subjective et suivant une nuit de débauche totale (alcool, coke, baston, vomi, putes) pour révéler à la toute fin que le protagoniste est une femme... c'était un coup de génie. Une provocation ultime qui renvoyait tous les bien-pensants à leurs chères études. La musique elle-même est une tornade, un maelstrom de breakbeats frénétiques, de voix indiennes samplées et de synthés stridents. C'est le chaos organisé.
Le reste de l'album n'est pas juste du remplissage. On y trouve des influences hip-hop subversives ("Diesel Power" avec Kool Keith), des moments plus "calmes" qui ressemblent quand même à une descente d'amphétamines ("Narayan"), et une reprise punk du groupe L7 ("Fuel My Fire"). Le tout forme un bloc monolithique, une oeuvre cohérente dans sa fureur et son désir d'en découdre.
Alors, pourquoi un "gros 4 sur 5" et pas la note maximale ?
Parce que, soyons honnêtes, c'est un album épuisant. C'est une heure de furie quasi ininterrompue. Brillant dans ce qu'il fait, mais manquant peut-être de la nuance ou de la profondeur émotionnelle que je suis en droit de demander. C'est une oeuvre coup-de-poing, pas une oeuvre qui s'insinue et grandit avec le temps. C'est un album que l'on sort pour une occasion spéciale : quand on a besoin de tout péter, de se vider la tête, de courir à 200 à l'heure sur l'autoroute. Ce n'est pas l'album que tu mets un dimanche après-midi pluvieux en lisant un bouquin.
"The Fat of the Land" est une pièce maîtresse des années 90. C'est un monument de la musique électronique qui a osé regarder le rock droit dans les yeux, lui a piqué ses guitares saturées, son attitude punk, et lui a dit : "Maintenant, c'est moi qui mène la danse". Il a prouvé que la musique électronique pouvait être aussi brutale, pertinente et politiquement incorrecte que le rock le plus sauvage. Pour un vieux con comme moi, c'est une reconnaissance qui force le respect. Il a toute sa place dans ces 1001 albums, ne serait-ce que pour se souvenir qu'en 1997, la musique la plus violente et la plus excitante de la planète était faite par des Anglais cinglés armés de samplers.
À écouter très, très fort. Sinon, ça ne sert à rien.
4
Oct 01 2024
At Newport 1960
Muddy Waters
Newport, Rhode Island, juillet 1960. J'imagine la scène, ça sent le pique-nique propret, les fauteuils pliants, les polos bien repassés et les applaudissements polis entre deux solos de saxophone un peu trop longs. Le Newport Jazz Festival, c'était le rendez-vous d'une certaine intelligentsia blanche, venue s'encanailler avec bon goût sur les rythmes syncopés d'artistes noirs, certes, mais des artistes "respectables". Le jazz, quoi, un truc cérébral, qui se déguste le menton dans la main.
Et puis, déboule ce type, McKinley Morganfield, alias Muddy Waters. Avec sa gueule de boxeur et sa guitare électrique qui sonne comme un avertissement. Il n'est pas là pour faire dans la dentelle, il n'est pas là pour qu'on analyse ses grilles d'accords, il est là pour foutre le feu.
Et merde, quel incendie.
Muddy Waters, pour un mec de ma génération, né en 1970, c'est une figure quasi mythologique. C'est le nom qu'on voyait dans les interviews des Rolling Stones, de Led Zeppelin, de Hendrix. Le patriarche, le "père du Chicago Blues". On savait qu'il était important, fondamental, mais on l'écoutait peut-être plus par devoir que par plaisir viscéral au début. C'était la musique des parents de nos idoles, le code source, le Vieux Testament. Et écouter cet album aujourd'hui, c'est un peu comme lire la Genèse après avoir passé sa vie à dévorer des romans qui en sont inspirés. Tu comprends enfin d'où vient toute la putain de lignée.
Et bordel, mais quel son ! On est en 1960, et ça sonne plus brutal, plus sauvage, plus VRAI que 90% des productions rock actuelles. Il n'y a pas de fioritures. La section rythmique, c'est une locomotive lancée à pleine vitesse qui ne déraillera jamais. C'est simple, carré, et ça te rentre dans le bide sans demander la permission. La guitare de Muddy, et celle de Pat Hare, c'est du fil barbelé électrifié. Ça grésille, ça crache, ça saigne. La slide est là, bien sûr, gémissant comme une âme damnée. Et puis il y a la voix de Muddy, une voix qui ne cherche pas à être belle. Elle est puissante, chargée de toute la poussière du Mississippi et de toute la suie des usines de Chicago. Elle raconte des histoires, elle prévient, elle ordonne.
Ce qui rend ce disque si monumental, c'est le contexte. Ce n'est pas juste un concert de blues, c'est un acte de guerre culturel. C'est l'irruption du blues le plus terrien, le plus sexuel, le plus électrique, au milieu d'un festival de jazz qui se voulait distingué. On entend la foule, au début, peut-être un peu perplexe, puis, titre après titre, complètement possédée. Sur "Got My Mojo Working", ça n'applaudit plus, ça hurle, ça exulte, ces blancs-becs en chemisettes à manches courtes sont en train de prendre une leçon magistrale de ce qu'est la musique du diable, la musique du corps.
Cet album n'est pas juste un grand disque de blues, c'est l'un des actes de naissance du rock'n'roll tel qu'on l'a aimé, celui qui a les couilles sur la table. Sans ce concert, sans cette énergie brute captée sur bande, est-ce que les Stones auraient eu la même arrogance ? Est-ce que Jimmy Page aurait fait sonner sa Les Paul de la même manière ? Est-ce que le hard rock aurait même existé ? Probablement, mais différemment. Le hard rock n'est pas né dans un garage à Birmingham ; ses premières respirations, sa première inspiration, c'est le son de Muddy Waters branchant sa Telecaster et poussant l'ampli dans le rouge devant une foule médusée.
Alors, pourquoi 4/5 et pas le panthéon du 5/5, la note parfaite ? C'est une excellente question et elle mérite une réponse honnête. Ce disque est un document historique parfait, c'est une performance cinq étoiles, sans l'ombre d'un doute. L'énergie est palpable, l'importance est indéniable. Mais dans le cadre de ce projet "1001 albums", je note aussi le ressenti personnel, l'impact intime. Et pour moi, si ce disque est une fondation essentielle, il lui manque peut-être cette noirceur abyssale et dépressive. C'est une musique de célébration, même dans la plainte, c'est une catharsis tournée vers la vie, vers la danse, vers la baise. Mes propres démons me portent parfois vers des territoires plus... morbides.
Le 4/5 n'est donc pas une critique, c'est une marque de respect immense pour un maître. C'est la reconnaissance que sans cette fessée monumentale de 1960, une bonne moitié de ma discothèque n'existerait tout simplement pas. C'est brut, c'est puissant, ça ne triche pas. Pas de Pro Tools pour sauver le cul d'un batteur à la ramasse, pas d'Auto-Tune pour polir une voix. Juste des hommes, leurs instruments, et une envie furieuse de prouver que leur musique est la plus puissante du monde.
Mission accomplie, Mr. Morganfield. Reposez en paix, vous avez engendré une sacrée tripotée de monstres.
4
Oct 02 2024
OK
Talvin Singh
Voilà, on y est, encore un de ces albums qui, sur le papier, a tout pour lui. Un de ces disques que le livre te présente comme une pierre angulaire, un jalon incontournable, une révolution copernicienne à lui tout seul. 1997, l'année de "OK Computer", d'"Urban Hymns", de "Homogenic". Une sacrée bonne année pour la musique, si vous voulez mon avis. Et au milieu de tout ça, débarque Talvin Singh avec son "OK". Un album qui, à l'époque, dans la boutique de disques où je passais mes journées, a immédiatement été catapulté dans le bac "World Music", ce fourre-tout infâme où l'on rangeait tout ce qui n'était ni du rock anglo-saxon, ni de la pop pour midinettes, ni du rap U.S. Un bac que je regardais avec un mélange de curiosité et de méfiance, moi qui venais de passer cinq ans à user mes esgourdes sur les ondes d'une radio indépendante où la fusion était reine, mais une fusion plus brutale, plus crade.
Talvin Singh est un joueur de tabla virtuose, producteur visionnaire, il est présenté comme le pionnier du genre "Asian Underground" ou "tabla-tronics". Le concept ? Marier la richesse millénaire de la musique classique indienne avec la froideur et la rythmique des musiques électroniques qui explosaient à l'époque, de la techno à la drum'n'bass. Un projet d'une ambition folle, qui aurait pu se casser la gueule de façon spectaculaire et finir en bouillie sonore indigeste, bonne pour sonoriser un restaurant faussement branché du Marais.
Et c'est là que le respect s'impose. Car, objectivement, "OK" est une pure démonstration de maîtrise. La production est absolument phénoménale, c'est léché, c'est propre, c'est ample. On sent le travail d'orfèvre derrière chaque son, chaque nappe de synthé, chaque écho. Les instruments traditionnels – sitars langoureux, flûtes éthérées et, bien sûr, ces putains de tablas qui semblent avoir une vie propre – ne sont pas juste samplés à l'arrache. Ils dialoguent, ils respirent avec les beats électroniques, les rythmiques bhangra qui viennent donner un coup de fouet à l'ensemble. On est loin du simple collage ; c'est une véritable conversation entre deux mondes, deux époques. Le voyage est indéniable. On ferme les yeux et on se retrouve instantanément transporté ailleurs, dans un bazar futuriste de New Delhi ou une rave party mystique au bord du Gange. Le dépaysement est total, la promesse est tenue.
Oui, mais voilà, le respect, c'est une chose. L'amour, c'en est une autre. Et autant je peux saluer la performance technique et l'audace du projet, autant je dois avouer que je me suis fait chier. Royalement car passée la première demi-heure de découverte, où l'on est fasciné par cette architecture sonore inédite, une étrange sensation s'installe. Celle d'écouter, encore et encore, le même morceau. Un long, très long fleuve musical, certes majestueux, mais terriblement monocorde. L'album tourne en rond, les structures se ressemblent, les atmosphères se répètent, et l'absence de véritables chansons, de refrains auxquels se raccrocher, finit par lasser. C'est une musique d'ambiance, une tapisserie sonore incroyablement riche, mais qui manque cruellement de points d'accroche, de ces aspérités qui font qu'un disque vous marque au fer rouge.
C'est peut-être une question de paroisse. Je suis né en 1970, j'ai grandi avec le post-punk, l'indie rock, le métal industriel. Pour moi, la fusion, c'est la rage d'Asian Dub Foundation qui mélange le dub et le punk avec un message politique en pleine gueule. C'est l'intelligence pop de Cornershop qui marie la culture indienne et l'héritage de T-Rex. C'est même le groove plus accessible d'un Badmarsh & Shri. Des groupes qui utilisent le métissage pour créer des chansons, des hymnes, des moments de pure énergie ou d'émotion brute.
Avec Talvin Singh, je reste à la porte du temple. J'admire l'édifice, je reconnais sa beauté, mais je n'arrive pas à y entrer. C'est trop propre, trop cérébral. Trop... "OK", justement. Le titre est finalement parfait, c'est "OK", sans plus. Un disque qui impressionne l'intellect mais qui laisse le coeur et les tripes sur le bas-côté.
Alors, est-ce que cet album mérite sa place dans les "1001 que vous devez écouter avant de mourir" ? Oui, sans aucun doute. Pour ce qu'il représente, pour son influence sur toute une scène et pour la simple beauté de sa production, il faut lui jeter une oreille au moins une fois. C'est une pièce importante du puzzle musical des années 90. Mais est-ce que je vais le réécouter de sitôt ?
Un petit 2 sur 5, donc. Pour la forme, plus que pour le fond. C'est déjà pas si mal pour un album qui m'a donné l'impression de faire du surplace pendant plus d'une heure.
2
Oct 03 2024
Pink Flag
Wire
En 1977, j'avais 7 ans, autant dire que le punk, pour moi, c'était une vague rumeur entendue à la radio, un truc de grands méchants qui faisaient peur à mes parents. La sainte trinité que l'histoire officielle retiendra, c'est évidemment les Sex Pistols pour le nihilisme crasse et le "No Future", et The Clash pour la conscience politique en bandoulière et les slogans prêts à être tagués sur les murs de Londres. C'est la version simple, celle qu'on raconte aux enfants pour qu'ils s'endorment en rêvant de rébellion.
Et puis il y a les autres, les mecs qui, pendant que Johnny Rotten postillonnait sur la monarchie et que Joe Strummer appelait à l'émeute, étaient en train de disséquer le rock'n'roll avec des scalpels, de le dégraisser jusqu'à l'os, de le réduire à sa plus simple, et donc plus brutale, expression.
Ces mecs-là, c'était Wire.
Et leur premier album, "Pink Flag", est une putain d'anomalie au milieu du cirque punk.
Le projet "1001 Albums" m'a forcé à le réécouter attentivement, et je me dois de préciser qu'on parle ici d'un disque fondateur.
La première claque, avant même la première note, ce sont les chiffres : 21 morceaux pour 35 minutes et 41 secondes. Voilà, le décor est planté. On est à l'antithèse totale des délires progressifs de 15 minutes qui polluaient les ondes quelques années plus tôt. Ici, pas de gras, pas de solos interminables, pas de branlette de manche. Certains titres ne dépassent même pas les 30 secondes. C'est l'art du haïku appliqué au punk rock, des éclats, des fragments, des coups de couteau sonores.
On a souvent dit que Wire, c'était le "punk pour les intellos", le "art-punk". Des étiquettes à la con, comme toujours, mais qui cachent une vérité : là où les Pistols voulaient détruire la société, Wire semblait vouloir détruire la chanson rock elle-même. Ils l'ont démontée, pièce par pièce, pour n'en garder que le squelette. Un riff, une ligne de basse métronomique, un cri, et puis plus rien. On passe au suivant. L'effet est à la fois déroutant et incroyablement jouissif.
C'est un disque qui file à toute berzingue, sans jamais regarder en arrière. On a l'impression d'écouter une compilation de 21 singles potentiels, tous amputés de leurs développements inutiles. On va droit au but, sans préliminaires. C'est brutal, c'est direct, c'est d'une efficacité redoutable.
Ce qui est fascinant avec "Pink Flag", c'est son héritage car cet album a pavé la voie au hardcore américain. Des groupes comme Minor Threat ou Black Flag ont poussé ce minimalisme et cette vitesse à leur paroxysme. Mais l'influence ne s'arrête pas là, quand j'étais disquaire durant les années 90, je refilais ce disque aux gamins qui découvraient le post-punk. Tout est là, l'urgence froide de Joy Division, la sécheresse rythmique de Gang of Four, l'approche conceptuelle de The Fall. Sans "Pink Flag", une bonne partie de la musique que j'ai chérie pendant mon adolescence et mes années de radio n'aurait tout simplement pas existé, ou alors sous une forme bien différente.
Sonic Youth, les Pixies, et même plus tard des groupes comme Elastica ou Bloc Party, tous ont une dette, consciente ou non, envers ce disque. Wire a prouvé que l'important n'était pas tant la complexité de la musique, mais la manière dont on la jouait. L'attitude, l'intention, l'idée derrière le son et l'idée de "Pink Flag", c'est la déconstruction. C'est de montrer que le rock peut être intelligent sans être pompeux, violent sans être stupide, minimaliste sans être simpliste.
Ce n'est pas un disque qui caresse dans le sens du poil. C'est un bloc de béton où on y trouve une tension permanente, une étrangeté qui met mal à l'aise mais qui fascine. C'est un disque qui demande un effort, qui s'apprivoise. Mais une fois qu'on a saisi le truc, qu'on a compris le geste artistique, on tient là l'un des albums les plus importants de son époque.
Un disque qui, plus de 45 ans après sa sortie, n'a pas pris une ride. Il reste aussi pertinent, aussi tranchant, aussi nécessaire qu'en 1977. C'est la marque des très, très grands.
Alors oui, un gros 5 sur 5, sans la moindre hésitation. C'est le genre de disque qui vous rappelle pourquoi vous aimez cette musique. Parce qu'elle peut être autre chose qu'un simple divertissement. Elle peut être une idée et celle-ci est brillante.
Un incontournable, point barre.
5
Oct 04 2024
You've Come a Long Way Baby
Fatboy Slim
Il y a des disques qui sont des marqueurs temporels, des bornes kilométriques indélébiles plantées au bord de l'autoroute de nos vies. Ils ne sont pas forcément les plus profonds, les plus intelligents ou les plus émouvants, mais leur simple évocation nous replonge instantanément dans une époque, une odeur, une sensation. "You've Come a Long Way, Baby" de Fatboy Slim est l'un de ces monolithes. Un monolithe de pur plaisir régressif, un monument élevé à la gloire de l'hédonisme décérébré. Et putain, qu'est-ce que c'était bon.
Nous sommes en 1998, le cadavre du Grunge est encore chaud mais commence à sentir, la Britpop est en pleine gueule de bois carabinée et cherche désespérément un taxi pour rentrer chez elle. Le Trip-Hop de Bristol, bien que génial, commence à tourner un peu en rond dans son propre brouillard de fumée. Et là, débarque un type, Norman Cook, l'ex-bassiste des très propres sur eux The Housemartins (oui, oui, le groupe de Paul Heaton, celui des pulls jacquard et des mélodies pop parfaites), qui balance à la face du monde un disque qui sent la bière tiède, la sueur de club et la connerie extatique.
À l'époque, derrière le comptoir de mon magasin de disques, je voyais le truc arriver avec un mélange de fascination et de snobisme. Le "Big Beat", comme on l'appelait, un genre musical dont le QI moyen devait frôler celui d'une huître sous anxiolytiques. Des grosses rythmiques piochées chez les rois du breakbeat, des samples évidents comme le nez au milieu de la figure, des scratchs, des slogans débiles répétés jusqu'à l'hypnose. Sur le papier, c'était tout ce que le fan de post-punk, de post-rock et de néofolk que j'étais pouvait détester. C'était la fête pour les nuls, le fast-food de la musique électronique.
Et pourtant...
Et pourtant, il fallait être sourd, ou d'une mauvaise foi à faire passer un politicien pour un saint, pour ne pas reconnaître l'efficacité redoutable de la machine. "You've Come a Long Way, Baby" n'est pas un album, c'est une putain de machine de guerre festive. Un rouleau compresseur conçu pour anéantir toute velléité de réflexion et transformer n'importe quel salon en dancefloor improbable.
L'album n'essaie jamais d'être autre chose que ce qu'il est : une collection de bombes soniques. Il n'y a pas de message, pas de concept fumeux, pas d'état d'âme. Juste une envie irrépressible de faire bouger les culs et c'est peut-être ça, le coup de génie de Norman Cook. Là où des artistes comme Aphex Twin ou Underworld (que j'adore, ne vous méprenez pas) construisaient des cathédrales électroniques complexes et labyrinthiques, Fatboy Slim, lui, a construit un hangar à patates géant avec une boule à facettes et un bar à volonté. Et devinez où les gens se sont le plus amusés ?
Inutile de détailler les morceaux, ils sont gravés dans l'inconscient collectif. "The Rockafeller Skank" et son "Right about now, the funk soul brother" samplé jusqu'à l'écoeurement, mais qui fonctionne à chaque putain de fois. "Praise You" et son piano de gospel lo-fi, son clip amateur génial qui a retourné MTV, une ode à la joie simple, sans fard, presque punk dans son dénuement. "Right Here, Right Now" et son envolée lyrique piquée à je ne sais plus qui, qui a servi de bande-son à absolument TOUT pendant deux ans : pubs pour voitures, reportages sportifs, génériques télé... On en pouvait plus, mais secrètement, on tapait du pied.
C'est un disque qui ne s'écoute pas, il se subit. Il vous agresse joyeusement, il vous rentre dedans avec la subtilité d'un supporter de foot anglais un soir de victoire. Les boucles sont pachydermiques, les scratchs sont grossiers, les idées sont d'une simplicité biblique. Et c'est précisément pour ça que ça marche. Norman Cook ne cherche pas à impressionner, il cherche l'efficacité maximale. Il pique un riff de guitare ici, une ligne de basse funky là, un slogan crétin ailleurs, et il passe le tout à la moulinette de ses machines pour en faire un carburant de fête hautement inflammable.
Alors, est-ce que c'est un grand album au sens noble du terme ? Est-ce que c'est une oeuvre qui va changer votre perception de la musique ? Non, bien sûr que non. Ma note de 4 sur 5 reflète bien ça car ce n'est pas "Disintegration" ou "Spiderland". Il n'y a pas de quoi se taper la tête contre les murs en pleurant sur la condition humaine. Mais sa place dans les "1001 Albums" est tout sauf volée. Pourquoi ? Parce que "You've Come a Long Way, Baby" est un instantané parfait de son époque. C'est la bande-son d'une fin de siècle un peu idiote, insouciante, qui voulait juste oublier le bordel ambiant en dansant sur des rythmes primaires. C'est l'album qui a fait entrer le Big Beat dans tous les foyers, qui a prouvé qu'on pouvait faire de la musique électronique qui soit à la fois populaire, fun et un minimum crédible.
C'est un plaisir coupable, une régression jouissive. Un disque qui ne vous rendra pas plus intelligent, mais il peut, l'espace d'une heure, vous rendre un peu plus heureux. Et parfois, c'est tout ce qu'on demande à la musique.
4
Oct 07 2024
Speakerboxxx/The Love Below
OutKast
J'avoue, quand j'ai vu le nom d'Outkast apparaître sur la liste, j'ai eu un rictus. Moi, le type qui a usé ses Docs dans les fosses de concerts post-punk, qui considère que la joie de vivre a été inventée par des publicitaires sous cocaïne et dont la discothèque ressemble à un manuel de la dépression nerveuse mis en musique, me voilà face à un monument du hip-hop. Un double album, qui plus est.
Remettons-nous dans le contexte. En 2003, le hip-hop, pour un mec comme moi, c'était le grand cirque du bling-bling. C'était 50 Cent, les chaînes en or qui pèsent le poids d'un âne mort, les clips avec des piscines remplies de créatures siliconées et des paroles qui, pour la plupart, tournaient autour de trois thèmes : je suis riche, je suis le meilleur, et je vais te buter. Passionnant. Je connaissais déjà Outkast, ces extraterrestres d'Atlanta qui avec "Stankonia", avaient prouvé qu'on pouvait venir du Sud et avoir un cerveau qui fonctionne à autre chose qu'au bourbon et au barbecue. Mais là, avec ce "Speakerboxxx/The Love Below", ils n'ont pas juste sorti un disque. Ils ont balancé un putain de pavé dans la mare stagnante du rap game.
Le concept, si on peut appeler ça un concept, est aussi simple que génialement suicidaire. C'est un album schizophrène avec deux disques solo réunis sous une seule bannière. D'un côté, Big Boi, le pilier, le roc, le gardien du temple du son sudiste. De l'autre, André 3000, le dandy cosmique, l'elfe sous acide, le type qui a dû naître sur une autre planète et qui s'est réincarné en Prince après une indigestion de champignons hallucinogènes.
Commençons par le plus simple, le disque de Big Boi : "Speakerboxxx". Lui, c'est du lourd, du solide, du hip-hop qui sent la gomme chaude des Cadillacs, le funk poisseux et la soul moite d'Atlanta. C'est un disque qui ne cherche pas à réinventer la roue, mais à la faire tourner plus vite et avec plus de style que n'importe qui. Big Boi, c'est le maître de cérémonie parfait. Son flow est impeccable, technique et puissant. Il rappe sur la vie, les femmes, les voitures, la fête, avec une assurance déconcertante. C'est un disque calibré pour les clubs, pour les autoroutes, pour faire trembler les murs. Des morceaux comme "The Way You Move" sont des machines de guerre, des hymnes hédonistes qui vous rentrent dans le crâne pour ne plus en sortir. C'est brillant, terriblement efficace, et ça rassure. On se dit : "Ok, je suis en terrain connu, c'est du rap de très haute volée, mais ça reste du rap". C'est la base solide, l'ancre qui empêche le navire de partir complètement à la dérive. Et dieu sait qu'il en a besoin, car la suite est un aller simple pour la folie pure.
Et puis, il y a "The Love Below". Et là, on quitte le hip-hop, on quitte tout. On entre dans la tête d'André 3000, et c'est un endroit aussi fascinant que déroutant. Ce n'est pas un album de rap, c'est une comédie musicale barrée, un opéra funk, un disque de pop psychédélique. André 3000 chante plus qu'il ne rappe, il croone, il hurle, il minaude. On pense à Prince, évidemment, pour cette liberté totale, ce mélange des genres sans aucune inhibition. On pense à Sly Stone, à George Clinton. C'est un album conceptuel sur l'amour, mais un amour vu par un type qui a visiblement le cerveau câblé à l'envers.
Ça part dans tous les sens, on a des interludes jazzy, des ballades au piano qui vous fendent le coeur, des explosions de funk débridé. Et puis, il y a "Hey Ya!". Ce morceau, en 2003, il était impossible d'y échapper, c'était l'hymne planétaire. Même ma grand-tante qui pensait que le rap était une maladie de peau connaissait "Hey Ya!". Une tornade de pop sixties joyeuse et frénétique, une chanson tellement parfaite qu'elle en devient presque suspecte. Le genre de tube qui, normalement, me ferait gerber par sa gaieté forcée. Sauf que, comme toujours avec André 3000, les paroles sont loin d'être aussi simples et joyeuses que la musique le laisse penser. "Pourquoi l'amour ne dure-t-il pas ?" demande-t-il, avant de nous secouer comme des Polaroïds.
Et c'est ça, la force de The "Love Below", c'est un disque qui cache sa complexité et sa mélancolie sous des dehors exubérants. Des morceaux comme "Roses" sont des bijoux de funk acerbe, des critiques assassines de la superficialité cachées sous un groove irrésistible. C'est drôle, c'est touchant, c'est parfois complètement con, mais c'est toujours génial.
Alors, que penser de cet objet à deux têtes ?
C'est là que réside le coup de génie. Pris séparément, "Speakerboxxx" est un excellent album de rap sudiste et "The Love Below" est un ovni pop-funk-jazz expérimental. Mais ensemble, ils forment une oeuvre monumentale, ils se complètent, se répondent. C'est le ying et le yang du hip-hop, le corps et l'esprit, la Terre et l'espace. Big Boi nous ancre dans la réalité, dans la tradition, dans la puissance brute du son. André 3000 nous emmène dans les étoiles, dans l'expérimentation, dans la vulnérabilité de l'émotion.
Pour le vieux con de l'indie rock que je suis, cet album a été une claque. Pas seulement parce qu'il est bon, mais parce qu'il est courageux. À une époque où le hip-hop se complaisait dans des formules toutes faites, Outkast a dynamité les codes. Ils ont prouvé qu'on pouvait être populaire – et Dieu sait qu'ils l'ont été – tout en étant radicalement créatif et personnel. Ils ont fait un disque de plus de deux heures qui ne ressemble à rien d'autre.
C'est un disque qui a redéfini les limites du hip-hop, qui a ouvert des portes pour des artistes comme Kanye West ou Childish Gambino. C'est un classique, un vrai. Pas seulement un classique du rap, mais un classique de la musique tout court.
Verdict : Un gros 4 sur 5. Pourquoi pas 5 ? Parce que c'est parfois trop, trop long, trop dispersé, trop ambitieux. Mais c'est précisément ce qui en fait un disque si fascinant. Pour la folie, pour l'audace, pour "Hey Ya!", pour avoir fait danser la planète entière sur une chanson triste, et pour avoir prouvé à un vieux rocker cynique qu'il pouvait encore être surpris. Un album essentiel, même s'il faut prévoir une après-midi entière pour l'écouter. Et croyez-moi, ça en vaut la peine.
4
Oct 08 2024
Debut
Björk
Il y a des albums qui, sans être des chefs-d'oeuvre absolus, ouvrent une brèche vers un univers tellement singulier qu'on leur pardonne volontiers leurs rides et leurs petites faiblesses. "Debut" de Björk, c'est exactement ça, une sorte de baptême du feu, un "Bonjour, je suis là et vous n'avez encore rien vu", lancé à la face d'un monde musical qui, en 1993, ne savait pas trop sur quel pied danser.
Remettons-nous dans le contexte, nous sommes en 1993, Kurt Cobain a déjà tout hurlé et s'apprête à tirer sa révérence, laissant le grunge exsangue. De l'autre côté de la Manche, une armée de mecs en anorak commence à nous expliquer que la vie moderne est nulle ("Modern Life is Rubbish" de Blur sort la même année) et que le salut viendra d'une guitare Gretsch et d'une coupe au bol. L'indie rock, mon fond de commerce de l'époque, se regarde un peu le nombril, entre deux riffs lo-fi. Et au milieu de ce foutoir, débarque une Islandaise, pas tout à fait une inconnue pour ceux qui avaient suivi les frasques post-punk des Sugarcubes, mais qui décide de tout plaquer pour s'installer à Londres et s'encanailler avec la scène électronique.
Le titre, "Debut", est à la fois une vérité et une petite pirouette. C'est son premier album solo officiel en tant qu'adulte, mais les vrais fétichistes savent qu'elle avait déjà commis un disque à l'âge de 12 ans en 1977, une bizarrerie locale remplie de reprises en islandais. Mais oublions l'anecdote. Ici, c'est une véritable naissance, la mue d'une chanteuse de groupe un peu barrée en une artiste totale, prête à bouffer le monde.
Et pour ce faire, elle s'acoquine avec Nellee Hooper, le type qui a façonné le son de Soul II Soul et Massive Attack. Un choix qui n'a rien d'anodin, l'influence du "son de Bristol" est palpable, mais Björk le passe à la moulinette de sa propre excentricité. Le problème, c'est que trente ans plus tard, la production sent parfois la naphtaline. On est en plein dans l'eurodance et la house "bon goût" du début des années 90, avec ses boîtes à rythmes un peu rigides, ses nappes de synthé qui aujourd'hui sonnent comme une vieille compilation Dance Machine. C'est ça, le fameux "coup de vieux" que l'on ressent, c'est un son daté, marqué au fer rouge par son époque. Quand on a connu, comme moi, l'explosion de l'électro plus brute et cérébrale de la fin de la décennie avec des gens comme Aphex Twin ou Underworld, on ne peut s'empêcher de trouver ça un peu propret.
Pourtant, malgré ce vernis qui s'est un peu écaillé, l'album tient encore debout. Et il tient debout grâce à une chose : les chansons. Ou plutôt, une poignée de chansons. Car, soyons honnêtes, "Debut" est un disque à deux vitesses. D'un côté, il y a les singles, d'une efficacité redoutable, des missiles pop qui ont squatté les ondes et les clips sur MTV. "Human Behaviour", avec son rythme tribal et son clip génial de Michel Gondry, reste un classique absolu. On y sent toute la folie douce du personnage, cette vision enfantine et animale de l'humanité. "Venus as a Boy", avec ses cordes bollywoodiennes et sa sensualité à fleur de peau, est une merveille de délicatesse. "Big Time Sensuality" et "Violently Happy" sont des bombes pour le dancefloor, des hymnes à la joie un peu hystériques qui, à l'époque, détonnaient franchement. Ces morceaux sont la vitrine, la raison pour laquelle des millions de gens ont découvert cette voix venue d'ailleurs, capable de passer du murmure à l'éruption volcanique en une fraction de seconde.
Et puis, il y a le reste, des titres beaucoup plus anecdotiques. "Aeroplane" et ses airs de jazz de salon, la reprise un peu mièvre de "Like Someone in Love"... On sent que l'artiste se cherche, qu'elle explore des pistes qu'elle abandonnera par la suite. C'est le carnet de croquis d'une musicienne en devenir. Elle a elle-même avoué plus tard que cet album était pour elle une sorte de "répétition", une compilation de mélodies écrites pendant son adolescence. C'est touchant de sincérité et ça explique ce côté un peu disparate.
Alors, pourquoi ce disque est-il dans cette fameuse liste des "1001 albums" ? Parce qu'il est un document. Le témoignage brut de l'éclosion d'une des artistes les plus importantes et iconoclastes des trente dernières années. C'est l'instant T où une créature musicale unique a décidé de prendre son envol, avec ses maladresses et ses fulgurances. On sent la liberté, l'excitation de la découverte, une forme de naïveté touchante avant qu'elle ne devienne la prêtresse de l'avant-garde sur des albums bien plus maîtrisés comme "Homogenic" ou "Vespertine".
Ce n'est pas son meilleur disque, loin de là. C'est un album que j'écoute avec une certaine tendresse, comme on regarde de vieilles photos. On sourit du style vestimentaire, on se souvient de l'époque, mais on ne s'habillerait plus comme ça aujourd'hui. Mon 3 sur 5 est là pour ça : saluer l'importance historique, l'audace, la naissance d'un monstre sacré, tout en admettant que la magie a un peu pâli avec le temps. C'est un disque imparfait, inégal, parfois un peu kitsch, mais il est la première page d'une histoire fascinante. Et rien que pour ça, il reste un album à découvrir, ne serait-ce que pour comprendre d'où vient le volcan.
3
Oct 09 2024
Country Life
Roxy Music
Soyons honnêtes, avant même de poser le diamant sur le vinyle (ou le laser sur le CD, ne soyons pas sectaires), la première chose qui vous saute à la gueule avec "Country Life", c’est cette jaquette. On ne va pas se mentir, c'est probablement l'une des pochettes les plus emblématiques et, disons-le, les plus ouvertement provocatrices des années 70. Deux donzelles, tout juste sorties de la douche semble-t-il, en petite tenue transparente, fixant l'objectif avec un air qui oscille entre l'ennui blasé et l'invitation à la débauche la plus totale. Le tout devant un bosquet bien touffu. La métaphore est aussi subtile qu'un coup de pied dans les valseuses.
Cet album, le quatrième du groupe, est souvent considéré comme le dernier acte de leur période la plus créative, la plus folle, juste avant que Bryan Ferry ne prenne totalement le contrôle pour transformer le groupe en une machine à tubes pour yuppies dépressifs dans les années 80. C'est un disque d'une densité folle. Là où son prédécesseur, "Stranded", était grandiose et luxuriant, "Country Life" est plus nerveux, plus direct, plus rock 'n' roll dans son essence. On sent que Brian Eno n'est plus là depuis un album déjà, et que la démence expérimentale a laissé place à une sorte de frénésie glam-rock ultra-maîtrisée. C'est un bordel, mais un bordel savamment orchestré.
Dès le premier morceau, "The Thrill of It All", on est happé. C'est rapide, c'est urgent, avec la guitare de Phil Manzanera qui part dans tous les sens, le saxophone d'Andy Mackay qui pleure comme un ange déchu dans une ruelle sombre de Berlin et la voix de Ferry, plus dandy que jamais, qui plane au-dessus de tout ça. Ce type pourrait chanter le manuel d'utilisation d'un grille-pain et il arriverait à le rendre sexy et tragique. C'est insupportable et génial à la fois.
Le truc avec Roxy Music à cette époque, c'est qu'ils arrivaient à marier des trucs totalement improbables. Ils pouvaient passer d'un rock quasi-sauvage à une pop song maniérée en un claquement de doigts. "All I Want Is You" est un tube pop parfait, accrocheur, presque joyeux. Et juste après, on se prend des morceaux comme "Triptych" ou "Bitter-Sweet" dans la gueule, des trucs beaucoup plus sombres, presque gothiques avant l'heure, avec des ambiances de cabaret sous acide.
On sent une tension permanente dans ce disque. La tension entre l'art-rock le plus pointu et le glam rock le plus primaire. Entre la sophistication des arrangements et l'énergie brute, quasi-punk par moments. C'est un disque de mecs en smoking qui rêvent de foutre le feu au palace dans lequel ils jouent. Et c'est cette ambiguïté qui fait toute la force de l'album.
Alors, pourquoi seulement 3/5, me direz-vous, si c'est si génial ?
Parce que, justement, c'est peut-être un poil trop maîtrisé. Il manque ce grain de folie, cette démence pure que Brian Eno injectait dans les deux premiers albums. On sent que la machine est parfaitement huilée, presque trop. Bryan Ferry est en train de devenir le personnage qu'il ne cessera plus jamais d'être, et même si c'est fascinant, ça perd un peu de la folie et du danger des débuts. C'est le son d'un groupe au sommet de son art, mais aussi au bord du précipice qui le fera basculer vers autre chose. Quelque chose de plus lisse, de plus adulte, de moins… vital.
Et puis, soyons francs, aussi brillant soit-il, il ne m'a jamais procuré le même frisson qu'un "For Your Pleasure" ou le premier album éponyme. Ces disques-là avaient un côté imprévisible, chaotique, qui me parle davantage. "Country Life" est un disque fabuleux, un classique absolu du glam rock, mais il ne me retourne pas les tripes. Il est trop élégant pour ça, même dans sa crasse. C'est le son de la décadence, certes, mais d'une décadence en smoking, pas en jean déchiré.
N'empêche, quel disque, c'est un instantané parfait d'une époque où le rock osait être intelligent, sexy et dangereusement ambigu. Un disque qui, rien que pour sa pochette, a sa place dans n'importe quelle discothèque qui se respecte. Et puis merde, un album qui contient "The Thrill of It All" ne peut pas être mauvais. C'est scientifiquement impossible. C'est un album essentiel à écouter pour comprendre les années 70, mais il ne fera pas partie de mes disques de chevet.
C'est un excellent album, mais pas un chef-d'oeuvre qui change une vie. Du moins, pas la mienne.
3
Oct 10 2024
The Bends
Radiohead
Radiohead n'a jamais été pour moi le groupe culte et intouchable que les moins de trente ans adulent aujourd'hui. Non. Radiohead, c'était "Creep". Point barre. Et j'en avais bouffé, du "Creep", à la radio, sur MTV, en bande-son de la dépression de fin de soirée de n'importe quel pékin moyen. Une chanson parfaite, certes, mais qui sentait le "one-hit wonder" à plein nez. Un coup de bol, un riff piqué aux Hollies, un refrain qui explose juste comme il faut pour que les ados mal dans leur peau se sentent compris. Je les avais classés, rangés, étiquetés comme des Anglais qui allaient nous faire trois singles et puis s'en aller, laissant derrière eux une trace aussi durable qu'une tache de bière sur la moquette d'un pub.
Et puis, "The Bends" est arrivé. Et là, la claque.
Pas une claque violente et immédiate, non plutôt une sorte de stupéfaction lente, une incrédulité qui s'installe. Ce n'était pas "Creep Part II". Ce n'était même pas le même groupe. L'albatros qui leur collait au cou, ils ne s'étaient pas contentés de s'en défaire. Ils l'avaient attrapé, étranglé, dépecé et transformé en un putain d'aigle majestueux.
"The Bends", c'est l'histoire d'une métamorphose, d'une mue spectaculaire. C'est l'album où un groupe décide sciemment de tuer son premier succès pour ne pas mourir avec lui. Dès "Planet Telex", on est ailleurs, le son est ample, texturé, presque menaçant. Et puis cette voix, la voix de Thom Yorke. Finie la complainte un peu geignarde de "Creep". Ici, elle vole, elle s'envole, elle tutoie les anges avant de retomber dans une fragilité à fleur de peau. C'est le chant d'un homme qui a trouvé sa véritable voix, pas celle qui lui a valu un chèque, mais celle qui exprime la fêlure existentielle qui le ronge.
Ce qui est frappant, c'est la confiance qui émane de chaque sillon. Les mecs avaient enfin compris qu'ils pouvaient être un grand groupe de rock, un vrai. Pas juste des faiseurs de tubes. Les guitares de Jonny Greenwood, putain... On sentait déjà le génie en devenir. Ce n'était plus seulement des riffs, c'étaient des paysages sonores, des architectures complexes qui s'élevaient et s'effondraient. Le trio de guitares tisse une toile d'une richesse inouïe, passant de l'arpège cristallin à des murs de son cataclysmiques, souvent au sein du même morceau.
Et les chansons, bordel, des hymnes. Mais des hymnes pour stades intelligents, des chansons qui avaient une âme. "Fake Plastic Trees", cette montée en puissance qui vous file des frissons même quand il fait 30 degrés dehors. "My Iron Lung", le doigt d'honneur ultime à "Creep", une chanson qui dit littéralement "cette chanson est notre poumon d'acier, elle nous maintient en vie mais nous emprisonne". Il fallait oser. Et puis "Just", avec son riff kamikaze et son clip qui a hanté toute une génération de lycéens.
Surtout, "The Bends" est un disque profondément mélancolique, mais jamais plombant. C'est une tristesse lumineuse, une angoisse qui se sublime en beauté pure. L'album se clôt sur "Street Spirit (Fade Out)", et là, on sait qu'on n'a plus affaire à des débutants. On a affaire à un groupe qui vient de poser la première pierre d'un édifice qui allait marquer son époque.
Pour moi, né en 1970, cet album a été un tournant. Il m'a réconcilié avec une certaine forme de rock anglais qui commençait à me gonfler sérieusement, englué dans la guéguerre stérile entre Oasis et Blur. Eux, ils s'en foutaient de tout ça, ils ne regardaient pas en arrière vers les Kinks ou les Beatles. Ils regardaient en eux, et vers l'avant. Ils étaient modernes, anxieux, et profondément humains.
Avec le recul, "The Bends" est encore plus impressionnant. C'est l'album charnière, celui qui contient en germe toute la folie et l'expérimentation de ce qui allait devenir leur chef-d'oeuvre absolu, "OK Computer". Sans "The Bends", pas de paranoïa technologique, pas d'androïdes dépressifs. C'est là qu'ils ont appris à voler, à maîtriser leurs instruments et leurs émotions pour pouvoir, deux ans plus tard, construire leur vaisseau spatial et nous emmener sur une autre planète.
C'est un disque qui a vieilli avec une grâce insolente. Il n'a pas pris une ride, car les émotions qu'il brasse – le doute, l'aliénation, l'espoir fragile, la beauté fulgurante – sont intemporelles. Il a prouvé au monde entier, et surtout à eux-mêmes, que Radiohead était bien plus qu'une simple chanson. C'était le début d'une des plus grandes aventures musicales de la fin du XXe siècle.
Un 5 sur 5 qui ne souffre d'aucune discussion. Un putain de classique. Indispensable.
5
Oct 11 2024
Black Monk Time
The Monks
La pochette, déjà, annonce la couleur ou plutôt l'absence de couleur. Cinq types en noir, l'air aussi sympathique qu'une porte de prison, avec une tonsure. Oui, une putain de tonsure de moine, en 1966, l'année de "Revolver" et de "Pet Sounds".
Tu poses ton casque sur tes oreilles.
Et là, c'est le grand "WTF" de l'histoire du rock.
La première seconde de "Monk Time" est une déflagration. Un banjo électrique saturé qui sonne comme une scie sauteuse asthmatique, une basse qui martèle un seul et même riff caverneux, et un type qui hurle "Alright my name's Gary! What's your name?!".
On est en 1966. Je le répète, parce que c'est important.
Pendant que les Beatles chantaient "Yellow Submarine", ces types-là étaient déjà en train de le saborder à coups de larsens et de feedback. Pendant que les Beach Boys harmonisaient sur les plages de Californie, The Monks étaient en train de bétonner la côte pour y construire un blockhaus.
C'est quoi ce bordel ?
Ce bordel, c'est le son de cinq G.I. américains, paumés en Allemagne à la fin de leur service militaire, qui décident que le rock'n'roll est devenu beaucoup trop poli, beaucoup trop propre sur lui. Alors ils ont tout jeté par la fenêtre : les solos de guitare, les harmonies vocales à la con, les chansons d'amour niaises.
Et à la place, ils nous balancent une musique abrasive, squelettique, méchante. Une rythmique tribale, quasi militaire, obsédante, qui tourne en boucle jusqu'à l'hypnose. C'est du krautrock avant que les Allemands eux-mêmes ne sachent ce que c'est. C'est du proto-punk tellement en avance sur son temps que les Ramones, à côté, passent pour un boys band.
L'orgue de Gary Burger sonne comme un appel à l'émeute dans une église en feu. Le banjo de Dave Day est une insulte à toute la tradition folk. C'est un instrument du diable, un truc pour faire dérailler les trains. Et la voix... la voix de Gary est possédée. Paranoïaque sur "I Hate You", hystérique sur "Complication", complètement déglinguée partout ailleurs. On dirait un patient échappé d'asile qui aurait pris le micro en otage.
C'est ça, la musique des Monks, une tension permanente, une agression sonore jouissive. C'est du rock de garage, mais le garage est rempli de bidons d'essence et l'un des mecs joue avec des allumettes.
Le plus dingue dans tout ça, c'est leur histoire, comme les Beatles, ils ont écumé les clubs d'Hambourg. Ils ont joué dans les mêmes bars à putes, sur les mêmes scènes poisseuses, et ont probablement attrapé les mêmes maladies vénériennes que les Fab Four.
Sauf qu'à l'arrivée, l'histoire n'a pas retenu leur nom, les Beatles sont devenus des icônes planétaires, The Monks sont restés une note de bas de page pour les dénicheurs de pépites, une secte secrète dont les membres se reconnaissent d'un simple hochement de tête.
The Fall, les Dead Kennedys, les White Stripes, tous ces groupes leur doivent quelque chose. Ils ont pillé le son, l'attitude, l'énergie corrosive des Monks sans même que le grand public ne sache d'où venait le butin.
Et qu'est-ce que ça fait d'écouter ça pour la première fois ? Ça fait l'effet d'une décharge de 220 volts et ça te rappelle pourquoi, à l'adolescence, tu voulais faire de la musique, pour cette énergie brute, cette absence de compromis, cette envie de foutre un grand coup de pied dans la fourmilière.
C'est une musique qui ne calcule rien, qui ne cherche pas à plaire. Elle EST, tout simplement violente, primaire, essentielle.
On est à des kilomètres de la production lisse et aseptisée d'aujourd'hui. Ici, pas d'Auto-Tune, pas de pro-tools, pas de "on va refaire la prise". Ça sonne comme si ça avait été enregistré en une seule fois, dans l'urgence, avec la Gestapo qui tambourinait à la porte.
Le son est rêche, lo-fi, et c'est parfait comme ça car c'est le son de la vérité.
Cet album n'est pas juste un disque, c'est une anomalie, une météorite qui s'est écrasée en plein milieu des "Swinging Sixties" et dont les radiations se font encore sentir aujourd'hui.
Mon avis, que j'ai donné en préambule, était un modeste "3 sur 5", puis "4 sur 5". Quelle connerie, l'enthousiasme de la découverte. Après plusieurs écoutes, le casque vissé sur les oreilles, le volume à onze, le verdict est sans appel. C'est un 5 sur 5.
Un 5 sur 5 qui sonne comme une évidence, une mandale dans la gueule qui fait un bien fou, une pièce maîtresse, un monolithe noir qui se dresse, menaçant et magnifique, dans le paysage musical.
5
Oct 14 2024
The Specials
The Specials
Coventry, Angleterre, 1979 et autant vous dire que pendant que le Royaume-Uni se préparait à bouffer du Thatcherisme pour les onze prochaines années. Le punk avait déjà planté ses épingles à nourrice dans le lard de la monarchie deux ans plus tôt, mais son venin commençait à se diluer dans une caricature de lui-même. L'ambiance était lourde, poisseuse, le chômage grimpait en flèche, les tensions raciales transformaient les rues en poudrières, et la grisaille des Midlands semblait vouloir tout dévorer. Bref, un putain de décor de fin du monde.
Et puis, du coeur de ce merdier ambiant, a surgi un son, un son à la fois familier et complètement neuf. Un son qui te donnait envie de danser frénétiquement tout en ayant la furieuse envie de foutre ton poing dans la gueule du premier politicien venu. Ce son, c'était celui des Specials.
Leur premier album, sobrement intitulé "The Specials", n'est pas juste un disque, c'est une déflagration, une borne kilométrique, la putain de pierre de Rosette du mouvement 2-Tone. Pour ceux qui débarquent, 2-Tone, c'était ce label fondé par Jerry Dammers, le clavier et cerveau des Specials, dont le logo en damier noir et blanc était un manifeste à lui tout seul. Noir et blanc, comme les musiciens du groupe, qui mélangeaient allègrement prolos blancs et descendants d'immigrés jamaïcains. À une époque où le National Front paradait sans trop de complexes, sortir un disque avec un line-up pareil, c'était déjà un acte politique plus fort que tous les discours du monde.
Et la musique, bordel ! La musique ! C'est le son de l'urgence absolue. On sent que le groupe n'a pas le temps de niaiser. Produit par un Elvis Costello alors au sommet de sa rage post-punk, l'album est une cocotte-minute sur le point d'exploser. Ça prend les rythmes ensoleillés du ska et du rocksteady jamaïcain des années 60, ça les passe à la moulinette punk, et ça te recrache une énergie brute, nerveuse, à la fois joyeuse et désespérée. C'est le son d'une fête dans un immeuble qui est sur le point de s'effondrer.
On évite ici la chronique titre par titre, ça ne sert à rien. Il suffit de balancer les noms : "A Message to You Rudy", "Monkey Man" (une reprise de Toots & the Maytals qui enterre presque l'originale), "Too Much Too Young"... Que des tubes. Mais des tubes qui sentent la sueur, la bière renversée et le désespoir social. Même quand ils reprennent "Do the Dog" de Rufus Thomas, ça sonne moins comme une invitation à la danse qu'à une émeute bien organisée. Le son est sec, tendu. La section de cuivres, menée par le légendaire Rico Rodriguez, semble jouer avec un couteau entre les dents. La voix nasillarde et désabusée de Terry Hall, contrebalancée par les harangues plus agressives de Neville Staple, crée une dualité parfaite. C'est le son d'une jeunesse qui sait qu'on lui a menti, mais qui a décidé de danser sur les ruines de ses illusions.
Alors pourquoi un 4 sur 5 et pas la note parfaite ? Peut-être parce que, pour le disquaire post-punk que je suis devenu, il manque cette introspection morbide, ce voyage intérieur que des groupes comme Joy Division, sortant "Unknown Pleasures" la même année, allaient transformer en art majeur. "The Specials" est un album tourné vers l'extérieur, un album de gang, un album de rue. Il ne te parle pas de tes démons intérieurs, il te parle des monstres qui sont dehors, dans la société. C'est un disque social, politique, un appel au ralliement. C'est une de ses plus grandes forces, mais c'est aussi ce qui l'empêche, à mon sens, de toucher à cette universalité intemporelle et plus personnelle qui caractérise les chefs-d'oeuvre absolus. C'est une photographie sonore parfaite de son époque, mais une photographie prise au flash, en pleine gueule, sans aucune place pour les zones d'ombre de l'âme.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, ce disque est essentiel. Il a défini un son, une attitude, et a ouvert la voie à une vague de groupes (Madness, The Selecter, The Beat...) qui ont prouvé que la musique pouvait être à la fois festive et engagée. C'est un classique absolu, un concentré d'énergie pure qui, plus de quarante ans après, n'a rien perdu de sa pertinence. Parce que, soyons honnêtes, le monde n'est pas devenu beaucoup plus rose depuis 1979.
Pour ceux qui voudraient creuser le sillon, la Sainte Trinité des labels s'impose : plongez sans hésiter dans les catalogues de Trojan Records pour les racines jamaïcaines, Studio One pour le son originel, et bien sûr, tout le reste de 2 Tone Records pour comprendre l'onde de choc.
4
Oct 15 2024
Back At The Chicken Shack
Jimmy Smith
Allez, on ouvre une nouvelle page de ce foutu carnet de bord. Qu'est-ce que le grand livre sacré des "1001 Albums" nous réserve aujourd'hui ? Ah, Jimmy Smith. "Back At The Chicken Shack". Une pochette que j'ai dû voir dans les bacs de la boutique, généralement classée dans la section "Jazz / Soul". Le genre de disque que les vrais connaisseurs, les barbus en col roulé qui sentent le tabac froid, te recommandent avec un clin d'oeil entendu en te disant : "Ça, mon petit, c'est la base."
La base de quoi, au juste ? La base de la sieste, peut-être.
Je dois être honnête avec vous, et surtout avec le concept de ce blog. Je ne suis pas là pour vous réciter la messe ou pour m'extasier sur commande. Je suis là pour écouter et pour dire ce que j'en pense, avec mes oreilles de disquaire à la retraite qui en ont entendu d'autres. Et pour cet album-ci, mon verdict est tombé, lapidaire :
Bordel de merde, qu'est-ce que c'est chiant.
Pardon, il faut que je développe. On parle quand même de Jimmy Smith, le type qui a quasiment inventé le soul jazz, le pape de l'orgue Hammond B3. Un virtuose, un pionnier. Sur le papier, tout est là. On a Stanley Turrentine au sax, Kenny Burrell à la guitare... C'est pas une équipe de pieds nickelés, on est d'accord. C'est du lourd, du solide. Le genre de casting qui te fait saliver d'avance. Tu t'attends à un truc qui suinte le blues, qui transpire la soul, qui te prend aux tripes et te fait taper du pied sans même que tu t'en rendes compte.
Et à la place, t'as quoi ? De la musique d'ambiance. De la musique d'ambiance de luxe, certes, mais de la musique d'ambiance quand même. C'est le disque parfait à mettre pendant un cocktail dînatoire où tu veux avoir l'air cool et cultivé sans pour autant que la musique ne vienne perturber la conversation sur le dernier film d'auteur polonais. C'est la bande-son idéale pour un film de Tarantino, juste avant que le dialogue ne dérape et que tout le monde se flingue. C'est propre, c'est carré, c'est techniquement irréprochable. Et c'est précisément ça le problème.
Il n'y a aucune putain d'aspérité. Pas un seul grain de sable dans la mécanique parfaitement huilée. Jimmy Smith déroule ses gammes avec une facilité déconcertante, Turrentine souffle dans son sax comme s'il lisait le journal, et Burrell... eh bien, Burrell fait du Burrell, c'est-à-dire que c'est impeccable et totalement dépourvu de la moindre surprise. Tout est "cool", dans le sens le plus littéral et le plus réfrigérant du terme. Le "groove" est là, mais c'est un groove de métronome, un groove qui ne décolle jamais vraiment, qui ne prend jamais le risque de déraper. C'est un groove de salon, pas un groove de "Chicken Shack".
Le "Chicken Shack", le bouge à poulet frit, ça évoque la sueur, la graisse, la chaleur, un truc un peu crade et viscéral. J'ai rien entendu de tout ça. J'ai entendu des musiciens de studio ultra-compétents qui font leur job. Bien, très bien même. Mais sans l'étincelle, sans le danger. On est en 1960. Le rock'n'roll a déjà tout pété. Le blues est en train de s'électrifier de manière sale et méchante à Chicago. Et à La Nouvelle-Orléans, ça sent le soufre. Et là, on me sert un plat soigné, bien présenté, mais qui manque cruellement de piment.
Je ne vais pas vous mentir, j'ai failli piquer un somme. À plusieurs reprises. Le morceau-titre, "Back At The Chicken Shack", est sympa, il installe une ambiance. Mais après ? On reste dans cette ambiance. Pendant 40 minutes. C'est une longue autoroute toute droite, bien asphaltée, sans un seul virage pour te réveiller.
Alors oui, je comprends pourquoi c'est dans la liste. C'est un jalon. C'est représentatif d'un style, le soul jazz, qui a eu son heure de gloire et a influencé des tonnes de musiciens. C'est une pièce de musée. Mais est-ce que ça me procure la moindre émotion ? Est-ce que ça me donne envie de me resservir ? Absolument pas. C'est le genre de disque que je respecte, mais que je n'écouterai probablement plus jamais de ma vie, sauf si je décide d'ouvrir un bar à cocktails pour hipsters.
Le projet "1001 Albums" n'est pas fait que de coups de coeur. Il est aussi fait de ça : des classiques incontournables qui te passent à dix mille pieds au-dessus de la tête. Des disques qui te font te demander si le problème vient de toi. Suis-je devenu insensible ? Mon âme de vieux disquaire est-elle devenue sourde au soul jazz ? Ou est-ce que, tout simplement, ce disque est juste... surcoté ?
Je penche pour la deuxième option. C'est un disque à écouter, pour la culture. Une fois. Et après, on passe à autre chose, si possible un truc avec un peu plus de sang et de couilles.
La note : 1 sur 5 pour la posterité
1
Oct 16 2024
Eliminator
ZZ Top
Il y a des albums qui sont des monuments, et puis il y a des albums qui sont des panneaux publicitaires. "Eliminator" de ZZ Top, c’est un peu les deux. Un panneau publicitaire pour un monument, ou l’inverse, je ne sais plus trop. Ce qui est certain, c'est qu'en 1983, ce disque a débarqué avec la subtilité d'un semi-remorque lancé à pleine vitesse sur une route déserte du Texas, écrasant tout sur son passage. Et au volant, trois barbus hilares qui venaient de signer un pacte, non pas avec le diable, mais avec un type bien plus redoutable : le directeur des programmes de MTV.
Pour comprendre le choc "Eliminator", il faut se souvenir de ce qu'était ZZ Top avant. Un trio texan pur jus, gras, poussiéreux, sentant la bière tiède et l'huile de vidange. Des albums comme "Tres Hombres" ou Degüello" étaient des merveilles de boogie-blues crasseux, joués avec un feeling incroyable et une nonchalance de mecs qui savent qu'ils n'ont rien à prouver. Billy Gibbons était déjà un dieu de la six-cordes, mais un dieu pour initiés, un prophète prêchant dans le désert des disquaires indépendants et des rades enfumés.
Et puis, paf 1983, le monde découvre la Ford '33 rouge, le porte-clés qui tourne tout seul, les filles aux jambes interminables et, surtout, ce son. Ce putain de son. Ce mélange improbable entre le riff boogie le plus primaire qui soit et la froideur métronomique des synthétiseurs et des boîtes à rythmes LinnDrum. C'était comme si on avait forcé John Lee Hooker à faire un featuring avec Kraftwerk après une soirée trop arrosée. Sur le papier, ça avait tout du sacrilège, de la trahison pure et simple. Dans les faits, c'était une formule magique. Une formule pour vendre des millions de disques et devenir des icônes planétaires.
Et c'est bien là que le bât blesse, et que ma note ne décollera pas au-dessus d'un modeste 3 sur 5. "Eliminator" n'est pas un grand album, c'est une compilation de singles monstrueusement efficaces. C'est une machine de guerre commerciale pensée pour une nouvelle ère, celle du clip vidéo roi. Soyons honnêtes, le succès stratosphérique de ce disque est indissociable de son matraquage visuel. Les clips de "Gimme All Your Lovin'", "Sharp Dressed Man" et "Legs" formaient un feuilleton absurde et génial, une sorte de version rock'n'roll de L'Homme qui valait trois milliards où le super-héros était un bolide rouge. Sans ces images, est-ce que les morceaux auraient eu le même impact ? J'en doute fortement.
Parce que musicalement, quand on gratte un peu le vernis rutilant de la production, on sent le malaise. La batterie, autrefois puissante et organique de Frank Beard, est ici souvent remplacée ou doublée par une programmation d'une raideur cadavérique. Les synthés de Dusty Hill, bien que discrets, ajoutent une couche de plastique qui lisse toutes les aspérités. On est passé du cuir élimé au skaï bon marché. Heureusement, il reste la guitare de Billy Gibbons. Le Révérend a beau être noyé sous des tonnes de réverb et de chorus typiques des années 80, il parvient encore à balancer des soli d'une classe folle. Il est le dernier rempart, le gardien du temple blues qui refuse de se rendre complètement face à l'envahisseur synthétique.
Alors, pourquoi ce n'est pas une bouse infâme non plus ? Pourquoi un 3 sur 5 et pas un zéro pointé ? Parce qu'il faut être sacrément bouché pour ne pas reconnaître l'efficacité redoutable de ces chansons. "Gimme All Your Lovin'" est un rouleau compresseur. "Sharp Dressed Man" est l'hymne ultime du type qui s'est fait beau pour aller boire des coups. "Legs" a un groove tellement con qu'il en devient génial. C'est du boogie rock pour les nuls, simplifié à l'extrême, calibré pour les stades et les autoroutes. C'est de la musique qui ne demande aucun effort, qui s'écoute le coude à la portière et qui donne envie de taper du pied. Et parfois, ça fait du bien.
Le problème, c'est que ça s'arrête là. Le reste de l'album oscille entre le sympathique ("Got Me Under Pressure"), le dispensable ("I Need You Tonight") et le carrément paresseux ("Thug"). On sent qu'ils ont trouvé une formule et qu'ils l'ont essorée jusqu'à la dernière goutte. L'album manque cruellement de la profondeur, de la chaleur et de la crasse qui faisaient le charme de leurs précédentes productions. C'est un album propre, trop propre. Un album qui a été passé au Kärcher.
Dans le grand carnet de bord des 1001 albums, "Eliminator" a une place particulière. C'est le disque qui a transformé un groupe culte en phénomène de foire, c'est le symbole d'une décennie où l'image a souvent pris le pas sur la musique. C'est un album que l'on doit écouter, non pas pour sa valeur artistique intrinsèque, mais pour comprendre comment un groupe a pu, avec une recette simple mais diablement bien exécutée, conquérir le monde. C'est une leçon de marketing, une étude de cas.
Pour moi, le vrai ZZ Top, le grand, le sublime, est mort un peu avant, ou a survécu péniblement après. "Eliminator", c'est juste un bon album de boogie rock, un excellent produit de son temps, mais un album de ZZ Top tout juste passable. C'est l'album qui leur a permis de s'acheter des plus grosses voitures, mais qui a laissé une partie de leur âme sur le bord de la route.
Un album à écouter en bagnole, de préférence une rouge, avec des filles qui font de l'auto-stop. Cliché ? Oui. Comme cet album, en fait.
3
Oct 17 2024
Crooked Rain Crooked Rain
Pavement
On est en 1994. Kurt Cobain vient de se tirer une balle dans le caisson, laissant une génération entière orpheline, le coeur lourd et les Doc Martens crottées. La scène musicale, c'est Seattle : la flanelle, la sueur, l'angoisse existentielle hurlée dans des micros saturés, la pluie, la grisaille, la putain de grisaille. Le grunge a tout défoncé sur son passage, transformant la frustration adolescente en un business de plusieurs millions de dollars. Le rock était en deuil et un peu complaisant dans sa propre misère.
Et puis, il y avait Pavement, et il faut se remettre dans le contexte. Au milieu de ce maelstrom de guitares lourdes et de cris déchirants venus du Nord-Ouest américain, a surgi une bande de branleurs californiens qui semblaient n'en avoir absolument rien à carrer de tout ça. Pas de pose torturée, pas de Rickenbacker prête à être fracassée contre un ampli, pas de textes sur le mal-être profond d'une jeunesse perdue. Non. Juste des mélodies pop tordues, un son de guitare faussement négligé, et des paroles qui slalomaient entre l'absurde, le génie poétique et le foutage de gueule intégral. Pavement, c'était le contre-pied parfait, celui du sourire en coin face à la grimace tragique.
Leur premier album, "Slanted and Enchanted", était une pépite lo-fi, un trésor cradingue pour initiés, le genre de disque que tu te refilais sous le manteau quand tu bossais dans un shop indé, en mode "écoute ça, c'est le futur". C'était génial, mais c'était un secret bien gardé. Avec "Crooked Rain, Crooked Rain", le secret allait s'éventer.
Ne vous méprenez pas, on n'est pas passé chez les majors du jour au lendemain. Le son est plus propre, c'est indéniable. On sent que le groupe a passé un peu plus de temps en studio, que le budget n'était plus limité à trois packs de bière et un paquet de clopes. Le son est moins "sale" que sur le précédent, mais paradoxalement, il gagne une puissance redoutable. C'est le son d'un groupe qui a compris qu'on pouvait avoir des mélodies dignes des Kinks ou de Big Star sans pour autant sonner comme un juke-box propret.
Cet album, c'est la bande-son d'un été sans fin à traîner sur un parking, à refaire le monde avec des potes, une bière tiède à la main. C'est décontracté en surface, mais incroyablement intelligent dans le fond. Stephen Malkmus, le leader-chanteur-guitariste-glandeur en chef, a ce talent unique pour écrire des hooks imparables qui ont l'air d'avoir été trouvés par accident. Sa voix, cette nonchalance étudiée, comme s'il venait de se réveiller et qu'il chantait en bâillant, est une insulte à tous les chanteurs à "performance" de l'époque. Et putain, qu'est-ce que c'est bon.
On pense bien sûr à "Cut Your Hair", le "tube" de l'album. Un single parfait, avec son refrain ironique sur les exigences de l'industrie musicale, qui a même eu les honneurs de MTV. Pour beaucoup, c'était la porte d'entrée, mais le coeur de l'album, son âme, se trouve ailleurs. Il est dans la beauté mélancolique et ensoleillée de "Gold Soundz", probablement l'un des plus grands hymnes indie des années 90. Il est dans la fausse naïveté de "Silence Kit".
Et puis, il y a "Range Life". Ah, "Range Life"... Le morceau qui a cristallisé tout ce qu'était Pavement. Une balade faussement country, traînante, magnifique, au milieu de laquelle Malkmus, l'air de rien, balance un tacle les deux pieds décollés aux deux têtes de gondole du rock alternatif de l'époque : Smashing Pumpkins et Stone Temple Pilots. "I don't understand what they mean / And I could really give a fuck". Le tout dit avec un tel détachement, une telle supériorité tranquille... C'était d'une arrogance sublime. C'était la déclaration d'indépendance d'un groupe qui refusait de jouer le jeu, qui se savait plus malin, plus cool, et qui n'avait même pas besoin de le crier.
Pour nous, les gosses nés au début des années 70, qui avions grandi avec le post-punk et qui voyions le rock alternatif se transformer en une grosse machine un peu trop sérieuse, Pavement c'était une bouffée d'air frais. Une bouffée de cet air chaud et sec de la Californie. Ils nous rappelaient que le rock pouvait être fun, intelligent, ironique et touchant, tout ça en même temps, sans avoir besoin de se prendre pour Rimbaud sous héro.
Alors pourquoi un 4 sur 5 et pas la note parfaite ? Peut-être parce que la perfection, chez Pavement, est une notion suspecte. "Crooked Rain, Crooked Rain" est un album fantastique, un compagnon de route indispensable, une borne kilométrique de la musique des années 90. Mais il garde cette distance, cette nonchalance qui, si elle fait toute sa force, l'empêche peut-être d'atteindre les sommets de l'émotion pure. Mais est-ce vraiment ce qu'on lui demande ? Non. On lui demande d'être le disque le plus cool de la décennie. Et ça, il y arrive sans même forcer.
4
Oct 18 2024
Scissor Sisters
Scissor Sisters
Au début des années 2000, le rock avait décidé de redevenir sérieux. On se la jouait ténébreux en slim noir à New York avec The Strokes ou Interpol, on ressuscitait un post-punk cérébral et anguleux. La pop, quant à elle, était soit une affaire de boys bands fabriqués en usine, soit de R'n'B ultra-produit. C'était bien, c'était pro, c'était propre. Mais bordel, où était passé le fun ? La décadence ? La folie pure et l'envie de se rouler dans des paillettes sans se poser de question ? On avait besoin d'un antidote, d'une bonne grosse dose de couleur et d'irrévérence pour nous sortir de cette torpeur un peu trop chic.
Et puis ils sont arrivés, débarqués d'on ne sait où (enfin si, de New York, mais d'un New York qui semblait tout droit sorti d'un fantasme 70's), les Scissor Sisters ont balancé leur premier album éponyme comme un pavé dans la mare. Et quel pavé ! Un pavé recouvert de strass, de plumes et de sueur. Dès les premières secondes de "Laura", avec son piano bastringue à la Elton John et ses choeurs de folles, le message était clair : la récréation est terminée, maintenant, on va s'amuser sérieusement.
Pour un vieux con comme moi, dont la discothèque penche plus du côté de la grisaille de Manchester que des clubs disco de Manhattan, l'arrivée de ce disque a été un choc. Sur le papier, j'aurais dû détester. Des falsettos à la Bee Gees ? Des guitares funky à la Chic ? Une exubérance qui lorgnait sans aucune honte vers Queen et le Bowie de la période glam ? C'était tout mon contraire. Et pourtant, impossible de résister. C'est ça, la marque d'un disque qui frôle le génie : il vous prend par le col, vous force à ranger vos préjugés au vestiaire et vous pousse sur le dancefloor.
Car Scissor Sisters est avant tout une formidable machine à danser. Une machine intelligente, qui a parfaitement digéré ses influences pour en recracher une version moderne, mutante et terriblement attachante. On n'est pas dans la simple copie ou le clin d'oeil nostalgique. On est dans la célébration pure. On sent que ces types ont passé des heures à user les vinyles de leurs parents et qu'ils en ont gardé le meilleur : l'écriture pop imparable, le sens de la mélodie qui tue, et surtout, ce sentiment de liberté totale.
L'album est bourré de tubes en puissance. "Take Your Mama" est l'hymne feel-good ultime, une invitation à la tolérance sur un rythme de bastringue irrésistible. "Mary" est une ballade poignante qui prouve qu'ils savent aussi calmer le jeu. "Filthy/Gorgeous" est un brûlot électro-clash aussi sale que son titre le suggère. Et puis, il y a le coup de maître, le sacrilège absolu : leur reprise de "Comfortably Numb" de Pink Floyd. Prendre un des monuments du rock progressif, un totem intouchable pour des générations de chevelus, et le transformer en une montée disco en falsetto... Il fallait oser. Le résultat est tout simplement magnifique, un des plus grands "fuck you" musicaux de la décennie. C'est à la fois un hommage et une profanation, et c'est absolument génial.
Mais au-delà de la musique, ce qui rend cet album si important, c'est son identité. C'est une machine "ouvertement gay, exubérante et flamboyante". Et le mot "ouvertement" est crucial. À une époque où la culture gay était soit édulcorée pour passer à la télé, soit confinée à des ghettos, les Scissor Sisters ont tout mis sur la table, avec une joie et une fierté communicatives. Leur musique est une fête où tout le monde est invité, un espace de liberté et d'extravagance. Ce n'est pas un disque militant au sens austère du terme, c'est un disque politique par sa simple existence, par son refus de la norme et sa célébration de la différence.
C'est pour toutes ces raisons que je lui accorde un "gros 4 sur 5". Il n'a peut-être pas la profondeur angoissée d'un disque de Joy Division ou la complexité d'un album de Radiohead, mais dans sa catégorie, celle de la pop music pure, intelligente et jubilatoire, il est quasi-parfait. Il a remis de la folie, de la couleur et une bonne dose de cul dans un paysage musical qui en manquait cruellement. C'est un de ces rares premiers albums qui sonnent comme l'aboutissement d'une carrière, un classique instantané qui vous file une pêche d'enfer à chaque écoute. Et presque vingt ans après, croyez-moi, ça fonctionne toujours aussi bien.
4
Oct 21 2024
Cosmo's Factory
Creedence Clearwater Revival
L'année de ma naissance a été une année de merde, si vous voulez mon avis. Le rêve des années 60 s'était achevé dans un bain de sang à Altamont, les Beatles se séparaient dans une ambiance de vaisselle cassée, Hendrix et Joplin allaient bientôt nous quitter. Une sale gueule de bois planait sur le rock, et pourtant, au milieu de ce champ de ruines, quatre types, qui ressemblaient plus à des bûcherons qu'à des rock stars, ont sorti un disque d'une évidence et d'une puissance qui semble, encore aujourd'hui, presque anormale. Creedence Clearwater Revival, avec leur cinquième album en deux ans et demi, livraient avec "Cosmo's Factory" le testament définitif du rock'n'roll américain.
Ce groupe a toujours été une anomalie, venus de la baie de San Francisco, ils ont superbement ignoré toute la scène psychédélique qui les entourait. Pendant que leurs voisins partaient dans des délires cosmiques à grand renfort d'acides, les mecs de CCR, eux, sonnaient comme s'ils venaient de passer les dix dernières années à écumer les rades les plus paumés du bayou. C'était brut, direct, sans fioritures. Une approche "back-to-basics" qui a fait d'eux les sauveurs du rock'n'roll aux yeux de beaucoup. Et "Cosmo's Factory" est la quintessence absolue de ce son. C'est le disque où toutes les facettes du groupe fusionnent à la perfection : le rockabilly survolté, le blues poisseux, la country mélancolique et une science de la pop song qui ferait rougir les Beatles.
Le titre de l'album lui-même est une profession de foi. "Cosmo's Factory", c'était le surnom de leur local de répétition, un entrepôt à Berkeley où ils bossaient sans relâche. Pas de manoir à la campagne ou de studio luxueux. Une usine, juste une usine à tubes mais quelle putain d'usine. Ce disque est une aberration commerciale, une sorte de "best of" déguisé en album studio. Pensez-y : "Travelin' Band", "Lookin' Out My Back Door", "Who'll Stop the Rain", "Up Around the Bend", "Run Through the Jungle". Tous ces classiques immortels figurent sur la même galette. N'importe quel groupe se serait contenté d'un seul de ces titres pour bâtir une carrière. Eux, ils les balançaient comme si de rien n'était, avec une facilité déconcertante.
La force de frappe du groupe est à son paroxysme. John Fogerty est un dictateur bienveillant : il écrit, compose, produit, chante d'une voix éraillée reconnaissable entre mille et plaque des riffs d'une simplicité biblique. Derrière lui, la section rythmique est un rouleau compresseur. On a souvent qualifié leur musique de "swamp rock", de rock des marais. C'est vrai, ça suinte la moiteur du Sud, et pourtant ces mecs étaient de purs Californiens. C'est là tout le génie de Fogerty : créer une mythologie, un univers sonore si puissant qu'il en devenait plus vrai que nature.
Le disque donne aussi dans la reprise inspirée et le jam jouissif. Leur version de "I Heard It Through The Grapevine" dure onze minutes. Normalement, c'est le genre de truc qui me fait fuir. Onze minutes ! C'est la porte ouverte à tous les excès, à la démonstration stérile. Sauf qu'ici, ça fonctionne, ce n'est pas un solo de guitare interminable, c'est un groove hypnotique, une transe qui s'installe et qui prouve à quel point ces types étaient soudés, une véritable machine.
On m'a souvent dit que Creedence, c'était du rock de "bouseux". Et alors ? "Cosmo's Factory" a précisément donné ses lettres de noblesse à ce rock-là. Le rock qui sent la terre, la sueur et la bière. Le rock qui ne se pose pas de questions existentielles mais qui vous parle directement au bide et aux tripes. Ce n'est pas de la musique pour intellos, c'est de la musique pour les gens. Et c'est sans doute pour ça que, plus de cinquante ans après, ça sonne toujours aussi vrai, aussi essentiel.
Un grand 4 sur 5, sans hésiter. Pourquoi pas 4 ? Peut-être parce que mon coeur restera toujours du côté des éclopés, des expérimentations bizarres, des disques plus torturés. "Cosmo's Factory", lui, est d'une santé insolente. C'est la photo d'un groupe au sommet absolu de son art, juste avant que les egos et les rancoeurs ne viennent tout foutre en l'air. Un disque parfait dans son genre, et un pilier indispensable de toute discothèque rock qui se respecte. Un classique, un vrai.
4
Oct 22 2024
Abraxas
Santana
Je vais vous faire une confession, balancez-moi les guitares anguleuses et dissonantes de Sonic Youth ou les larsens contrôlés de Thurston Moore et je suis au paradis. Par contre, le concept même de "guitar hero", ce culte de la virtuosité, ces solos interminables qui semblent dire "regardez comme je suis bon et comme la mienne est grosse", ça a toujours eu tendance à me filer de l'urticaire. C'est mon côté post-punk, que voulez-vous. On ne se refait pas. J'ai donc abordé ce deuxième album de Santana, "Abraxas", avec la méfiance du démineur face à un colis suspect.
On m'avait promis des solos à n'en plus finir, de la démonstration technique, bref, tout ce qui d'habitude me fait fuir en courant. Et pourtant il faut bien l'avouer, même pour un hérétique de la six-cordes comme moi, "Abraxas" est un disque qui force le respect. Il faut dire que le groupe arrivait avec une aura quasi-mystique car un an plus tôt, en 1969, ces quasi-inconnus avaient littéralement mis le feu à Woodstock. Leur passage, filmé pour l'éternité, avait révélé au monde entier un son unique, une fusion bouillonnante que personne n'avait vraiment entendue auparavant. Ce disque, sorti en 1970, n'était donc pas un simple album, c'était la confirmation attendue, la preuve qu'ils n'étaient pas juste le coup d'un festival.
Ce qui sauve "Abraxas" de la simple démonstration de branlette de manche, c'est que la guitare de Carlos Santana, bien qu'omniprésente, n'est finalement qu'un des ingrédients d'une recette bien plus complexe et savoureuse. C'est un maelström sonore, un bordel organisé où le rock psychédélique californien vient fricoter sans aucune gêne avec les rythmes chauds de la salsa, les improvisations du jazz et la moiteur du blues. Avant de parler de la guitare, il faut parler de ce qui se passe derrière, ou plutôt, autour. Cette section rythmique de possédés, ces congas qui claquent, cette basse qui chaloupe, cet orgue Hammond qui semble prêcher dans une église sous acide. C'est tout un écosystème qui grouille de vie, une fourmilière sonore qui ne s'arrête jamais. La guitare de Santana, elle, plane au-dessus de tout ça, elle n'est pas là pour écraser le reste, mais pour dialoguer, pour surfer sur cette vague rythmique incroyable.
Et puis, il y a les chansons et l'album contient ce que l'on pourrait appeler la sainte trinité de Santana, trois titres immortels qui justifient à eux seuls la place du disque dans le panthéon du rock. D'abord, leur relecture de "Black Magic Woman" de Fleetwood Mac (oui, oui, le groupe de Peter Green, avant qu'il ne devienne un truc mou pour les radios californiennes). Ils la transforment en une incantation vaudou, lente et sensuelle, avant de la faire exploser dans une cavalcade latine. Ensuite, il y a "Oye Como Va", une reprise de Tito Puente, qui devient ici l'hymne ultime de la coolitude, le genre de morceau qui pourrait faire danser un mort. C'est simple, c'est irrésistible, c'est le groove à l'état pur. Et enfin, il y a l'instrumental, la pièce de bravoure, "Samba Pa Ti" et c'est là que mon scepticisme de sale punk commence à vaciller. Oui, c'est un solo de guitare de quatre minutes quarante-six. Oui, c'est démonstratif, mais bordel, qu'est-ce que c'est beau. Sa guitare ne fait pas des notes, elle pleure, elle jouit, elle raconte une histoire sans un seul mot. C'est poignant, c'est lyrique, et ça vous prend aux tripes.
Alors pourquoi, me direz-vous, ce 3/5 un peu chiche pour un album que je semble tant apprécier ? Justement à cause de ça. Parce que malgré tout le génie qui l'habite, "Abraxas" reste fondamentalement un disque de "guitar hero". La guitare est le soleil autour duquel tout le reste tourne. Pour le disquaire que j'étais, c'est le genre de disque parfait pour montrer la qualité d'une bonne chaîne hi-fi, mais pas forcément celui que j'écouterai en rentrant chez moi le soir. C'est une question de culture, de sensibilité. J'aurai toujours une préférence pour la suggestion plutôt que la démonstration, pour la fêlure plutôt que la perfection. "Abraxas" est un album d'une perfection presque insolente. Un excellent disque, sans l'ombre d'un doute mais pas pour moi.
3
Oct 23 2024
Head Hunters
Herbie Hancock
Il y a des jours où ce projet ressemble à une promenade de santé. On tombe sur une pépite oubliée, on redécouvre un classique sous un nouvel angle, on se prend une claque monumentale qui nous rappelle pourquoi on aime la musique à ce point. Et puis, il y a des jours comme aujourd'hui. Des jours où le grand livre sacré, la bible des "1001 Albums", nous tend un disque en nous disant : "Agenouille-toi et vénère, mortel !", et où tout ce que notre âme de vieux con peut répondre, c'est un "Bof..." sonore et un peu gêné.
Aujourd'hui, mes amis, j'ai commis un sacrilège. J'ai écouté "Head Hunters" de Herbie Hancock, et je lui ai collé une note qui ferait passer un album de K-Maro pour une oeuvre d'art : 1 sur 5.
Voilà, c'est dit. Le couperet est tombé. Je sens déjà les puristes affûter leurs saxophones pour venir me démembrer sur la place publique. Comment, moi, ancien disquaire, ex-animateur radio, je peux passer à côté d'un tel monument ? Un disque qui a propulsé le jazz-funk dans la stratosphère, qui s'est vendu par palettes entières, qui a influencé des générations de musiciens de funk, de soul et même de hip-hop. Un disque qui, selon le dogme, est l'alpha et l'oméga du groove intelligent.
Eh bien, je vais vous dire comment. En m'asseyant, en mettant le vinyle sur la platine, et en me faisant royalement chier.
Pardonnez mon langage, mais il n'y a pas d'autre mot. Pour comprendre mon point de vue, il faut resituer le bonhomme. Je suis né en 1970. L'adolescence, c'était les guitares sales du punk et la froideur synthétique de la new wave. Le début de ma vie d'adulte, c'était le bruit blanc de Sonic Youth et la fureur de Nirvana. Quand je bossais à la radio, je passais du Pixies, du Fugazi, du Pavement. Au magasin de disques, je défendais corps et âme les pépites indie rock contre les assauts de la soupe commerciale. Le jazz, pour moi, c'était ce rayon un peu poussiéreux au fond du magasin, fréquenté par des types en col roulé qui parlaient de "modes doriens" et de "signatures rythmiques en 7/4". Des types qui, soyons honnêtes, me filaient un peu les jetons.
Alors, quand le grand livre m'a ordonné d'écouter "Head Hunters", j'ai obéi, mais avec la même appréhension que si on m'avait forcé à regarder un match de curling.
Le disque s'ouvre sur "Chameleon". Quinze minutes. QUINZE. Je viens d'un monde où un album entier des Ramones dure à peine plus longtemps. Pendant quinze minutes, ça groove, ça funk, ça ondule. Objectivement, c'est impressionnant. Les musiciens sont des monstres de technique. La production est léchée, parfaite. Herbie Hancock tripote ses synthés ARP et son Fender Rhodes avec une dextérité qui force le respect. La ligne de basse est un serpent qui s'enroule autour de vos chevilles. C'est propre, c'est carré, c'est... chirurgical.
Et c'est précisément ça, le problème.
"Head Hunters", pour moi, c'est l'antithèse du rock 'n' roll. Il n'y a aucune crasse, aucune urgence, aucune faille. C'est une démonstration de virtuosité, une branlette de musicos de haut vol qui s'écoutent jouer. Chaque note est parfaitement à sa place, chaque solo est millimétré. Ça suinte le talent, mais ça manque désespérément de sang et de sueur. On est plus proche d'un exercice de style pour conservatoire que d'un cri primal balancé à la face du monde.
J'entends le groove, je comprends l'intention, je vois l'influence. Mais merde, qu'est-ce que ça m'ennuie ! C'est le genre de disque parfait pour mettre en fond sonore dans un bar lounge hors de prix où les cocktails coûtent le prix d'un rein. C'est de la musique d'ascenseur de luxe.
Le disque entier ne contient que quatre putains de morceaux. Quatre ! Après les quinze minutes de "Chameleon", on se tape une relecture de "Watermelon Man", puis "Sly" et enfin "Vein Melter". Chacun est un prétexte à des jams interminables, des solos qui n'en finissent plus de finir, des explorations sonores qui m'ont donné envie de m'ouvrir les veines avec le saphir de ma cellule.
Je sais, je suis dur. Je suis même probablement injuste. Je reconnais sans peine l'importance historique de l'album. En 1973, c'était révolutionnaire. Ça a ouvert des portes, ça a cassé des barrières entre les genres. Ça a prouvé que le jazz pouvait être populaire sans se vendre au diable. C'est un album fondateur, un pilier du jazz-funk, une pierre angulaire, mettez tous les superlatifs que vous voulez.
Mais le but de ce blog, ce n'est pas de réciter sagement la leçon. C'est aussi de confronter ces oeuvres mythiques à mon ressenti, à mon histoire. Et mon histoire, c'est celle d'un mec qui a besoin que la musique le bouscule, le griffe, le surprenne par sa folie ou sa fragilité. "Head Hunters" ne fait rien de tout ça. Il glisse sur moi comme de l'eau sur les plumes d'un canard. C'est trop poli, trop parfait, trop... adulte.
Alors voilà. 1 sur 5. Une note pour la postérité, pour la place dans l'histoire. Mais pour le plaisir ? Le zéro pointé. Ce projet "1001 Albums" est une aventure, et toutes les étapes ne sont pas des extases. Parfois, on traverse un désert. Pour moi, "Head Hunters" fut un désert de groove, une immensité aride de notes parfaitement exécutées.
Allez, sans rancune, Herbie. Je retourne à mes guitares qui saignent et à mes chanteurs qui gueulent faux. On ne se refait pas. Surtout pas à 55 balais.
1
Oct 24 2024
Come Find Yourself
Fun Lovin' Criminals
On se plonge aujourd'hui dans une année charnière, une de ces années bâtardes où tout et son contraire semblait coexister sur les ondes et dans les bacs. En 1996, le grunge s'auto-parodier dans un râle pathétique, la Britpop commençait sérieusement à sentir le renfermé, le hip-hop, lui, était en pleine guerre des côtes, entre la G-Funk solaire de Dre et la paranoïa poisseuse du Wu-Tang. C'était une période de transition où l'on cherchait désespérément un truc frais, un truc qui ne se prenait pas pour le sauveur du rock ou le prophète du ghetto.
Et puis, débarqués de leur New York fantasmé, trois types sapés comme des truands de cinéma de seconde zone sont arrivés avec un cocktail aussi improbable que délectable. Fun Lovin' Criminals, rien que le nom, déjà, c'était une promesse. Pas des criminels pour de vrai, on n'est pas chez les N.W.A., mais des "criminels" à la cool, le genre de mecs qui te piquent ton portefeuille en te faisant un clin d'oeil et en te payant un verre pour s'excuser. Leur premier album, "Come Find Yourself", était à leur image : suave, roublard, et d'une coolitude absolument insolente.
Leur son ? Une anomalie, un truc qui n'aurait jamais dû exister. Imaginez un peu le topo : du hip-hop, mais joué par un vrai groupe, avec une vraie basse ronde et chaude, une batterie qui groove sans forcer et une guitare qui caresse des riffs bluesy. Huey Morgan, le cerveau et la gueule de la bande, ne rappait pas vraiment, il ne chantait pas vraiment non plus. Il causait, il racontait ses histoires avec une diction traînante, à mi-chemin entre un MC de la vieille école et un bateleur de foire. C'était du lounge, mais un lounge qui aurait traîné ses guêtres dans le Bronx. C'était du rock, mais un rock qui aurait troqué sa rage contre une nonchalance et un second degré permanents.
Et puis il y avait LE tube, "Scooby Snacks" et impossible d'y échapper en 96. Ce sample de Tarantino, c'était le summum du cool de l'époque. Tout le monde se la pétait avec Reservoir Dogs et Pulp Fiction, et les FLC ont eu le génie de sampler les deux dans un même morceau. Le résultat, c'est ce titre à la fois ultra-détendu et complètement parano, l'histoire d'un braquage qui tourne mal sur un rythme que tu pourrais écouter en sirotant un daïquiri. C'était brillant, c'était la porte d'entrée parfaite dans leur univers, un titre qui a permis à des millions de blancs-becs qui trouvaient le rap trop agressif de se dire : "Ah ouais, en fait, ça peut être cool le hip-hop".
Mais résumer "Come Find Yourself" à ce seul single serait une putain d'injustice car l'album est d'une cohérence folle. C'est une bande-son, le soundtrack d'un New York de cinéma, un New York vu à travers les yeux de mecs qui ont trop regardé Scorsese et qui se rêvent en Affranchis du pauvre. Des morceaux comme la piste-titre, "Fun Lovin' Criminal", ou le génial "The King of New York" sont des petits bijoux de narration et d'ambiance. On est avec eux, dans leur bagnole, à traîner la nuit, à chercher les emmerdes juste pour le plaisir.
Alors, pourquoi seulement un 3 sur 5 ? Parce qu'il faut être honnête, c'est un disque d'une coolitude absolue, un disque "vibe" par excellence. C'est stylé, c'est bien foutu, ça s'écoute tout seul et ça n'a, chose rare, pas pris une ride. Mais est-ce un chef-d'œuvre ? Est-ce un album qui a redéfini un genre, qui a bousculé les codes ? Non. C'est un formidable exercice de style, un disque parfait dans sa niche, c'est le disque d'un groupe qui n'a jamais prétendu vouloir changer le monde, juste passer un bon moment et nous embarquer avec lui. Et pour ça, mission accomplie. Un très bon album de rap rock. Ni plus, ni moins. Parfait pour se rappeler qu'en 1996, on pouvait encore être cool sans forcément faire la gueule.
3
Oct 25 2024
Violator
Depeche Mode
"Violator" est le genre de disque qui ne se critique pas, il se contemple. Et pour un type comme moi, qui a vu la synth-pop naître, grandir et devenir ce monstre magnifique et ténébreux, cet album est un chef-d'oeuvre.
Depeche Mode au début des années 80, c'était une bande de gamins de Basildon en chemises à jabot qui chantaient des bluettes synthétiques. Ils étaient au mieux inoffensif, au pire, un peu ridicule. Mais album après album, le changement prenait lentement forme. La lumière a commencé à baisser, les sons se sont faits plus durs, plus métalliques et les thèmes sont devenus plus sombres. "Black Celebration" en 1986 était une messe noire et "Music for the Masses" en 1988 les a transformés en prophètes pour stades. La chenille pop devenait un immense papillon de nuit, gothique et menaçant.
Puis est arrivé 1990 et avec lui, "Violator".
"Violator" c'est l'aboutissement parfait de dix ans de mutation, le moment de grâce absolue où chaque élément du son Depeche Mode a atteint sa forme la plus pure, la plus puissante. C'est le disque qui les a fait passer du statut de "très grand groupe" à celui de "légende intouchable".
Dès la pochette, signée Anton Corbijn, le ton est donné. Une simple rose, rouge sur fond noir, l'organique et le synthétique, la beauté et l'obscurité. Tout est là.
L'album s'ouvre sur "World in My Eyes", et en quelques secondes, on est happé. Ce n'est plus la synth-pop froide et rigide d'antan, c'est charnel, c'est hypnotique. La production de Flood est une merveille de chaleur et de profondeur. Chaque son est sculpté, chaque texture est pensée, on est loin du son "plastique" des années 80 ; on entre dans un monde sonore organique, presque palpable.
Et puis, le choc, "Personal Jesus", ce riff de guitare. Un putain de riff de blues ! Joué par Martin Gore, le timide architecte blond du groupe. C'était un coup de génie, un mariage contre-nature entre le rock'n'roll de l'Amérique profonde et l'électronique des clubs de Berlin. Ce rythme lancinant, presque tribal, et la voix de Dave Gahan, devenue celle d'un prédicateur du péché. Ce morceau a tout balayé sur son passage, c'était la preuve qu'ils pouvaient être à la fois avant-gardistes et incroyablement populaires.
L'album est un enchaînement de perfections, chaque titre est un classique. "Policy of Truth" et son groove funk sournois, "Halo" et sa beauté vénéneuse, et au milieu de tout ça, le joyau absolu : "Enjoy the Silence".
"Enjoy the Silence" est peut-être l'une des plus grandes chansons pop jamais écrites. À l'origine une ballade minimaliste de Martin Gore, elle a été transformée par Alan Wilder et le producteur Flood en un hymne électro-pop mélancolique et irrésistible. Cette mélodie de guitare, simple, cristalline, qui se pose sur un beat implacable. C'est la bande-son parfaite de la solitude heureuse, de la joie triste, c'est une chanson qui vous fait danser tout en vous donnant envie de pleurer. C'est le coeur même de Depeche Mode : la fête et le funèbre, main dans la main.
Les thèmes sont d'une noirceur absolue, la culpabilité, la luxure, la dépendance, la manipulation, la foi perdue. Martin Gore est au sommet de son art d'auteur, ses textes sont des nouvelles laconiques et perverses, des explorations des recoins les plus sombres de l'âme humaine. Et Gahan, avec sa voix de baryton, est devenu le crooner ultime de la désillusion. Il ne chante plus, il incarne.
"Violator" n'était plus de la musique pour une chapelle, pour les goths ou les fans de synthés, il était universel. Et l'émeute provoquée lors de leur séance de dédicaces à Los Angeles, où 30 000 fans se sont pointés, a confirmé leur nouveau statut de superstars mondiales.
"Violator" est un disque qui n'a pas pris une seule ride. Son équilibre est parfait, il est à la fois sombre et accessible, sophistiqué et direct, électronique et terriblement humain. C'est l'album qui a mis tout le monde d'accord et il a enterré les années 80 avec une classe folle et a défini le son d'une partie des années 90.
"Violator" est bien plus que leur meilleur album, il est un chef-d'oeuvre absolu de la musique moderne. Un 5/5 indiscutable pour un disque noir comme le velours, tranchant comme une lame de rasoir.
5
Nov 04 2024
Tapestry
Carole King
Il y a des noms qui claquent dans l'histoire de la pop, des noms de faiseurs de rois, de machines à tubes. Dans les années 60, le Brill Building à New York, c'était l'usine, et dans cette usine, il y avait une artisane de génie, une orfèvre de la mélodie parfaite : Carole King. Son nom, le grand public ne le connaissait pas, mais ses chansons, tout le monde les avait sur les lèvres. "Will You Love Me Tomorrow" pour les Shirelles, "(You Make Me Feel Like) A Natural Woman" pour la reine Aretha Franklin, "The Loco-Motion" pour sa baby-sitter Little Eva... La liste est longue comme un jour sans pain car Carole King était la BO de l'Amérique, mais personne ne connaissait son visage.
Et puis en 1971, après un premier album solo passé relativement inaperçu, elle sort "Tapestry". Et le monde de la musique bascule car "Tapestry" est une révolution douce, un acte d'émancipation. La compositrice sort de sa cuisine pour s'asseoir au piano, en pleine lumière, et dire : "Ces chansons, maintenant, c'est moi qui les chante".
"Tapestry" est un album qui vous enveloppe comme une couverture chaude un soir d'hiver. À une époque où le rock devenait de plus en plus mâle, de plus en plus électrique et boursouflé avec Led Zep ou Black Sabbath, Carole King a fait tout le contraire. Elle a créé un espace d'intimité. Le son est feutré, chaleureux, organique et la production est d'une sobriété exemplaire : au centre, il y a ce piano, son piano, qui n'est pas un instrument de virtuosité mais le prolongement de ses mains et de son coeur. Autour, une basse qui ronronne (parfois tenue par elle-même), une batterie discrète, quelques guitares acoustiques (merci James Taylor et Joni Mitchell, venus en voisins).
Et puis, il y a la voix, et là, il faut qu'on s'arrête deux minutes. La voix de Carole King n'est pas parfaite au sens technique. Elle n'a pas les octaves de Mariah Carey ou la puissance de Whitney Houston. C'est une voix vraie, une voix qui a vécu. Elle est légèrement éraillée, elle a des fêlures, elle n'essaie jamais d'impressionner. Elle raconte, elle confie. Quand elle chante "So Far Away", on ressent la solitude et la mélancolie sans aucun artifice. C'est de l'émotion pure, sans filtre, sans Auto-Tune, sans les 50 producteurs qui viennent polir le moindre défaut aujourd'hui. C'est l'antithèse absolue de ces "chanteuses kleenex" que l'industrie nous fabrique à la chaîne depuis 30 ans. Elle ne chante pas pour un public, elle chante pour vous.
Et les chansons... c'est un "greatest hits" à lui tout seul. "I Feel the Earth Move", "It's Too Late", "You've Got a Friend". Ces morceaux ne sont pas juste des tubes, ce sont des standards, des pièces du grand répertoire américain qui semblent avoir existé depuis toujours. Ce sont des chansons universelles, qui parlent d'amour, d'amitié, de rupture avec une simplicité et une honnêteté désarmantes.
Quand je tenais le magasin de disques, "Tapestry" était un pilier qui ne se démodait jamais. Les modes passaient et "Tapestry" continuait de se vendre. C'était le disque réconfortant par excellence, celui que les gens achetaient après une rupture, celui qu'ils offraient à leur mère, celui qu'ils mettaient le dimanche matin en lisant le journal. C'est plus qu'un album, c'est un compagnon de vie.
Alors, pourquoi un 4/5 et pas la note parfaite ? Si je devais jouer l'avocat du diable, le critique acerbe que je suis parfois, je dirais que la perfection de "Tapestry" est aussi sa limite. C'est un disque qui vous prend dans ses bras, il ne vous secoue pas, il n'y a pas de danger, pas de côté obscur, pas de véritable folie. C'est le son de la maturité, de la bienveillance et pour le mec qui a grandi avec la tension de The Velvet Underground ou la noirceur de Nick Cave, ça peut manquer un peu de piment qui fait les chefs-d'oeuvre torturés.
Mais ce serait passer à côté de l'essentiel, "Tapestry" n'est pas un disque de combat, c'est un disque de réconfort. Et en tant que tel, il est absolument parfait, c'est un joyau de l'artisanat pop, une leçon d'écriture et d'interprétation. Un classique indémodable qui a prouvé au monde entier que la plus grande force, en musique, c'est souvent la sincérité.
4
Nov 05 2024
Out Of The Blue
Electric Light Orchestra
Voilà. C’est fait. J’ai survécu. Je viens de m’infliger les 70 minutes et 22 secondes de "Out of the Blue" d’Electric Light Orchestra. Soixante-dix putains de minutes. Je pourrais presque ajouter ça sur mon CV, juste en dessous de « Vendeur de disques pendant la guerre Blur vs Oasis » et « Animateur radio pendant l’invasion de la Macarena ». Ça pose un homme, une telle épreuve.
Quand j’ai vu ce double album arriver dans la liste, j’ai senti une vieille angoisse remonter. Pas la bonne, celle qui te prend aux tripes avant un concert des Stooges. Non, plutôt celle du dimanche soir, quand tu sais que le lendemain, il y a interro de maths et que t’as rien révisé. ELO, pour moi, c’est le son de l’ennui poli, la bande-son officielle des salles d’attente et des après-midis chez des amis de tes parents qui ont une collection de cactus et des murs couleur saumon.
Alors, c’est avec un courage que je qualifierais de surhumain que j’ai posé ce disque sur la platine (métaphoriquement, bien sûr, on est en 2025, merde). Et là, le drame. Le drame attendu, mais le drame quand même.
On va aller droit au but, parce que contrairement à Jeff Lynne, je n’ai pas l’intention de vous faire perdre votre temps. "Out of the Blue" n’est rien de plus, rien de moins, que la plus gigantesque, la plus boursouflée, la plus prétentieuse contrefaçon des Beatles jamais produite.
Je pèse mes mots. Ce n’est pas un hommage, c’est une OPA hostile sur l’héritage des Fab Four. Tout y est, mais en version Wish. Les enchaînements harmoniques de McCartney ? Copiés. Les envolées mélodiques de Lennon ? Pompées. Les arrangements orchestraux de George Martin ? Imbibés de sirop pour la toux et recrachés avec la subtilité d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et cette voix… cette voix de Jeff Lynne qui s’évertue à sonner comme un mélange de Paul et John, mais qui finit par n’évoquer qu’un clone sous anxiolytiques.
C’est un rock tellement orchestral qu’il en oublie d’être du rock. Les violons dégoulinent, les synthés pépient comme des oisillons sous ecstasy et le vocodeur, mon Dieu, le vocodeur… À l’époque, ça devait sonner « futuriste ». Aujourd’hui, ça sonne comme un GPS qui aurait pris un mauvais acide. C’est la technologie comme cache-misère, un gadget pour masquer le vide intersidéral qui habite ces compositions.
Le pire, c’est que c’est un double album. Pourquoi ? Quelle était l’urgence ? Le côté « concept », la fameuse suite « Concerto for a Rainy Day » ? Laissez-moi rire. Un concerto pour un jour de pluie, c’est exactement ça : long, gris, et tu attends juste que ça se termine pour aller prendre l’air. On est face à un album qui est non seulement mou, mais qui s’étire, qui se vautre dans sa propre mollesse avec une complaisance qui force le respect.
Chaque morceau semble durer une éternité. Les intros s’allongent, les ponts n’en finissent plus, les codas sont à rallonge. C’est pompeux, c’est grandiloquent. C’est l’équivalent musical d’un discours de politicien : ça brasse beaucoup d’air, ça utilise des grands mots, mais au final, il ne reste rien. Même le fameux vaisseau spatial sur la pochette (qui a dû coûter un bras, d’ailleurs) a l’air de vouloir fuir la musique qu’il est censé illustrer.
Je veux bien admettre que c’est techniquement irréprochable. La production est tellement léchée qu’on pourrait manger dessus. C’est propre, c’est lisse, c’est nickel. Tellement nickel que c’en est stérile. Il n’y a aucune aspérité, aucune faille, aucune humanité. C’est du Formica sonore. Une musique de designer pour des intérieurs sans âme.
Alors, pourquoi diable ce truc est-il dans le livre des « 1001 albums que vous devez écouter avant de mourir » ? Pour les chiffres de vente, sans doute. Pour son succès à l’époque. Mais depuis quand le succès commercial est-il un gage de qualité artistique ? On a bien vendu des millions de disques de La Compagnie Créole, ça n’en fait pas pour autant des oeuvres impérissables.
L’écoute fut difficile, et le verdict est sans appel. Cet album est un monument de prétention, un colosse aux pieds d’argile synthétique. Il ne raconte rien, ne procure aucune émotion brute. C’est une symphonie du vide, un space opera pour comptables. La note de 1 sur 5 est presque charitable.
À éviter, sauf si vous avez une armoire à caler ou besoin d’un frisbee de luxe. Passez votre chemin, il y a mille autres disques qui méritent vraiment votre temps. Celui-ci, vous pouvez mourir tranquille sans l’avoir écouté. Croyez-moi, vous ne manquerez rien
1
Nov 06 2024
The Coral
The Coral
2002, et il faut se souvenir du contexte. La gueule de bois du passage à l'an 2000 est passée, et la musique rock tourne un peu en rond. D'un côté, on avait le retour en grâce du garage-rock, avec des types en slim et Converse qui jouaient à réinventer le son du CBGB de 1977 et de l'autre, les derniers soubresauts du nu-metal agonisant dans un râle pathétique. Bref, on commençait à sérieusement s'emmerder.
Et puis, de Liverpool – ville dont on attendait plus grand-chose depuis des lustres – a déboulé une bande de gamins pas encore sortis de l'adolescence, avec un disque sous le bras qui était un bordel sans nom. Un bordel magnifique, chaotique, et absolument jubilatoire.
Ce groupe, c'était The Coral et leur premier album éponyme a été une gigantesque bouffée d'air pur.
Dès la première écoute, on ne savait pas sur quel pied danser. Et c'était ça qui était bon. C'était quoi, ce truc ? Ça commençait avec des guitares sorties d'un western spaghetti, puis ça enchaînait sur un rythme de ska déglingué, avant qu'une trompette de mariachi ne vienne se poser sur une ligne de basse dub. Le tout était chanté avec un accent à couper au couteau et des harmonies vocales qui rappelaient les Byrds ou The Zombies.
C'était un disque schizophrène, un collage sonore qui donnait l'impression que les mecs avaient braqué un magasin de disques et avaient décidé de tout jouer en même temps. Du psychédélisme californien à la pop de Liverpool en passant par le groove de Madchester, le dub... C'était tout ça à la fois, et sans aucun complexe.
Ce qui rend cet album si attachant, c'est sa fougue juvénile. On sent que c'est un disque fait par des gosses, dans le bon sens du terme. Il y a une innocence, une exubérance, une envie de tout essayer qui est communicative. Ils n'ont peur de rien et surtout pas du ridicule. Ils balancent des idées à la pelle, sans se soucier de la cohérence, l'album part dans tous les sens, comme un flipper dont on aurait coupé les tilt.
"Spanish Main" nous embarque sur un galion pirate qui aurait fumé trop de weed. "Shadows Fall" est une ballade folk hantée, digne d'un Lee Hazlewood sous acide. "Calendars and Clocks" est une cavalcade pop-punk complètement déjantée. Cet album c'est un tour de grand huit permanent.
Et au milieu de ce chaos organisé, il y a le tube, le single parfait, celui qui leur a ouvert les portes : "Dreaming of You". Deux minutes vingt de pop scintillante, une rengaine de cour de récréation, un refrain imparable. C'était leur cheval de Troie, le morceau qui a permis au grand public d'entrer dans leur univers barré.
Alors, pourquoi seulement un 3 sur 5 ? Un "gros" 3 sur 5, certes, mais un 3 quand même.
Parce que la plus grande qualité de ce disque est aussi son principal défaut.
Cette profusion d'idées, cette créativité débridée, fait que l'album manque parfois de colonne vertébrale. C'est une collection de moments brillants plus qu'une oeuvre totalement cohérente. On a l'impression d'écouter une compilation de leurs propres influences, jouée avec un talent fou, mais pas encore un album qui affirme une identité unique et affirmée. C'est le son d'un groupe qui se cherche encore, qui essaie tous les costumes pour voir lequel lui va le mieux.
C'est un disque qui pétille, qui explose de partout comme un feu d'artifice. C'est excitant, c'est coloré, mais ça manque peut-être de la profondeur et de la maîtrise qui transforment un très bon premier album en un chef-d'oeuvre intemporel. C'est un formidable catalogue de promesses, un aperçu d'un potentiel immense qui, on le sait maintenant, se confirmera par la suite.
En 2002, quand je l'ai entendu pour la première fois à la radio, j'ai souri. Enfin, un groupe qui ne se prenait pas au sérieux, qui osait être bizarre, qui préférait la fantaisie à la pose. C'était rafraîchissant, c'était nécessaire. C'est un premier album à découvrir, pour sa folie, pour sa joie de vivre, pour son refus des étiquettes.
C'est un disque qui me rend heureux et c'est déjà beaucoup. Un excellent 3 sur 5 pour un des débuts les plus excitants des années 2000.
3
Nov 07 2024
Crosby, Stills & Nash
Crosby, Stills & Nash
1969, le "Summer of Love" a la gueule de bois, Charles Manson n'est pas loin, la guerre du Vietnam s'enlise dans la boue et le rêve hippie commence sérieusement à sentir le roussi. Et au milieu de ce chaos, trois types, rescapés de trois des plus grands groupes de l'époque, décident de s'asseoir sur un canapé élimé pour la postérité et de redéfinir le folk-rock.
Le concept de "supergroupe" était né et quel casting. David Crosby, viré des Byrds pour son ego et ses prises de position politiques. Stephen Stills, le génie multi-instrumentiste orphelin de Buffalo Springfield et Graham Nash, l'Anglais, transfuge des Hollies, qui apportait avec lui une science de la mélodie pop typiquement britannique.
Sur le papier, ça avait tout du plan foireux, de la réunion d'egos surdimensionnés destinée à imploser en plein vol. Dans les faits, leur premier album éponyme est une démonstration de pure alchimie.
Il faut le dire tout de suite, ce disque est d'une beauté formelle quasi parfaite. Le son, c'est celui de Laurel Canyon, de la Californie ensoleillée, des guitares acoustiques qui scintillent et, surtout, de ces harmonies vocales. Trois voix totalement différentes qui s'entrelacent pour n'en former qu'une, une entité céleste qui semble flotter au-dessus des instruments. Techniquement, c'est irréprochable, c'est le genre de disque que les ingénieurs du son doivent encore écouter aujourd'hui en pleurant de joie.
Et puis, il y a les chansons et nous ne pouvons pas parler de cet album sans évoquer le monument qu'est "Suite: Judy Blue Eyes". Sept minutes et vingt-cinq secondes, une déclaration d'amour épique et labyrinthique de Stills à la chanteuse Judy Collins. C'est une mini-symphonie folk, avec ses changements de rythme, ses ruptures, ses accélérations... C'est prétentieux, c'est long, et c'est absolument magnifique. C'est le genre de morceau qui justifie à lui seul l'existence d'un groupe.
Mais l'album ne se résume pas à ce monolithe. Nash apporte sa fraîcheur pop avec le très efficace "Marrakesh Express", une chanson simple et joyeuse. Crosby, lui, est dans un registre plus sombre, plus introspectif, son "Long Time Gone" est un réquisitoire puissant contre l'assassinat de Robert Kennedy, un morceau tendu, plein d'une colère sourde qui tranche avec la douceur ambiante.
Alors voilà, l'album est un classique, une pierre angulaire du son "West Coast", et il figure en bonne place dans ce projet "1001 Albums". Et pourtant... c'est un excellent disque, mais pas un chef-d'oeuvre absolu.
Pourquoi ?
Parce que c'est un disque d'une propreté presque clinique, c'est le son de musiciens incroyablement doués, en pleine possession de leurs moyens, mais qui restent dans une zone de confort. C'est le son de types qui ont réussi, et ça s'entend. C'est magnifique, mais c'est un peu trop lisse, un peu trop poli, ça manque de cette folie qui transforme les très bons disques en monuments intouchables.
Et la preuve éclatante de ce qui manque sur cet album c'est tout simplement l'album suivant. "Déjà Vu" est bien supérieur et la raison a un nom : Neil Young.
L'arrivée de Young dans le groupe, c'est le grain de sable dans la mécanique parfaitement huilée. C'est la distorsion dans le son acoustique, c'est la voix nasillarde et fragile qui vient briser la perfection des harmonies. Young a amené avec lui le doute, la noirceur, l'électricité sale, la "mauvaise conscience" du rock'n'roll. Il a apporté le chaos nécessaire pour que le génie du trio originel se sublime et atteigne un autre niveau.
Ce premier album de Crosby, Stills & Nash est donc une oeuvre magnifique mais incomplète. C'est le prélude somptueux à un chef-d'oeuvre. Une introduction parfaite, mais qui laisse un peu sur sa faim. On admire le talent, la virtuosité, mais on attend le coup de poing.
Le coup de poing, ce sera Neil Young qui le donnera
3
Nov 08 2024
Live At Leeds
The Who
Voilà une chronique qui, je le sens, va me coûter quelques lecteurs. On s'attaque à un monument, une relique sacrée, un pilier du temple rock'n'roll. Le "Live at Leeds" des Who. L'album que tout bon rock critic se doit de porter aux nues, la performance scénique ultime gravée sur cire, le Saint Graal du rock en direct, l'incarnation de la "puissance" et de la "fureur" d'un des plus grands groupes de tous les temps. Le genre de disque qui, si tu oses dire que tu n'aimes pas, on te regarde comme si tu venais d'avouer que tu mettais du ketchup sur tes huîtres.
Eh bien, sortez les fourches et les torches. Préparez le goudron et les plumes.
Ma note : 1 sur 5.
Oui, vous avez bien lu. Un. Un misérable petit point, presque par politesse, pour saluer la performance technique et le fait que, oui, des mecs ont bien branché des guitares et tapé sur des fûts ce soir-là à l'Université de Leeds.
Pourquoi une telle infamie ? Pourquoi ce blasphème ? Pourquoi chier dans les bottes d'une légende ?
La réponse est simple et elle tient en une seule idée, une conviction que mes années passées à user mes jeans derrière le comptoir d'un disquaire et à hanter les studios d'une radio libre ont forgée en moi : un album live, ce n'est pas une porte d'entrée. C'est une récompense.
Laissez-moi m'expliquer. Un album live, pour moi, c'est l'aboutissement d'une relation. C'est le moment où, après avoir saigné les albums studio, après avoir mémorisé chaque riff, chaque break, chaque putain de silence, on s'offre le dessert. C'est la madeleine de Proust du mélomane. On connaît les morceaux par coeur, et le plaisir réside justement là : dans la surprise d'un solo rallongé, dans la ferveur du public qui chante en choeur, dans la voix du chanteur qui déraille un peu, dans cette version plus rapide, plus lente, plus hargneuse. C'est une conversation intime avec un groupe qu'on aime à la folie. C'est un album pour les fans, les vrais, les dévots.
Et voilà tout le problème. Avec les Who, je ne suis pas un fan. Je ne suis même pas un sympathisant. Je suis un spectateur distant, poli, qui reconnaît l'importance historique du groupe comme on reconnaît l'importance du théorème de Pythagore, mais sans que ça me fasse vibrer la moindre fibre. C'est un groupe anecdotique dans mon panthéon personnel.
J'ai 55 balais. Ma culture musicale s'est faite à l'adolescence, dans les années 80. Mon Olympe à moi, c'était The Cure, The Smiths, Joy Division, le post-punk froid et les mélodies noyées dans la réverb. Les Who, pour moi et pour les gamins de ma génération, c'était déjà des vieux. C'était la musique de nos parents, ou de nos grands frères qui portaient des pattes d'eph'. C'était Woodstock, la boue, les idéaux hippies qu'on regardait avec un mélange de curiosité et de cynisme.
Quand je bossais à la radio, je passais les Who, bien sûr. C'était un "classique". Un passage obligé. Pour moi, ce disque n'a jamais été autre chose qu'un document historique. Une pièce de musée. Et on n'écoute pas une pièce de musée pour le plaisir, on la contemple avec un respect distant.
Alors, bien sûr, je l'ai écouté pour ce projet. Et qu'est-ce que j'entends ? Du bruit. Un bordel sonique formidablement exécuté, c'est un fait. Ça sue, ça cogne, ça explose. On sent l'odeur de la bière et de l'ampli qui chauffe. Daltrey hurle, Townshend fracasse sa guitare en moulins à vent, Moon défonce sa batterie comme si sa vie en dépendait et Entwistle tient la baraque avec une basse en béton armé. L'énergie est là, indéniablement. Mais elle me laisse froid. C'est une débauche de décibels qui ne me raconte rien. Aucune de ces chansons ne fait partie de la bande-son de ma vie. Aucune n'est liée à un premier baiser, une cuite mémorable, une rupture douloureuse ou une virée en bagnole la nuit.
C'est une performance virtuose, mais vide de sens pour moi. C'est comme regarder la vidéo du mariage de gens que tu ne connais pas. Tu vois bien qu'ils s'amusent, mais tu t'emmerdes poliment en attendant le gâteau.
J'ai mis un petit 2/5 à Tommy, que je trouve être un bon album, mais sans plus. Ce live ne mérite même pas ça. Il n'a, pour moi, strictement aucun intérêt, si ce n'est celui de cocher une case dans ce foutu bouquin. Une case que je coche avec un bâillement sonore.
Les Who ont hurlé "My Generation", un hymne pour une jeunesse qui n'était pas la mienne. Moi, ma génération, celle qui a grandi avec le spleen comme boussole et le cynisme comme bouclier, avait une solution plus radicale et définitive pour la musique qui ne lui parlait pas, pour ces DJ qui nous bassinaient avec des sons qui ne disaient rien sur nos vies. Une solution chantée par un autre prophète, bien plus proche de mes angoisses :
« Burn down the disco
Hang the blessed DJ
Because the music that they constantly play
It says nothing to me about my life
Hang the blessed DJ »
1
Nov 12 2024
Achtung Baby
U2
Il faut que je vous avoue un truc : ma relation avec U2 a toujours été compliquée, pour ne pas dire schizophrène. Dans les années 80, pour le mec qui passait ses nuits à user des vinyles de The Cure, Joy Division ou Sonic Youth. U2, c'était l'ennemi, c'était le gigantisme, la grandiloquence, le rock de stade messianique et boursouflé. Bono et sa coupe mulet, ses sermons sur l'Afrique entre deux hymnes fédérateurs, ça me filait de l'urticaire.
"The Joshua Tree" était un grand disque mais "Rattle and Hum", avec son documentaire prétentieux en noir et blanc, avait achevé de les transformer en caricature d'eux-mêmes. Ils s'étaient peints tout seuls dans un coin, condamnés à être les gentils sauveurs du monde pour l'éternité.
Alors en 1991, quand on a entendu parler d'un nouvel album, franchement, l'indifférence était polie. On s'attendait à une redite, à un "Joshua Tree 2.0", avec des guitares encore plus "cristallines" et des textes encore plus "engagés" et sur ce point on avait tort, tellement tort.
Puis est arrivé "The Fly".
Ce premier single, c'était un choc. Un "appel téléphonique de l'enfer", comme l'a dit Bono lui-même. Fini le son clair de The Edge, place à une guitare saturée, distordue, sale. La voix de Bono n'était plus celle du prêcheur, elle était filtrée, sardonique, presque méchante. Qu'est-ce qui s'était passé ?
Ce qui s'était passé, c'est Berlin.
Sentant le besoin de "tout réinventer", le groupe est parti enregistrer dans la capitale allemande réunifiée, là où Bowie, sous la houlette d'un certain Brian Eno, avait lui-même accouché de sa trilogie la plus audacieuse. Et comme pour Bowie, Berlin a servi de catalyseur, mais aussi de révélateur d'une crise profonde. Les sessions étaient tendues, le groupe au bord de l'implosion, dans le doute permanent. C'est dans cette obscurité, ce chaos, qu'ils ont trouvé la lumière.
"Achtung Baby" est un disque de déconstruction, c'est le son de U2 qui tue U2.
L'album s'ouvre sur "Zoo Station" et son riff de guitare qui sonne comme une scie sauteuse industrielle. On est à des années-lumière des plaines du Far West, on est dans une usine désaffectée, sous les néons blafards. L'influence de l'électro, de la musique industrielle de l'époque (on pense à Nine Inch Nails, à Ministry) est palpable. C'est un disque qui sent le cuir, la fumée froide et le métal. Les producteurs Brian Eno et Daniel Lanois ont poussé le groupe dans ses derniers retranchements, les forçant à abandonner leurs vieilles recettes pour explorer des textures sonores inédites.
Le résultat est un album froid, oui, mais d'une beauté glaciale. Il est théâtral, sombre, et d'une richesse incroyable. Même les tubes planétaires qui s'y cachent sont à double fond. "Mysterious Ways" est un funk déglingué et hypnotique, et puis il y a "One". Le slow ultime des années 90 car tout le monde a cru que c'était une chanson d'amour, l'hymne à l'unité. Bono s'en est toujours amusé : "Les gens me disent qu'ils l'ont passée à leur mariage. Vous êtes fous ? C'est une chanson sur la rupture !".
Il y aurait juste un bémol, l'album manque cruellement d'énergie "rock" brute car "Achtung Baby" est un disque qui se vit plus de l'intérieur. L'énergie n'est pas dans le tempo, elle est dans la tension, dans les textures, dans le conflit permanent entre la mélodie et le bruit. A une exception, "Acrobat" qui est peut-être le morceau le plus sous-estimé de leur répertoire. C'est une tornade de rage contenue, une rythmique nerveuse et complexe sur laquelle Bono crache sa bile. C'est le coeur noir et battant de l'album, le moment où le vernis craque complètement pour laisser voir le muscle et le nerf.
À la radio, à l'époque, j'était déboussolés et je passait ce U2-là entre un morceau de Ride et un autre de The Jesus and Mary Chain. Ils avaient brouillé les pistes. Étaient-ils devenus "indie" ? Non, bien sûr que non. Ils étaient devenus autre chose, ils avaient réussi ce que très peu de groupes de leur stature parviennent à faire : un virage à 180 degrés, une prise de risque absolue qui s'est transformée en triomphe artistique.
Pour moi, "Achtung Baby" n'est pas seulement à égalité avec "The Joshua Tree". Il lui est supérieur, car si "The Joshua Tree" était l'aboutissement parfait de leur première vie. "Achtung Baby" lui est le début, infiniment plus courageux et passionnant, de leur seconde. C'est l'album qui a prouvé qu'ils n'étaient pas juste le plus grand groupe du monde, mais aussi l'un des plus intelligents.
Un 5/5 sans discussion possible. C'est leur chef-d'oeuvre. L'album qui m'a fait, pour un temps, ravaler mon cynisme et admettre que, oui, U2 pouvait être un très, très grand groupe.
5
Nov 13 2024
Introducing The Hardline According To Terence Trent D'Arby
Terence Trent D'Arby
J'ai 17 ans. et je suis en plein dans ma période the The, Nick Cave, le genre de musique qui te confirme que le monde est une vaste blague tragique. Sur les ondes, c'est le règne de la pop synthétique, des coupes de cheveux improbables et des productions boursouflées. Michael Jackson est le roi, Prince est le prophète et Madonna est la reine. Le triumvirat semble intouchable.
Et puis, un type débarque de nulle part ou plutôt de New York, via Londres. Il est beau, il a une voix d'ange éraillée par le R&B le plus pur et il danse comme un dieu. Son nom ressemble à celui d'un lord anglais décadent : Terence Trent D'Arby. Et ce type, il n'arrive pas avec un simple album sous le bras, il arrive avec une proclamation, un manifeste dont le titre à lui seul est une déclaration de guerre : Introducing the Hardline According to Terence Trent D'Arby. "Voilà la ligne dure selon moi, démerdez-vous avec ça".
Mais ce n'est rien à côté de ce qui va suivre car le mec, dans la presse, se lâche complètement. Il ne se contente pas de dire que son album est bon, il affirme, sans trembler du menton, que c'est le meilleur premier album depuis "Sgt. Pepper's". Il se déclare "génie", il se compare aux plus grands, il ne se présente pas comme un prétendant au trône de la pop, il s'assoit directement dessus et demande qu'on lui apporte sa couronne.
Et malgré toute l'arrogance, il faut bien le reconnaître, ce disque est une putain de bombe.
Dès les premières notes de "If You Let Me Stay", on comprend qu'on n'a pas affaire à un rigolo. La production est monstrueuse, un mélange parfait de la chaleur des enregistrements Stax et de la précision clinique des années 80. Et puis il y a cette voix, cette VOIX. Un mélange incroyable de Sam Cooke pour la douceur, d'Otis Redding pour la fêlure, de James Brown pour l'énergie et de Prince pour l'androgynie. Le type peut tout faire : hurler, murmurer, passer d'un falsetto angélique à un grognement rauque en une fraction de seconde.
L'album est une collection de tubes absolument imparables. "Wishing Well" est un morceau de funk-pop d'une efficacité diabolique, avec un refrain qui s'incruste dans le cerveau pour ne plus jamais en sortir. C'est le genre de titre qui a dû faire transpirer Michael Jackson lui-même. "Sign Your Name", la ballade, est d'une sensualité folle, un slow moite et élégant qui a dû lancer plus d'une histoire d'amour (et de maladies vénériennes).
Mais l'album ne se résume pas à ses singles. C'est un véritable voyage dans la musique noire américaine, revisitée par un seul homme. Il y a du rock ("Seven More Days"), du gospel, du blues... Le tout est écrit, composé, arrangé et produit avec une maîtrise qui force le respect. On peut détester le personnage, mais on ne peut qu'admirer l'artiste. À 25 ans, le mec livre un album d'une maturité confondante.
Alors, pourquoi cette note de 3 sur 5 ? Pourquoi un disque que l'on qualifie de chef-d'oeuvre ne mérite-t-il pas la note maximale ?
À cause de la suite.
L'histoire de Terence Trent D'Arby est une tragédie grecque de l'industrie musicale. Son arrogance était telle, sa "grande gueule" si démesurée, qu'il s'est lui-même scié la branche sur laquelle il était assis. La presse, qu'il avait provoquée, l'attendait au tournant. Le public, qui avait adoré ce premier album, attendait la suite avec impatience. Et TTD, au lieu de capitaliser sur ce succès, a fait ce que font les génies arrogants : il a fait un disque complexe, abscons, prétentieux et invendable "Neither Fish Nor Flesh". Le couperet est tombé. Rideau.
Sa carrière ne s'en est jamais remise.
Et c'est là toute la complexité de ce disque, il est brillant, mais il est orphelin. C'est le premier chapitre d'un livre qui n'aura jamais de suite. C'est la promesse d'un règne qui n'a duré qu'un seul album. Quand on l'écoute aujourd'hui, on ne peut s'empêcher de ressentir une pointe de tristesse, un immense gâchis. Le talent est là, palpable, éclatant, mais on sait qu'il va s'éteindre, consumé par l'ego de son créateur.
C'est pour ça qu'il ne peut pas être un 5/5. Un 5/5, c'est un disque qui ouvre des portes, qui lance une carrière, qui devient une fondation. "Introducing the Hardline…" est une comète magnifique qui a illuminé le ciel de 1987 avant de s'écraser dans l'indifférence.
C'est un excellent album de soul, l'un des meilleurs des années 80, sans aucun doute. C'est une leçon de musique, de talent, et aussi, une amère leçon sur la façon de ne pas gérer une carrière. Un chef-d'oeuvre solitaire et sans descendance. Et c'est précisément ce qui le rend si fascinant. Et si frustrant.
3
Nov 14 2024
Pearl
Janis Joplin
En 1971, je me bavais dessus, je me chiais dessus et je faisais areu areu, et en y reflechissant c'est certainement ce qui m'attend dans quelques années… Mais surtout en 1971, le "Summer of Love" n'est plus qu'un souvenir flou et dégueulasse, une gueule de bois collective. Les fleurs dans les cheveux ont fané, remplacées par les seringues dans les bras. Le rêve hippie s'est fracassé contre le réel. La preuve ? Les icônes tombent comme des mouches.
Septembre 1970, Hendrix s'étouffe dans son vomi.
Octobre 1970, Janis Joplin s'écroule, une surdose d'héroïne, seule dans une chambre de motel.
Juillet 1971, Morrison rejoindra le club dans une baignoire parisienne.
Le "Club des 27". Quelle putain d'invention macabre. Une sorte de label de qualité pour rockstars autodestructrices. Et au milieu de ce champ de ruines, comme une oraison funèbre, sort "Pearl".
Janis, la première, la seule, pendant longtemps. Avant elle, les filles dans le rock, c'était les Ronettes, les Supremes. Des voix magnifiques, certes, mais des produits bien emballés, des poupées chantantes. Janis, c'était autre chose, c'était une force de la nature, une tornade texane avec du papier de verre à la place des cordes vocales et du bourbon dans les veines. Une femme qui ne chantait pas le blues, elle le vivait, elle le transpirait, elle le saignait sur scène. Elle était l'antithèse de la séduction polie, elle était brute, elle était "too much". Elle était l'incarnation d'une liberté totale et terrifiante, celle qui vous consume de l'intérieur.
Et "Pearl", c'est le paradoxe ultime de sa carrière et son album le plus abouti, le plus "propre", le plus accessible. Et c'est celui qu'elle n'entendra jamais.
La production de Paul A. Rothchild (le type derrière les Doors, excusez du peu) est impeccable. Fini le son un peu brouillon de Big Brother and the Holding Company. Ici, tout est clair, chaque instrument est à sa place, la dynamique est parfaite. On a engagé les meilleurs musiciens de studio de Los Angeles, le Full Tilt Boogie Band, des types qui savaient jouer, et ça s'entend.
Et au centre, il y a la voix, "La Perle".
Jamais sa voix n'avait été aussi bien mise en valeur. Sur "Cry Baby", on a le frisson. C'est une performance de soul à l'état pur, on sent la fêlure, la douleur qui affleure à chaque syllabe. Elle ne crie plus systématiquement, elle module, elle murmure, elle implore. Elle est en pleine possession de ses moyens, au sommet de son art.
C'est là toute la force et la tragédie de "Pearl", c'est l'album de la maturité. Janis nous montre qu'elle n'est pas qu'une bête de scène hystérique et qu'elle peut tout chanter. Elle passe d'un rock endiablé ("Move Over") à une country poignante ("Me and Bobby McGee" de Kris Kristofferson, qu'elle transforme en hymne universel et définitif), d'une soul déchirante ("A Woman Left Lonely") à un folk délicat. C'est une démonstration de force tranquille, la preuve qu'elle était bien plus qu'une simple "chanteuse de blues". Elle était LA chanteuse.
Chaque morceau est une claque, "Mercedes Benz", enregistré trois jours avant sa mort, a cappella en une seule prise, est un pied de nez, un dernier éclat de rire bluesy et contestataire face à la société de consommation. C'est brut, c'est spontané, et c'est absolument génial.
Et puis il y a "Buried Alive in the Blues", le morceau qu'elle n'aura jamais le temps d'enregistrer. L'album se clôt sur cet instrumental poignant, comme une page laissée blanche, un silence assourdissant qui en dit plus long que n'importe quel mot. C'est la définition même d'un album-testament.
Alors, pourquoi un 5/5, sans l'ombre d'une hésitation ?
Parce que cette production parfaite, loin de lisser les angles de la bête, lui offre enfin une cathédrale pour rugir. Pour la première fois, chaque nuance, chaque fêlure, chaque explosion de joie et chaque abîme de douleur dans la voix de Janis est capturé avec une clarté absolue. Ce n'est pas l'album d'une artiste qui s'assagit, c'est celui d'une artiste en pleine maîtrise, qui n'a plus besoin du chaos sonore pour prouver sa puissance. Elle EST la puissance, et la musique se met à son service avec une dévotion totale.
C'est là que réside le génie de Pearl. Ce n'est pas juste un testament, c'est un couronnement. Le rock a le mordant du live, la soul a la profondeur d'une session Stax, la country a l'authenticité du Grand Ole Opry. Ce n'est plus une simple démonstration de versatilité, c'est la définition même de ce que la musique américaine, dans son ensemble, peut et doit être : un creuset d'émotions brutes servies par une musicalité impeccable.
L'album n'est plus simplement "ce qui aurait pu être", il est "ce qui a été accompli" et le fait qu'il s'agisse de son dernier enregistrement ne fait que renforcer son statut de chef-d'oeuvre. C'est le son d'une comète qui, au moment précis où elle brille le plus fort, achève sa course dans une apothéose. Il n'y a rien à jeter, rien à regretter musicalement car chaque seconde est essentielle.
C'est un disque parfait, tragiquement parfait et un 5/5 résonne comme une évidence. C'est un chef-d'oeuvre absolu qui continue de brûler avec la même intensité un demi-siècle plus tard.
5
Nov 15 2024
Marquee Moon
Television
1977 c'es l'année zéro du punk, le grand incendie, le "No Future" hurlé à la face d'une Angleterre moribonde par des kids débraillés qui savaient à peine accorder leurs guitares. Trois accords, de la rage, de la sueur et des morceaux qui dépassaient rarement les deux minutes trente. La règle était simple : table rase. On brûle tout, les solos de guitare, les chansons à tiroirs, la virtuosité. L'énergie primale avant tout.
Et puis, au milieu de ce grand brasier purificateur, quatre types à New York, sortis du même club moite et légendaire, le CBGB, ont décidé de prendre tout le monde à contre-pied. Ils ont sorti un album avec une pochette sobre, presque austère. Un album qui contenait des morceaux de cinq, six, et même... dix minutes. Un album avec non pas un, mais deux guitaristes solistes qui ne se contentaient pas de plaquer des accords de puissance, mais qui tissaient des toiles sonores d'une complexité et d'une beauté à couper le souffle.
Ce groupe, c'était Television. Cet album, ce monolithe, c'est "Marquee Moon".
Oubliez tout, absolument tout ce que vous croyez savoir sur le punk de 77. Television n'a rien à voir avec les Ramones ou les Sex Pistols. Ils sont l'autre versant de la montagne, la face cachée et intellectuelle de cette révolution. Là où les punks voulaient détruire, Television voulait construire. Pas des châteaux de rock progressif à la con, non. Ils étaient les architectes du vide, les peintres de la tension urbaine, les poètes de l'asphalte new-yorkais.
"Marquee Moon" est avant toute chose un disque de guitares, mais attention, pas n'importe quelles guitares. On assiste ici à l'un des plus grands dialogues, à l'une des plus fascinantes joutes guitaristiques de l'histoire du rock.
D'un côté, Tom Verlaine. Sa guitare est un système nerveux à vif avec un son fin, acide, presque décharné. Ses solos partent dans des directions inattendues, ce sont des serpentins électriques qui s'élèvent, se tordent, frôlent la dissonance avant de retomber dans une mélodie d'une pureté désarmante. C'est une guitare angoissée, intellectuelle, la bande-son d'une insomnie dans un appartement froid de l'East Village.
De l'autre côté, Richard Lloyd. Sa guitare est la colonne vertébrale, l'ancre et son jeu est plus classique, plus rock, mais d'une précision et d'une inventivité folles. Il pose les fondations, les riffs solides sur lesquels Verlaine peut s'envoler et délirer. Mais ne vous y trompez pas, Lloyd n'est pas un simple accompagnateur. C'est un soliste brillant, dont les interventions lumineuses viennent équilibrer la folie anxiogène de son acolyte.
L'alchimie entre les deux est un miracle permanent. Ils ne jouent jamais l'un contre l'autre, mais l'un avec l'autre. Leurs guitares s'entrelacent, se répondent, créent des espaces, des tensions et des résolutions qui flirtent avec le jazz modal mais restent ancrées dans une urgence typiquement rock. C'est cet entrelacs qui donne à l'album sa texture unique, cette atmosphère à la fois tendue et étrangement sereine.
Et puis il y a les chansons et dès "See No Evil", le morceau d'ouverture, on est happé. Le riff est sec, la batterie de Billy Ficca est d'une précision métronomique. La voix de Verlaine, nasillarde et distante, égrène des paroles poétiques et cryptiques. On est à New York, la nuit, et tout peut arriver. "Venus" et son ambiance de film noir, "Friction" et son urgence nerveuse... chaque morceau est une pépite.
Mais le sommet, l'Everest de cet album, c'est le titre éponyme, "Marquee Moon" de dix minutes et quarante secondes. En 1977, c'était un suicide commercial, un doigt d'honneur à l'industrie mais aujourd'hui, c'est une cathédrale sonore. Le morceau est une lente montée en puissance, une spirale hypnotique qui vous aspire. Les guitares construisent un labyrinthe mélodique, la basse de Fred Smith est d'une sobriété exemplaire, et puis, après un silence, le solo. Ou plutôt, LES solos. Verlaine et Lloyd se lancent dans une conversation épique, une ascension vers les sommets qui vous laisse exsangue, vidé, mais avec le sentiment d'avoir touché à quelque chose de fondamental.
Cet album est une pierre angulaire de l'histoire du rock car sans lui, pas de R.E.M., pas de The Feelies, pas de Sonic Youth (du moins, pas de la même manière), pas de Pavement, pas d'Interpol, pas de The Strokes. Toute la scène indie rock américaine des années 80 et 90 lui doit tout. Il a prouvé qu'on pouvait être complexe sans être pompeux, virtuose sans être démonstratif, poétique sans être mièvre.
"Marquee Moon" est un de ces rares albums qui ne vieillit pas. Il ne sonne pas "daté 1977", il sonne "intemporel". C'est un disque qui continue de révéler ses secrets écoute après écoute. C'est une oeuvre d'art totale, exigeante mais incroyablement généreuse.
Un 5/5, c'est la note juste car 'est l'un des dix meilleurs albums de guitare jamais enregistrés. C'est un chef-d'oeuvre absolu, un pilier de ma discothèque, et une porte d'entrée essentielle pour comprendre tout un pan de la musique qui a suivi.
Si vous ne le connaissez pas, arrêtez tout. Votre éducation musicale a une lacune béante. Comblez-la et de toute urgence.
5
Nov 18 2024
Rio
Duran Duran
En 1982, alors que la new wave britannique déferle sur le monde, Duran Duran ne se contente pas de surfer sur la vague : ils la transforment en un tsunami de style, de son et de couleur. Avec leur deuxième album, "Rio", le groupe de Birmingham ne publie pas simplement un disque, il définit l'esthétique d'une décennie. Sorti en 1982, l'album "Rio" a propulsé le groupe vers la célébrité mondiale, devenant bien plus qu'un succès commercial : un véritable couronnement et un phénomène culturel.
La réussite de l'album repose sur un équilibre parfait. L'album est un mélange de pop et de new wave qui allie l'immédiateté des refrains à une sophistication sonore audacieuse. La production de Colin Thurston est un modèle du genre, polie comme du chrome et d'une clarté redoutable, offrant un écrin luxueux à la musicalité du groupe. Chaque membre y brille : la section rythmique est impériale, portée par la batterie précise de Roger Taylor et surtout les lignes de basse de John Taylor, dont le jeu funky et proéminent est la colonne vertébrale de l'album. Les guitares d'Andy Taylor apportent le tranchant rock, tandis que les synthétiseurs de Nick Rhodes tissent des nappes atmosphériques et des arpèges cristallins qui sont la signature sonore de Duran Duran.
Le succès planétaire de "Rio" a été porté par une collection de singles devenus des classiques intemporels. Des titres emblématiques comme "Rio", "Hungry Like the Wolf" et "Save a Prayer" ont dominé les ondes et les écrans. Et au-delà de ces tubes, l'album révèle une profondeur et une diversité remarquables. Du funk-disco de "My Own Way" à la mélancolie onirique de "Lonely In Your Nightmare", Duran Duran explore différentes facettes de sa personnalité. Des morceaux plus expérimentaux comme "New Religion", avec sa structure complexe et ses passages parlés, ou le final cinématographique et électronique "The Chauffeur", prouvent que le groupe n'est pas qu'une simple machine à hits.
Il est impossible d'évoquer "Rio" sans parler de son impact visuel. De la pochette iconique de Patrick Nagel aux clips novateurs de Russell Mulcahy tournés aux quatre coins du monde, Duran Duran a compris avant tout le monde le pouvoir de l'image à l'ère naissante de MTV. L'album était un produit total, une fusion de la musique, de la mode et de l'art qui vendait un fantasme d'évasion, de luxe et d'aventure.
En définitive, "Rio" est un très bon disque et peut-être le meilleur album du groupe. C'est le moment où leur talent, leur ambition et leur vision ont fusionné à la perfection.
Alors, pourquoi la note de 3/5 ? Cette évaluation n'est pas un jugement sur sa qualité, mais sur sa nature. "Rio" est un chef-d'oeuvre de son temps, une capsule temporelle si parfaite qu'elle est indissociable de son époque. Si on lui cherche la profondeur introspective ou l'universalité intemporelle d'autres grands classiques du rock, on peut le trouver superficiel. Mais ce serait passer à côté de son essence. "Rio" n'a pas pour but de sonder l'âme, mais de la faire danser et rêver. En cela, il est une réussite absolue et reste un disque à découvrir : non seulement pour comprendre Duran Duran, mais pour ressentir le pouls de toute une décennie. Un classique incontournable.
3
Nov 19 2024
Kid A
Radiohead
An 2000, le bug était passé, le monde ne s'était pas effondré, mais une angoisse sourde, digitale et millénariste flottait dans l'air. Sur la planète rock, une seule question brûlait toutes les lèvres : que va faire Radiohead ? Après la claque sismique de "OK Computer" en 1997, le groupe d'Oxford était devenu, sans discussion possible, le plus grand groupe du monde. Les sauveurs du rock, les nouveaux messies capables de pondre des hymnes pour stades tout en disséquant la paranoïa de notre modernité. La planète entière attendait "OK Computer 2", la suite logique, l'album qui allait enfoncer le clou et asseoir leur domination pour la décennie à venir.
On se préparait tous à ce qui allait être, à n'en pas douter, l'album de l'année. Et puis, le jour de la sortie, une pochette étrange, des montagnes glacées, un artwork cryptique. On a glissé le CD dans la platine et on a appuyé sur "Play".
La première piste. "Everything In Its Right Place". Une nappe de clavier électrique, la voix de Thom Yorke découpée, triturée, passée à la moulinette d'un ordinateur, méconnaissable. Pas de guitare, pas de batterie, pas de refrain. Rien, juste une atmosphère, un malaise sublime.
Putain c'était quoi, cette merde ?
Ce n'était pas une merde, c'était un suicide, le suicide commercial le plus audacieux, le plus arrogant et le plus magnifique de l'histoire de la musique populaire. Avec "Kid A", Radiohead n'a pas sorti la suite de "OK Computer". Ils ont assassiné le groupe qu'ils étaient devenus, ils ont pris leur statut de "plus grand groupe de rock du monde", l'ont regardé droit dans les yeux, et lui ont tiré une balle en pleine tête.
"Kid A" est un acte de sabotage en règle, fini les guitares lyriques, finis les refrains fédérateurs car le groupe, épuisé par la pression, a tout mis à la poubelle pour se réinventer de zéro. Ils ont passé des mois à écouter en boucle les artistes du label Warp, le temple de la musique électronique expérimentale : Aphex Twin, Autechre... Et ils ont décidé que leur avenir était là. Le résultat est un album clinique, froid, décharné. Un disque qui a abandonné la chaleur du rock pour la précision glaciale de l'électronique. La structure des chansons traditionnelles a explosé, c'est une musique de textures, de rythmes syncopés, de sons étranges. Sur "The National Anthem", on a une ligne de basse monstrueuse qui tourne en boucle, sur laquelle vient se greffer un chaos de cuivres free-jazz.
"Idioteque" est une panique-dance, un hymne pour fin du monde construit sur des beats électroniques saccadés et des samples énigmatiques. Et au milieu de ce champ de ruines sonores, il y a des moments de beauté pure, mais une beauté spectrale, malade. "How to Disappear Completely" est une ballade flottante, le son d'un homme qui se regarde se noyer, avec ces cordes dissonantes qui vous filent la chair de poule. C'est introspectif, minimaliste, et ça demande un effort.
Et le plus fou dans cette histoire de suicide commercial ? Le disque a été numéro 1 aux États-Unis. Le monde entier a fini par succomber à cet objet musical non identifié. Vingt-cinq ans plus tard, "Kid A" sonne toujours aussi radicalement moderne. Il a donné la permission à toute une génération de groupes de rock de tout envoyer balader, d'expérimenter, de ne plus avoir peur de leur public. C'est un disque qui a vieilli infiniment mieux que beaucoup de ses contemporains plus "faciles".
C'est une oeuvre exigeante, un monolithe noir qui vous regarde de haut. Mais c'est précisément ce qui en fait un chef-d'oeuvre. Il ne vous donne pas ce que vous voulez, il vous donne ce que vous n'auriez jamais osé imaginer. Un 5 sur 5, c'est presque une note trop basse pour un disque qui a eu le courage de tuer son propre mythe pour en créer un, encore plus grand.
5
Nov 20 2024
Red Headed Stranger
Willie Nelson
"Red Headed Stranger" n'est pas un album, c'est un film pour les oreilles. Un western crépusculaire et poussiéreux, qui sent le whisky bon marché, la poudre et la solitude. Quand on lit le concept, on se dit que le mec était complètement cinglé ou visionnaire : raconter l'histoire d'un prédicateur en fuite qui, dans un accès de rage, bute sa femme infidèle et son amant avant de traverser le pays avec le cadavre de sa bourrique. Le tout sur un disque de country. Il fallait oser.
Et c'est là que réside le premier coup de génie de l'album. La narration car Willie Nelson ne se contente pas d'enchaîner des chansons, il tisse une véritable trame, avec des interludes, de courts poèmes, des reprises de vieilles chansons qui viennent commenter l'action, comme le ferait un choeur antique dans une tragédie grecque. On suit ce "prédicateur au regard de fou" dans sa quête de rédemption, on ressent sa peine, sa violence, sa quête désespérée de réconfort. C'est d'une ambition folle pour un genre musical qui, à l'époque, se contentait de formats de trois minutes pour la radio.
Le deuxième coup de génie, c'est le son. Quand les pontes de Columbia Records ont reçu les bandes, ils ont cru à une mauvaise blague. Ils pensaient que c'étaient des maquettes. Le son était nu et dépouillé, pas de cordes, pas de choeurs dégoulinants, juste la voix nasillarde et pleine d'émotion de Willie, sa guitare "Trigger" et un piano bastringue. C'était l'anti-Nashville et les boss du label ont supplié Nelson de ré-enregistrer, d'ajouter des arrangements. Willie, qui venait de signer un contrat lui donnant un contrôle artistique total (une rareté à l'époque), les a envoyés paître. Et il a bien fait car c'est cette nudité qui fait toute la force de l'album. Chaque note, chaque silence, est au service de l'histoire. La voix de Nelson n'est pas celle d'un chanteur technique, c'est celle d'un conteur. On a l'impression d'être assis au coin du feu avec lui, tandis qu'il nous déroule son récit tragique. C'est du pur Americana, au sens le plus noble du terme. Ça sent la terre, la poussière, les grands espaces et les âmes perdues.
Et le miracle, c'est que ça a marché. Contre toute attente, cet album aride et conceptuel est devenu un succès monstre. Le single "Blue Eyes Crying in the Rain", une reprise d'une vieille chanson de Fred Rose, est devenu un tube planétaire. Le public, lassé par la soupe country de l'époque, a plébiscité cette authenticité, cette prise de risque. "Red Headed Stranger" a fait de Willie Nelson le chef de file du mouvement "Outlaw", et a prouvé qu'on pouvait vendre des millions de disques de country en refusant de faire des compromis.
Alors, pourquoi un solide 4 sur 5 et pas le 5/5 indiscutable ?
Parce que l'album est si dévoué à son concept, si radical dans son dépouillement, qu'il demande un effort à l'auditeur. Ce n'est pas un disque qu'on met en fond sonore pour faire la vaisselle. C'est une oeuvre qui exige une écoute attentive, presque religieuse et si on n'est pas d'humeur à se laisser embarquer dans cette chevauchée funèbre, certains passages, certaines transitions, peuvent paraître un peu longs, un peu austères. C'est un chef-d'oeuvre, oui, mais un chef-d'oeuvre exigeant. C'est un bloc, une expérience totale, à prendre ou à laisser.
Un disque qui se moque des modes et du temps qui passe. Il suffit d'un feu de camp, d'un ciel étoilé et de la voix de Willie Nelson pour que la magie opère, hier comme demain. Un classique absolu.
4
Nov 21 2024
Music Has The Right To Children
Boards of Canada
En 1998, la musique électronique était une adolescente hyperactive et un peu vulgaire. Le Big Beat des Chemical Brothers et de Fatboy Slim faisait trembler les murs des clubs avec des beats gras et des sirènes hurlantes. C'était l'époque de l'efficacité, de l'hédonisme un peu crétin, une course à l'énergie pure. Et puis, du fin fond de l'Écosse, est arrivée une anomalie, un disque sorti sur Warp, le label des têtes chercheuses comme Aphex Twin, mais qui ne sonnait comme rien de connu. Sa pochette était étrange, une photo de famille délavée, presque fantomatique, comme retrouvée dans le grenier d'une maison abandonnée. Son nom : Boards of Canada. Son titre : "Music Has the Right to Children". Et son contenu : un putain de chef-d'oeuvre.
Il faut être clair : cet album n'est pas un disque, c'est une machine à remonter le temps. Mais une machine détraquée, qui ne vous ramène pas à un souvenir précis, mais à la sensation même du souvenir. C'est ça, le coup de génie des deux frères, Michael Sandison et Marcus Eoin, ils ont créé une musique qui sonne comme une mémoire collective, comme le fantôme de notre enfance à tous.
Comment ils ont fait ça ? Avec une alchimie sonore unique, à la fois simple et incroyablement complexe. Les beats sont lents, souvent inspirés du hip-hop des années 80, mais comme passés à la machine à laver, déformés, ralentis. Ils ne vous font pas danser, ils vous bercent, ils vous donnent le rythme d'une balançoire qui grince doucement. Les mélodies au synthétiseur sont d'une simplicité désarmante, enfantines, mais toujours légèrement désaccordées, comme un vieux jouet qui n'a plus de piles. C'est cette imperfection, cette "chaleur froide", qui donne au disque sa couleur si particulière. C'est le son d'une cassette VHS qu'on aurait regardée cent fois, d'un documentaire sur la nature des années 70, d'une émission pour enfants entendue depuis une autre pièce.
Et puis il y a ces voix, des bribes de voix d'enfants, des phrases prononcées par des ordinateurs aux accents métalliques. Sur "Aquarius", on entend un sample de Sesame Street qui compte les couleurs, et ça n'a rien de mignon. C'est étrange, presque angoissant, on a l'impression d'entendre les fantômes de la télévision de notre enfance, piégés dans les circuits de la machine.
"Music Has the Right to Children" ne vous rappelle pas votre enfance, il vous rappelle le sentiment d'avoir eu une enfance. C'est une mélancolie universelle, douce et profonde.
Des morceaux comme "Roygbiv" sont d'une beauté à tomber par terre. En moins de trois minutes, avec une mélodie d'une pureté cristalline et un beat nonchalant, ils arrivent à vous submerger d'une émotion indéfinissable. C'est une nostalgie sans objet, une tristesse heureuse. Contrairement à beaucoup de disques électroniques de l'époque, celui-ci ne demande aucun effort, on se laisse glisser dedans comme dans un rêve. Il n'y a pas de morceau faible, pas de moment de rupture. C'est un flux continu, un voyage de 60 minutes dans les limbes de la mémoire.
Cet album est devenu, à juste titre, un élément important de la musique électronique, il a influencé des centaines d'artistes et créé un sous-genre à lui tout seul. Mais personne n'a jamais réussi à recréer cette magie si particulière. Beaucoup ont copié les sons, les synthés analogiques, les beats ralentis. Mais personne n'a réussi à copier l'âme.
C'est un disque hors du temps, parce que son sujet, le souvenir, est intemporel. Il est aussi glacial que la pochette le suggère, mais c'est la froideur d'une vitre sur laquelle on vient dessiner avec son doigt, réchauffée par la buée de notre propre souffle. C'est un pur moment de bonheur, mais un bonheur teinté de la conscience aiguë que le temps passe et que les enfants que nous étions ont disparu pour de bon.
Un disque qui ne vous rend pas triste, mais qui vous rappelle que vous l'avez été un jour, et que c'était beau. Un chef-d'oeuvre absolu, hanté et magnifique. 5 sur 5.
5
Nov 25 2024
In-A-Gadda-Da-Vida
Iron Butterfly
Il y a des semaines, dans ce projet un peu fou des "1001 albums", où l'on tombe sur des pépites, des oeuvres qui redéfinissent une vie d'écoute, des disques qui vous attrapent par le col et ne vous lâchent plus. Et puis, il y a des semaines comme celle-ci. Des semaines où la liste vous impose une sorte de devoir de mémoire, une plongée dans un monument historique dont tout le monde connaît le nom, mais que peu de gens ont réellement visité de la cave au grenier. Cette semaine, le monument en question s'appelle "In-A-Gadda-Da-Vida". Et autant vous le dire tout de suite, la visite a été... laborieuse.
L'année de toutes les folies. Hendrix redessine la carte de la guitare électrique, les Beatles se déchirent en beauté sur l'Album Blanc, les Stones invoquent le Diable. C'est le chaos, l'explosion, la révolution sonique. Et au milieu de tout ça, débarquent quatre Californiens sous le nom improbable d'Iron Butterfly. Un nom qui, à lui seul, résume le paradoxe de l'époque : la lourdeur du métal qui s'annonce et la légèreté psychédélique des rêves opiacés. Sur le papier, ça a de la gueule. Dans les faits, c'est une autre paire de manches.
Soyons clairs, cet album est l'exemple le plus parfait, le plus caricatural, de l'arnaque du "one-track album". Un disque qui n'existe et ne survit dans la mémoire collective que par la grâce (ou la faute, c'est selon) d'un seul et unique morceau. Un putain de long morceau. Un mastodonte de plus de dix-sept minutes qui a phagocyté tout le reste, qui a dévoré la face B, la carrière du groupe, et probablement l'envie de millions d'auditeurs de retourner un jour le vinyle.
Ce morceau, c'est évidemment "In-A-Gadda-Da-Vida". La légende, que tout disquaire qui se respecte a racontée mille fois, veut que le titre soit une déformation avinée de "In the Garden of Eden". C'est plausible. Quand on écoute ce Léviathan sonore, on imagine sans peine le chanteur Doug Ingle, la bouche pâteuse, tentant d'articuler sa vision mystique à un batteur déjà parti dans un autre monde. Le riff d'orgue est iconique, un truc lourd, menaçant, qui tourne en boucle jusqu'à l'hypnose, ou l'ennui mortel. C'est l'alpha et l'oméga du rock lourd, le chaînon manquant entre le psychédélisme et ce qui deviendra plus tard le hard rock, puis le metal. Historiquement, c'est indéniable. Mais putain, qu'est-ce que c'est long.
Et puis, il y a LE solo de batterie. Ce passage est devenu une blague à lui tout seul. C'est le moment où, à l'époque, on avait le temps de rouler un joint, d'aller pisser, de se faire un café, de discuter de la guerre du Vietnam et de revenir juste à temps pour la reprise du riff principal. C'est le symbole de tous les excès d'une époque qui pensait que "plus c'est long, plus c'est bon". Eh bien non. Parfois, plus c'est long, plus c'est juste chiant. Ce solo est une épreuve, un test d'endurance. Si vous survivez à ça, vous pouvez survivre à n'importe quel solo de prog des années 70.
Le plus triste dans cette histoire, c'est la face A. Parce qu'il y a une face A, oui, je vous assure. On y trouve une poignée de morceaux qui, pris individuellement, sont de sympathiques pépites de rock psychédélique un peu brut de décoffrage. On sent l'énergie, l'envie d'en découdre. C'est efficace, ça sonne comme une version énervée des Doors qui aurait abusé des mauvais acides. Des titres comme "Most Anything You Want" ou "Are You Happy?" sont des prototypes intéressants, des ébauches de ce que le hard rock allait devenir.
Le problème, c'est qu'ils ne font pas le poids. Ils sont condamnés à n'être que la première partie insignifiante d'un spectacle dont tout le monde attend la tête d'affiche monstrueuse. Qui se souvient de la première partie de King Kong ? Personne. On est tous là pour voir le gorille géant. Et c'est exactement ça, cet album. Une poignée de chansons compétentes et agréables qui se font écraser, pulvériser, par le monolithe sonore qui occupe toute la seconde face.
En tant qu'album, en tant qu'oeuvre cohérente, "In-A-Gadda-Da-Vida" est un échec. C'est un 45 tours boursouflé. Une anomalie. Un disque qui a marqué l'histoire, certes, mais pour de mauvaises raisons. Il a ouvert la porte à une certaine idée de la démesure, du remplissage, de l'étirement artificiel d'une idée.
Quand je tenais ce disque entre mes mains à la boutique, c'était toujours pour la même raison : un client, souvent jeune, qui avait entendu parler de "ce morceau super long avec un solo de batterie de malade". Personne ne m'a jamais demandé "tu as le premier Iron Butterfly pour la face A ?". Jamais.
Alors oui, il fallait l'écouter pour le projet. C'est une case cochée sur la liste. Mais est-ce que je le réécouterai en entier un jour ? Sûrement pas. Je garderai le titre éponyme dans une playlist "curiosités historiques", entre un obscur morceau de Krautrock et un délire de Zappa. Pour le reste, le papillon a beau être de fer, ses ailes ont bien mal vieilli.
C'est un artefact, une pièce de musée qui témoigne d'une époque où tout était permis, même le pire. Et pour ça, je suppose, il mérite une forme de respect. Mais pas plus d'un point sur cinq. Faut pas déconner non plus.
1
Nov 26 2024
Electric Ladyland
Jimi Hendrix
"Electric Ladyland" n'est pas un album au sens propre du terme c'est un trou noir, un vortex sonore qui a aspiré tout ce qui se faisait en 1968 – le blues, la soul, le rock, la pop, le psychédélisme naissant – pour le recracher sous une forme totalement nouvelle, distordue, extraterrestre. "Electric Ladyland" c'est le son d'un homme-dieu seul aux commandes de son vaisseau spatial, explorant les confins de la galaxie musicale avec sa Stratocaster pour gouvernail.
Quand on parle de cet album, il faut comprendre le contexte. Jimi Hendrix est déjà une superstar, il a retourné le cerveau de l'Angleterre avec "Are You Experienced" et "Axis: Bold As Love". Son manager, Chas Chandler, un type brillant qui l'a découvert, veut des tubes, des formats courts pour la radio. Hendrix, lui, veut l'espace, la liberté et "Electric Ladyland" est son acte d'indépendance. Il prend les rênes de la production et décide de tout. Le résultat est un double album tentaculaire, génial, excessif, et parfois complètement chaotique.
Dès les premières secondes, avec les effets de phase de "...And the Gods Made Love", on comprend qu'on n'est plus dans un album de rock classique. On est dans un trip et quel trip ! Hendrix explore toutes les facettes de son art. Il y a le rock-funk survitaminé et incroyablement sexy de "Crosstown Traffic", un single parfait. Il y a le blues. Et pas n'importe lequel, "Voodoo Chile" est une jam session de 15 minutes, une messe vaudou enregistrée en pleine nuit à New York avec Steve Winwood à l'orgue. C'est long, c'est hypnotique, c'est le son d'un club moite du Mississippi téléporté sur Mars. Et puis, il y a sa version plus courte, plus rageuse, "Voodoo Child (Slight Return)", avec ce riff qui a inventé à lui tout seul 80% du hard rock des années 70.
Mais Hendrix n'est pas qu'une bête de foire électrique, il est aussi un mélodiste sublime. "Burning of the Midnight Lamp" ou "1983... (A Merman I Should Turn To Be)" sont des pièces maîtresses de rock psychédélique, des voyages aquatiques et oniriques où la guitare ne crache plus le feu mais peint des paysages sonores d'une beauté à pleurer. Et que dire de sa reprise de "All Along the Watchtower" de Dylan ? Hendrix a pris une chanson folk un peu austère et l'a transformée en une épopée apocalyptique. C'est si puissant, si définitif, que Dylan lui-même a dit plus tard qu'il la jouait désormais à la manière d'Hendrix. L'hommage ultime.
À l'époque de ma boutique, "Electric Ladyland" était une sorte de rite de passage. Les jeunes qui découvraient le rock classique achetaient d'abord un best-of. Puis, s'ils accrochaient, ils prenaient "Are You Experienced". Et seulement après, quand ils étaient prêts, ils s'attaquaient au monolithe "Electric Ladyland". C'était l'étape supérieure, le cours avancé car il fallait être prêt à se perdre dans ses 75 minutes. La fameuse pochette anglaise, avec toutes ces femmes nues, ajoutait au mythe. C'était un disque pour adultes, un objet sulfureux et intimidant.
Alors, pourquoi seulement 4 sur 5 ? Pourquoi ne pas crier au chef-d'oeuvre absolu et incontestable ?
Parce que la liberté totale d'Hendrix a un prix : l'indulgence. C'est le son d'un génie, mais aussi d'un gamin dans un magasin de jouets sonores qui veut tout essayer en même temps. L'album est long, parfois décousu. Il y a des passages qui ressemblent plus à des expérimentations de studio qu'à de véritables chansons. C'est un disque qui aurait pu être le plus grand album simple de tous les temps s'il avait été un peu plus resserré. Mais en voulant tout mettre, en refusant de choisir, Hendrix a créé une oeuvre-monde, foisonnante, mais aussi un peu épuisante. C'est un magnifique bordel.
Ce n'est pas une critique de son génie, au contraire. C'est la reconnaissance que son talent était si immense, si débordant, qu'il ne pouvait pas être contenu dans le format strict d'un album pop-rock. "Electric Ladyland" est plus qu'un album, c'est une expérience. C'est le son de la liberté créative absolue, avec toute la brillance et tous les excès que cela implique.
4
Nov 27 2024
Come Away With Me
Norah Jones
En 2002, le monde se remettait à peine du choc des tours jumelles, et la musique ambiante reflétait cette tension. Les radios étaient saturées par le nu-metal braillard de Linkin Park et Limp Bizkit, une musique de colère adolescente pour une époque qui avait peur. La pop, quant à elle, était un carnaval de strings apparents et de chorégraphies millimétrées signé Britney ou NSYNC. C'était une époque de bruit, de fureur, d'excès.
Et puis, sans prévenir, une jeune femme de 22 ans, fille d'un certain Ravi Shankar mais ça, on l'apprendrait plus tard, a débarqué avec un disque qui était l'antithèse absolue de tout ce bordel.
La voix de Norah Jones est le coeur de l'album. Grave, un peu voilée, incroyablement sensuelle sans jamais être vulgaire. Une voix qui ne crie pas, qui ne cherche pas la performance vocale, qui vous parle à l'oreille, qui vous confie un secret. À une époque où les chanteuses pop confondaient chant et compétition de décibels, Norah Jones a réintroduit une notion oubliée : la nuance. Elle caresse les notes, elle les laisse vivre, avec une justesse et une émotion qui vous désarment. On sent l'héritage des grandes dames du jazz, de Billie Holiday à Nina Simone, mais sans le poids de l'histoire. C'est du jazz pour ceux qui n'aiment pas le jazz, de la folk pour ceux qui trouvent ça chiant, de la pop pour ceux qui trouvent ça con.
Et l'écrin est à la hauteur du bijou car l'album est d'une sobriété magnifique. Quelques accords de piano, une contrebasse qui marche sur des oeufs, une guitare acoustique discrète. Les arrangements sont là pour servir la voix et la mélodie, rien d'autre, l'atmosphère est feutrée, intime. C'est un disque de fin de soirée, le compagnon parfait pour un verre de vin quand le monde extérieur est trop agressif. C'est de la musique de chambre pour appartement urbain.
Le succès a été un raz-de-marée, mais un raz-de-marée lent et silencieux car le disque s'est vendu par le bouche-à-oreille, devenant l'album que tout le monde achetait, des jeunes branchés aux grands-parents. C'était le disque "consensus" par excellence, celui qui mettait tout le monde d'accord et il a fini par rafler cinq Grammy Awards, propulsant Norah Jones au rang de superstar mondiale, un statut qu'elle n'avait visiblement jamais cherché.
Alors pourquoi un 4 sur 5, qui frôle la perfection, et non la note maximale ?
Parce que la plus grande qualité de 'Come Away With Me' est aussi sa seule petite limite. C'est un disque qui ne vous fera jamais de mal. Il est si parfait, si doux, si élégant qu'il lui manque peut-être ce petit grain de folie, ce danger qui caractérise les chefs-d'oeuvre absolus qui vous retournent l'âme. C'est de la musique-refuge, un cocon de bien-être.
Un disque à réécouter, non pas pour changer le monde, mais pour le rendre supportable pendant 45 minutes.
4
Nov 28 2024
Beauty And The Beat
The Go-Go's
En 1981, le punk, le vrai, celui qui sentait la bière tiède et le cuir moisi, était déjà en train de crever la gueule ouverte à Londres et à New York. À Los Angeles, la scène était encore plus hardcore, plus violente, avec des groupes comme Black Flag ou les Circle Jerks qui jouaient leur haine de la banlieue à 200 à l'heure. C'était un truc de mecs, un truc brutal et sans concession. Et puis, au milieu de ce champ de mines de testostérone, cinq nanas ont débarqué. Elles venaient de ce même milieu punk, mais elles avaient commis le péché ultime : elles savaient écrire des putains de bonnes chansons pop. Et le pire ? Elles souriaient.
The Go-Go's, c'était ça, une anomalie, une bouffée d'air frais californien dans une cave londonienne. Quand leur premier album, "Beauty and the Beat", est sorti, et surtout quand le clip de "Our Lips Are Sealed" a commencé à tourner en boucle sur MTV, c'était une petite révolution. Cinq filles, qui jouaient de leurs propres instruments et écrivaient leurs propres morceaux, qui n'étaient pas les marionnettes d'un producteur véreux. Rien que pour ça, historiquement, ce disque est un jalon qui a prouvé à toute une industrie que "girls band" ne voulait pas forcément dire "potiches interchangeables".
Et il faut le reconnaître, quarante ans plus tard, l'efficacité de la formule est intacte. Les deux singles qui ouvrent quasiment le disque sont des monuments de power pop. "Our Lips Are Sealed" est une merveille de mélancolie adolescente, avec cette ligne de basse rebondissante et ces guitares surf qui carillonnent comme le soleil sur le Pacifique. "We Got the Beat" est un hymne hédoniste et irrésistible, une invitation à danser qui ferait se trémousser un régiment de la garde républicaine. C'est brillant, c'est frais, c'est le son d'un été éternel.
À l'époque, j'étais gamin, et je découvrais ce genre de sons à la télé et ça ne ressemblait à rien de ce que j'écoutais. C'était coloré, fun, et ça avait le goût sucré de l'interdit facile. Des années plus tard, cet album était un classique du rayon "New Wave" ou "80's Pop" mais jamais, au grand jamais, on ne l'aurait classé dans le bac "Punk". Et c'est là la raison de mon 2 sur 5.
Car si on gratte le vernis pop ultra-brillant, que reste-t-il de l'attitude punk dont elles se réclamaient ? Pas grand-chose, pour être honnête. C'est du punk pour les bals de promo où la rébellion des Go-Go's se limite à sécher un cours ou à mentir à ses parents. On est à des années-lumière de la rage sociale des Clash ou de la poésie crasseuse des Ramones. Les paroles parlent de mecs, de fêtes, de fringues... C'est charmant, mais c'est terriblement superficiel.
Mais le plus gros problème de "Beauty and the Beat", c'est qu'il est construit comme un 45 tours avec une face A monumentale et une face B anecdotique. Une fois que les deux tubes imparables sont passés, le reste de l'album s'écoute sans déplaisir, mais sans surprise non plus. C'est une succession de morceaux de power pop bien ficelés, mais interchangeables, qui suivent tous plus ou moins la même recette. Ça manque de relief, de profondeur, de ce petit grain de folie qui fait qu'un bon album devient un grand album.
C'est un disque terriblement attachant, une capsule temporelle parfaite d'une époque d'insouciance et il a un mérite historique immense. Mais dans le cadre de ce projet "1001 albums à écouter avant de mourir", on est en droit d'attendre plus qu'une poignée de singles brillants. On attend une oeuvre cohérente, qui vous transporte, vous bouscule, vous marque au fer rouge. "Beauty and the Beat" vous fait taper du pied pendant dix minutes, puis vous laisse poliment retourner à vos occupations.
C'est un excellent EP déguisé en album un peu paresseux. Parfait pour une boum, mais un peu léger pour le Panthéon.
2
Nov 29 2024
Hearts And Bones
Paul Simon
Il y a des moments, dans la carrière d'un artiste, où le public et la critique se plantent. Des moments où un disque, aujourd'hui considéré comme un chef-d'oeuvre, se prend un gadin monumental à sa sortie. 1983, le monde de la pop est une fête fluo, dominée par Michael Jackson, Madonna et Prince. Deux ans plus tôt, Paul Simon, lui, triomphait avec Art Garfunkel lors d'un concert de reformation légendaire à Central Park et tout le monde attendait le retour du duo d'anges folks avec un nouvel album qui allait sceller ces retrouvailles.
À la place, ils ont eu "Hearts and Bones" et ils n'ont rien compris.
Il faut dire que l'album a une genèse chaotique. Il devait être le nouvel album de Simon & Garfunkel, il s'appelait "Think Too Much". Mais les tensions entre les deux hommes sont revenues au galop, Garfunkel n'aimait pas les paroles trop personnelles de Simon, et ce dernier a fini par tout effacer, ne gardant que sa propre voix et sortant le disque sous son nom. Commercialement, ce fut un suicide et le disque a à peine frémi dans les charts, devenant l'un des plus gros flops de la carrière de Simon. Et pourtant… putain, quel disque.
Moi, en 1983, j'avais 13 ans. J'étais en plein dans la pop synthétique, et pour être franc, Paul Simon, c'était la musique de mes parents. Cet album est passé complètement sous mon radar et c'est des années plus tard, en bossant à la boutique, en fouillant dans les bacs à la recherche de trésors cachés, que je suis tombé dessus et la claque fut immense. "Hearts and Bones" est le disque le plus courageux, le plus intime et peut-être le plus brillant de Paul Simon. C'est l'anti-Graceland. Là où "Graceland" sera une explosion de couleurs, une fête mondiale et un succès planétaire, "Hearts and Bones" est une toile en noir et blanc, une conversation nocturne dans un appartement new-yorkais.
C'est avant tout un album de rupture, celui qui chronique la fin de son mariage tumultueux avec l'actrice Carrie Fisher. Et rarement une autopsie de couple a été menée avec une telle finesse littéraire. Les paroles sont d'une précision chirurgicale, à la fois drôles, cruelles et déchirantes. Le morceau-titre est un chef-d'oeuvre absolu de narration, une nouvelle de Raymond Carver mise en musique, qui suit deux amants sur la route, mêlant l'intime et le mythique.
Mais là où le disque devient fascinant, c'est musicalement. Simon, au lieu de se réfugier dans sa folk habituelle, décide de faire le grand écart. Il convoque le pape du funk-disco, Nile Rodgers de Chic, pour produire des rythmes d'une modernité folle pour un "folkeux". Écoutez "Allergies" ou "When Numbers Get Serious" : on est en plein dans le son new-yorkais du début des années 80, entre le jazz-fusion et la new wave. Et comme si ça ne suffisait pas, il va chercher le compositeur minimaliste Philip Glass pour une collaboration sur "The Late Great Johnny Ace", un hommage poignant à John Lennon. Le mec mélange le doo-wop de son enfance ("René and Georgette Magritte with Their Dog after the War", un titre surréaliste pour une chanson sublime), le rockabilly ("Cars Are Cars") et des expérimentations électroniques. C'est un grand écart permanent, mais qui ne tombe jamais. C'est audacieux, c'est cérébral, mais ça reste incroyablement touchant.
Alors pourquoi le public a-t-il boudé ce joyau ? Parce qu'il était trop honnête et trop complexe. Il ne donnait pas aux gens ce qu'ils attendaient. Ils voulaient la nostalgie de "Bridge over Troubled Water", ils ont eu l'anxiété d'un quadragénaire en pleine crise existentielle. Ils voulaient des mélodies simples, ils ont eu des structures alambiquées et des paroles à tiroirs. L'album est tombé dans la crevasse entre la reformation de Simon & Garfunkel et la révolution "Graceland". C'est le destin des grands albums maudits.
C'est le chef-d'oeuvre que personne n'a acheté, le secret le mieux gardé d'un des plus grands songwriters du XXe siècle. Un échec commercial, peut-être, mais une victoire artistique totale. Un 4 sur 5, sans l'ombre d'une hésitation.
4
Dec 02 2024
Dookie
Green Day
En 1994, Kurt Cobain venait de se tirer une balle dans le caisson, laissant une génération d'adolescents en chemise à carreaux orpheline et dépressive. Le Grunge, si puissant deux ans plus tôt, commençait à sentir le sapin. Le rap, lui, était en train de devenir le nouveau roi du pétrole, mais pour un mec comme moi qui avait grandi avec le rock, ça restait un langage un peu étranger. Et pour l'électronique, n'en parlons pas, ça me donnait de l'urticaire (à quelques exceptions).
Conclusion, le rock avait besoin d'un bon gros électrochoc, d'un truc simple, fun et direct. Et puis, trois gamins de Californie, biberonnés au punk des Ramones et des Sex Pistols, ont débarqué avec "Dookie". Et ce fut un raz-de-marée.
Il faut être honnête, en 1994, ce disque était une putain de bouffée d'air frais. C'était rapide, c'était mélodique, c'était insolent. Trente-huit minutes, quinze morceaux, pas de temps mort. Une guitare qui sonne comme une scie sauteuse, une basse funky qui sautille partout, et des paroles qui parlaient de ce que vit n'importe quel adolescent occidental : l'ennui, la branlette, l'anxiété et le sentiment délicieux d'être incompris. "Basket Case", "Longview", "When I Come Around"... Des hymnes instantanés, des tubes parfaits pour faire du skateboard en baggy et se sentir rebelle entre le cours de maths et le dîner chez les parents.
C'est là que le piège de la nostalgie se referme car pour toute une génération, ce disque est intouchable. C'est la bande-son de leur premier baiser, de leur premier joint, de leur première cuite. C'est la madeleine de Proust trempée dans du Cola. Si vous aviez 15 ans en 1994, je comprends, vraiment. Mais ce blog n'est pas un album de souvenirs, son but, c'est de voir si ces 1001 disques tiennent encore la route aujourd'hui. Et pour "Dookie", la réponse est : pas vraiment.
Alors, mettons les pieds dans le plat. Pourquoi ce 2 sur 5 sévère ?
Parce que la nostalgie est une menteuse, et que le temps est un juge impitoyable. Et le temps a révélé la vérité sur "Dookie" : c'est un disque terriblement répétitif. Une fois que tu as écouté trois morceaux, tu les as tous écoutés. C'est la même recette, resservie quinze fois : un couplet un peu calme, un refrain en accords de puissance qui explose, un petit pont, et on recommence. C'est efficace, c'est la recette du bubble-gum : ça a un goût intense au début, mais ça perd sa saveur très, très vite. Au bout du dixième morceau, t'as l'impression d'avoir mangé tout le paquet et t'es au bord de l'indigestion.
Et puis, il y a ce que l'album est devenu car avec le recul, ce punk-rock est devenu gentil... Trop gentil. En 1994, ça semblait teigneux en 2024, après avoir réécouté les Sex Pistols, les Ramones ou The Clash, "Dookie" sonne comme du punk pour centre commercial. C'est une rébellion de catalogue, une colère proprette, calibrée pour passer sur MTV entre deux pubs pour des jeans. L'attitude punk est là, mais elle est en plastique. Billie Joe Armstrong chante avec un faux accent anglais, comme un gamin qui imite Johnny Rotten devant son miroir. C'est mignon, mais ça manque cruellement d'authenticité, de danger.
Et enfin, il y a le fond. Je suis un vieux con, je l'assume et les paroles sur l'ennui et la masturbation, ça va cinq minutes. Quand tu as 16 ans, "Longview" est un hymne. Quand tu en as 54 et que tu as des factures à payer, ça te fait juste gentiment sourire. C'est le journal intime d'un adolescent, et comme tous les journaux intimes, ça ne vieillit pas très bien. Ça manque de profondeur, de cette douleur universelle et intemporelle qu'un disque comme "Nevermind" pouvait avoir. L'angoisse de "Dookie" est une angoisse de confort, une angoisse de banlieue pavillonnaire.
"Dookie" c'était le disque parfait pour une époque, mais un disque parfait pour une époque n'est pas forcément un disque parfait pour toutes les époques. Il a ouvert la porte à une vague de pop-punk encore plus inoffensive et formatée qui a déferlé à la fin des années 90. Il a rendu le punk acceptable, et donc, il l'a un peu tué.
"Dookie" est une capsule temporelle, un excellent souvenir d'une époque révolue. Mais quand on le sort de son contexte, il reste un bon petit album de pop-rock énergique, mais terriblement daté et superficiel. C'est un bon album quand tu as 15 ans.
2
Dec 03 2024
Dummy
Portishead
En 1994, la Grande-Bretagne musicale était une cour de récréation bruyante et fière de l'être. La Britpop, avec ses guitares stridentes et ses hymnes de stade, plantait fièrement l'Union Jack sur les charts. On chantait en choeur avec Oasis et Blur, on célébrait une Angleterre gouailleuse, énergique et un peu simplette. C'était la BO d'une époque qui voulait s'amuser, oublier les années Thatcher et se persuader que tout allait bien.
Et puis, de Bristol, cette ville portuaire un peu à part, nous est parvenu un écho, un son venu d'ailleurs. Pas une clameur de pub, mais un murmure de fin de soirée, le grésillement d'un vieux vinyle dans un appartement vide au petit matin. Ce son, c'était Portishead et leur premier album, "Dummy", n'était pas un disque mais une faille temporelle.
Je me souviens parfaitement du jour où j'ai écouté pour la premiere fois le disque. L'intro de "Mysterons", avec ce sample lancinant et ce beat claudiquant... La musique de Portishead ne cherchait pas à vous emporter dans une fête ; elle vous invitait dans son angoisse, sa paranoïa, sa beauté spectrale. C'était le contrechamp parfait, la face cachée et dépressive de la "Cool Britannia".
"Dummy" est un chef-d'oeuvre de texture et Geoff Barrow, le cerveau derrière les machines, n'est pas un producteur, c'est un réalisateur. Il a samplé des bandes originales de vieux films d'espionnage (le thème de Lalo Schifrin pour "Mission: Impossible" sur le sublime "Sour Times"), il a ralenti des breakbeats de hip-hop jusqu'à leur donner un air asthmatique, il a ajouté le crépitement d'un diamant sur un 33 tours pour donner l'impression que la musique sortait d'une autre époque. Avec le guitariste Adrian Utley, ils ont créé des paysages sonores désolés, des ruines industrielles baignées d'une lumière blafarde. C'est du trip-hop, oui, si l'on veut coller une étiquette. Mais là où leurs compatriotes de Massive Attack suggéraient une mélancolie urbaine et enfumée, Portishead plongeait la tête la première dans le thriller psychologique.
Et au milieu de ce décor sonore, il y a la voix. La voix de Beth Gibbons. Ce n'est pas une chanteuse, c'est une apparition, un fantôme de chanteuse de cabaret qui viendrait vous hanter. Sa voix est un miracle d'équilibre précaire : fragile au point de se briser, mais chargée d'une intensité qui vous glace le sang. Elle ne chante pas, elle exhale les mots. Sur "Roads", l'un des plus beaux morceaux de la décennie, sa performance est d'une nudité, d'une vulnérabilité presque insoutenable. Il n'y a pas d'effets, pas de démonstration de force seulement une âme mise à nu, posée sur une nappe de cordes et un beat au ralenti. C'est bouleversant.
Ce qui est fascinant avec "Dummy", c'est son succès. Comment un disque aussi sombre, aussi peu conventionnel, a-t-il pu devenir la bande-son d'une époque ? Il a raflé le prestigieux Mercury Prize et a été acclamé par des magazines aussi différents que Melody Maker, The Face ou Mixmag. Il a touché une corde sensible, universelle. C'était la musique parfaite pour les lendemains de fête, pour les coeurs brisés, pour les nuits d'insomnie.
Trente ans après, l'album n'a pas vieilli. Il ne le pouvait pas car il n'a jamais été "à la mode" en 1994, il était déjà hors du temps, une anomalie. Son originalité et sa profondeur émotionnelle sont intactes, il a défini un genre tout en le transcendant immédiatement. Il a prouvé qu'on pouvait faire de la musique électronique qui soit profondément humaine, organique et déchirante.
"Dummy" n'est pas un simple album, c'est un refuge, un monde sonore complet, cohérent, dans lequel on peut se perdre pendant 49 minutes. Chaque son, chaque silence, chaque craquement est à sa place. Il n'y a rien à jeter, rien à changer. C'est la définition même d'un 5 sur 5.
5
Dec 04 2024
São Paulo Confessions
Suba
Certains disques vous racontent une histoire et d'autres sont une histoire à eux tout seuls. "São Paulo Confessions" fait partie de cette seconde catégorie. Quand on pose ce disque sur la platine, on n'écoute pas seulement de la musique, on écoute un testament. Le dernier souffle d'un génie parti trop tôt, une lettre d'amour à une ville-monde, et l'acte de naissance de toute une scène musicale. Et merde, quelle claque, encore aujourd'hui.
Pour être honnête, en 1999, quand cet album est arrivé, le nom de Suba ne disait pas grand-chose à grand monde. On nous parlait d'un producteur serbe, Mitar Subotić de son vrai nom, un type qui avait fui les guerres de Yougoslavie pour s'installer à São Paulo et qui était tombé éperdument amoureux des sons de la ville. Et puis, la nouvelle est tombée, aussi brutale qu'absurde : Suba était mort dans l'incendie de son studio, juste avant la sortie de l'album, en essayant de sauver les bandes. Soudain, le disque prenait une tout autre dimension, il n'était plus seulement un disque, il devenait une relique.
Et quelle relique, car cet album est un miracle d'équilibre. Suba a réussi là où tant d'autres se sont vautrés : marier l'âme et la machine, la chaleur organique des traditions brésiliennes et la précision froide de l'électronique. C'est une fusion, mais une fusion qui ne sent jamais le calcul ou l'appropriation culturelle. On sent que le mec a vécu, respiré cette ville. L'album s'ouvre sur les bruits de la rue, des bribes de conversation, avant que le beat ne s'installe, lourd et sensuel. C'est ça, la confession de São Paulo : un chaos urbain magnifique, hypnotique, que Suba a réussi à apprivoiser et à transformer en musique.
Le génie de Suba, c'est d'avoir compris que la Bossa Nova, le Jazz et les rythmes traditionnels brésiliens n'étaient pas des pièces de musée à sampler avec respect, mais une matière vivante, malléable, prête à être triturée par les machines. Il prend une guitare acoustique nonchalante, la voix suave d'une chanteuse qu'il a découvert et il les plonge dans un bain de basses profondes, de beats trip-hop et de nappes de synthé atmosphériques. Le résultat est d'une modernité confondante. On pense à du Massive Attack qui aurait troqué la grisaille de Bristol pour la moiteur de l'hémisphère sud.
Il y a une profondeur, une mélancolie latente qui traverse tout le disque. C'est la bande-son d'un exil, celui d'un Européen fasciné par le Brésil, mais aussi celui des Brésiliens eux-mêmes, exilés dans leur propre ville tentaculaire.
L'influence de ce disque a été colossale. Il a littéralement mis sur la carte ce qu'on a appelé la scène électronique brésilienne et Vingt-cinq ans plus tard, il reste une référence absolue pour tous les musiciens qui cherchent à créer ce pont entre les machines et les racines. Sans "São Paulo Confessions", des artistes comme Bebel Gilberto n'auraient peut-être pas eu la même carrière internationale. C'est un disque-matrice, un point de départ.
Alors, pourquoi un solide 4 sur 5 et pas le 5/5 ultime du chef-d'oeuvre parfait ?
Peut-être parce que la perfection n'est pas de ce monde, et surtout pas de celui de Suba. Et peut-être, surtout, parce que ce disque laisse un goût d'inachevé. C'est une promesse fauchée en plein vol, c'est un premier album solo si abouti qu'il nous fait fantasmer sur la suite qui n'est jamais venue. On sent un potentiel qui n'a fait qu'effleurer la surface. C'est un testament, oui, mais on aurait voulu lire le roman entier. C'est la seule et unique raison qui m'empêche de lui coller la note maximale. C'est un chef-d'oeuvre hanté par le fantôme de tous les chefs-d'oeuvre que Suba n'a pas eu le temps de composer.
Écouter "São Paulo Confessions" aujourd'hui, c'est une expérience douce-amère. C'est se prendre en pleine gueule la vitalité, la créativité et la beauté d'un artiste au sommet de son art, tout en sachant que ce sommet était aussi, tragiquement, la fin de la route.
4
Dec 09 2024
So
Peter Gabriel
1986, j'avais 16 ans soit l'âge con par excellence. Mes hormones faisaient les montagnes russes, ma pilosité faciale ressemblait à une mauvaise blague, et mes goûts musicaux étaient un champ de bataille entre la noirceur de The Cure et la frénésie de The Smiths. Dans ce paysage, Peter Gabriel était une figure à part. C'était l'ex-chanteur de Genesis, le type qui se déguisait en fleur sur scène, l'intello de la bande. Ses albums solo étaient des objets étranges, fascinants, parfois abscons, remplis de rythmes africains, de paroles angoissées et de clips où son visage fondait. C'était le genre de mec que tes parents trouvaient "intéressant", ce qui, à 16 ans, est le baiser de la mort. On le respectait, mais on ne l'invitait pas vraiment à nos boums.
Et puis, le bulldozer est arrivé.
Ce bulldozer, c'était "Sledgehammer". On ne peut pas parler de l'album "So" sans parler de ce clip car c'était un événement. Une putain de déflagration visuelle qui a colonisé MTV et toutes les chaînes de télé du globe. Les fruits qui dansent, les poulets en pâte à modeler, le train qui lui sort du crâne... C'était un chef-d'oeuvre d'animation image par image qui a fait passer tous les autres clips de l'époque pour des films de vacances tournés par un oncle bourré. Du jour au lendemain, l'intello cérébral était devenu la plus grande popstar de la planète. Et la chanson, bon sang, la chanson ! C'était un pastiche de la soul de la Stax, un hommage vibrant à Otis Redding, mais avec une production tellement moderne, tellement puissante. Cette section de cuivres, cette ligne de basse monstrueuse de Tony Levin, c'était un tube parfait : intelligent, sexy, incroyablement dansant et furieusement accrocheur.
Et c'est là, toute la magie et le "problème" de "So" car c'est l'album où Peter Gabriel a réussi le casse du siècle : injecter toute son intelligence, ses expérimentations sur les musiques du monde et sa mélancolie dans une machine pop calibrée pour les stades et les radios FM. Et ça a marché au-delà de toutes les espérances car "So" est une véritable usine à tubes, une collection de singles imparables qui ont défini le son de la deuxième moitié des années 80.
Tu as "Big Time", avec son funk blanc satirique qui se moque des yuppies et de l'ambition démesurée de l'époque. Tu as la ballade poignante "Don't Give Up", ce dialogue bouleversant entre le désespoir masculin et la compassion féminine, sublimé par la voix éthérée de Kate Bush. À une époque de cynisme reaganien et thatchérien, c'était une chanson d'une humanité folle. Tu as l'épique "Red Rain", avec sa batterie martiale signée Stewart Copeland (de The Police, rien que ça). Et bien sûr, il y a "In Your Eyes", ce monument de "world pop" avant l'heure, porté par la voix du Sénégalais Youssou N'Dour, et qui deviendra immortel grâce à John Cusack et son ghetto-blaster dans le film "Say Anything".
Alors, face à cette avalanche de classiques, pourquoi un 4 sur 5 et pas la note maximale ?
Parce que "So", c'est le son de la perfection et la perfection, parfois, c'est un peu lisse. C'est un album à la production tellement léchée, tellement "années 80" dans le bon et le mauvais sens du terme (la batterie qui sonne comme des coups de canon dans un hangar, les synthés omniprésents), qu'il a perdu un peu de la folie, du danger, de l'étrangeté abrasive de ses albums précédents. Le Peter Gabriel du masque de fleur, le type qui criait "Shock the Monkey", s'est un peu assagi. Il a mis un costard (de luxe), et même si ça lui va à ravir, on regrette parfois le vieux savant fou en blouse blanche.
C'est l'album de la consécration, mais aussi celui de la normalisation, si l'on peut dire. Dans ma boutique de disques, des années plus tard, c'était une vente facile. C'était l'album de Peter Gabriel que tout le monde connaissait, celui qui mettait d'accord les fans de pop, les amateurs de rock et même les darons. Il était devenu consensuel. Un consensus de très, très haute volée, mais un consensus quand même. Les morceaux moins connus de l'album ("That Voice Again", "We Do What We're Told") sont excellents, mais ils s'inscrivent parfaitement dans le moule sonore de l'ensemble, sans la surprise déstabilisante qu'on pouvait trouver sur ses disques précédents.
"So" reste une étape essentielle des années 80 et probablement l'un des meilleurs albums de Gabriel, ne serait-ce que pour sa capacité à marier ambition artistique et succès populaire massif. C'est le disque qui a prouvé qu'on pouvait faire danser la planète entière tout en parlant du chômage ou de la psychologie jungienne. Et rien que pour ça, chapeau bas.
4
Dec 10 2024
Rubber Soul
Beatles
Il y a des disques comme ça, des vaches sacrées, des monolithes intouchables qu'il est de bon ton de qualifier de "tournant" ou "d'album de la maturité". "Rubber Soul" est le premier sur la liste quand on parle des Beatles. Le disque qui, nous dit-on, a fait passer quatre garçons dans le vent du statut de faiseurs de tubes pour midinettes à celui d'Artistes avec un grand A. Le moment où ils ont rangé les costards sans col pour enfiler des pulls à col roulé et des regards profonds. Le grand saut dans l'âge adulte de la pop.
Eh bien, laissez-moi vous dire un truc, moi, du haut de mes 55 balais et des milliers de fois où j'ai entendu, vendu, disséqué ce disque : "l'album de la maturité", mon cul. "Rubber Soul", c'est l'album de la crise d'adolescence. Et comme toute crise d'ado, c'est pétri de fulgurances géniales et de moments d'une maladresse confondante.
Remettons-nous dans le contexte, décembre 1965, Les Fab Four sortent de la tornade "Help!", un disque brillant qui était l'apogée de leur première période, une collection parfaite de pop songs ciselées comme des diamants. Ils sont les rois du monde, et comme tous les rois qui s'emmerdent sur leur trône, ils ont envie d'aller voir ailleurs. Et "ailleurs", à l'époque, ça s'appelle Bob Dylan, ça s'appelle les Byrds, ça s'appelle la folk américaine qui commence à s'électrifier. Alors, nos quatre garçons de Liverpool, fines oreilles et éponges à influences, se mettent à écouter attentivement.
Le résultat, c'est "Rubber Soul", et il faut lui reconnaître ça, la rupture est nette. Fini les "Yeah, yeah, yeah", bonjour les introspections, les textes un peu plus sombres, et surtout, les expérimentations sonores. C'est vrai, c'est la première fois qu'on entend un sitar sur un disque de pop occidentale avec le désormais légendaire "Norwegian Wood (This Bird Has Flown)". George Harrison, jusqu'ici le guitariste doué mais discret, ramène un souvenir de ses voyages intérieurs et, d'un coup, ouvre une porte vers un autre monde. C'est aussi la première fois qu'on entend cette fameuse pédale fuzz sur une ligne de basse, sur le très bon "Think For Yourself", donnant une acidité, une méchanceté nouvelle à leur son.
Et puis, il y a les chansons, des putains de chansons. "In My Life", avec son interlude de piano baroque (joué par George Martin mais accéléré pour sonner comme un clavecin), est peut-être l'une des plus belles choses que Lennon ait jamais écrites. "Michelle", la bluette en français de McCartney, est d'une efficacité redoutable, même si elle a depuis été massacrée par toutes les radios "nostalgie" du globe. "Norwegian Wood" est un chef-d'oeuvre de narration ambiguë et de mélodie entêtante. Oui, sur le papier, tout est là.
Alors, pourquoi ce 3 sur 5 assassin ? Pourquoi cette moue dédaigneuse devant ce que beaucoup considèrent comme le Saint-Graal ?
Parce que cet album a le cul entre deux chaises. Il n'a plus l'insolence et la perfection pop de ses prédécesseurs, et il n'a pas encore la folie créatrice et l'audace psychédélique de ses successeurs. C'est un album de transition, et comme toutes les transitions, il est un peu bancal. Pour chaque coup de génie, il y a un titre qui sonne comme un devoir d'écolier appliqué. "What Goes On" ? Un Ringo-bashing à peine déguisé, un morceau de remplissage qu'on aurait pu trouver sur une face B. "Run for Your Life" ? Lennon en mode macho menaçant, avec des paroles d'une misogynie qui fait grincer des dents aujourd'hui. On est loin, très loin, de la "maturité".
Et puis, il y a le son. Ça va faire hurler les puristes, mais je trouve la production terriblement proprette, presque timide. On sent qu'ils testent des trucs, mais sans oser pousser les potards à fond. Ça manque de couilles, tout simplement. On est en 1965, de l'autre côté de l'Atlantique, Phil Spector construit des murs du son et Brian Wilson commence à bâtir sa cathédrale sonique avec "Pet Sounds". À côté, "Rubber Soul" sonne parfois un peu comme une maquette de luxe.
Dans ma boutique de disques, c'était toujours le même débat. Les jeunes découvraient les Beatles et demandaient : "Je prends lequel après les best-of ?". Les connaisseurs leur disaient de prendre "Rubber Soul". Moi, je leur disais : "Prenez "Revolver" car il faut le reconnaitre c'est sur Revolver que la claque arrive vraiment. "Rubber Soul", c'est l'échauffement, c'est l'album où ils se sont regardés dans le miroir et se sont dit : "Bon, les gars, on arrête les conneries, on va essayer de faire de l'Art". Le problème, c'est que l'Art, parfois, c'est un peu chiant. La véritable révolution, le moment où ils ont tout fait exploser, ce n'est pas ici. Ici, ils posent les fondations, ils expérimentent, ils se cherchent. C'est une étape cruciale, un passage obligé, mais ce n'est pas la destination finale.
C'est un disque fondamentalement important pour l'histoire de la musique, personne ne peut le nier. Il a ouvert la voie à "Revolver", "Sgt. Pepper" et tout le reste. Mais un album important n'est pas forcément un grand album de bout en bout et "Rubber Soul" a ses faiblesses, ses moments où l'on sent le groupe hésiter, se tâter. Ce n'est pas de la maturité, c'est de l'expérimentation et l'expérimentation, par définition, ce n'est pas toujours réussi.
3
Dec 11 2024
C'est Chic
CHIC
1978, j'avais huit ans, autant vous dire que mes préoccupations musicales se limitaient à savoir si le générique de fin de Goldorak était plus cool que celui du début.
Pendant ce temps, le monde de la musique "adulte" vivait une drôle de schizophrénie. Les punks, avec leurs crêtes et leurs épingles à nourrice, hurlaient "No Future" et annonçaient la mort du rock'n'roll, pendant que, dans des clubs qui m'étaient aussi inaccessibles que la face cachée de la lune, une autre révolution, bien plus scintillante et hédoniste, battait son plein. Le Disco.
Et au sommet de cette montagne de paillettes, il y avait Chic. Pas un groupe, une entité, une machine de guerre sonique pilotée par deux génies absolus : le guitariste Nile Rodgers et le bassiste Bernard Edwards. Quand le livre "1001 Albums" m'impose de me pencher sur C'est Chic, je ne peux m'empêcher de sourire. C'est un peu comme demander à un critique de cinéma de parler de La Fièvre du Samedi Soir. C'est un monument, un marqueur d'époque, un truc tellement énorme qu'on ne sait plus par quel bout le prendre.
Et pourtant, je vais être direct, comme d'habitude : ce disque est une formidable arnaque.
Attention, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. L'arnaque n'est pas musicale au sens strict. Rodgers et Edwards sont des orfèvres, le son est d'une propreté clinique, les arrangements de cordes sont millimétrés, la section rythmique est un métronome sous cocaïne. C'est l'incarnation même de la sophistication, un son "black" qui a réussi à s'extraire de la sueur du funk pour enfiler un smoking blanc et siroter du champagne. C'est une musique de producteur, pensée, polie, lustrée jusqu'à l'aveuglement.
Et au milieu de ce disque, il y a la bombe atomique, le Tsunami, l'Everest du groove. "Le Freak".
Putain, "Le Freak".
Même après presque 50 ans, ce morceau reste une énigme. Comment un truc aussi simple peut-il être aussi parfait ? Ce riff de guitare syncopé, ce "chank-chank" qui a défini le son de Rodgers pour les décennies à venir. Cette ligne de basse de Bernard Edwards, qui n'est pas une ligne de basse mais une putain d'autoroute à quatre voies pour déhancher du croupion. Et cette montée, ce "Aaaaah, freak out!", qui a dû provoquer plus de naissances que la pilule contraceptive. Ce morceau, c'est le Disco dans son essence la plus pure. C'est la bande-son de cette parenthèse enchantée, entre la libération sexuelle et l'arrivée du Sida. C'est la communion des corps sur la piste, peu importe la couleur, le sexe, les préférences. C'était une utopie dansante de 5 minutes et 29 secondes.
Dans ma boutique de disques, des années plus tard, "Le Freak" était sur TOUTES les compils disco. C'était la caution, le sésame. Tu ne pouvais pas vendre une compile disco sans ce titre, c'était illégal. C'est un morceau 5 étoiles, un 4 sur 4 puissance 10.
Alors, pourquoi, nom de Dieu, je lui colle un misérable 2 sur 5 à cet album ?
Parce que "C'est Chic", l'album, souffre du pire syndrome qui soit en musique : le syndrome du tube monstrueux. C'est un single de légende accompagné de ses sept frères et soeurs un peu fades, un peu cons, ceux qu'on invite au mariage parce qu'on n'a pas le choix. Une fois que la tornade "Le Freak" est passée, on se retrouve avec quoi ? Avec de la musique d'ascenseur de luxe.
"I Want Your Love" ? Oui, c'est joli, c'est suave, ça a bien marché aussi. Mais honnêtement, c'est la même recette, juste avec un peu moins d'épices. On sent la formule, le calcul, c'est tellement bien produit que ça en devient froid, distant. On admire la technique, mais on ne ressent plus grand-chose. Et le reste de l'album se déroule comme ça, dans une sorte de ronronnement chic et terriblement prévisible. C'est une machine à danser, certes, mais une machine un peu trop bien huilée, qui a oublié de mettre un peu de cambouis, un peu de sueur, un peu d'âme.
C'est là toute l'ironie. Chic respecte les codes de la soul, mais en les passant à la javel. C'est une soul aseptisée, débarrassée de sa douleur et de sa rage pour ne garder que l'élégance. C'est magnifique, mais c'est un peu vide. Une fois l'euphorie de "Le Freak" retombée, l'ennui pointe le bout de son nez. On se surprend à regarder sa montre en attendant que le disque se termine, ou, plus probablement, à remettre le premier morceau.
C'est donc ça, mon verdict. "C'est Chic" est un album essentiel pour comprendre une époque, pour comprendre la puissance d'un single qui a défini une génération de fêtards. Mais en tant qu'album, en tant qu'oeuvre cohérente à écouter du début à la fin dans le cadre de ce projet "1001 Albums", c'est une déception. C'est une expérience frustrante.
Un album à écouter pour sa culture, mais pas forcément pour son plaisir. Sauf pendant 5 minutes et 29 secondes. Vous savez lesquelles.
2
Dec 12 2024
People's Instinctive Travels and the Paths of Rhythm
A Tribe Called Quest
Putain, 1990. Quelle année. Le mur de Berlin venait de se péter la gueule, l'Apartheid commençait à sérieusement sentir le sapin, et le rap, de son côté, était en pleine crise de croissance. D'un côté, la testostérone et la rage politique de Public Enemy avec leur monumental "Fear of a Black Planet". De l'autre, la gangrène gangsta qui commençait à infecter la côte Ouest avec un Ice Cube fraîchement échappé de N.W.A. et son "AmeriKKKa's Most Wanted". Le décor était planté : du béton, des sirènes, des poings levés et une colère sourde qui menaçait d'exploser à chaque coin de rue. C'était lourd, c'était nécessaire, mais merde, qu'est-ce que c'était lourd.
Et puis, au milieu de ce champ de bataille idéologique et sonore, un ovni a atterri. Sans bruit, sans fracas. Juste une petite soucoupe volante colorée qui s'est posée en douceur, et de laquelle sont sortis trois mec, Q-Tip, Phife Dawg et Ali Shaheed Muhammad. A Tribe Called Quest. Rien que le nom, ça sentait l'aventure, le truc pas commun.
Moi, à l'époque, je commençais à peine à user mes fonds de culotte dans cette radio indépendante où tout était permis, du moment que ça sortait des sentiers battus. Quand on a reçu "People's Instinctive Travels...", je me souviens encore de la gueule de mes collègues. On passait du son qui te décollait le papier peint, et là, on se retrouve avec "Bonita Applebum". Une déclaration d'amour à une meuf, posée sur une boucle de jazz-funk si douce, si lascive, qu'on aurait pu faire des bébés dessus. C'était une anomalie mais une délicieuse, une indispensable anomalie.
Ce disque, c'est l'anti-thèse de tout ce qui se faisait à l'époque. Là où le rap sentait la poudre et le bitume chaud, A Tribe Called Quest sentait l'herbe fraîchement coupée, le patchouli et l'innocence. C'était l'acte de naissance, avec De La Soul et les Jungle Brothers, de ce qu'on a appelé la "Native Tongues", cette mouvance qui prônait l'Afrocentricité positive, l'humour et une approche de la musique complètement décomplexée. Le sampling n'était plus une arme, mais une palette de peintre. Et quelle palette ! Q-Tip et Ali Shaheed Muhammad, en véritables archéologues du groove, sont allés déterrer des pépites improbables. On y trouve du Lou Reed ("Can I Kick It?", ce classique absolu qui repose sur "Walk on the Wild Side"), du Roy Ayers, du Weather Report... Tout un pan de la musique noire (et blanche) que le rap "sérieux" avait superbement ignoré.
Le résultat est un disque qui flotte, un long road-trip nonchalant sous un soleil de fin d'après-midi. Les thèmes abordés sont à des années-lumière des préoccupations habituelles des rappeurs. On parle de végétarisme ("Ham 'n' Eggs"), de road-trip foireux ("I Left My Wallet in El Segundo"), de sexe, mais avec une candeur presque adolescente. Q-Tip, avec sa voix si particulière, feutrée et nasillarde, est le guide parfait pour cette balade. Phife Dawg, lui, est encore un peu en retrait, le sidekick rigolo qui balance quelques punchlines bien senties, mais on sent déjà la complicité qui éclatera sur leurs albums suivants.
Quand je repense à mes années de disquaire, entre 1996 et 2007, cet album avait une place à part. C'était le disque que tu conseillais au client qui disait "le rap, c'est pas pour moi, c'est trop violent". Tu lui mettais "Can I Kick It?" entre les mains et tu voyais son visage s'éclairer. C'était une porte d'entrée, un pont entre les genres. Il ne s'en vendait pas des caisses, bien sûr. Les gamins voulaient du 2Pac ou du Wu-Tang. Mais les vrais, les curieux, repartaient toujours avec un petit sourire en coin, comme s'ils venaient de découvrir un secret.
Alors, pourquoi seulement 4 sur 5 ? Pourquoi ne pas crier au chef-d'oeuvre absolu ?
Parce que "People's Instinctive Travels…" est un premier album. Et il en a tous les charmes et tous les défauts. C'est un disque génial, mais aussi un peu naïf, parfois un peu longuet. Il y a quelques errements, quelques morceaux plus faibles qui cassent un peu le rythme. C'est un diamant brut, encore un peu maladroit. La production, bien que révolutionnaire, n'a pas encore la profondeur et la perfection de ce qu'ils allaient accomplir un an plus tard avec le monumental "The Low End Theory". Ce premier essai, c'est le brouillon de génie, l'esquisse qui pose les bases. Le chef-d'oeuvre, le vrai, c'est le suivant.
Mais ne vous y trompez pas. Ce disque est essentiel. Il a ouvert une voie, une troisième voie dans un rap qui semblait se diriger vers une confrontation inévitable. Il a prouvé qu'on pouvait être intelligent sans être chiant, cool sans être poseur, et profondément hip-hop sans jamais lever le poing ou sortir un flingue. C'est l'album qui a ramené le "fun" dans le funk, et qui a rappelé à tout le monde que le rap, avant d'être un combat, était avant tout une musique. Une musique qui pouvait, elle aussi, raconter les voyages instinctifs de l'âme et les chemins sinueux du rythme.
Un disque fondamental pour comprendre tout un pan du hip-hop qui a suivi, de The Roots à Mos Def en passant par Common. Une bouffée d'air frais qui, même 35 ans plus tard, n'a pas pris une ride.
4
Dec 13 2024
High Violet
The National
C'est partie pour une nouvelle galette issue de ce foutu bouquin qui nous tiendra occupés jusqu'à ce qu'on ait l'âge de ne plus pouvoir différencier un vinyle d'un frisbee. Aujourd'hui, on s'attaque à un morceau de choix, un disque qui a su, à sa sortie en 2010, mettre tout le monde d'accord, ou presque. Je parle de "High Violet" des Américains de The National.
Dès les premières notes de "Terrible Love", on est happé. C'est un brouillard sonore, une montée en puissance faussement chaotique qui s'installe, et puis cette voix… Ah, la voix de Matt Berninger. Un baryton de crooner dépressif, un chant de loup fatigué qui aurait trop fumé, trop bu, trop vécu. Le type ne chante pas, il exhale ses textes avec une sorte de désenchantement classieux, une chaleur rauque qui te file le frisson. On sent le vécu, la cicatrice mal refermée, le costard un peu froissé après une nuit blanche à refaire le monde. C'est la voix d'un type qui sait que tout va mal finir, mais qui trouve une forme de beauté dans cette certitude.
Musicalement, "High Violet" est un putain de chef-d'oeuvre de clair-obscur. Les guitares des frères Dessner ne cherchent jamais à t'en mettre plein la gueule, elles tissent des toiles, créent des spirales aériennes, des arpèges qui se répondent et s'entremêlent avec une élégance folle. C'est complexe sans être chiant, subtil sans être fade. On est en plein dans ce qu'on pourrait appeler le post-rock, mais sans le côté mathématique et froid que le genre peut parfois avoir. Ici, c'est l'émotion qui prime et chaque note semble pesée, chaque silence a son importance.
Et puis, il y a la section rythmique, bordel ! La batterie de Bryan Devendorf, c'est le coeur battant de l'album. Le mec a un jeu unique, à la fois martial et incroyablement souple. Il peut te marteler une rythmique militaire qui te donne envie de marcher au pas vers l'abîme, puis soudainement, tout lâcher dans un roulement syncopé qui relance complètement le morceau. C'est une tension permanente, un fil sur lequel Berninger peut se permettre de tituber. C'est ce qui donne à des titres comme "Bloodbuzz Ohio" ou "Afraid of Everyone" cette puissance sourde, cette urgence contenue qui menace d'exploser à chaque instant.
Le disque est sombre, c'est indéniable. Les textes parlent d'anxiété, de relations qui s'effritent, de la difficulté d'être un adulte dans un monde qui n'a aucun sens. C'est le disque parfait pour une journée de pluie, le genre de truc qui te fait dire que, finalement, ton petit cafard personnel a quelque chose d'universel. Mais là où The National réussit son coup de maître, c'est qu'il y a toujours une lumière au bout du tunnel. Une chaleur se dégage de cette noirceur. C'est peut-être dans les arrangements de cordes discrets, dans une envolée de guitare plus claire, ou simplement dans la beauté pure et simple d'une mélodie comme celle de "Sorrow" ou de "Runaway". C'est un album qui te dit "oui, la vie c'est de la merde, mais regarde comme la merde peut être belle parfois".
On pourrait reprocher à "High Violet" une certaine uniformité, une tendance à rester dans une même zone de confort mélancolique. C'est vrai, il n'y a pas de virage à 180 degrés permettant de changer de régime. Mais ce serait passer à côté de l'essentiel. Ce disque est un tout, une oeuvre cohérente qui s'apprécie sur la durée, qui se dévoile écoute après écoute car c'est un album qui demande un peu d'effort et surtout qui ne se livre pas à la première écoute facile. Et c'est justement ça qui le rend si précieux.
Alors oui, un gros 4 sur 5 pour moi ce n'est pas la note maximale, parce que je suis un vieux con et que la perfection, ça n'existe pas, et peut-être qu'un ou deux morceaux auraient pu être un peu plus percutants. Mais ne vous y trompez pas, "High Violet" est une pièce maîtresse du rock des années 2010. Un disque à la fois intelligent, émouvant, et d'une classe folle c'est le genre de disque que t'as envie de faire écouter à quelqu'un que tu aimes, juste pour voir si ça lui fait le même effet qu'à toi. Et si ce n'est pas le cas, tu sais que cette personne n'a rien à faire dans ta vie. C'est aussi simple que ça.
4
Dec 16 2024
The Band
The Band
Aujourd'hui, The Band, l'album éponyme, le classique, le monument intouchable du roots rock américain. L'oeuvre qui a, paraît-il, poussé Eric Clapton à dissoudre Cream pour chercher quelque chose de plus "vrai". Le disque qui a défini ce qu'on appellera plus tard l'Americana. Un album de 1969, putain ! L'année de Woodstock, de Led Zeppelin II, de Abbey Road, de In the Court of the Crimson King. L'apogée d'une ère de créativité folle, d'expérimentations sonores, de révolutions.
Et moi, pauvre con de 54 balais, je suis là, assis dans mon fauteuil, et je me fais chier.
Oui, le mot est lâché. C'est peut-être un blasphème pour la chapelle du rock authentique, mais l'honnêteté, c'est la base de ce carnet de bord, non ? Alors soyons clairs : cet album m'a laissé de marbre. Froid. Indifférent. Comme un documentaire en noir et blanc sur la culture du maïs dans le Nebraska au XIXème siècle.
Pourtant, sur le papier, tout y est. On parle des mecs qui ont accompagné Dylan lors de sa tournée électrique, la plus houleuse de l'histoire. Des musiciens de l'ombre, des virtuoses discrets qui, fatigués des excès psychédéliques de la côte Ouest, décident de retourner aux sources. À la terre. Aux racines. Le concept est bandant, je l'admets. J'adore cette mythologie. Quand je tenais ma boutique de disques, j'en ai vendu des palettes, de ce genre d'histoires. C'est le genre de came qui plaît aux puristes, aux mecs qui te disent que la musique, c'était mieux avant.
Mais la vérité, c'est que la musique, elle doit surtout être bien maintenant. Et la production de cet album, mon Dieu... elle a pris un coup de vieux monumental. Ça sonne plat, sans relief, comme si les mecs avaient enregistré dans une grange en bois avec des couvertures sur les amplis pour ne pas réveiller les vaches. Où est la dynamique ? Où est la pêche ? On est en 1969, George Martin faisait des miracles avec quatre pistes, Glyn Johns enregistrait un son de batterie qui pouvait faire trembler les murs, et là, j'ai l'impression d'écouter une vieille cassette audio qui a passé l'été sur la plage arrière d'une bagnole.
Je sais, je sais. On va me dire que c'est voulu. Que c'est "organique". Que ça respire l'authenticité. Foutaises. C'est juste daté. Pour moi qui ai grandi avec le punk, la new wave, et qui ai vu l'explosion de la production léchée des années 80 et 90, ça ne passe pas. C'est une barrière quasi infranchissable.
Passons sur la forme, et parlons du fond. Les thèmes. On est en pleine guerre du Vietnam, l'Amérique est à feu et à sang, et The Band nous chante quoi ? Des histoires de la Guerre de Sécession, de fermiers ruinés, de syndicalistes en grève, de misère et de famine. C'est un album sépia, poussiéreux, qui regarde constamment dans le rétroviseur. C'est un cours d'histoire, pas un album de rock. Chaque morceau est une petite nouvelle, une tranche de vie d'une Amérique rurale et oubliée. C'est admirablement écrit, je ne le nie pas. Les mecs sont des conteurs hors pair.
Mais l'émotion, bordel ? Où est l'émotion ?
Soyons juste, il y a deux, peut-être trois titres qui sortent du lot. Évidemment, "The Night They Drove Old Dixie Down". Impossible de rester insensible à cette complainte sudiste, à cette mélodie poignante. C'est un chef-d'oeuvre absolu, une chanson qui transcende l'album et qui justifie à elle seule sa place dans l'histoire. Il y a aussi "Up on Cripple Creek", avec son rythme boiteux et son clavinet funky, qui apporte une bouffée d'air frais et un peu de légèreté. On sent enfin les mecs se lâcher un peu, sourire. Pour le reste... c'est une longue procession de complaintes mid-tempo qui finissent par toutes se ressembler.
Je comprends l'importance historique de l'album. En 1969, ce retour aux sources était probablement une claque, une bouffée d'oxygène pour ceux qui suffoquaient sous les couches de flanger et de sitars. C'était un acte de résistance contre la sophistication. Mais en 2025, pour un type qui a passé sa vie à écouter de la musique, ce geste semble anecdotique. L'authenticité revendiquée sonne presque fabriquée.
C'est peut-être ça, le coeur du problème. Cet album est un classique intellectuel. Un disque qu'on admire plus qu'on ne l'aime. Un disque qu'on "doit" avoir, qu'on "doit" comprendre. Mais la musique, ça ne devrait pas être un devoir. Ça doit prendre aux tripes, faire taper du pied, donner envie de baiser ou de tout casser. Et là, rien. Le néant. L'encéphalogramme plat.
J'ai l'impression d'avoir commis un sacrilège. De cracher sur une icône. Mais ce blog, c'est mon ressenti, pas une redite des encyclopédies. Et mon ressenti, c'est une profonde déception. C'est un album que je respecte, mais que je n'écouterai probablement plus jamais par plaisir. Il retournera sur son étagère, comme une belle pièce de musée, intéressante à regarder, mais froide au toucher.
Note : 1/5 Et je suis généreux, c'est pour l'importance historique.
1
Dec 17 2024
Illmatic
Nas
En 1994, le hip-hop avait un accent, il parlait avec la nonchalance ensoleillée de la Californie. Dr. Dre et Snoop Dogg avaient imposé leur G-funk suave et hédoniste au monde entier. Le rap, c'était des voitures qui rebondissent, des barbecues et des rythmes lents qui sentaient la weed. Pendant ce temps-là, à New York, le Wu-Tang Clan jouait la carte de l'agression pure, du son crade et des mythologies de films de kung-fu. L'East Coast cherchait sa nouvelle voix, son nouveau prophète.
Et puis un gamin de 20 ans a débarqué des cités du Queensbridge. Il s'appelait Nasir Jones, alias Nas et il n'avait pas l'intention de jouer le jeu.
Son premier album, "Illmatic", est un ovni. Un disque court, dense, d'une maturité absolument stupéfiante. Oubliez les CDs interminables de 70 minutes, remplis de skits inutiles, qui étaient la norme à l'époque. Nas nous livre 10 morceaux en 39 minutes et pas une seconde de gras. Chaque titre est essentiel, chaque rime est pesée, chaque instru est parfaite. C'est un bloc de béton, un diamant brut poli à l'extrême.
C'est là toute la force et la beauté d'"Illmatic". C'est un album intemporel. En 1994, je voyais passer des dizaines de disques de rap qui, six mois après leur sortie, sonnaient déjà comme des reliques. Les productions vieillissaient à une vitesse folle. "Illmatic", lui, pourrait sortir demain matin. Pourquoi ? Parce qu'il ne repose pas sur une mode, mais sur deux piliers indestructibles : le talent pur du parolier et l'excellence des architectes sonores.
D'abord Nas, à 20 ans le mec n'écrit pas des textes, il peint des fresques. C'est un putain de poète de la rue qui ne glorifie pas la vie de gangster, il la raconte avec la précision d'un reporter de guerre , la lucidité d'un vieil homme et la rage d'un gamin qui a vu son frère et son meilleur ami se faire tirer dessus la même nuit. Son flow est d'une fluidité irréelle, ses rimes sont d'une complexité folle. Il ne se contente pas de rimer en fin de phrase, il tisse des toiles de mots, des échos, des assonances au coeur même de ses vers. C'est technique, c'est virtuose, c'est du grand art.
Ensuite les producteurs et le casting est hallucinant, DJ Premier, Large Professor, Pete Rock, Q-Tip. La crème de la crème de la production new-yorkaise de l'époque. Chaque morceau a une couleur unique et une âme. Les beats sont jazzy, granuleux, mélancoliques. Ils samplent des vieux disques de jazz ou de soul pour créer une atmosphère cinématographique, une bande-son parfaite pour les chroniques de Nas. Cette production, riche et texturée, est la deuxième raison pour laquelle l'album ne vieillit pas. Il a un son organique, chaud, qui transcende les époques.
Alors, pourquoi un 4 sur 5 ? Pourquoi pas la note parfaite pour un album que je viens de décrire comme un chef-d'oeuvre ?
Illmatic est un album que je respecte infiniment. Que j'admire, c'est une merveille d'intelligence et de technique. C'est un disque qui parle à ma tête mais pas à mon coeur. C'est un disque d'une telle perfection formelle qu'il en devient parfois un peu distant, un peu froid. C'est un tableau de maître qu'on contemple avec admiration, mais qui ne vous saute pas à la gorge.
Pour moi, un 5/5, c'est un disque qui, au-delà de sa perfection, provoque une réaction physique, un choc émotionnel brut. C'est la mélancolie suicidaire de Joy Division, l'arrogance des Stone Roses. "Illmatic" est d'une autre nature, c'est une oeuvre plus cérébrale, plus contenue dans son expression. Sa violence est dans les mots, pas dans le son. Sa tristesse est dans le constat, pas dans les larmes.
C'est pour cette raison, cette toute petite distance émotionnelle, que je lui accorde un "gros" 4 sur 5. Un 4 qui vaut le 5 de 99% des autres disques de rap. C'est un album mature, essentiel, un classique absolu du hip-hop que tout amateur de musique se doit d'avoir écouté. C'est une leçon d'écriture et de production. Un monument. Mais pour moi, il lui manque cette petite étincelle de folie qui transforme un chef-d'oeuvre en une obsession.
4
Dec 18 2024
The Last Broadcast
Doves
Je vais être honnête avec vous. Il y a des disques dans cette liste des "1001 Albums" qui me laissent perplexe. Pas parce qu'ils sont mauvais, bien au contraire, c'est même pire que ça. Ils sont parfaits, impeccables, irréprochables mais d'un ennui mortel. "The Last Broadcast" du groupe Doves, sorti en 2002, est le champion toutes catégories de ce genre de disques.
Mettons les choses au clair tout de suite. Objectivement, c'est un album de pop anglaise classique, douce, parfois cotonneuse. Les mélodies sont superbes, la production est ample et psychédélique. Les mecs savent jouer, ils savent composer, ils savent créer des atmosphères. Chaque note est pensée, chaque arrangement est pesé. On sent les heures passées en studio à polir chaque son, à chercher l'harmonie parfaite, la montée en puissance qui va vous donner le frisson. Sur le papier, c'est un chef-d'oeuvre.
Dans la réalité, c'est chiant comme la pluie.
Voilà, c'est dit. Et je pèse mes mots. J'ai rarement entendu un disque aussi talentueux et aussi dépourvu de couilles. C'est le problème fondamental de "The Last Broadcast" : il est tellement pro, tellement "adulte", tellement appliqué qu'il en oublie l'essentiel. L'urgence, la folie, le danger, la crasse. Le rock'n'roll, merde !
En 2002, j'avais 32 ans, le Britpop arrogant des années 90 était mort et enterré et la nouvelle mode, c'était le post-Britpop. Des groupes comme Coldplay, Travis, Elbow et donc Doves. Des mecs gentils, sensibles, qui faisaient des chansons tristes et grandioses pour faire pleurer les stades. Une musique de qualité, sans aucun doute mais une musique sans la moindre aspérité, une musique de gendre idéal. Le genre de disque que tu peux mettre en fond sonore pendant un dîner avec tes beaux-parents sans que personne ne s'offusque.
Et c'est ça, le drame de "The Last Broadcast". C'est de la musique de décoration, du papier peint sonore de luxe. C'est "cotonneux", tellement cotonneux que ça en devient étouffant. Ça vous enveloppe dans une douce torpeur et ça vous endort. Il n'y a pas un seul moment de surprise, pas une seule note qui déraille, pas un seul cri qui semble venir des tripes. Tout est contrôlé, maîtrisé. Même les moments qui se veulent épiques, comme sur "There Goes the Fear" et sa fin en forme de batucada, sonnent calculés. On dirait un cahier des charges du "grand morceau rock à émotion" parfaitement rempli. C'est impressionnant, mais ça ne me touche pas. Ça ne me parle pas.
Un disque, pour moi, ça doit raconter une histoire, ça doit avoir une cicatrice, une fêlure. "Pornography" de The Cure est un disque malade, "Nevermind" de Nirvana est un cri de rage, "The Stone Roses" est un monument d'arrogance. Ces disques ont une âme. "The Last Broadcast" a un diplôme d'ingénieur du son.
Alors pourquoi, me direz-vous, est-il dans cette putain de liste ? C'est une excellente question. Je pense qu'il y est comme un spécimen, le spécimen parfait du rock de stade du début des années 2000. Il faut l'écouter pour comprendre cette période, pour comprendre comment des groupes au talent immense ont pu produire une musique si belle et si... vaine. C'est un cas d'école, il faut l'entendre pour comprendre que la technique et les "superbes mélodies" ne suffisent pas à faire un grand disque.
Pour toutes ces raisons, je lui colle un 1 sur 5. Un 1 sévère, un 1 de principe. Ce n'est pas une note qui juge le talent des musiciens, qui est immense. C'est une note qui sanctionne le manque de prise de risque, le manque de vie. C'est un album qui me frustre parce que j'entends tout son potentiel, mais je ne ressens rien. C'est un corps magnifique, mais sans un coeur qui bat à l'intérieur.
1
Dec 19 2024
Pornography
The Cure
Il y a des disques qui sont des fêtes, des invitations à la danse, des célébrations de la vie. Et puis il y a "Pornography".
"Pornography", ce n'est pas un disque, c'est un abîme, un trou noir sonore qui menace de vous aspirer l'âme et de ne jamais vous la rendre. Sorti en 1982, en pleine explosion de la new wave colorée et synthétique, l'album de The Cure a l'effet d'une porte de crypte qui grince et qui s'ouvre au milieu d'une rave party. C'est un monument de noirceur, un monolithe de désespoir qui, plus de quarante ans après, n'a rien perdu de sa puissance de frappe.
Quand je l'ai découvert, j'étais adolescent. Le genre d'adolescent qui pense que la vie est une tragédie insurmontable car une fille lui a refusé une danse à la boum du collège. J'écoutais Joy Division en pensant avoir touché le fond de la déprime et puis je suis tombé sur "Pornography" et j'ai compris ce que le mot "fond" voulait vraiment dire. Ce disque m'a regardé droit dans les yeux et m'a dit : "Tes petits malheurs, mon gars, c'est de la pisse de chat. Viens voir ce que c'est, la vraie angoisse."
"Pornography" c'est la pièce maîtresse d'une longue discographie et, plus précisément, le point final et culminant de leur "période noire". C'est le dernier volet du triptyque de la désolation commencé avec la grisaille minimaliste de "Seventeen Seconds" et poursuivi avec la beauté glaciale et funèbre de "Faith". Si les deux premiers étaient des descentes progressives dans la mélancolie, "Pornography" est le grand plongeon final, la tête la première, dans la folie et le néant.
L'album s'ouvre sur une phrase qui résume tout : "It doesn't matter if we all die". "Ça n'a pas d'importance si on crève tous". Le ton est donné, pas de faux-semblants, pas de poésie pour adoucir la pilule. On est là pour en chier, et Robert Smith va s'en assurer. L'histoire raconte que le groupe était en pleine implosion. Smith, dépressif, paranoïaque, gavé de drogues et d'alcool, ne voyait que deux issues : le suicide ou ce disque. Il a choisi la deuxième option, et a accouché d'un exorcisme d'une violence inouïe.
Le son de "Pornography" est une expérience en soi. C'est une attaque sonore, une suffocation. La batterie de Lol Tolhurst, est martiale, froide, implacable. Ce ne sont pas des rythmes, ce sont des coups de boutoir, un pilonnage tribal et hypnotique qui vous ancre au sol. La basse de Simon Gallup, omniprésente et menaçante, n'est pas là pour accompagner, elle est là pour hanter. Elle gronde, elle rampe, c'est la mélodie du malaise. Et par-dessus, les guitares de Smith. Des nappes de son distordues, noyées dans le flanger et le chorus, qui créent un mur de bruit blanc, un vortex sonore à la fois terrifiant et étrangement magnifique.
C'est sans aucun doute leur album le plus difficile d'accès. Il n'y a pas de single évident, pas de refrain à chantonner sous la douche. Des morceaux comme "One Hundred Years" ou la chanson-titre sont des voyages de huit minutes dans la démence, des expositions brutes de désir, de sexe, de violence et de mort. C'est un disque noir, malsain, torturé et profondément déprimant. Et pourtant...
Et pourtant, c'est un chef-d'oeuvre absolu.
Parce qu'au milieu de ce chaos, il y a une beauté terrible, la beauté de l'honnêteté la plus totale. C'est le son d'un homme et d'un groupe au bord du gouffre qui décident de tout lâcher, de tout balancer sans le moindre filtre. C'est viscéral, c'est authentique, et c'est ce qui le rend si puissant. C'est un disque qui fait mal, mais qui, paradoxalement, peut aussi faire du bien. C'est le compagnon idéal des nuits sans sommeil, le seul ami qui comprend vraiment quand tout part en vrille. Il ne vous dit pas que ça va aller mieux. Il vous dit "je sais", et parfois, c'est tout ce dont on a besoin.
C'est un 5 sur 5. Sans la moindre hésitation. Un 5/5 pour l'un des piliers du mouvement cold wave et gothique. Un 5/5 pour l'un des albums les plus courageux et intransigeants des années 80. Et un 5/5 pour ce qui reste, à mon humble avis de vieux con, comme le sommet absolu de la carrière de The Cure. Car ensuite, ils feront des disques plus populaires, plus accessibles, peut-être même plus "beaux" au sens classique du terme. Mais ils ne feront jamais plus un disque aussi essentiel, aussi VRAI que "Pornography".
Un classique terrifiant et indispensable.
5
Dec 20 2024
Penthouse And Pavement
Heaven 17
Ah, 1981. Une époque bénie où les groupes de musique se détestaient avec une passion qui forçait l'admiration. On n'envoyait pas des SMS passifs-agressifs, on claquait la porte pour aller former un groupe concurrent, histoire de bien montrer à l'autre con qui était le patron. Et en matière de divorce fracassant, la séparation de The Human League se pose là. D'un côté, le chanteur Phil Oakey, qui garda le nom et partit conquérir le monde avec les tubes pop de "Dare". De l'autre, les architectes sonores, les cerveaux électroniques Martyn Ware et Ian Craig Marsh, qui, vexés comme des poux, fondèrent Heaven 17.
Leur premier album, "Penthouse and Pavement", n'est pas juste un disque. C'est une déclaration de guerre, un manifeste et c'est surtout un disque complètement schizophrène, à l'image de son titre.
La pochette : d'un côté, des businessmen proprets et ambitieux (le Penthouse), de l'autre, des prolos rebelles et arty (le Pavement). Cette dualité, c'est l'ADN même du disque. La Face A (sur le vinyle d'origine) est l'album "fini", la vitrine pop, la tentative de prouver au monde (et à leur ex-chanteur) qu'ils pouvaient aussi écrire des tubes. Et quels tubes ! C'est froid, c'est dansant, c'est intelligent. C'est de la synthpop pour les gens qui ont un cerveau. Cette première face est une collection de singles potentiels, une démonstration de force de ce que le futur de la pop pouvait être : électronique, engagée et terriblement chic.
Et puis... on retourne le disque.
Et là, c'est une autre histoire. Bienvenue sur le "Pavement" et fini les structures couplet-refrain, fini le vernis pop. Ici, on est dans le laboratoire, c'est la partie expérimentale, le terrain de jeu où Ware et Marsh laissent libre cours à leur amour pour les sons synthétiques bruts, les rythmes déstructurés et les collages sonores. On est plus proche de Kraftwerk ou de Cabaret Voltaire que de Duran Duran. C'est plus aride, plus difficile d'accès, ça sonne parfois comme une démo, comme une collection d'idées jetées sur bande.
Au final, "Penthouse and Pavement" est un disque plus intéressant qu'agréable.
Son intérêt historique est immense. Il capture un moment charnière où la synthpop hésitait encore entre la conquête des charts et l'expérimentation avant-gardiste. C'est un document fascinant sur la créativité de deux pionniers de la musique électronique. On entend les fondations de tout ce qui allait suivre, de la new wave la plus pointue à la techno.
Mais est-ce que c'est un album que je mets sur ma platine pour passer un bon moment du début à la fin ? Franchement, non. La Face A est brillante, mais la Face B demande un effort, une concentration qui n'est pas toujours récompensée. On a l'impression d'écouter deux disques différents collés ensemble. L'un est un costard bien coupé, l'autre est une salopette de travail pleine de cambouis. Les deux sont de qualité, mais ils ne vont pas très bien ensemble.
À l'époque, j'étais gamin, mais quelques années plus tard, en découvrant la new wave, ce disque m'a fasciné. Il avait un côté "cérébral" qui le distinguait de la masse. C'était la preuve que les synthés n'étaient pas juste des jouets pour faire danser les filles, mais de véritables outils de création, capables du meilleur comme du plus abscons.
C'est donc un album que je recommande chaudement... aux curieux. À ceux qui aiment comprendre comment la musique se fabrique, à ceux qui aiment les disques qui posent des questions plus qu'ils n'apportent de réponses. Pour les autres, ceux qui cherchent juste une collection de tubes parfaits, je leur conseillerais plutôt d'aller voir du côté de "Dare" de The Human League.
Un 3 sur 5. C'est la note parfaite. La note d'un album à moitié fini, à moitié expérimental. Un disque bancal, frustrant par moments, mais absolument essentiel pour comprendre la richesse et les contradictions d'une époque formidable.
3
Dec 27 2024
Here's Little Richard
Little Richard
Avant de commencer, mettons une chose au clair. Noter cet album, c'est un peu comme vouloir mettre une note au Big Bang. C'est un exercice absurde, presque irrespectueux car ce que contient ce disque, ce n'est pas juste une collection de chansons. C'est l'ADN de tout ce qui a suivi, c'est une explosion primale, une déflagration d'énergie pure qui a défini pour les décennies à venir ce que le rock'n'roll devait être : dangereux, sexy, incontrôlable et follement excitant.
En 1957, le rock'n'roll existait déjà, bien sûr. Elvis faisait se pâmer les filles avec son déhanché, Chuck Berry écrivait des poèmes pour bagnoles et guitares. Mais personne, absolument personne, n'avait entendu ça. Little Richard n'a pas chanté le rock'n'roll, il l'a hurlé, il l'a craché, il l'a incarné avec une fureur qui tenait à la fois du sermon de prêcheur possédé et du cri d'un jouisseur impénitent.
Avec son piano cavaleur, ses "Wooooo !" stridents, son maquillage et ses tenues flamboyantes, Richard Penniman était une anomalie magnifique. Un musicien noir, ouvertement gay dans une Amérique puritaine, qui a mis le feu aux poudres. Le mec a déclenché des émeutes et sa musique était un appel à la libération des corps et des esprits. Le hit dévastateur "Tutti Frutti", avec son fameux "A-wop-bop-a-loo-bop-a-lop-bam-boom !", c'était le signal. Le signal que la bienséance était morte et que la fête pouvait commencer.
Alors, après un tel panégyrique, pourquoi, mais pourquoi diable, lui coller un misérable 3 sur 5 ?
Parce que nous sommes ici pour juger des albums. Et "Here's Little Richard", aussi fondamental soit-il, n'est pas un album au sens où on l'entendra plus tard. C'est une compilation de singles, une rafale de tubes enregistrés entre 1955 et 1957. "Tutti Frutti", "Long Tall Sally", "Rip It Up", "Ready Teddy", "Jenny, Jenny"... La liste est vertigineuse. Chaque morceau est une bombe de trois minutes, une décharge d'adrénaline conçue pour faire exploser les juke-boxes et les pistes de danse.
Et c'est là sa force, mais aussi la faiblesse de l'album en tant qu'expérience d'écoute. Écouter "Here's Little Richard" d'une traite, c'est comme essayer de boire une bouteille de Tabasco cul-sec. C'est intense, ça brûle, c'est vivifiant, mais c'est aussi épuisant. Il n'y a pas de pause, pas de nuance, pas de dynamique et chaque morceau est construit sur le même schéma : intro au piano, hurlements, saxo déchaîné, fin abrupte. C'est formidable, mais au bout du cinquième titre, on a un peu l'impression que le disque bégaie.
C'est pour ça que la note est sévère. Elle ne juge pas le génie de Little Richard, qui est un 6/5 si ça existait. Elle ne juge pas l'importance historique de ces chansons, qui est incalculable. Elle juge un objet, l'album de 1957, qui n'était qu'un format pratique pour rassembler des 45 tours. Le génie de Little Richard, c'était l'explosion de la face A d'un single, pas la narration d'une face B de 33 tours.
Ce disque est un pilier, un des actes de naissance officiels du rock. Il faut l'écouter pour comprendre d'où viennent les Beatles, les Stones, Hendrix, Bowie, Prince... la liste est infinie. C'est un document historique indispensable. Mais est-ce un grand album ? Un disque avec une progression, des moments de calme et de tempête ? Non. C'est une tempête, et uniquement une tempête.
Un 3 sur 5 pour l'objet. Un respect éternel pour l'artiste.
3
Dec 30 2024
Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band
Beatles
Aujourd'hui, nous allons nous attaquer à un monument. Non, rectificatif : nous allons nous attaquer au MONUMENT. La pierre angulaire, le Saint-Graal, l'album que des générations de critiques musicaux ont érigé en pinacle de la création humaine. Le disque que Time Magazine a qualifié de "moment décisif dans l'histoire de la civilisation occidentale". Rien que ça. J'ai nommé, bien sûr, "Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band."
Et je vais vous dire une chose, tout de suite, pour qu'il n'y ait pas de malentendu : ce disque me laisse froid.
Voilà, le blasphème est commis. Maintenant, laissez-moi m'expliquer. Je ne suis pas un anti-Beatles primaire. Je les "supporte dans mon paysage musical" et l'album "Blanc" est un bordel génial, plein de fureur, de fragilité et de prises de risque. Mais Sgt. Pepper... Sgt. Pepper, c'est autre chose, c'est l'album qui a transformé quatre types de Liverpool en académiciens du rock. C'est un disque d'une intelligence folle, d'une complexité technique inouïe, mais c'est aussi, à mes oreilles, un disque terriblement lisse et désincarné.
On nous le vend depuis 60 ans comme l'album-concept ultime. La belle affaire ! Le concept, il tient sur deux chansons : la première, qui introduit le groupe fictif, et sa reprise avant le final. Entre les deux ? Une collection de chansons qui n'ont absolument rien à voir les unes avec les autres. C'est un fourre-tout de génie, mais c'est un fourre-tout. L'idée de la fanfare du sergent Poivre, c'est juste un emballage marketing, un prétexte pour justifier toutes les excentricités sonores.
Car oui, il faut lui reconnaître ça, l'album est une révolution de studio. C'est une pièce d'orfèvrerie. George Martin et les quatre garçons se sont amusés comme des fous avec les bandes, les orchestrations, les bruitages. Les textures sont incroyables , le mélange entre la tradition du music-hall anglais et les influences orientales est novateur. C'est un triomphe de production. Mais à trop se concentrer sur la forme, j'ai l'impression qu'ils en ont parfois oublié le fond.
Quand j'écoute ce disque, j'entends le travail, j'entends les heures passées en studio, j'entends l'ingéniosité, l'application. Mais je ne ressens pas grand-chose. Ça manque de cette urgence qui rend le rock'n'roll si vital. À part deux ou trois moments de grâce absolue, le reste me semble daté, prisonnier de son époque psychédélique un peu naïve. La fanfare, les bruits de cirque sur "Being for the Benefit of Mr. Kite!", tout ce folklore "Summer of Love"... ça a le charme désuet d'une carte postale jaunie.
Bien sûr, il y a des sommets et il serait malhonnête de le nier. "Lucy in the Sky with Diamonds" est une rêverie psychédélique magnifique. "Within You Without You" de Harrison est une fusion hypnotique et sincère. Et puis, il y a "A Day in the Life" et ce morceau, à lui seul, justifie presque la réputation de l'album. C'est un chef-d'oeuvre absolu, un voyage schizophrène entre le quotidien banal de Lennon et les envolées orchestrales apocalyptiques de McCartney. Un monument.
Mais est-ce que trois chansons exceptionnelles suffisent à faire un album légendaire ? Pour moi, non. J'ai toujours préféré la crudité du "White Album", le rock'n'roll plus direct de "Revolver" ou même la rage des Stones de la même époque. "Sgt. Pepper" est un disque que je respecte énormément pour ce qu'il a apporté à la musique en termes de production et d'ambition. C'est une pièce de musée, une étape obligatoire dans l'éducation de tout amateur de musique.
Mais est-ce un disque que j'aime ? Est-ce un disque qui me fait vibrer ? Pas vraiment. C'est un album que j'écoute avec mon cerveau, pas avec mes tripes. L'engouement qu'il suscite encore aujourd'hui me dépasse un peu. On dirait que personne n'ose dire que le roi est un peu trop habillé, que sa magnifique parure sonore cache parfois un léger manque d'âme.
Un 2 sur 5, donc. Je sais c'est une note qui peut paraître sévère, mais qui est, je pense, honnête. C'est la note d'un album qu'il faut absolument découvrir pour sa place dans l'histoire, pour son influence colossale. Mais une fois découvert, rien ne vous oblige à vous prosterner. On a le droit de trouver ça un peu... chiant. Et ça fait du bien de le dire.
2
Dec 31 2024
Fulfillingness' First Finale
Stevie Wonder
Il y a des artistes qui ont la chance de sortir un chef-d'oeuvre dans leur carrière. Et puis il y a Stevie Wonder, le mec, qui entre 1972 et 1976, n'a pas sorti un, mais une série de chefs-d'oeuvre absolus, une suite de disques si parfaits qu'on se demande encore aujourd'hui comment un seul être humain a pu atteindre un tel état de grâce. Cette période, qu'on appelle sa "période classique", est un monument de l'histoire de la musique.
Et c'est là tout le problème de "Fulfillingness' First Finale" car lui n'est pas un chef-d'oeuvre ni un grand disque mais c'est un bon disque. Et un "bon" disque de Stevie Wonder de 1974, croyez-moi, ça reste meilleur que 95% de la production musicale de n'importe quelle autre année.
Il faut tout de même lui reconnaître ses immenses qualités. C'est un album qui explose les étiquettes et le réduire à de la "black music" serait une insulte. Stevie, à cette époque, est un musicien total. Il brasse les influences avec une aisance déconcertante. On y trouve des rythmes latinos, du reggae ("Boogie On Reggae Woman"), de la samba funky ("Bird of Beauty"), de la soul, du gospel... C'est un véritable tour du monde musical, un témoignage de sa curiosité et de son génie à synthétiser des sons venus de partout pour en faire quelque chose d'unique.
C'est aussi, un album où il pousse plus loin son exploration des sons électroniques. Le synthétiseur Moog, l'ARP, le Clavinet... Ces instruments, qui pouvaient sonner froids et mécaniques chez d'autres, deviennent sous ses doigts des outils pour créer des textures chaudes, organiques, presque vivantes. Des morceaux comme le magnifique "Creepin'" sont des merveilles de production, des paysages sonores oniriques et enveloppants.
Alors, qu'est-ce qui cloche ? Pourquoi ce disque est-il considéré comme un ton en dessous des autres ?
Pour les raisons simples qu'il est moins cohérent, moins percutant que d'autres. "Fulfillingness' First Finale" est plus introspectif, plus personnel, plus apaisé. C'est un disque plus doux, plus romantique et forcément, il perd un peu en énergie ce qu'il gagne en tendresse.
Le seul véritable coup de gueule de l'album, c'est "You Haven't Done Nothin'", une charge anti-Nixon d'une efficacité redoutable, avec les Jackson 5 aux choeurs s'il vous plaît. Mais le reste de l'album est sur un tempo plus lent, plus méditatif.
Le 3 sur 5 est donc une note sévère, mais juste si on le juge à la discographie de Stevie Wonder. C'est le paradoxe du génie : on finit par le juger selon les standards impossibles qu'il a lui-même fixés. Pour n'importe qui d'autre, ce serait l'album d'une vie. Pour Stevie Wonder, c'est "juste" un très bon disque de transition. Un disque à découvrir absolument, pour la beauté de ses mélodies et la richesse de ses textures.
3
Jan 02 2025
Horses
Patti Smith
Il y a des disques qui sont des photographies. Pas celles qu'on prend avec un appareil, mais celles qui capturent l'âme d'une époque, l'énergie d'une ville, la naissance d'un mouvement. "Horses", le premier album de Patti Smith, est l'une de ces photographies. C'est le cliché en noir et blanc, granuleux et sublime, du New York de 1975 : fauché, crasseux, dangereux, mais vibrant d'une créativité électrique qui allait bientôt mettre le feu au monde sous le nom de "punk rock".
Avant "Horses", le rock était encore largement une affaire d'hommes, de guitar heroes et de chanteurs à la virilité plus ou moins affirmée. Et puis Patti est arrivée, ce n'était pas une chanteuse, mais une poétesse. Une artiste chétive à la dégaine androgyne, qui a pris le rock'n'roll par le col et l'a forcé à écouter de la poésie, à lire du Rimbaud. Elle n'a pas demandé la permission, elle a défoncé la porte.
Et quelle entrée en matière ! L'album s'ouvre sur les quelques notes de piano de "Gloria", et la voix de Smith, tranchante comme un rasoir, qui déclame : "Jesus died for somebody's sins, but not mine". "Jésus est mort pour les péchés de quelqu'un, mais pas les miens". La messe est dite. En une phrase, elle balaye des décennies de conventions rock et religieuses. Le morceau explose ensuite en une reprise sauvage du standard de Them, transformé en un hymne à la libération sexuelle et spirituelle.
C'est ça, la magie de "Horses". C'est un mélange de poésie, de spoken word et d'énergie musicale brute. Produit par le grand John Cale du Velvet Underground – et ce n'est pas un hasard, car on sent ici l'héritage direct du chaos arty du Velvet –, l'album a un son primitif, urgent. C'est le son d'un groupe de garage qui aurait répété dans une bibliothèque. Les thèmes abordés sont crus : le sexe, la religion, la mort, l'aliénation. Patti Smith ne chante pas, elle prêche, elle crache, elle incante.
L'album est un voyage et on passe du reggae funèbre de "Redondo Beach", qui raconte une histoire de suicide, à la transe épique de "Land", un morceau en trois parties qui monte, qui monte, jusqu'à une explosion quasi hendrixienne. C'est un disque qui prend des risques, qui n'a pas peur d'être déroutant ou même un peu bancal par moments.
Et c'est peut-être là que se situe la petite réserve qui justifie le 4 sur 5. "Horses" est un album d'une importance capitale, un marqueur dans l'histoire du rock. Mais est-ce un album parfait ? Pas tout à fait. Son côté brut et sa structure parfois très libre, où le poème prend le pas sur la chanson, peuvent le rendre un peu ardu. C'est un disque plus cérébral que physique. On l'écoute avec une admiration intellectuelle pour son audace et son intelligence, mais il n'a pas toujours l'efficacité mélodique immédiate d'autres classiques. C'est un album que je respecte plus qu'un album que j'écoute en boucle pour le plaisir.
Quand je l'ai découvert, adolescent, bien après sa sortie, il m'a fasciné. C'était la clé pour comprendre d'où venait tout ce que j'aimais dans le post-punk. C'était le chaînon manquant entre le Velvet Underground et Television. Mais je dois avouer qu'il m'a fallu du temps pour l'apprivoiser complètement.
Un beau 4 sur 5, c'est la note d'un album majeur, un disque qui a changé les règles du jeu et a ouvert la voie à d'innombrables artistes. C'est le son d'une révolution, capturé à l'état brut. Il n'est peut-être pas parfait sur la forme, mais son esprit, lui, est d'une pureté absolue. Un disque essentiel pour comprendre que le rock'n'roll peut aussi être de la grande littérature.
4
Jan 03 2025
Only Built 4 Cuban Linx
Raekwon
En 1995, l'onde de choc du Wu-Tang Clan continuait de secouer la planète hip-hop. Après l'explosion collective de 1993, les membres du Clan commençaient à s'échapper en solo, comme des ninjas partant en mission. On avait eu le charisme enfumé de Method Man, la folie pure d'Ol' Dirty Bastard. Et puis, le 1er août 1995, est arrivé le troisième homme : Raekwon, surnommé "The Chef". Et le plat qu'il nous a servi n'était pas un simple album. C'était un film.
"Only Built 4 Cuban Linx…", souvent appelé "The Purple Tape" par les initiés (car la première édition K7 était en plastique violet), n'est rien de moins que l'acte de naissance d'un sous-genre entier : le rap mafioso. Un album entièrement centré sur l'imagerie de la mafia américaine et du crime organisé. Raekwon et son acolyte de toujours, Ghostface Killah (présent sur la quasi-totalité des morceaux, au point que c'est presque un album en duo), ne sont plus de simples rappeurs. Ce sont des personnages, des gangsters tirés à quatre épingles qui sirotent du Cristal et portent du Gucci, naviguant dans un monde de deals de drogue, de trahisons et de paranoia.
Et le réalisateur de ce film sonore, c'est le grand manitou du Clan, le producteur RZA. Et quel film ! On sent l'influence des polars de John Woo à chaque coin de rue. Le paysage sonore est sombre, tendu, incroyablement cinématographique. RZA est au sommet de son art, il découpe des samples de vieux disques de soul, des dialogues de films, des cordes dramatiques pour créer une atmosphère qui suinte le danger et la mélancolie. On n'est pas dans le G-Funk californien et ses rythmes festifs, on est dans une ruelle sombre de Staten Island, au milieu d'une transaction qui pourrait mal tourner à tout moment.
L'album est un classique du Clan, et donc, par définition, un classique du rap. La narration est brillante, l'alchimie entre Raekwon et Ghostface est télépathique, leur flow est complexe, leur argot est si dense qu'il faut parfois un décodeur pour tout saisir. C'est un disque qui ne se livre pas facilement, il faut y entrer, l'apprivoiser.
Alors, pourquoi "seulement" un 4 sur 5 pour un album si important, si influent ?
Parce que sa plus grande force est aussi ce qui peut constituer sa limite. "Only Built 4 Cuban Linx…" est un album exigeant. C'est un bloc, un film qu'on ne peut pas regarder en picorant des scènes. Il faut s'asseoir et l'écouter du début à la fin pour en saisir toute la richesse et la cohérence. Il y a peu de "tubes" évidents, de morceaux qui sortent du lot pour faire bouger une soirée. L'album fonctionne comme un tout, une longue montée en puissance qui suit les hauts et les bas de la vie de hors-la-loi.
En 1995, j'avais 25 ans et je me souviens de l'impact du disque à sa sortie. Il était moins immédiat que les autres projets du Wu-Tang car il demandait un effort. C'est un disque que j'ai appris à aimer, à décrypter et c'est là que se situe ma légère réserve. C'est un chef-d'oeuvre de construction, une démonstration de force lyrical et sonore. Mais il lui manque parfois cette étincelle de fun, cette folie spontanée qui rendait les disques d'ODB ou de Method Man si attachants. C'est un album de "connaisseurs", un disque pour les têtes chercheuses du hip-hop.
Un 4 sur 5, c'est la note du respect absolu pour un album majeur, un disque qui a changé la face du rap et dont l'influence se fait encore sentir aujourd'hui. C'est une oeuvre d'art complexe, dense et sombre, qui mérite sa place au panthéon. Mais pour atteindre le 4/4, il m'aurait fallu un peu plus de lumière, un ou deux moments où l'on sort de la salle de cinéma pour simplement danser sous la boule à facettes. Un classique, sans aucun doute. Mais un classique qui vous fait travailler les méninges autant qu'il vous fait hocher la tête.
4
Jan 06 2025
Abattoir Blues / The Lyre of Orpheus
Nick Cave & The Bad Seeds
Mon Dieu que ça me fait mal d'écrire ça. Croyez-moi. Mettre un 3 sur 5 à un album de Nick Cave, c'est comme mettre une mauvaise note à un membre de sa propre famille. On l'aime, on le vénère, on lui doit tant de moments de grâce et de fureur... mais parfois, il faut être honnête. Parfois, l'amour ne suffit pas à masquer les défauts. Et "Abattoir Blues / The Lyre of Orpheus", aussi génial soit-il par moments, est un album décevant.
Remettons-nous dans le contexte de 2004. Trois ans que l'on attendait le successeur du magnifique et apaisé "No More Shall We Part". Et surtout, c'était le premier album sans une pièce maîtresse des Bad Seeds : le guitariste Blixa Bargeld, dont les scarifications soniques et la présence décharnée avaient hanté chaque disque du groupe depuis le début. L'attente était immense et puis la nouvelle tombe : ce ne sera pas un, mais DEUX albums. Un double. La panique et l'excitation. La double dose de Cave.
Le concept, est celui des deux faces d'une même pièce. Deux visages d'un artiste arrivé à une forme de maturité. D'un côté, "Abattoir Blues", c'est le Cave prêcheur, le rockeur possédé, le poète de l'apocalypse. C'est un disque intense, rageur, porté par un putain de choeur gospel qui transforme chaque morceau en une messe électrique et survoltée. Des titres comme "Get Ready for Love" ou "There She Goes, My Beautiful World" sont des uppercuts, des hymnes à la vie et à la luxure d'une puissance phénoménale. C'est le Nick Cave du samedi soir, celui qui danse avec le diable en pogotant.
De l'autre, "The Lyre of Orpheus". C'est le Cave du dimanche matin, la gueule de bois mélancolique, le poète au coeur brisé. C'est un disque de ballades somptueuses, portées par le piano et des arrangements d'une finesse inouïe. Des chansons comme "Breathless" ou "Carry Me" sont d'une beauté à pleurer. C'est le Cave qui nous murmure à l'oreille des histoires d'amour et de mort avec une tendresse infinie.
Alors, où est le problème ? Le problème, c'est que c'est un DOUBLE album.
C'est la maladie classique des artistes qui ont trop d'idées et personne pour leur dire "stop". Sur les dix-huit titres que comptent ces deux disques, combien sont réellement indispensables ? Sept ? Huit ? Dix, si on est généreux. Et ces dix titres, si on les avait rassemblés sur un seul et même album, auraient constitué l'un des plus grands chefs-d'oeuvre de la décennie. Un 5/5 sans la moindre hésitation.
Mais voilà. Au lieu de ça, on a un festin gargantuesque, mais inégal. Pour chaque "Get Ready for Love", on a un "Fable of the Brown Ape" un peu anecdotique. Pour chaque "Breathless", on a un "Babe, You Turn Me On" qui, bien que joli, n'a pas la même force. Le génie est là, bien présent, mais il est dilué. Noyé dans une profusion de titres qui sentent parfois le remplissage, la face B de luxe. L'écoute complète des deux disques est une expérience éprouvante, un marathon qui laisse sur sa faim, paradoxalement. On passe d'un sommet à un plat, puis à un autre sommet, et on finit par se dire que le voyage aurait été bien plus marquant s'il avait été plus court et plus direct.
C'est pour ça que ce 3 sur 5 me fend le coeur. C'est une note de frustration, la frustration de voir un chef-d'oeuvre potentiel transformé en un très bon double album, ce qui n'est pas la même chose. C'est le disque d'un artiste en état de grâce créative, mais qui a manqué d'un producteur ou d'un ami pour lui dire : "Nick, calme-toi. Garde le meilleur, et fous le reste de côté pour plus tard."
Il faut l'écouter, évidemment. Pour les quelques morceaux qui comptent parmi les plus beaux de sa carrière. Et pour se faire sa propre compilation, son propre album idéal. Mais en tant qu'oeuvre complète, "Abattoir Blues / The Lyre of Orpheus" est une oeuvre frustrante. Et de la part d'un artiste qui nous a habitués à une telle exigence, c'est une petite déception.
3
Jan 07 2025
Ellington at Newport
Duke Ellington
Allez, on ouvre le carnet de bord. Le grand livre, dans sa sagesse infinie et parfois discutable, m'a ordonné de me pencher sur un monument. Un truc en noir et blanc, qui sent le formol et les soirées où tes grands-parents s'encanaillaient. Duke Ellington. Pas n'importe quoi, attention : Ellington at Newport, 1956. Le disque qui, paraît-il, a ressuscité une carrière et foutu le feu à un festival de jazz un peu trop coincé du derche.
Je vais être honnête avec vous, quand on a passé sa jeunesse à user des vinyles de punk, de post-punk, de rock indé crasseux et qu'on a vu défiler la britpop et le grunge, se fader un big band de 1956, c'est un peu comme passer d'une dose d'adrénaline pure à une tisane verveine-tilleul. Mais le projet est le projet. On doit tout écouter. Alors, j'ai appuyé sur "Play", non sans un soupir qui aurait pu éteindre les bougies d'un gâteau d'anniversaire.
Pour comprendre ce disque, il faut comprendre le contexte. En 1956, le Duke, la classe incarnée, le génie de la composition, commençait sérieusement à sentir la naphtaline. Le jazz avait bougé. Les jeunes loups du bebop l'avaient ringardisé. Le rock'n'roll commençait à pointer le bout de son nez et de sa banane. Duke Ellington et son grand orchestre, c'était devenu une musique de papa, une institution respectable mais plus vraiment excitante. Sa carrière était sur le déclin, le genre de pente douce qui mène tranquillement au cimetière des éléphants musicaux.
Et puis il y a ce fameux 7 juillet 1956, au Newport Jazz Festival. La haute société blanche et endimanchée, venue s'offrir un frisson culturel. Le concert d'Ellington commence, et, de l'avis de tous, ça commence mollement. Le public est poli, applaudit sagement, mais pense déjà au prochain cocktail. On sent l'ennui poindre, le genre de moment où tu te dis que t'aurais mieux fait de rester à la maison pour repeindre les volets.
Ellington, vexé comme un pou, sent que son orchestre est en train de perdre la bataille. Il décide de jouer une vieille composition en deux parties, "Diminuendo and Crescendo in Blue". Un truc qu'il jouait déjà dans les années 30. Entre les deux, il lâche la bride à son saxophoniste ténor, Paul Gonsalves. Il lui dit, en substance : "Vas-y, mon grand, et joue jusqu'à ce que tes poumons explosent."
Et là, le miracle.
Le moment de bascule. Gonsalves, un type qui a l'air de sortir d'une sieste de trois jours, se lance dans un solo. Pas juste un bon solo. Un putain de solo. Au début, les gens n'en ont rien à foutre. Et puis, une blonde platine, un peu éméchée, se lève au milieu de la foule de culs-serrés en pantalon de golf, et se met à danser comme si sa vie en dépendait. Un type la rejoint. Puis deux. Puis dix. En quelques minutes, c'est l'hystérie collective. Les gens grimpent sur les chaises, hurlent, la sécurité est dépassée. Le big band le plus classe du monde vient de provoquer une émeute dans le festival le plus chic de la planète. Duke Ellington, ce soir-là, a rappelé à tout le monde qui était le patron. Sa carrière était relancée. Le disque, qui immortalise ce moment, est devenu un best-seller.
Voilà pour la légende. C'est une histoire magnifique. Une histoire de résilience, de génie, un "fuck" monumental envoyé à tous ceux qui l'enterraient un peu vite.
Maintenant, la réalité, cul posé sur mon canapé en 2025, avec mes écouteurs sur les oreilles.
Et la réalité, c'est que ce disque, pour être tout à fait franc, je me suis fait chier.
Oui, je sais, c'est un sacrilège. Mais que voulez-vous ? Passé l'intérêt historique, qu'est-ce qu'il reste ? Une musique qui a pris un sacré coup de vieux. Les arrangements sont brillants, certes, mais ça sonne daté, terriblement daté. Le son est ce qu'il est pour l'époque. Et puis, il y a la grande supercherie : une bonne partie de l'album, soi-disant "live", a été réenregistrée en studio quelques jours plus tard parce que la prise de son originale était pourrie. On a même rajouté des applaudissements en boîte. Pour un mec comme moi qui a grandi avec l'éthique du "vrai", du "brut", ça la fout mal.
Alors, comment noter ce machin ? C'est tout le paradoxe de ce projet "1001 Albums". Doit-on juger l'objet pour ce qu'il est, ou pour ce qu'il représente ? Pour son impact historique ou pour le plaisir qu'il procure aujourd'hui ?
Ce n'est pas un album, c'est un putain de documentaire audio. C'est le témoignage d'un moment charnière, d'une performance qui a changé le cours d'une carrière. Le solo de Gonsalves, même sur disque, reste un truc assez dingue, une montée en puissance qui force le respect. On entend presque la foule se réveiller.
Mais est-ce que je vais le réécouter pour le plaisir ? Jamais de la vie. Ça ira rejoindre la pile des disques "importants mais chiants". C'est une pièce de musée. On la regarde avec respect, on lit le petit panneau explicatif, on hoche la tête d'un air entendu, et on passe à la salle suivante.
L'événement : 5/5, sans hésiter. Un moment de grâce, de fureur et de génie.
Le disque en tant que tel, pour mes oreilles de vieux rocker qui a besoin de sentir la sueur et l'électricité : 1/5. Et je suis généreux.
C'est donc un 1 sur 5, mais un 1 sur 5 historique, un 1/5 "à découvrir". Un disque qu'il faut entendre une fois dans sa vie pour comprendre une histoire, pas forcément pour aimer une musique.
1
Jan 09 2025
The Wildest!
Louis Prima
Parfois, on n'a pas envie de se prendre la tête. On n'a pas envie de disséquer des textes sur la condition humaine, de se plonger dans des abîmes de noirceur ou d'admirer des prouesses techniques qui nous laissent froids. Parfois, on a juste envie de se marrer, de taper du pied et de se sentir incroyablement vivant. Pour ces moments-là, il y a un remède miracle : "The Wildest !" de Louis Prima.
Ce disque, c'est l'antidote parfait à la morosité. C'est un concentré de bonne humeur, une explosion de swing, une invitation permanente à la fête. En 1956, le rock'n'roll commençait à tout balayer sur son passage, mais dans les clubs de Las Vegas, un Italo-Américain de La Nouvelle-Orléans prouvait que le jazz pouvait être tout aussi sauvage, débridé et sexuel.
Il faut se souvenir que Louis Prima était considéré comme un has-been au début des années 50. Sa carrière était au point mort. Et puis, en 1954, il décroche un contrat au Sahara de Las Vegas. Il engage un jeune saxophoniste teigneux nommé Sam Butera et monte un spectacle avec sa nouvelle épouse, la chanteuse Keely Smith. Le succès est immédiat et foudroyant.
"The Wildest !", enregistré en studio mais avec l'énergie du live, est la bande-son de cette résurrection spectaculaire.
Et quelle énergie ! La pochette, avec le visage de Prima en pleine grimace extatique, ne ment pas : la musique est à l'avenant, "joyeuse, exubérante et irrésistible". C'est du jump-jive survolté, un rhythm and blues survitaminé qui doit autant à Louis Armstrong qu'au punk rock qui n'existait pas encore. La dynamique entre Prima, le boute-en-train qui fait des blagues et qui beugle, et Keely Smith, la femme fatale impassible qui le regarde d'un air blasé, est absolument géniale.
L'album est une collection de standards et d'anciens titres de Prima, tous passés à la moulinette de son groupe, The Witnesses. Le medley "Just A Gigolo / I Ain't Got Nobody" est devenu un classique immortel. Les versions de "Oh Marie" ou de "Buona Sera" sont des modèles de relecture, où le groupe semble s'amuser comme des petits fous.
Alors, pourquoi seulement un 3 sur 5 pour un disque aussi jouissif ?
Parce qu'il faut être honnête. "The Wildest !" est un disque de pur divertissement. Il n'a pas la profondeur d'un Miles Davis ou la mélancolie d'un Sinatra. Les puristes du jazz, comme le mentionne le livre, le snoberont toujours un peu, le considérant comme un simple imitateur d'Armstrong. Et ils n'ont pas tout à fait tort. Ce n'est pas un album qui va changer votre perception de la musique. C'est un disque qui va changer votre humeur. C'est déjà énorme, mais on n'est pas dans la même catégorie que les chefs-d'oeuvre qui redéfinissent un genre.
C'est un formidable disque de fête, un instantané parfait d'une époque et d'un lieu (le Las Vegas des années 50). Un disque dont l'influence est plus grande qu'on ne le pense. Son énergie folle a sans aucun doute ouvert des portes pour le rock'n'roll. Et sa personnalité unique a même séduit Walt Disney, qui, après l'avoir vu sur scène, lui a offert le rôle du Roi Louie dans Le Livre de la jungle. Louis Prima, "The King of the Swingers", c'était une évidence.
Un 3 sur 5, c'est une note de plaisir. Ce n'est pas la note d'un chef-d'oeuvre intello, mais celle d'un disque qui remplit sa mission à 200% : vous donner la pêche. Et franchement, il y a des jours où ça vaut tous les 5/5 du monde. Un bon disque de jazz plein de bonne humeur, tu as tout dit. C'est exactement ça. Ni plus, ni moins. Et c'est déjà beaucoup.
3
Jan 10 2025
The Good, The Bad & The Queen
The Good, The Bad & The Queen
Il y a un mot qui, dans le monde du rock, me fait à la fois saliver d'envie et trembler de peur : "supergroupe". Sur le papier, c'est la promesse d'un fantasme. Imaginez un peu l'affiche en 2007 : au chant et aux claviers, Damon Albarn, le parrain de la Britpop avec Blur, fraîchement réinventé en génie mondial avec Gorillaz. À la basse, le flegme et la dégaine incarnés, la légende punk Paul Simonon de The Clash. À la guitare, l'architecte des cathédrales soniques de The Verve, Simon Tong. Et à la batterie, excusez du peu, le coeur battant de l'Afrobeat, le maestro Tony Allen, batteur du grand Fela Kuti.
Rien qu'avec ce line-up, on était en droit d'attendre l'album du siècle. Un truc qui allait redéfinir les frontières de la musique.
Et puis le disque est arrivé. Et le résultat est... compliqué.
Ce premier album de The Good, The Bad & The Queen n'est pas le monstre de rock hybride qu'on aurait pu imaginer. Au contraire, c'est un disque sur la pointe des pieds, une collection de chansons profondément mélancoliques, une déambulation fantomatique dans un Londres gris et pluvieux. On nous l'avait vendu comme un "Parklife 2" centré sur l'Ouest londonien, mais on est à des années-lumière de l'énergie et de la satire de l'album de Blur. Ici, c'est la gueule de bois après la fête, la nostalgie d'un monde qui s'efface. Une ambiance feutrée, presque ouatée.
Il faut reconnaître une chose : le son est une pure merveille. Le producteur Danger Mouse, alors au sommet de son art, a fait un travail d'orfèvre. Il a su créer un écrin sonore aéré, inventif, subtilement teinté de dub et de soul. Et surtout, il a compris que le véritable trésor de ce groupe, c'était sa section rythmique. L'alchimie entre la basse reggae/dub de Simonon et le groove hypnotique et complexe de Tony Allen est un miracle. Écouter ces deux-là jouer ensemble est un plaisir en soi, c'est souple, c'est élégant, c'est d'une musicalité folle.
Mais… sur cette rythmique de rêve, il se passe finalement assez peu de choses. Le disque tourne un peu en rond et ne décolle jamais vraiment. On a l'impression d'assister à une jam session de luxe, où des musiciens de génie installent un groove sublime sur lequel Damon Albarn vient poser de jolies mélodies tristes qui, malheureusement, peinent à se transformer en grandes chansons. L'ambiance est là, indéniablement, mais les morceaux, pris un par un, donnent l'impression de se ressembler un peu tous. Ils partagent la même langueur, la même dynamique contenue.
C'est un album qui ne crie jamais, qui ne s'énerve jamais, il reste dans une sorte de flottement permanent. C'est un disque d'atmosphère, un parfait compagnon pour un dimanche après-midi pluvieux. Il est plaisant à réécouter, oui, parce que le son est riche et que le groove est imparable. Mais il manque les pics, les moments de fureur ou d'extase qui transforment un bon disque en un classique inoubliable. On attend l'explosion, l'étincelle qui va mettre le feu aux poudres, mais elle ne vient jamais.
C'est pour cela que la note de 3 sur 5 me semble juste. C'est la note d'un album plus réussi en tant que "projet" ou "concept" qu'en tant que collection de titres forts. C'est la réunion de quatre immenses talents qui ont produit un disque agréable. C'est un peu décevant, mais c'est déjà pas si mal. Il faut l'écouter, ne serait-ce que pour le plaisir d'entendre Simonon et Allen jouer ensemble. Mais il faut se faire à l'idée : ce n'est pas le chef-d'oeuvre qu'on était en droit d'espérer.
3
Jan 13 2025
It's Blitz!
Yeah Yeah Yeahs
Il faut que je vous avoue un truc : j'avais une tendresse particulière pour les Yeah Yeah Yeahs du début. Au commencement des années 2000, alors que New York redevenait le centre du monde du rock, ils étaient le chaos incarné. Une chanteuse, Karen O, qui était une véritable boule d'énergie punk, un sex-symbol déglingué et une artiste à fleur de peau. Et surtout, un guitariste, Nick Zinner, qui torturait sa six-cordes pour en sortir des sons uniques, des riffs anguleux et crades qui vous prenaient à la gorge. Leurs deux premiers albums, c'était de l'art-punk brut, de la sueur, du garage et des sentiments à vif. C'était viscéral.
Et puis, en 2009, arrive "It's Blitz !". Et là... le grand écart. La douche froide pour certains, la révélation pour d'autres. Pour moi, pour être honnête, ce fut la confusion la plus totale.
Le titre de l'album est une promesse de guerre éclair, d'attaque frontale. Mais la véritable blitzkrieg, c'est celle qu'ils ont menée contre leur propre son. Fini les guitares-rasoirs, adieu le rock brut de décoffrage. Pour ce troisième album, le trio a engagé le sorcier David Sitek de TV On The Radio, et le message est clair : place aux synthétiseurs, aux boîtes à rythmes, aux sonorités eighties. On range les perfectos en cuir et on sort les épaulettes et les boules à facettes.
Le résultat ? Eh bien, c'est un album qui te laisse sur le cul, sans que tu saches vraiment si c'est de plaisir ou de déception. Je ne sais pas sur quel pied danser. Et c'est terriblement frustrant.
Il y a des moments de pure grâce. Il faut être sourd ou de mauvaise foi pour ne pas reconnaître l'efficacité redoutable de "Zero" ou de "Heads Will Roll". Ce sont des tubes. Des machines à faire danser, avec des refrains qui s'incrustent dans le cerveau et des nappes de synthés qui vous emportent. C'est de l'électro-pop entraînante, intelligente, parfaitement produite. Quand on écoute ces morceaux, on se dit que le virage est réussi, que le groupe a su se réinventer avec brio. La voix de Karen O, plus posée, se marie étonnamment bien à ces ambiances plus froides et synthétiques.
Mais le problème, c'est que l'album ne tient pas cette promesse sur la durée. Passés ces deux ou trois sommets, on a l'impression que le disque patine, qu'il ne décolle jamais vraiment. On a des morceaux bien faits, élégants, mais qui manquent cruellement de l'étincelle de folie qui faisait tout le sel du groupe. La production de Sitek aussi brillante soit-elle, a tendance à tout lisser, à tout rendre un peu trop propre. On a perdu la crasse, le danger. On a l'impression d'écouter un excellent groupe de synth-pop, mais on a perdu les Yeah Yeah Yeahs en cours de route.
C'est un album commercial, oui, sans aucun doute. C'était le son de l'époque, une tentative de coller à l'air du temps, ce qui n'est pas un crime en soi. Mais on sent le calcul, on sent la volonté de produire un son plus "adulte", plus "accessible". Et dans cette quête, ils ont sacrifié une partie de leur âme. Le jeu de guitare si unique de Nick Zinner est quasi-inexistant, noyé sous les couches de claviers.
Ce n'est pas un mauvais album, loin de là. C'est un disque agréable, qui s'écoute sans déplaisir. Mais il est terriblement sage et la sagesse, ce n'est pas ce que je demande aux Yeah Yeah Yeahs. Je leur demande de me secouer, de me surprendre, de me mettre mal à l'aise. "It's Blitz !" me laisse sur ma faim.
Un 3 sur 5, c'est au final une note "mi-figue mi-raisin". La note d'un album qui a le cul entre deux chaises. Pas assez fou pour être un grand disque des YYYs, pas assez pop pour être un classique intemporel. C'est le son d'une transition, d'une mue. Intéressant, mais pas totalement convaincant. Un disque à écouter, pour sûr, mais qui laisse un étrange goût d'inachevé.
3
Jan 14 2025
Bookends
Simon & Garfunkel
Plongeons-nous en 1968 car c'est une une année de bruit et de fureur. Hendrix met le feu à sa guitare, les Stones préparent leur "Beggars Banquet" et le rock psychédélique explose dans un maelstrom de distorsion et de substances illicites. Le monde est en pleine convulsion, la jeunesse crie, se bat, expérimente.
Et pendant ce temps, deux jeunes intellectuels du Queens, à New York, décident de sortir un album-concept... sur la vieillesse.
Il faut avoir des couilles grosses comme des pamplemousses pour oser un truc pareil. À 26 et 27 ans, Paul Simon et Art Garfunkel n'étaient déjà plus des perdreaux de l'année, mais de là à nous pondre une méditation sur le temps qui passe, la solitude et les souvenirs qui s'effacent, il y avait un pas. Un pas qu'ils ont franchi avec une grâce et une intelligence qui forcent le respect, encore aujourd'hui.
"Bookends" est un disque d'une ambition folle, c'est un album que j'ai découvert bien plus tard, adolescent, en fouillant dans les bacs d'une médiathèque afin de découvrir et tester des nouveaux sons. Je suis tombé sur ce disque avec sa pochette en noir et blanc et ses airs de thèse universitaire. Il avait l'aura d'un classique, d'un truc "sérieux". Et sur ce point, j'avais raison.
La première face de l'album est un chef-d'oeuvre de construction. Encadrée par le court et mélancolique "Bookends Theme", elle déroule le cycle de la vie, de l'enfance à la vieillesse, en une poignée de chansons poignantes. L'album se distingue par une qualité sonore irréprochable ; chaque parole, chaque mélodie, chaque harmonie vocale est travaillée avec une minutie d'horloger. Le son, supervisé par le génial Roy Halee, est d'une pureté cristalline. On est à des années-lumière du son brut et saturé de l'époque. C'est un disque à écouter au casque, pour en savourer chaque détail, chaque respiration.
On passe de la fugue amoureuse et géographique de "America", l'une des plus belles chansons jamais écrites sur le sujet, à la solitude poignante de "Old Friends", où l'on entend presque le craquement des os des deux vieillards sur leur banc. Le tout est ponctué par ce collage sonore incroyable, "Voices of Old People", où des enregistrements de pensionnaires de maisons de retraite viennent nous rappeler la fragilité de la mémoire. C'est audacieux, c'est brillant, et c'est profondément touchant.
Et puis, il y a la deuxième face. Et c'est là que mon enthousiasme retombe d'un cran, justifiant le 3 sur 4. La face B est en réalité une collection de singles et de chansons diverses, qui, bien qu'excellentes pour la plupart, cassent un peu la magie et la cohérence de la première partie. On y trouve bien sûr le tube planétaire "Mrs. Robinson", un morceau immense et indissociable du film "Le Lauréat", qui a propulsé le duo au sommet de la gloire. C'est la chanson qui a fait d'eux des superstars. Mais à côté de ça, des titres comme "Punky's Dilemma" ou "At the Zoo", bien que sympathiques, semblent presque anecdotiques après la charge émotionnelle de ce qui a précédé.
C'est tout le paradoxe de "Bookends". C'est un album schizophrène, d'un côté nous avons un concept-album quasi parfait sur la condition humaine. De l'autre, une compilation de singles très efficaces. Le grand écart est un peu violent. L'album est d'une qualité d'écriture et de production exceptionnelles, c'est un fait. Mais cette perfection a un revers : elle peut parfois sembler un peu froide, un peu trop calculée. C'est un disque qui s'adresse plus à l'intellect qu'aux tripes. On l'admire, on le respecte, mais on a parfois du mal à se laisser complètement emporter par la passion.
"Bookends" reste une pièce maîtresse de la discographie de Simon & Garfunkel et un jalon important dans l'histoire de la pop. C'est le moment où le format album a commencé à être pris au sérieux, où des auteurs-compositeurs ont prouvé qu'on pouvait parler de sujets profonds et universels avec l'exigence de la grande littérature.
Un très bon album, donc un "gros" 4 sur 5, parce que la première face est un 5/5 indiscutable. Il faut l'écouter pour son ambition, pour la beauté pure de ses mélodies et pour comprendre comment, en pleine tempête électrique, deux voix et une guitare acoustique ont réussi à créer un silence assourdissant.
4
Jan 20 2025
The Stone Roses
The Stone Roses
Il faut se souvenir de ce qu'était l'Angleterre en 1989. La Dame de Fer, Thatcher, était encore aux commandes, le pays était gris, et la musique rock commençait sérieusement à tourner en rond. D'un côté, on avait les derniers soubresauts du post-punk gothique, de l'autre, une pop synthétique sans âme. Et puis, il y avait cette déferlante venue des entrepôts et des champs : l'acid house, la rave culture. Des gamins sous ecsta qui dansaient toute la nuit sur des rythmes hypnotiques. Le rock et la dance se regardaient en chiens de faïence, deux mondes que tout semblait opposer.
Et au milieu de ce no man's land, quatre mecs de Manchester ont débarqué.
Et pas n'importe quels mecs. Des branleurs d'une arrogance cosmique. Le chanteur, Ian Brown, marchait avec le déhanché d'un singe, l'air de dire "je suis le roi du monde et vous n'êtes que de la merde". Le guitariste, John Squire, se prenait pour Jackson Pollock en balançant de la peinture sur ses toiles et ses guitares. Le bassiste, Mani, avait un groove à faire danser un mort et le batteur, Reni, avec son bob ridicule, était une pieuvre d'une agilité folle. Ils s'appelaient The Stone Roses et ils étaient venus pour tout défoncer.
En 1989, j'avais 19 ans. J'étais en plein dedans. J'ai vu le disque débarquer avec cette pochette signée Squire, ce mélange d'art abstrait et de morgue prolo. Et j'ai a posé le vinyle sur la platine.
Et là, la claque.
Le disque s'ouvre sur un long crescendo de basse, une ligne à la fois menaçante et incroyablement sexy. Ça dure une minute, ça vous installe une ambiance de fin du monde, et puis la voix de Ian Brown, nonchalante, presque dédaigneuse, murmure : "I Wanna Be Adored". Putain de merde, quelle entrée en matière ! Fallait oser. N'importe quel autre groupe se serait planté en beauté avec une telle prétention. Eux, non, parce qu'au moment où la batterie de Reni explose et où la guitare de Squire déchire le silence, on comprend qu'ils ne demandent pas la permission. On allait les adorer.
Ce premier album, c'est la pierre de Rosette de la pop anglaise des années 90. C'est le disque qui a tout changé car ils ont réussi l'impensable : réconcilier le rock des guitares et la culture des clubs. C'est une véritable machine à danser, mais une machine avec une âme et une intelligence folle.
Le génie de John Leckie à la production est d'avoir su capturer cette dualité. Les guitares de Squire sont psychédéliques à souhait, des cascades de notes cristallines et réverbérées qui doivent tout aux Byrds de 1966. C'est la partie "indie rock", pour les gamins qui aimaient The Smiths. Mais en dessous, la section rythmique est une pure tuerie funk. Mani et Reni ne jouent pas du rock, ils jouent du groove. Leurs rythmes sont souples, complexes, hypnotiques. C'est la partie "rave", pour les mecs qui rentraient de l'Hacienda le cerveau à l'envers.
Et au-dessus de tout ça, la voix de Brown, faussement détachée, qui chante des mélodies pop d'une pureté absolue. Des chansons comme "She Bangs the Drums", "Waterfall" ou "Made of Stone" sont des classiques instantanés, des hymnes à la jeunesse, à l'amour et à l'arrogance.
Et puis... et puis il y a la face B. Qui se termine par le morceau ultime. Le manifeste. "I Am the Resurrection". Huit minutes et douze secondes de pure magie. Le morceau commence comme une chanson pop parfaite, avec un refrain à chanter à tue-tête dans les stades. Et au bout de trois minutes, alors qu'on pense que c'est fini, le groupe se lance dans un jam instrumental hallucinant. Une longue montée en puissance où la basse funky de Mani et la batterie virtuose de Reni créent un tapis volant pour la guitare de Squire, qui part dans des solos stratosphériques. C'est ça, la fameuse "scène Madchester" résumée en un seul morceau : l'énergie du rock, l'endurance de la dance, la tête dans les étoiles.
Cet album n'est pas juste un classique. C'est un acte de foi, la preuve qu'avec suffisamment de talent et d'arrogance, on peut réinventer la musique. Il a ouvert la voie à tout ce qui a suivi, de Blur à Oasis en passant par toute la vague indie-dance.
Alors oui, c'étaient des branleurs prétentieux. Mais c'étaient nos branleurs prétentieux et ils nous ont offert un disque cosmique, parfait du premier au dernier sillon.
Un 5 sur 5. Évident. Indiscutable. Et si vous n'êtes pas d'accord, c'est que vous n'avez rien compris.
5
Jan 21 2025
Neon Bible
Arcade Fire
Il y a des disques qu'on attend comme le Messie et d'autres qui vous tombent dessus sans crier gare. Le premier album d'Arcade Fire, "Funeral", faisait partie de la deuxième catégorie. Une météorite d'émotions brutes, une claque monumentale venue de Montréal qui avait mis tout le monde d'accord en 2004. Un de ces rares disques qui vous font dire : "OK, il y a un avant et un après". Forcément, après un tel chef-d'oeuvre, l'épreuve du deuxième album relevait de la mission suicide. On les attendait au tournant, les Canadiens, le fusil chargé, prêts à dégommer le moindre signe de faiblesse, la moindre redite.
Et puis "Neon Bible" est arrivé en 2007.
Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils n'ont pas choisi la facilité. Là où "Funeral" était une explosion de deuil et de célébration de la vie, un disque tourné vers l'intérieur, vers la catharsis personnelle, "Neon Bible" regarde au-dehors. Et ce qu'il voit n'est pas beau. C'est un disque sur l'Amérique de Bush, sur la paranoïa post-11 septembre, sur la vacuité de la foi télévisée et la peur constante d'un monde qui part en couilles. Le titre à lui seul est une trouvaille de génie : la Bible de Néon, ce symbole parfait d'une spiritualité de pacotille, aveuglante mais sans chaleur, une publicité pour le salut.
Pour accoucher de ce monstre sombre et angoissé, le groupe a fait un choix radical et terriblement logique : ils se sont enfermés dans une église. Pas pour prier, non, mais pour enregistrer. Et ça, ça s'entend à chaque seconde car l'église n'est pas juste un lieu, c'est un instrument à part entière. La réverbération naturelle donne une ampleur folle à chaque note, et surtout, il y a cet orgue. Cet orgue d'église, massif, omniprésent, qui transforme des morceaux rock en véritables hymnes funèbres ou en sermons apocalyptiques. C'est puissant, c'est grandiloquent, parfois jusqu'à l'excès.
C'est là le problème car "Neon Bible" est un disque de montagnes russes.
Quand on est au sommet, on touche le ciel. "Intervention", avec son orgue majestueux qui semble vouloir faire s'écrouler les murs de la chapelle, est un moment de grâce absolue. "Keep the Car Running", avec son rythme effréné et sa mandoline urgente, est un tube parfait, tendu comme un arc. "No Cars Go", une ancienne composition ressuscitée ici dans une version épique, vous donne envie de courir à en perdre haleine vers un horizon incertain. Et que dire de "My Body Is a Cage", cette conclusion spectrale où la voix de Win Butler, au bord de la rupture, implore la libération sur un crescendo d'orgue et de cordes à vous filer la chair de poule. Ces morceaux-là sont des monuments. Ils justifient à eux seuls le statut de grand groupe d'Arcade Fire.
Mais il y a les creux.
Entre ces sommets vertigineux, l'album s'essouffle parfois un peu. La grandiloquence, si elle sert magnifiquement certains titres, en plombe d'autres. On a parfois l'impression que l'ambiance et la production prennent le pas sur les chansons elles-mêmes. L'album est sombre, c'est une évidence, mais il lui manque par moments la flamme, la fragilité bouleversante de "Funeral". C'est un disque plus cérébral, plus conceptuel, et forcément un peu plus froid. On sent le poids de l'attente, la volonté de faire un "grand disque" sérieux et important. C'est tout à leur honneur, mais ça se fait au détriment de la spontanéité. C'est un excellent album, un très, très bon album même, mais il n'a pas cette perfection viscérale de son prédécesseur. Il y a, à boire et à manger.
En 2007, j'avais été impressionné par l'audace et l'ambition de la démarche. Ils auraient pu nous resservir la même soupe, ils ont préféré explorer des territoires plus hostiles. Rien que pour ça, chapeau bas. Mais avec le recul, je dois admettre que c'est un disque que j'admire plus que je n'écoute en boucle. C'est une oeuvre dense, intimidante, qui demande un certain état d'esprit pour s'y plonger.
"Neon Bible" est la confirmation qu'Arcade Fire n'était pas un feu de paille. C'est le disque qui a assis leur statut de groupe majeur de notre siècle, un groupe qui a des choses à dire et qui se donne les moyens sonores de ses ambitions. Il n'est peut-être pas parfait, mais ses sommets sont si hauts qu'ils pardonnent largement ses quelques vallées.
Un beau 4 sur 5. C'est la note d'un disque qui a frôlé le chef-d'oeuvre, qui a eu l'intelligence de ne pas vouloir être un "Funeral numéro 2", et qui, malgré ses quelques pesanteurs, reste une pièce maîtresse dans la discographie d'un groupe essentiel. Un disque à écouter dans le noir, très fort, en pensant à la fin du monde.
4
Jan 22 2025
Whatever
Aimee Mann
Mesdames et messieurs, bienvenue en 1993. Une année formidable. Kurt Cobain est encore parmi nous, même si pour plus très longtemps, et le monde de la musique est un champ de bataille boueux où des types en chemises de bûcheron gueulent leur mal-être sur des guitares saturées. À la radio, où je passais encore le plus clair de mon temps à l'époque, on se tapait du R.E.M., du Pearl Jam, et on commençait à voir débouler des trucs plus bizarres. Bref, le raffinement et la subtilité n'étaient pas exactement à l'ordre du jour. Le mot d'ordre, c'était "FUCK!", hurlé si possible avec une voix éraillée par la clope et le Jack Daniel's.
Et au milieu de ce merdier, débarque Aimee Mann.
Pour les plus jeunes, ou ceux qui ont passé les années 80 dans une grotte, Aimee Mann, c'était la voix et la tête pensante de 'Til Tuesday. Un groupe new wave qui avait réussi à pondre l'un des plus grands tubes de la décennie avec "Voices Carry". Une chanson parfaite, un clip iconique. On pensait tous qu'elle était la prochaine Chrissie Hynde, la nouvelle Costello au féminin. Une songwriteuse hors pair, capable d'allier mélodies pop imparables et textes d'une intelligence rare.
Puis, silence radio. Le groupe se sépare, et pendant des années, on attend, on attend le disque qui va la consacrer reine.
Et en 1993, il arrive. Son premier album solo et il s'appelle "Whatever". Un titre qui, avec le recul, sonne presque comme une prophétie ou un aveu de faiblesse. "Peu importe".
Alors, que dire de ce fameux "Whatever" ?
Eh bien, pour être franc, c'est un album qui a le cul entre deux chaises, et qui, plus de trente ans après, a pris un sacré coup de vieux. Attention, je ne dis pas que c'est un mauvais disque. Le talent d'écriture de Mann est indéniable, on sent l'amour pour les Beatles, pour les Byrds, pour toute cette pop classieuse et lettrée qui a fait la gloire des années 60. Les mélodies sont là, les arrangements sont chiadés, parfois un peu trop. On est en plein dans ce qu'on appellera plus tard la power pop, un genre qui, en 1993, était à peu près aussi à la mode qu'un costume en tergal.
Et c'est là que le problème car l'album est tiraillé. D'un côté, on a des morceaux pop-rock, brillants mais qui sonnent aujourd'hui un peu datés, un peu trop propres sur eux. C'est bien foutu, mais ça manque de ce petit supplément d'âme qui fait qu'un disque traverse les époques sans prendre une ride. On sent la production de Jon Brion, ultra-léchée, qui deviendra sa marque de fabrique (et celle de Fiona Apple ou de Rufus Wainwright), mais qui ici, donne l'impression d'emballer les chansons dans du cellophane.
Et puis, de l'autre côté, il y a la facette folk-rock. Et là, je dois avouer, que c'est bien meilleur. Quand Aimee Mann laisse tomber les guitares électriques un peu trop clinquantes pour une approche plus acoustique, plus dépouillée, la magie opère. Des morceaux comme "Fifty Years After The Fair" ou "Jacob Marley's Chain" sont de pures merveilles. On retrouve la mélancolie poignante, la justesse du ton, cette capacité à raconter des histoires qui vous touchent en plein coeur. C'est dans ces moments-là qu'on se dit : "Putain, mais quel talent !".
Mais ces éclairs de génie sont un peu noyés dans un ensemble qui peine à convaincre sur la durée. J'ai réécouté l'album plusieurs fois pour cet article, et à chaque fois, le même constat s'impose : il a mal vieilli. Pas comme un bon vin, mais plutôt comme un yaourt oublié au fond du frigo. Il n'est pas complètement tourné, mais il a ce petit goût acide, cette texture un peu bizarre qui vous rappelle qu'il a connu des jours meilleurs.
Alors, pourquoi est-il dans cette fameuse liste des "1001 albums" ? Parce qu'il faut l'entendre, au moins une fois. Pour comprendre d'où vient Aimee Mann, pour apprécier son talent brut de compositrice qui explosera véritablement sur ses albums suivants. "Whatever" est une première étape, un brouillon de luxe, la promesse d'un avenir radieux qui, heureusement, se concrétisera.
Mais en 2025, est-ce un disque que je mettrais sur ma platine pour le plaisir ? Honnêtement, non. C'est un disque que l'on respecte plus qu'on ne l'aime. Un disque qui force l'admiration pour la qualité de l'artisanat, mais qui peine à déclencher la passion.
Un 3 sur 5, donc. C'est la note de l'élève doué mais un peu trop appliqué, qui a bien appris ses leçons (les Beatles, les Byrds) mais qui n'a pas encore trouvé sa propre voix. Pour ça, il faudra attendre un peu. Mais la suite, croyez-moi, vaut largement le détour. "Whatever" n'était qu'un apéritif. Un peu fade, peut-être, mais qui préparait le terrain pour un festin.
3
Jan 23 2025
Sulk
The Associates
Bordel de merde, il y a des albums qui vous tombent dessus sans crier gare. Des trucs qui, à l’époque de leur sortie, sont passés complètement sous vos radars d’adolescent. En 1982, j’avais douze ans et mes oreilles commençaient à peine à s’ouvrir sérieusement, tiraillées entre les derniers soubresauts du punk, l’urgence glaciale de la cold wave et les sirènes synthétiques de la pop qui allait définir la décennie. Et dans ce bordel ambiant, un disque comme "Sulk" de The Associates a dû me frôler sans que je ne m’en aperçoive. Trop bizarre, trop théâtral, trop… tout. Pas assez direct pour le post-punk, trop torturé pour la new wave qui commençait à sourire de toutes ses dents.
Le réécouter aujourd’hui, avec le recul de mes 55 balais et des milliers de galettes usées jusqu’à la corde, c’est une expérience à la fois déroutante et fascinante. C’est comme déterrer une capsule temporelle qui contiendrait non pas des souvenirs de cours de récré, mais les fantasmes baroques et dépressifs d’un dandy écossais sous amphétamines.
The Associates, pour ceux qui débarquent, c’était avant tout un duo : Alan Rankine, le musicien-architecte, et Billy Mackenzie, le chanteur-dieu, la voix d’un autre monde. Leurs deux premiers albums sentaient encore la guitare post-punk, l’urgence anguleuse de la fin des années 70. Mais avec "Sulk", c’est une tout autre histoire. Fini les guitares en avant, et place aux synthétiseurs, aux claviers opulents, aux arrangements qui lorgnent sans la moindre honte vers la pop la plus orchestrale et le cinéma hollywoodien des années 50.
"Sulk", c’est le disque d’une rupture stylistique, une rupture assumée, radicale et presque arrogante. Dès les premières secondes, on est plongé dans un bain de sons synthétiques, de rythmiques programmées avec une précision maniaque et de nappes de claviers qui s’élèvent comme des cathédrales sonores. Ça suinte la laque, le maquillage et les ambitions démesurées. On imagine les mecs en studio, poudrés jusqu’aux yeux, se prenant pour un mélange improbable de David Bowie, Scott Walker et Phil Spector réincarnés dans le corps de jeunes Écossais blafards.
Le son est riche, dense, parfois à la limite de l’indigestion. C’est une pop mutante, une new wave qui aurait bouffé des stéroïdes et lu trop de poésie romantique. On est loin, très loin, du minimalisme de certains de leurs contemporains. Ici, c’est l’excès qui est roi et chaque morceau est une petite pièce de théâtre, un drame miniature mis en musique avec une grandiloquence folle.
Et puis, il y a LA voix. La putain de voix de Billy Mackenzie. On ne peut pas parler de The Associates sans s’arrêter sur ce phénomène vocal car Mackenzie ne chante pas. Il vole, il plane, il plonge, il s’envole dans des octaves stratosphériques avec une facilité qui défie l’entendement. C’est une voix d’opéra, une voix de diva, une voix qui semble porter en elle toute la joie et toute la misère du monde. Parfois, elle caresse, l’instant d’après, elle déchire. Sans elle, "Sulk" ne serait qu’une collection de productions new wave certes intelligentes, mais un peu froides. Avec elle, ça devient une tragédie grecque sur fond de boîtes à rythmes.
L’album lui-même semble coupé en deux. La première face est la plus accessible, la plus "pop", si tant est que ce mot ait un sens pour ce groupe. On y trouve des morceaux aux mélodies presque évidentes, des structures qui pourraient passer à la radio si elles n’étaient pas systématiquement sabotées par un arrangement bizarre ou une envolée vocale complètement démente.
La seconde moitié, elle, bascule dans une noirceur plus affirmée, un drame plus pesant. Les morceaux s’étirent, l’ambiance devient gothique avant l’heure. C’est là qu’on trouve des titres comme "No", véritable tour de force vocal et pianistique, qui vous file des frissons par sa seule intensité. On sent que la fête est finie, que le masque tombe et que la réalité, beaucoup moins scintillante, reprend ses droits.
Et puis, il y a ce choix de reprise, aussi audacieux que morbide : "Gloomy Sunday". Pour ceux qui ne connaissent pas, c’est la fameuse "chanson hongroise du suicide", une rengaine à la réputation si funeste qu’elle aurait été interdite sur certaines radios. Que The Associates, au sommet de leur art du mélodrame, décident de s’attaquer à ce monument de la déprime, ce n’est pas une surprise. C’est une évidence. Leur version est spectaculaire de théâtralité, presque trop. Mais la reprendre, c’était déjà un acte artistique fort, une façon de dire : "Vous nous trouvez dépressifs ? Tenez, bouffez-en jusqu’à l’overdose."
Le plus terrible, évidemment, c’est de réécouter ça aujourd’hui, en sachant que Billy Mackenzie a mis fin à ses jours en 1997. Ce choix de chanson prend alors une dimension tragique, une résonance funèbre qui glace le sang. Ce qui n’était qu’une posture esthétique devient, avec le recul, un présage macabre. Et ça, c’est le genre de truc qui vous fait reconsidérer un album tout entier.
Alors, pourquoi seulement 4 sur 5 ? Parce que "Sulk" est un disque épuisant. Son opulence, son drame permanent, sa production très marquée par son époque peuvent parfois tenir à distance. C’est un album qu’on admire plus qu’on ne l’aime au quotidien. Il n’a pas la perfection glaciale d’un "Dare" de The Human League ni l’impact viscéral d’un "Pornography" de The Cure, sortis la même année. Il flotte entre deux mondes, dans sa propre galaxie de paillettes et de larmes.
C’est une oeuvre unique, imparfaite mais géniale, portée par un chanteur qui n’avait aucun équivalent et qui nous manque terriblement. Un disque pour les coeurs brisés qui aiment danser, pour les âmes en peine qui rêvent de projecteurs. Un monument de pop baroque et déviante, à découvrir absolument. Ne serait-ce que pour se prendre une claque vocale et se rappeler qu’en 1982, certains avaient le spleen magnifique.
4
Jan 24 2025
The Doors
The Doors
Alors voilà, on y est. Le premier album des Doors. Un de ces disques qui pèsent une tonne, non pas sur la balance, mais dans l'inconscient collectif. Quand on me l'a mis entre les mains pour ce projet "1001 Albums", j'ai eu un rictus. Putain, The Doors. Combien de fois j'ai dû le conseiller, le vendre, le défendre, ou au contraire, lever les yeux au ciel en le voyant passer sur le comptoir du magasin de disques ? Des centaines. Des milliers, peut-être. C'était le passage obligé pour tout adolescent qui se découvrait une âme "sombre et poétique", généralement accompagné de l'achat d'un recueil de poèmes de Rimbaud et d'un paquet de clopes roulées.
Ne vous méprenez pas, on ne parle pas d'un mauvais disque. Loin de là. Le mettre dans la liste est une évidence. Mais avec le recul de mes 55 balais et des années passées à voir défiler les modes, je ne peux plus l'écouter avec la même candeur. C'est là que la note de 3/4 prend tout son sens. C'est un album majeur, fondamental, mais ce n'est pas un album parfait.
D'abord, il y a le son, cette claque monumentale de 1967. On est en plein "Summer of Love", mais à Los Angeles, l'ambiance est plus vénéneuse, plus électrique. Les Doors, c'est l'anti-flower power, c'est le versant sombre du rêve californien. On a quatre musiciens au sommet de leur art. Oublions un instant le chanteur-gourou en pantalon de cuir, le vrai coeur du réacteur, c'est Ray Manzarek. Son orgue Vox Continental, c'est l'ADN du groupe. Il crée des atmosphères de fête foraine déglinguée, de cabaret sous acide, de messe noire. C'est lui qui donne cette couleur baroque et hypnotique qui n'appartient qu'aux Doors. À côté, Robby Krieger plaque des arpèges de guitare uniques, entre flamenco et blues psychédélique, pendant que John Densmore, avec son bagage de batteur de jazz, ancre le tout dans une pulsation à la fois souple et implacable. Ces trois-là, ensemble, sont une machine de guerre.
Et puis, il y a les hymnes. Faut être honnête, balancer sur un premier album "Break On Through (To the Other Side)", "Light My Fire" et "The End", c'est ce qu'on appelle un grand chelem. "Break On Through", c'est l'urgence, la frustration, l'explosion de désir contenue en deux minutes trente. Un uppercut. "Light My Fire", c'est le tube interplanétaire, celui qui a fait d'eux des stars.
Et puis... il y a "The End", le morceau-totem. Le morceau est devenu plus grand que lui-même, une bande-son pour la folie, un cliché de la transgression. À l'époque, c'était un pavé dans la mare. Aujourd'hui, c'est presque une caricature, c'est brillant, mais c'est aussi le début de l'auto-indulgence qui finira par bouffer le groupe.
Ce qui m'amène au point sensible : Jim Morrison. Le grand chaman, le poète maudit pour lycéens en mal de rébellion. Le Roi Lézard. Sur ce premier album, il est impérial, sa voix, chaude, gutturale, est un instrument à part entière. Il chante, il déclame, il murmure, il crie. Il est charismatique en diable, sexuel, dangereux. Ses textes, même s'ils sont parfois un peu fumeux, ont une puissance d'évocation indéniable.
Mais. Car il y a un mais.
Ce disque contient en germe tout ce qui va faire dérailler la machine. La pose, la prétention, l'image du poète torturé qui se la pétait un peu trop. Morrison était un immense artiste, mais il était aussi son propre personnage, et il a fini par se faire dévorer par lui. Cet album, c'est l'acte de naissance du mythe, et le mythe a fini par écraser la musique.
C'est pour ça, le 4 sur 5. C'est un album essentiel, une porte d'entrée (sans mauvais jeu de mots) vers une autre facette du rock. Musicalement, c'est une tuerie. Historiquement, c'est incontournable. Mais je ne peux pas lui mettre la note maximale. L'ombre de Morrison, de ses excès, de sa transformation en poster pour chambre d'ado, plane un peu trop sur ces chansons.
C'est un disque qu'il faut entendre avant de mourir, absolument. Pour comprendre ce qu'était le rock quand il se voulait encore art total, quand il voulait être plus que de la simple musique.
4
Jan 27 2025
Foo Fighters
Foo Fighters
Il y a des disques qui arrivent comme une évidence, portés par une attente, un buzz, une logique commerciale implacable. Et puis il y a les autres. Ceux qui naissent de la douleur, du chaos, du silence assourdissant qui suit une déflagration. Le premier album des Foo Fighters, c'est ça. Ce n'est pas un disque, c'est une thérapie. Un cri primal déguisé en power pop. Une nécessité vitale.
Pour comprendre ce disque, il faut se remettre dans le contexte. Et quel putain de contexte.
Avril 1994.
Le Grunge, ce mouvement qui avait mis un grand coup de pied dans la fourmilière laquée des années 80, venait de se prendre une balle en pleine tête. Littéralement. Kurt Cobain, le prophète réticent de toute une génération de gamins paumés en chemises de bûcheron, avait décidé que le jeu en valait plus la chandelle. Rideau. Fin de la partie.
Je me souviens de l'ambiance à la radio et au magasin de disques. Un silence de mort, on passait du Nirvana en boucle, non pas pour célébrer, mais pour pleurer. C'était la fin d'une époque, on le sentait tous. Le "Smells Like Teen Spirit" qui nous avait réveillés trois ans plus tôt sonnait désormais comme une oraison funèbre.
Et après ? Le vide. Le néant.
Krist Novoselic se perdait dans des projets politiques et musicaux qui n'intéressaient personne. Courtney Love, elle, capitalisait sur le deuil avec une indécence qui forçait presque le respect.
Et puis il y avait Dave Grohl.
Le batteur. Le mec sympa, toujours souriant derrière ses fûts, celui qui cognait comme un sourd mais qui semblait être le seul type à peu près équilibré de toute cette clique de Seattle. Personne, je dis bien PERSONNE, n'attendait quoi que ce soit de lui. Un batteur qui se lance en solo ? L'histoire du rock est pavée de ce genre de catastrophes industrielles. On s'attendait au mieux à un album anecdotique, au pire à une bouse infâme.
Alors, quand les premières rumeurs ont commencé à circuler... "Grohl a enregistré un truc tout seul", "Il joue de tous les instruments"... On a haussé les épaules. Ouais, et alors ? Un exutoire, sans doute. Une façon de ne pas sombrer. On respectait la démarche, mais musicalement, on n'en attendait rien.
Et puis le disque est arrivé, en juillet 1995.
Pochette sobre, un pistolet laser de Buck Rogers. Titre éponyme. Foo Fighters. Le nom d'un projet, pas encore celui d'un groupe.
On a posé le vinyle sur la platine du magasin. Première écoute.
Et là...
Ce n'était ni une révolution, ni une révélation. C'était... du rock. Efficace, carré, puissant.
Le fantôme de Nirvana planait partout, évidemment. Comment aurait-il pu en être autrement ? Cette dynamique "calme/explosion", ces guitares saturées qui vous décollent le papier peint, cette mélancolie latente dans les mélodies... Tout était là. Mais le spectre était différent.
Là où Cobain hurlait sa douleur existentielle avec la voix d'un écorché vif, Grohl, lui, chante. Et il chante bien, très bien même. Mais il n'a pas cette fêlure, cette urgence désespérée qui faisait de chaque morceau de Nirvana un possible dernier testament. Grohl, c'est le type qui a survécu à l'accident et qui essaie de réapprendre à marcher. Cobain, c'est le type qui s'est jeté volontairement de la falaise. La nuance est de taille.
Musicalement, c'est un mur du son, un déferlement de guitares. C'est brut, direct. On sent que le mec a tout enregistré en six jours, seul dans son coin. C'est l'urgence de celui qui doit expulser quelque chose, sans trop réfléchir. C'est un grand "Fuck" à la mort, au destin, au silence.
Mais voilà le problème. À force de vouloir tout expulser, l'album devient monolithique. Les morceaux s'enchaînent, solides, bien foutus, mais aucun ne sort véritablement du lot. Il n'y a pas de "Lithium", de "Come As You Are". C'est une collection de très bons titres de rock alternatif, mais ça reste une collection.
C'est un album que j'ai beaucoup vendu à l'époque. Facile à conseiller. "Tu aimais Nirvana ? Tu vas aimer ça." Et ça marchait.
Avec le recul de mes 55 balais, je le vois clairement pour ce qu'il est : un album de transition. La chrysalide. Dave Grohl devait tuer le fantôme de son ancien groupe pour pouvoir exister. Il l'a fait avec cet album. Ce n'est pas un disque de Foo Fighters, le groupe. C'est le disque de Dave Grohl, le survivant.
Le papillon, magnifique et coloré, viendra plus tard, avec "The Colour and the Shape". Là, on assistera à la naissance d'un vrai groupe, avec une identité propre, capable de pondre des hymnes interplanétaires.
Mais ce premier effort, aussi louable et nécessaire soit-il, reste ce qu'il est : un exutoire. Un album ni vraiment bon, ni vraiment mauvais. Un document sonore qui témoigne de la résilience d'un homme face à la tragédie.
C'est déjà beaucoup. Mais ce n'est pas suffisant pour en faire un chef-d'oeuvre.
Un 3 sur 5. Pour la démarche, pour le courage. Pas pour la postérité.
3
Jan 28 2025
On The Beach
Neil Young
Voilà, on y est. Dans ce long, très long périple des 1001 albums, il fallait bien qu'on tombe sur un os, un mur, une descente. Après avoir enchaîné quelques pépites pleines de joie et de couleurs, on se prend en pleine poire un parpaing de mélancolie pure, un disque qui sent le renfermé, le bourbon tiède et les regrets tenaces.
J'ai nommé "On the Beach" de ce cher Neil Young.
Faut se remettre dans le contexte, on est en 1974, deux ans plus tôt, le Loner sortait "Harvest". Un succès monstre, un disque folk-rock propre sur lui, presque... confortable. Les gens attendaient la suite. Ils voulaient Harvest II. Et qu'est-ce qu'ils ont eu ? Une claque, un grand coup de pied dans les dents, la gueule de bois du rêve hippie servie sur un plateau rouillé.
On the Beach, c'est tout le contraire de Harvest. C'est le matin brumeux après la fête qui a mal tourné, c'est le type qui se réveille seul dans une chambre d'hôtel miteuse et qui se demande ce qu'il fout là.
L'album est brut, rêche, enregistré à l'arrache avec un son qui semble suinter la déprime par tous les pores. On est loin, très loin, des arrangements léchés et du soleil californien. Ici, c'est le brouillard, la paranoïa, le doute.
Et de quoi ça cause, au juste ? De tout ce qui n'allait pas, à l'époque. De Nixon et du Watergate ("Vampire Blues"), de la fin des utopies des années 60, de la folie ambiante avec l'affaire Patty Hearst, mais surtout, ça cause de lui. De son couple qui part en vrille, de la came, de la perte de ses potes (son roadie Bruce Berry, à qui il dédiera l'album suivant, encore plus sombre).
La pochette est parfaite pour ça : Neil, seul, de dos, sur une plage déserte, avec en arrière-plan une carcasse de Cadillac à moitié ensablée et un journal qui titre sur le scandale politique du moment. Tout est dit. Le rêve américain est en panne, échoué sur le sable.
Je vais éviter le track-by-track, c'est pas le genre de la maison. Mais disons que la face A est celle de la déprime pure, lente, acoustique, plombante. Et la face B... c'est la paranoïa qui s'installe, le rythme se fait plus lourd, les guitares plus électriques et sales. "Revolution Blues" est terrifiante. On a l'impression d'être dans la tête d'un Charles Manson en roue libre. C'est poisseux, malsain, mais putain, c'est puissant. Il n'y a pas un seul tube ici. Pas un seul refrain facile. C'est une oeuvre totale, un bloc de noirceur qu'il faut prendre comme il vient.
Alors pourquoi "seulement" un 4 sur 5 ? Parce que, soyons honnêtes, ce n'est pas un disque qu'on écoute pour le plaisir. C'est un disque qui se mérite, un disque qui demande un certain état d'esprit car il faut être prêt à plonger avec lui dans ses abysses.
4
Jan 29 2025
My Life In The Bush Of Ghosts
Brian Eno
Allez, on attaque un monument. Un de ces disques qui, rien qu'à l'évocation de son titre et des deux noms sur la pochette, vous oblige à prendre une posture intello, à hocher la tête d'un air entendu en murmurant "Ah oui, bien sûr, un album fondateur". Et sur le papier, mes aïeux, quelle promesse ! Brian Eno, le sorcier-producteur, le pape de l'ambient, l'homme qui pouvait rendre un annuaire téléphonique intéressant en le passant à travers trois synthétiseurs. Et David Byrne, le leader-anguille des Talking Heads, le type le plus bizarrement cool de la planète new-wave, capable de danser comme s'il venait de recevoir une décharge de 220 volts tout en chantant des trucs profonds. Le genre de collaboration qui fait mouiller les critiques musicaux du monde entier avant même la première écoute.
"My Life in the Bush of Ghosts" est sorti en 1981. Une date qui a son importance car c'est l'album qui, nous dit-on, a inventé le sampling avant même que les samplers existent. Une pièce maîtresse, une pierre angulaire, le chaînon manquant entre le post-punk, la musique ethnique et l'électro. Un disque qui, si on écoute la légende, a engendré à lui seul le trip-hop, inspiré Moby pour son "Play" et donné des idées à une armée de producteurs qui, sans lui, en seraient encore à enregistrer des solos de guitare.
Quand je tenais la boutique ou que j'étais derrière le micro à la radio dans les années 90, cet album était une sorte de totem. On ne l'avait pas forcément beaucoup écouté, mais on savait qu'il était IMPORTANT. On vendait du Massive Attack, du Portishead, du DJ Shadow, et on se disait : "Tout ça, les mecs, ça vient de là. De Eno et Byrne qui s'amusaient avec des bandes magnétiques et des enregistrements de prêcheurs libanais ou de chanteurs égyptiens." Le respect était total, presque religieux.
Alors, forcément, quand son tour est venu dans ma liste des 1001, je me suis préparé. J'ai sorti le bon verre, je me suis calé dans le fauteuil, prêt à recevoir la révélation. Et les premières minutes, nom de dieu, quelle claque ! C'est brillant, la production est d'une modernité confondante. On est en 1981 et ça sonne mieux, plus audacieux, plus inventif que 90% des trucs qui sortent aujourd'hui. On entend ces voix venues d'ailleurs, ces "found sounds", qui s'entremêlent avec des rythmiques funk-mutantes, froides et groovy à la fois. C'est hypnotique, c'est intelligent, c'est cérébral. On se dit "Putain, ils avaient tout compris avant tout le monde". Le concept est génial, le son est immaculé, l'album n'a pas vieilli d'un iota.
Et puis...
Et puis le premier morceau se termine et le deuxième commence. Et on se dit : "Tiens, c'est marrant, ça ressemble un peu au premier". Le troisième arrive. "Ah, ok, je vois le principe". Au quatrième, un léger sentiment de lassitude commence à poindre le bout de son nez. Au cinquième, on se surprend à regarder par la fenêtre en se demandant si on a bien rentré le linge. Au sixième, on se dit qu'on se ferait bien un café.
Voilà le drame de "My Life in the Bush of Ghosts", c'est une idée de génie étirée sur 40 minutes. Une démonstration technique incroyable, une thèse universitaire sur le rythme et le son, mais où sont les CHANSONS ? Où sont les refrains, les mélodies qui s'accrochent à votre cerveau, les moments de grâce pure qui vous font oublier que vous êtes en train d'analyser un disque ? Nulle part.
C'est une oeuvre d'avant-garde, et ça me fait une belle jambe. C'est une collection de rythmes et de textures, c'est une putain de branlette intellectuelle de producteurs de génie qui ont oublié l'essentiel : l'émotion. Passée la surprise initiale, passée l'admiration pour l'audace et l'innovation technique, eh bien... on se fait chier. Royalement. C'est le même motif, la même formule, déclinée à l'infini. Une voix "exotique" samplée, une boucle de basse funky, une batterie métronomique, quelques nappes de synthé et hop, emballé c'est pesé.
C'est un album que je suis content d'avoir écouté, pour ma culture personnelle. Pour comprendre d'où viennent certains courants musicaux que j'adore. C'est un disque essentiel à l'histoire de la musique, c'est indéniable. Mais est-ce que je vais le remettre sur ma platine pour le plaisir ? Pour accompagner un trajet en voiture ou une soirée entre amis ? Jamais de la vie. C'est un album que l'on respecte, que l'on admire, mais que l'on n'aime pas. C'est une pièce de musée. Fascinante à regarder, mais on n'a pas envie de l'accrocher dans son salon.
Alors oui, c'est un album "fondateur". Il a fondé les bases de tellement de choses. Mais à force de se concentrer sur les fondations, Eno et Byrne ont oublié de construire une maison habitable. Ils nous ont livré un plan d'architecte sublime, mais sans les murs, sans le toit, et surtout, sans le coeur qui bat à l'intérieur.
Une expérience. Indispensable, mais unique. Dans le sens où je ne la referai pas de sitôt.
2
Jan 30 2025
Third/Sister Lovers
Big Star
Voilà une pièce de choix, un de ces disques mythiques, précédé par sa réputation comme un char funèbre par une procession de pleureuses. Big Star avec l'album "Third" ou "Sister Lovers", comme on l'appelle aussi. Rien que le titre double, incertain, annonce la couleur : ce disque est un merdier, un fantôme, un truc qui n'aurait peut-être jamais dû exister et qui, pourtant, est devenu une pierre angulaire pour des générations de musiciens qui cherchaient comment mettre en musique la beauté du désastre.
Quand je suis tombé dessus la première fois, dans les années 90, en plein dans ma période disquaire, ce n'était qu'une légende. Une de ces pochettes que tu commandais en import en espérant la recevoir un jour, un disque dont parlaient les R.E.M., les Replacements, tous ces groupes qui avaient compris que la pop music n'était pas obligée d'être propre et bien coiffée. On en parlait à voix basse, comme d'un secret. Un chef-d'oeuvre maudit.
Pour comprendre ce disque, il faut oublier tout ce que vous savez sur ce qu'est un album. Ce n'est pas un produit fini. C'est un document, le procès-verbal d'une implosion. Celle d'un groupe, ou de ce qu'il en restait, et surtout celle de son leader, Alex Chilton. Le mec avait connu la gloire à 16 ans avec les Box Tops et leur tube planétaire "The Letter". Un génie précoce de la pop. Et là, quelques années plus tard, le voilà à Memphis, paumé, ravagé par les doutes, les excès et les tensions. Big Star avait déjà sorti deux albums de power pop absolument parfaits, deux échecs commerciaux retentissants qui auraient dû les propulser au sommet. Au lieu de ça, le groupe s'est disloqué. Chris Bell, l'autre tête pensante, est parti et Andy Hummel, le bassiste, aussi.
Il ne restait que Chilton et le batteur Jody Stephens, deux âmes en peine dans les studios Ardent, essayant de recoller les morceaux d'un truc déjà brisé. Le résultat, c'est "Third", un disque enregistré dans la douleur, la confusion, et probablement une bonne dose de substances diverses. On sent que chaque note est arrachée à l'éther, que chaque harmonie est sur le point de s'effondrer. Ce n'est plus un groupe qui joue, c'est un homme qui se met à nu, qui expose ses plaies à vif, sans filtre.
L'album est un champ de ruines sublime. Une collection de fragments, de chansons à moitié finies, de ballades d'une tristesse à fendre le coeur et d'expérimentations soniques qui semblent sorties de nulle part. Chilton déconstruit tout, la structure des morceaux, les arrangements, sa propre voix. Il passe d'une pop orchestrale déglinguée ("Kizza Me") à une comptine funèbre qui vous glace le sang ("Holocaust"). Les cordes ne sont pas là pour embellir, elles sont là pour souligner le malaise, pour grincer, pour ajouter une couche de désespoir. C'est baroque, c'est bancal, c'est magnifique.
Les textes sont des poèmes introspectifs, cryptiques, qui parlent d'amour perdu, de solitude, de mort, de la fin de l'innocence. C'est l'album d'un homme qui a compris que le rêve était terminé et qui contemple les débris avec une lucidité terrifiante. C'est d'une noirceur abyssale, mais traversé par des éclairs de beauté pure, comme si une fleur fragile poussait sur un tas de décombres. On sent Chilton en pleine crise existentielle et artistique, en train de tout foutre en l'air pour voir ce qu'il reste. Et ce qu'il reste, c'est l'essentiel : l'émotion brute.
Évidemment, à sa sortie, le grand public n'a rien capté. Un bide commercial, un de plus. Le genre de disque qui finit sa vie dans les bacs à soldes avant de renaître de ses cendres des années plus tard, porté par tous les musiciens qu'il a influencés. Elliott Smith, Jeff Buckley, toute la scène indie américaine des années 80 et 90 a une dette colossale envers ce disque. C'est l'album qui a donné la permission d'être fragile, d'être imparfait, de faire de ses failles une force créatrice.
Alors, pourquoi un 4 sur 5 et pas la note maximale ? Parce que "Third" n'est pas un album parfait, c'est même l'antithèse de la perfection. Il est inégal, parfois difficile d'accès, et il peut laisser l'auditeur sur le carreau, épuisé par tant de noirceur. Ce n'est pas le disque que tu mets un dimanche matin pour te sentir bien. C'est un disque qui se mérite, qui demande un effort. Mais la récompense est à la hauteur de l'épreuve.
Ce n'est pas une simple collection de chansons, c'est une expérience. L'écoute d'un génie en train de se saborder avec une grâce infinie. Et rien que pour ça, sa place dans les "1001 albums" est tout sauf volée. C'est un passage obligé, une cicatrice nécessaire dans le parcours de tout amateur de musique qui se respecte. Un putain de grand disque malade.
4
Jan 31 2025
Calenture
The Triffids
Alors, voilà. On y est. Le moment que je redoutais un peu, celui où le grand livre sacré des "1001 Albums" me sert sur un plateau un disque que je suis censé vénérer, un disque que toute la critique bien-pensante a érigé en monument, et où je me retrouve, après une énième écoute, avec la même sensation qu'un gamin devant une assiette d'endives au jambon : je vois bien que c'est un plat cuisiné, qu'il y a des ingrédients de qualité, mais bordel, qu'est-ce que je me fais chier.
The Triffids "Calenture". Rien que le nom du groupe et le titre de l'album, ça pue l'intello. Ça sent le groupe que tu découvrais dans les pages import des magazines "branchés", le genre de came que les critiques s'échangeaient sous le manteau en se gargarisant de leur bon goût. Et je ne dis pas ça pour dénigrer, j'ai fait partie de cette secte. À l'époque, en 87, j'avais 17 balais, et un groupe australien, pour moi, c'était AC/DC ou INXS. The Triffids, c'était une autre planète. Une planète pour les gens qui lisaient des livres compliqués.
Des années plus tard, dans mon magasin de disques, j'en ai vendu, du "Calenture". Je le conseillais même, porté par sa réputation de chef-d'oeuvre maudit, de perle noire du rock des antipodes. "Tu aimes Nick Cave ? Les Go-Betweens ? Tu vas adorer The Triffids." Et les gens revenaient, un peu comme moi aujourd'hui, avec un air poli mais distant, l'air de celui qui n'ose pas avouer qu'il n'a pas compris où était le génie.
Car il faut être honnête, ce disque est nimbé d'une aura. "Calenture", ce mot étrange qui désigne une sorte de délire tropical qui pousserait les marins à se jeter à la mer en la confondant avec des prairies verdoyantes. Poétique, non ? Les thèmes abordés sont profonds, c'est une certitude : la mort, l'amour déçu, l'isolement, la perte... David McComb, le leader et parolier, n'était pas un rigolo. C'était un poète, un vrai, avec une vision sombre et romantique du monde. Sur le papier, tout est là pour me plaire.
Alors, pourquoi ce putain de 2 sur 5 ?
Parce que la forme, ne suit pas toujours le fond. "Calenture" est un disque de son époque, et pas forcément pour le meilleur. La production, bien que luxueuse pour un groupe "indé", est engluée dans cette reverb typique des années 80, ce son propre, presque clinique, qui a tendance à gommer les aspérités et à lisser les émotions. Ça sonne ample, c'est vrai. Les arrangements sont riches, avec des cordes, des cuivres, tout le saint-frusquin. Mais cette opulence étouffe la noirceur. Au lieu d'un diamant brut, on se retrouve avec un bijou un peu trop poli, qui brille mais ne coupe plus.
Je cherche la fièvre promise par le titre, le délire, la folie qui devrait me pousser à me jeter par la fenêtre. Et je ne trouve qu'une mélancolie élégante, presque bourgeoise. C'est du rock de salon, impeccablement exécuté. La voix de McComb, souvent portée aux nues, participe à ce sentiment. Elle est belle, grave, habitée, mais elle manque de cette fêlure, de cette rage rentrée qui fait la grandeur d'un Nick Cave ou d'un Mark E. Smith. C'est trop contrôlé, trop appliqué.
Bien sûr, il y a des moments de grâce. "Bury Me Deep in Love" est une ballade magnifique, un classique qui justifierait presque à lui seul l'écoute. "A Trick of the Light" possède une tension cinématographique indéniable. On sent l'ambition démesurée, la volonté de créer une oeuvre totale, un grand disque sur la condition humaine. Mais l'ensemble est inégal. On passe d'un morceau poignant à une tentative pop-rock un peu datée qui sonne comme du Lloyd Cole en moins inspiré.
Et c'est ça, le problème de "Calenture". C'est un disque qui se voudrait intemporel mais qui est profondément ancré dans son esthétique. Il a l'ambition d'un classique mais le son d'une époque. Pour moi qui ai passé des années à disséquer des disques, à chercher la petite bête, l'étincelle qui fait la différence entre un bon album et un disque qui te change la vie, "Calenture" reste dans la première catégorie.
C'est un disque respectable. Un disque "important", comme disent les critiques qui veulent se la péter. Mais est-ce un disque que je dois absolument entendre avant de mourir ? Franchement, si la faucheuse se pointe demain, je ne pense pas que mon dernier regret sera de ne pas avoir réécouté "Jerdacuttup Man".
Je comprends qu'on puisse l'aimer, l'aduler même. C'est une question de sensibilité, de moment. Peut-être qu'il faut être d'humeur à apprécier cette tristesse feutrée, cette poésie un peu amidonnée. Pour ma part, je reste sur ma faim. C'est un rendez-vous manqué. Un flirt qui n'a jamais abouti à une grande histoire d'amour. Je le remets sur l'étagère, avec un respect poli, mais sans la moindre envie d'y revenir de sitôt. C'est un 2/5. Un "bien, mais..." qui en dit long.
2
Feb 03 2025
James Brown Live At The Apollo
James Brown
Il y a des disques, des monuments, des piliers, des trucs qui figurent en gras dans toutes les encyclopédies du rock, de la soul, de la musique populaire, de la vie, de l'univers et du reste. Le "Live At The Apollo" de James Brown, est de cette trempe-là. Un disque tellement légendaire que le simple fait de le posséder dans sa discothèque semble vous conférer un brevet de bon goût, une sorte de certification "connaisseur" à accrocher au-dessus de la cheminée. Le livre "1001 Albums" le place là, en bonne position, et qui suis-je pour contester l'Histoire ? Personne. Juste un type qui, après une énième écoute, se dit que l'Histoire, parfois, c'est un peu chiant.
Voilà, c'est dit. J'entends déjà les puristes : "Comment ça, chiant ? C'est l'énergie brute ! La naissance de la soul ! Le Godfather en pleine possession de ses moyens !". Oui, oui, je sais tout ça. J'ai lu les mêmes bouquins que vous. Je l'ai même vendu quand je bossais au magasin, en le recommandant chaudement comme un "indispensable". Mais l'honnêteté, merde ! C'est le but de ce blog. Et en toute honnêteté, ce disque est une épreuve.
Je vais être clair : je ne remets pas en cause James Brown. Le bonhomme est un génie absolu, un titan dont l'ombre plane encore sur tout ce qui bouge, du funk au hip-hop en passant par le rock le plus basique. Prince, Michael Jackson, Public Enemy... tous lui doivent quelque chose. Son influence est aussi indiscutable que la connerie humaine. Mais ce disque... ce "Live At The Apollo" de 1962... est-ce vraiment le meilleur moyen de s'en rendre compte ? J'en doute fortement.
Pour moi, cet album est le parfait exemple du "il fallait y être". J'imagine sans peine la folie furieuse dans la salle ce soir-là, à Harlem. La sueur, les cris, la transe. Brown qui se donne comme un damné, le groupe qui envoie la purée avec une cohésion de régiment prussien sous amphétamines. On l'entend, cette ferveur. On la sent presque physiquement. Le problème, c'est qu'une fois transposée sur une galette de vinyle (ou un CD, ne soyons pas sectaires), cette énergie brute se transforme en un brouhaha parfois difficilement audible.
Ça braille, ça crie, ça souffle dans les cuivres, la foule hurle à s'en péter les cordes vocales. La prise de son est... disons, "authentique". Pour être moins poli, c'est un bordel sans nom. On a l'impression d'écouter le concert depuis les toilettes, avec la porte entrouverte. Les medleys s'enchaînent à une vitesse folle, les morceaux sont à peine esquissés avant de passer au suivant. On ne savoure rien. On subit une décharge électrique de 30 minutes qui, au lieu de vous réanimer, vous laisse juste avec un mal de crâne et l'envie de mettre un truc un peu plus... carré.
Et c'est là que le problème. Moi, du haut de mes 55 balais, ce que j'aime chez James Brown, c'est la précision chirurgicale de sa machine funk. C'est le groove implacable des J.B.'s des années 70, ces rythmiques tellement parfaites qu'on pourrait régler une horloge atomique dessus. C'est "Sex Machine", "The Payback", "Funky Drummer". Des titres où chaque coup de caisse claire, chaque note de basse, chaque riff de guitare est à sa place, au millimètre près. Le chaos organisé.
Ici, dans l'Apollo, on n'en est pas encore là. On est dans le R&B survitaminé, dans la performance pure, dans le show. Et le show, ça se regarde. Ça ne s'écoute pas forcément en boucle dans son salon. C'est un document, un témoignage historique inestimable, je veux bien le concéder. C'est la photo d'un artiste en train de devenir une légende. Mais un album que je vais me repasser pour le simple plaisir de la musique ? Non.
Quand un client entrait dans la boutique et me demandait LE disque de James Brown, je lui tendais une compile de ses années Polydor. Le Star Time, par exemple. Là, tu as tout : la sueur ET le son. L'énergie ET les chansons. Le "Live At The Apollo", c'était pour le puriste, le collectionneur, le mec qui voulait se la toucher en disant "moi, j'ai les racines du truc". Grand bien lui fasse.
Alors oui, c'est dans le livre. Et il doit y être, pour l'Histoire. Pour comprendre d'où vient cette force de la nature. Mais ce projet, c'est "1001 albums à écouter avant de mourir", pas "1001 cours d'histoire à ingurgiter". Et pour moi, ce live est un cours magistral un peu trop poussiéreux. Je reconnais l'importance du professeur, mais j'avoue avoir regardé ma montre plus d'une fois pendant la leçon.
Pour le document, pour l'énergie palpable et pour ce que ça représente, je lui accorde un 2/5. Mais si vous voulez vraiment savoir pourquoi James Brown est Dieu, allez plutôt chercher du côté de ses forfaits studio des années 70. Là, vous entendrez non seulement un homme crier, mais aussi une machine groover. Et la différence est de taille.
2
Feb 04 2025
The College Dropout
Kanye West
Nous voilà en 2004. Une année un peu bâtarde, musicalement parlant. Le grand frisson du début du siècle s'est un peu calmé, le rock garage new-yorkais commence déjà à tourner en rond et le hip-hop, eh bien, le hip-hop est en pleine crise de bling. Ça brille, ça rutile, ça parle de flingues, de putes et de grosses bagnoles sur des prods de plus en plus lisses. Une caricature de ce que le genre avait pu être.
Et puis, le livre "1001 Albums" me force à me pencher sur le cas Kanye West.
Kanye, à l'époque, ce n'était pas encore le demi-dieu mégalomane, le mari de star de la télé-réalité, le gourou de la mode ou le candidat à la présidence. Non. En 2004, Kanye West, c'était avant tout LE producteur. Le petit génie de l'ombre chez Roc-A-Fella, le type qui avait offert à Jay-Z des beats en or massif pour son Blueprint. Un orfèvre du sample, un type qui savait faire sonner la soul des années 70 comme personne. Tout le monde attendait son passage derrière le micro avec une curiosité mêlée de scepticisme. Un bon producteur fait rarement un bon rappeur. C'est une règle quasi immuable dans ce business.
Et puis The College Dropout est arrivé. Et là, pendant une bonne moitié de disque, j'ai dû ravaler mon cynisme.
Il faut le dire, le crier, le graver dans le marbre : la première partie de cet album est une putain de claque.
Une claque monumentale.
Kanye, ce petit con arrogant, a réussi un tour de force. Il a pris le hip-hop à contre-pied. Pendant que les autres se la jouaient caïds de cour de récré, lui, il est arrivé avec ses doutes, ses angoisses de mec qui a lâché la fac, ses frustrations de vendeur chez Gap, ses questionnements sur la religion et le matérialisme. Le mec ne rappe pas sur le fait de vendre de la coke, mais sur sa peur de ne pas percer, sur la pression familiale, sur le racisme ordinaire. Il parle de Jésus, de sa mère, de ses complexes. Putain, enfin un peu de chair, un peu d'âme !
Et la production... Ah, la production ! C'est là que le génie éclate au grand jour. C'est riche, c'est chaud, c'est inventif. Les samples de Chaka Khan, de Lauryn Hill, de Curtis Mayfield, les choeurs gospel qui te soulèvent l'âme, cette façon de triturer des vieilles pépites soul pour en faire des hymnes modernes... C'est du grand art. On sent le mec qui a passé des heures à fouiller dans les bacs, le genre de client que j'aurais adoré et détesté à la fois. Le genre de type qui te fait découvrir des merveilles tout en te faisant sentir que t'es à la ramasse.
Des morceaux comme "Jesus Walks", "All Falls Down" ou "Through the Wire" (enregistré la mâchoire bandée après un accident, la légende était en marche) sont des monuments. C'est intelligent, c'est drôle, c'est touchant, ça groove. Ça te réconcilie avec le rap mainstream. On se dit que le genre a encore des choses à dire, qu'il peut être subversif et populaire en même temps. On se dit que ce disque a amplement sa place dans ce foutu bouquin.
On est aux anges. On se dit qu'on tient le chef-d'oeuvre.
Et puis...
Et puis vient la deuxième moitié.
Le soufflé qui retombe. Brutalement.
Je ne sais pas ce qui s'est passé dans la tête du bonhomme, mais à partir du onzième morceau, la machine se grippe. Le marathonien qui était en tête de la course s'écroule à quelques kilomètres de l'arrivée. C'est long, mais alors qu'est-ce que c'est long... Les morceaux s'étirent sans raison, les interludes et les skits, au début amusants, deviennent d'une lourdeur insupportable. On a l'impression qu'il a voulu absolument tout mettre, qu'il a été incapable de faire le tri.
C'est le drame de l'artiste qui est aussi son propre producteur : personne pour lui dire "Mec, là, tu te touches un peu la nouille, on coupe".
Le flow de Kanye, qui n'a jamais été son point fort, montre ses limites. Les idées de production, si brillantes au début, semblent se répéter, s'essouffler. On passe d'un festin de roi à une fin de banquet où on ronge des os en espérant y trouver un peu de saveur. C'est flagrant. On commence à regarder sa montre. On se fait chier, soyons honnêtes.
L'album dure plus d'une heure, et il aurait dû, il aurait fallu, qu'il s'arrête à 40 minutes. Il serait alors passé du statut de "très bon album inégal" à celui de "classique absolu".
C'est toute la frustration de ce disque. Un chef-d'oeuvre amputé. Un sprint de génie qui se termine en footing poussif. C'est l'histoire d'un type qui a tellement de choses à dire qu'il finit par ne plus rien dire du tout, noyé dans sa propre logorrhée.
C'est peut-être ça, le "syndrome du premier album" pour un producteur qui devient artiste. L'envie de prouver tellement de choses qu'on en oublie l'essentiel : la concision.
Au final, que reste-t-il ? Le souvenir impérissable d'une première moitié stratosphérique. Et le goût amer d'une fin qui gâche la fête. C'est pour cette raison que je ne peux pas lui mettre plus. C'est un grand disque malade, un génie qui n'a pas su quand s'arrêter. Une promesse incroyable, mais tenue à moitié.
Allez, un 3/4, et c'est bien payé pour m'avoir fait bailler pendant près de trente minutes.
3
Feb 05 2025
A Grand Don't Come For Free
The Streets
Alors voilà. On en est à l'année 2004 dans ce grand foutoir qu'est le projet "1001 Albums". Une année où, si ma mémoire ne me joue pas des tours, la musique commençait sérieusement à sentir le réchauffé, le recyclé, le déjà-vu. Et puis, au milieu de ce marasme, débarque un type, un Anglais de Birmingham, l'air de sortir du pub du coin, avec un survêt et une mine pas très réveillée. Mike Skinner, alias The Streets. Son premier album, "Original Pirate Material", avait fait un peu de bruit, mais c'était resté de l'autre côté de la Manche, une curiosité pour les branchés.
Et là, on me colle entre les mains ce deuxième opus au titre improbable : "A Grand Don't Come For Free". Littéralement, "Mille balles, ça ne tombe pas du ciel". Le programme est annoncé. On n'est pas là pour déconner avec des concepts fumeux ou des solos de guitare de douze minutes. Non, on va parler de la vie, la vraie. Celle où tu perds un billet de 1000 livres et où toute ton existence part en couille.
J'avoue, j'étais sceptique. Un album concept qui raconte une histoire ? À 55 balais, j'en ai bouffé, des albums concepts. Des trucs pompeux sur des voyages interstellaires, des opéras-rock sur des messies du flipper... Sauf que là, le concept, ce n'est pas une épopée cosmique. C'est l'histoire d'un mec lambda, Dave, qui se lève un matin et constate que le grand billet qu'il avait mis de côté a disparu. Point de départ d'une spirale d'emmerdes qui va durer le temps de onze morceaux.
Et c'est là, précisément là, que Skinner réussit son putain de tour de force.
Il ne nous emmerde pas avec des démonstrations techniques. La musique, ce fameux son "UK Garage" ou "Grime" qui faisait fureur à l'époque, est réduite à son plus simple appareil. Des beats minimalistes, boiteux, bricolés sur un coin de table. Des boucles de piano mélancoliques, des samples de cuivres un peu miteux. Tout ça n'est qu'un décor sonore, une toile de fond pour la seule chose qui compte vraiment : l'histoire. Le flow de Skinner n'est ni du rap, ni du chant. C'est de la tchatche. Le type te parle à l'oreille, avec son accent à couper au couteau, il te raconte sa journée de merde, ses doutes, ses petites joies et ses grosses galères.
Chaque morceau est un chapitre. "It Was Supposed to Be So Easy", où il se rend compte de la perte du fric. "Fit But You Know It", la description hilarante et tellement juste d'une tentative de drague foireuse dans un fast-food, sur fond de frustration et de désir. C'est du Ken Loach sur un beat de garage. C'est cru, c'est drôle, et c'est d'une authenticité désarmante.
On suit notre anti-héros chez le médecin, où il s'inquiète d'une possible tumeur au cerveau qui n'est qu'une angoisse passagère. On le voit parier le peu de thunes qui lui reste sur un match de foot. On assiste à ses engueulades avec sa copine, Simone, jusqu'à la rupture inévitable sur la ballade la plus déprimante et magnifique des années 2000, "Dry Your Eyes Mate". Qui n'a pas eu envie de chialer en écoutant ce morceau a probablement un coeur en granit. C'est la bande-son universelle du mec qui vient de se faire larguer et qui essaie de faire bonne figure devant ses potes. Pathétique et sublime.
Ce qui est génial avec cet album, c'est qu'il ne se prend jamais au sérieux, tout en étant profondément sérieux. Skinner a un talent d'écriture monstrueux. Il arrive à rendre épique une histoire de téléviseur en panne ("Could Well Be In"). Il transforme une gueule de bois en une analyse existentielle. Il y a une humanité folle dans ses textes, une tendresse cachée sous des couches de cynisme et de langage de la rue. On est à des années-lumière du bling-bling et des clichés du hip-hop américain de l'époque. Pas de flingues, pas de putes en bikini, pas de liasses de billets. Juste un type, ses potes, sa copine, et un quotidien merdique qu'il essaie de traverser sans trop de dégâts.
L'album se termine sur une double résolution. Celle de son histoire d'amour, et celle de son histoire de pognon. Je ne spoilerai pas la fin, ce serait un crime. Disons juste qu'elle est à l'image du reste : douce-amère, surprenante et terriblement humaine.
A Grand Don't Come For Free est un ovni. Un feuilleton sonore, une tranche de vie d'une justesse inouïe. En 2004, au milieu des guitares saturées et des productions R'n'B surproduites, Mike Skinner a fait le pari de la simplicité, de la narration, de l'intime. Il a prouvé qu'on pouvait raconter une histoire universelle avec les mots de tous les jours et la musique de son quartier. Ça a l'air simple dit comme ça, mais c'est une des choses les plus difficiles à réussir en musique.
Alors oui, la note de 5/5 est amplement méritée. C'est un de ces rares albums qui ne ressemble à aucun autre, une oeuvre cohérente, intelligente, touchante et drôle. Une capsule temporelle qui nous plonge dans le quotidien de la jeunesse britannique du début du siècle, mais dont les thèmes résonnent encore furieusement aujourd'hui. Un chef-d'oeuvre, tout simplement.
5
Feb 06 2025
Roxy Music
Roxy Music
Une pochette qui claque. Une pin-up tout droit sortie d'un fantasme de magazine pour gentlemen des années 50, du rose bonbon, du kitsch à la pelle, et ce nom, Roxy Music, qui sonne comme un cinéma de quartier sur le déclin. En 1972, en pleine gueule de bois post-Beatles, alors que le rock se prend au sérieux avec ses solos interminables et ses concepts fumeux, débarque cette bande d'extra-terrestres sapés comme des lords sortant d'une orgie futuriste. Bowie venait de lancer Ziggy Stardust, mais même lui paraissait presque conventionnel à côté de ces types. D'un côté, un crooner en smoking, de l'autre, un type androgyne avec des plumes et des paillettes qui tripote un synthétiseur gros comme une armoire normande. Le décor est planté.
Évidemment, en 1972, j'avais deux ans. Mon univers musical se limitait aux borborygmes et aux hochets. J'ai découvert cet album bien plus tard, au tournant des années 90, en plein dans ma période radio. C'est le genre de disque que tu sais important, que tu respectes infiniment pour ce qu'il représente, pour les portes qu'il a défoncées. Mais, et c'est là que le bât blesse pour moi, ce n'est pas un disque que j'ai aimé d'amour. C'est une oeuvre que j'admire intellectuellement, une pièce de musée sonore fascinante, mais qui ne me prend pas aux tripes. D'où la note de 3 sur 5. Un classique, oui, mais un classique qui me laisse un peu sur le bas-côté de l'autoroute de l'émotion.
Pourquoi ? Parce que ce disque est une pure schizophrénie. C'est le son d'un groupe qui n'a pas encore choisi son camp, et c'est précisément ce qui le rend à la fois génial et frustrant. Le coeur du réacteur de ce premier album, c'est un duel. Un combat à mort entre deux visions radicalement opposées de la musique populaire.
D'un côté, il y a Bryan Ferry. Le dandy, le crooner, l'esthète. Le type veut être une pop star, une sorte de Sinatra déviant qui chanterait des amours tordues avec une classe folle. Sa voix est un instrument à part entière, maniérée, vibrante, pleine d'un romantisme suranné qui contraste violemment avec l'époque. Quand il chante, on imagine des cocktails, des soirées mondaines qui dérapent et des coeurs brisés sur des tapis de soie. Il est la façade, la vitrine incroyablement stylée de Roxy Music.
Et puis, de l'autre côté, dans l'ombre, ou plutôt sous des projecteurs stroboscopiques, il y a Brian Eno. Le cinglé de service. Le non-musicien autoproclamé qui ne voit pas ses synthétiseurs et ses magnétophones comme des instruments, mais comme des outils de sabotage. Eno, c'est l'anti-Ferry. Il n'en a rien à foutre de la pop song parfaite. Lui, ce qu'il veut, c'est la déconstruire, la tordre, la faire grincer. Il balance des sons venus d'une autre galaxie, des textures électroniques qui n'ont rien à faire là, des manipulations de bandes qui transforment une mélodie naissante en un chaos magnifique. Il est le grain de sable dans l'huître, le saboteur dans la salle des machines.
Et tout l'album repose sur cette tension insoutenable. Un morceau comme "Re-Make/Re-Model" est l'exemple parfait : une structure rock'n'roll quasi basique, sur laquelle chaque musicien vient poser un solo complètement barré, avant qu'Eno ne vienne tout saccager avec des bruits de soucoupe volante en panne. "Ladytron" commence comme une ballade sublime et vaporeuse avant de se faire dévorer par un synthé menaçant. C'est un grand huit permanent. On passe d'une mélodie accrocheuse à un bordel sonore avant-gardiste en l'espace de trente secondes.
Entre ces deux pôles, il y a le reste du groupe qui essaie de maintenir la barque à flot. Phil Manzanera à la guitare, qui livre des solos aussi étranges que virtuoses, Andy Mackay au saxophone, qui souffle le chaud et le froid, et une section rythmique qui assure une cohésion quasi miraculeuse à l'ensemble.
Pendant mes années en magasin de disques, cet album était une curiosité. Une vente de connaisseur. On voyait passer la pochette de temps en temps, achetée par des jeunes qui découvraient le glam ou des vieux nostalgiques de l'époque où le rock osait encore être bizarre. Il n'a jamais été un best-seller constant, mais son influence est inversement proportionnelle à ses ventes. Sans ce disque, une bonne partie du post-punk et de la new wave n'aurait tout simplement pas existé. De Bowie (qui a tout de suite compris le danger et a engagé Eno pour sa trilogie berlinoise) à Pulp, en passant par Talking Heads ou Duran Duran, tous ont une dette envers ce premier Roxy Music.
Alors voilà. Ce n'est pas l'album que j'emmènerais sur une île déserte. Il est trop fragmenté, trop tiraillé entre ses deux génies contradictoires. C'est un laboratoire d'idées, un prototype fascinant, mais pas encore la machine de guerre pop et sophistiquée que le groupe deviendra par la suite. C'est une oeuvre séminale, indispensable pour comprendre une décennie de musique, mais qui, à l'écoute, reste une expérience exigeante. Un 3 sur 5, donc. Un "très bien, peut mieux faire", mais le "très bien" en question a quand même changé la face du rock. Un autre classique du glam rock, mais un classique qui porte encore les cicatrices de sa naissance douloureuse et géniale. Respect éternel.
3
Feb 07 2025
Chelsea Girl
Nico
Attention chef-d'oeuvre, mais pas n'importe lequel. Pas le genre de chef-d'oeuvre qui vous saute à la gueule avec des guitares hurlantes ou des refrains que vous braillez sous la douche. Non, ici, on est dans une autre dimension. On est dans le genre de chef-d'oeuvre qui vous susurre des horreurs à l'oreille, qui vous glace le sang tout en vous caressant la joue. "Chelsea Girl", le premier véritable album solo de Nico, est un piège. Un piège magnifique, mais un piège quand même.
À première vue, tout semble normal pour l'époque. 1967. La pochette, avec ce portrait de Nico, pourrait presque passer pour celle d'une énième chanteuse folk de Greenwich Village. On s'attend à de la douceur, à des fleurs dans les cheveux, à des chansons sur la paix et l'amour. Grave erreur. C'est tout le génie de ce disque : il se présente comme une brebis pour mieux vous dévorer comme un loup.
Je me souviens, à la boutique, ce disque traînait souvent dans les bacs, juste à côté du Velvet Underground. Les clients le prenaient, le retournaient, intrigués. "Ah, c'est la chanteuse du Velvet ?". Oui et non. C'est bien elle, la déesse teutonne imposée par Warhol, mais ce qu'elle propose ici est à des années-lumière du chaos électrique de "White Light/White Heat". C'est la descente, le lendemain de la fête la plus déglinguée de l'histoire. C'est le silence pesant après les larsens.
L'arme secrète, l'instrument principal, le venin et l'antidote de cet album, c'est la voix de Nico. Une voix sépulcrale, un chant funèbre qui semble venir d'outre-tombe. Elle ne chante pas, elle psalmodie. Elle ne vibre pas, elle constate. Chaque mot est pesé, détaché, prononcé avec un accent germanique qui transforme la moindre ballade en une messe noire. Elle chante l'amour perdu comme on lirait un rapport d'autopsie. C'est d'une froideur polaire, et pourtant, ça vous transperce le coeur. C'est là toute la dualité de ce disque.
Et puis, il y a la musique. Et là, attention, c'est du lourd. Pensez donc : les chansons sont écrites par le gratin de la contre-culture de l'époque. On a du Lou Reed, du John Cale, et même un tout jeune Jackson Browne qui n'avait pas encore la moustache. On pourrait croire à une compilation de démos de luxe, mais Nico s'approprie chaque morceau avec une autorité déconcertante. Elle prend leurs chansons, souvent déjà bien plombées, et les aspire dans son propre trou noir.
Les arrangements de Larry Fallon sont la deuxième clé du mystère. Oubliez la guitare saturée et la batterie tribale du Velvet. Ici, c'est un écrin de velours : des cordes baroques, une flûte mélancolique, des guitares acoustiques cristallines. C'est beau, c'est léché, c'est presque trop joli. Et c'est justement ce contraste qui est génialement pervers. Sur cette musique de chambre qui inviterait à la rêverie, la voix de Nico vient poser son linceul. C'est comme regarder un film d'Ingmar Bergman avec une bande-son de François de Roubaix. C'est déstabilisant, unique.
Des titres comme "The Fairest of the Seasons" ou "These Days" (signés Jackson Browne) sont des merveilles de folk dépressif. On sent la solitude, la nostalgie d'un truc qui n'a peut-être jamais vraiment existé. "I'll Keep It with Mine", un cadeau de Dylan, devient sous sa langue une promesse glaciale. Et que dire de "Chelsea Girls", le morceau-titre écrit par Reed et Sterling Morrison ? C'est une visite guidée des bas-fonds chics de la Factory de Warhol, un poème sur la vacuité et la beauté vénéneuse de ces vies consumées par l'art et la drogue.
On a souvent dit que Nico détestait cet album, trouvant les arrangements de cordes et de flûte trop "jolis", trop commerciaux. Elle aurait voulu un son plus brut, plus aride. Peut-être. Mais c'est justement cette tension entre la forme (la pop orchestrale) et le fond (le désespoir existentiel chanté sans le moindre pathos) qui fait de "Chelsea Girl" un disque si fascinant. C'est un album malade dans un corps de mannequin.
Pendant que les hippies se roulaient des pelles à San Francisco en chantant l'avènement d'une ère nouvelle, Nico, elle, officiait seule dans sa crypte. Elle ne célébrait rien, elle constatait la fin. La fin de l'innocence, la fin des illusions. C'est un disque d'une maturité et d'une lucidité effrayantes.
Aujourd'hui, "Chelsea Girl" n'a pas pris une ride. Il flotte hors du temps, hors des modes. C'est un diamant noir, parfaitement taillé, dont la beauté froide continue de fasciner. C'est un disque qu'on n'écoute pas pour se remonter le moral, mais pour se faire du bien en se faisant un peu de mal. Pour toucher du doigt une forme de beauté pure, intransigeante et terriblement humaine.
Une pépite. Un indispensable pour quiconque s'intéresse à l'univers étendu du Velvet Underground et à la face sombre du "flower power". Un 5 sur 5 évident, pour l'un des plus beaux disques de chevet pour nuits blanches
5
Feb 10 2025
More Songs About Buildings And Food
Talking Heads
Nous voilà de retour aux affaires. La pile de vinyles à écouter ne diminue pas, et c'est tant mieux, sinon je serais probablement en train de développer une passion malsaine pour le jardinage ou la politique municipale. Cette semaine, le grand livre des "1001 Albums" m'a ordonné de me pencher sur le cas des Talking Heads et de leur deuxième album au titre aussi excitant qu'une notice de montage IKEA : "More Songs About Buildings and Food". Plus de chansons sur des immeubles et de la bouffe. Putain, les mecs, vendez-nous du rêve. On sent tout de suite qu'on n'est pas chez les Ramones à brailler "Gabba Gabba Hey". Non, là, on est chez les intellos, les diplômés de l'école d'art, ceux qui lisent des bouquins avec des mots de plus de trois syllabes.
Je dois être honnête. En 1978, j'avais huit ans. Ma préoccupation principale, c'était de savoir si Goldorak allait réussir à défoncer le dernier Golgoth, pas de m'interroger sur l'aliénation urbaine à New York. J'ai découvert les Talking Heads bien plus tard, à l'adolescence, et même là, ça a toujours été pour moi le groupe des "premiers de la classe". Les mecs qui aimaient le punk, mais avec une chemise bien repassée. Le genre de groupe qui te permettait de dire que t'écoutais un truc "alternatif" sans risquer de te faire péter la gueule par les vrais punks.
Et cet album, c'est l'incarnation parfaite de cette dualité.
Il faut reconnaître un truc : ça tourne, et ça tourne même salement bien. Le mélange est là, indéniablement. On a l'énergie nerveuse et saccadée du punk, ce côté "cocotte-minute sur le point d'exploser" qui était la marque de fabrique de la scène new-yorkaise de l'époque. La section rythmique, avec Tina Weymouth à la basse et Chris Frantz à la batterie, est un putain de métronome sous amphétamines, capable de te pondre un groove funk d'une précision chirurgicale. C'est carré, c'est tendu, c'est dansant, mais d'une manière un peu spastique, comme si tu essayais de te déhancher sur un vibromasseur géant. Le son, produit par le sorcier Brian Eno, est d'une clarté redoutable. Chaque instrument est à sa place, ciselé, découpé au scalpel. C'est propre, c'est intelligent, c'est... cérébral.
Et c'est précisément là que le bât blesse. C'est là que mon 3 sur 5 prend tout son sens.
Cet album est brillant, mais il est froid. Il manque de couilles, de sueur, de cette rage viscérale qui faisait la sève du punk que j'aimais. David Byrne, avec sa voix étranglée et ses tics de grand angoissé, est fascinant. C'est une performance, un personnage. Mais est-ce que j'y crois ? Est-ce que je sens le type qui a vraiment envie de tout cramer ? Pas une seconde. Je sens le type qui a lu des livres sur la sociologie et qui nous en fait une dissertation musicale. C'est très malin, mais ça ne me prend pas aux tripes.
Quand j'étais disquaire, c'était le disque parfait pour le client qui voulait du "post-punk" sans se salir les mains. Le genre de type qui trouvait The Clash trop prolo et les Sex Pistols trop vulgaires. Les Talking Heads, c'était la caution intellectuelle. L'album que tu écoutes en hochant la tête d'un air entendu, en décelant les "influences" et les "concepts". Mais merde, la musique, c'est pas une équation à résoudre ! C'est censé te faire vibrer, te donner envie de baiser, de te battre ou de pleurer. "More Songs About Buildings and Food" me donne surtout envie de ranger ma bibliothèque par ordre alphabétique.
Le meilleur exemple de cette schizophrénie, c'est leur reprise de "Take Me to the River" d'Al Green. La version originale est un monument de soul, un appel à la rédemption charnelle et spirituelle, un truc qui te donne des frissons et une érection en même temps. La version des Talking Heads est déconstruite, glaciale, paranoïaque. C'est une analyse clinique du morceau, pas une interprétation. C'est une autopsie. C'est fascinant de voir comment ils ont démonté le moteur, mais à la fin, il n'y a plus de chaleur, plus d'âme. Juste la mécanique, brillante, mais désincarnée.
Alors voilà. Dans le grand projet des "1001 Albums", celui-ci a sa place, c'est une évidence. C'est un jalon, un disque qui a ouvert des portes et influencé une chiée de groupes. Il a prouvé qu'on pouvait être punk et intelligent, funk et blanc-bec. Mais pour le type de 55 ans qui a usé ses Doc Martens sur des rythmes plus frontaux et des émotions plus brutes, ça reste un objet d'admiration distante. Un disque que je respecte plus que je ne l'aime. Un album que mon cerveau valide, mais que mon coeur laisse poliment sur le bas-côté.
C'est une musique qui parle d'immeubles et de bouffe. Et au final, ça a un peu le goût du béton et la chaleur d'un plat réchauffé au micro-ondes. Énergique, certes. Mais sans le feu sacré.
3
Feb 11 2025
Iron Maiden
Iron Maiden
1980, le punk a déjà bien secoué le cocotier, la new wave pointe son nez synthétique, et au milieu de tout ça, une vague déferle sur l'Angleterre, une vague de gros son, de cheveux longs et de denim élimé : la New Wave of British Heavy Metal. Et au sommet de cette vague, un nom qui claque comme un coup de cymbale : Iron Maiden.
Leur premier album éponyme. Une pochette iconique avec cette mascotte déglinguée, Eddie, qui allait devenir plus célèbre que certains membres du groupe. Un statut de classique absolu, une pierre angulaire du heavy metal. Sur le papier, c'est du lourd, de l'indispensable, du "tu-peux-pas-passer-à-côté". C'est bien pour ça qu'il est dans ce putain de bouquin.
Sauf que voilà. En 1980, j'avais dix ans. Mes oreilles commençaient à peine à se former, et elles allaient très vite prendre le pli du post-punk, de la cold wave, de tout ce qui était tendu, sec, et surtout, qui allait droit au but. Pour moi, un morceau, c'était une idée, une énergie, un message balancé en trois minutes, et puis basta. On ne s'embarrassait pas de fioritures.
Alors, aborder ce premier Iron Maiden en 2025, avec mes 55 balais et ce bagage musical, c'est comme essayer de faire rentrer un semi-remorque dans une place pour Smart. Ça coince.
Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Il y a de l'or en fusion dans ce disque. Une énergie brute, quasi punk, qui transpire de chaque sillon. La section rythmique, bordel ! Steve Harris et sa basse galopante qui mène la danse comme un général d'armée, et le regretté Clive Burr qui martèle ses fûts avec une précision et une puissance démentielles. Ça, c'est la fondation, et elle est en béton armé. On sent que ces mecs-là ne sont pas là pour enfiler des perles.
Et puis il y a la voix. Paul Di'Anno. Le chanteur originel, le prolo enragé, le hooligan des cordes vocales. Rien à voir avec le chant de sirène opératique de son successeur. Di'Anno, il beugle, il crache, il a une gouaille de pub londonien qui donne à des titres comme "Prowler" ou "Running Free" une urgence et une authenticité incroyables. C'est sale, c'est teigneux, et franchement, ça me parle. On sent le goudron, la crasse, la jeunesse qui veut en découdre. Des morceaux comme "Phantom of the Opera" ou "Transylvania" déploient des mélodies et des riffs qui, pris isolément, sont d'une efficacité redoutable. On sent le potentiel, la puissance d'écriture qui fera du groupe la légende qu'il est devenu.
Et puis... le drame. Le solo.
Ce moment maudit, systématiquement, où le morceau, qui tenait la route, qui me faisait taper du pied, décide de faire une pause technique pour que les deux guitaristes, Dave Murray et Dennis Stratton, puissent nous étaler leur science.
Je vais être cash, et que les fans me pardonnent, mais je n'en peux plus de ces solos. Cette manie typiquement heavy metal de balancer un dégueulis de notes à la vitesse de la lumière, cette espèce de masturbation de manche qui, pour moi, ne sert strictement à RIEN. Ça n'apporte rien à la chanson. Au contraire, ça la casse. Ça brise l'élan. C'est de la pure démonstration technique, un concours de celui qui a la plus longue... gamme.
Et c'est là que le bât blesse sur tout l'album. Chaque putain de morceau ! Tu as un riff qui tue, une ligne de chant qui t'embarque, et BAM ! T'as le droit à ta minute de tricotage guitaristique. Ça pollue le truc. Ça le dénature. On passe d'une énergie rock'n'roll pure et dure à une sorte de kermesse de l'école de musique. Et ça me rend fou, parce que les chansons sont bonnes ! C'est comme avoir un plat magnifique devant soi, et voir le serveur arriver pour y verser une louche de Ketchup. C'est un sacrilège.
Alors, oui, "Iron Maiden" est un album majeur. Historiquement, il est incontournable pour comprendre l'émergence de tout un pan du rock. Il a défini un son, une attitude, et a lancé une carrière stratosphérique. Pour le projet "1001 Albums", sa place est justifiée, ne serait-ce que pour l'aspect "culture générale".
Mais pour moi, personnellement, l'écoute fut une torture. Une frustration permanente. Le sentiment constant de passer à côté d'un grand album de hard rock à cause de cette manie, de cette convention du genre que je rejette en bloc. C'est l'album qui incarne le fossé entre le punk qui dit "l'énergie d'abord" et le metal qui répond "la technique d'abord".
Pour moi, ce sera un petit 1 sur 5. La frustration est trop grande. J'ai entendu de superbes mélodies, une énergie folle, mais elles ont été systématiquement sabotées par des solos qui me sortent par les trous de nez.
1
Feb 12 2025
Physical Graffiti
Led Zeppelin
Note : 1/5. Voilà. C'est dit. Le sacrilège est commis, la sentence est tombée. Je sens déjà les hordes de fans aux cheveux longs et aux jeans brodés de dragons affûter leurs médiators pour venir me faire la peau. Mais que voulez-vous, le projet "1001 Albums" est une quête de vérité, et ma vérité, la voici : je n'ai jamais, au grand jamais, pigé le délire Led Zeppelin.
C'est une sorte d'allergie pathologique, un angle mort dans ma culture musicale pourtant, je crois, assez vaste. J'ai 55 balais au compteur, j'ai usé mes fonds de culotte dans les bacs à vinyles d'un disquaire indépendant, j'ai crié dans des micros de radios libres, j'ai vu des scènes s'effondrer sous le poids de l'ego de certains musiciens, mais Led Zep... ça m'est toujours passé dix kilomètres au-dessus du casque. C'est de la musique pour des gens qui lisent des livres avec des cartes dessinées au début. C'est de la musique pour des mecs qui trouvent qu'un solo de batterie de douze minutes, c'est une excellente idée.
Pourtant, le livre me l'ordonne, et votre serviteur, discipliné (parfois), s'exécute. Me voilà donc, en 2025, à me farcir l'intégralité de Physical Graffiti. Un double album, tant qu'à faire. Pourquoi faire simple quand on peut faire long, n'est-ce pas ?
Soyons honnêtes et rendons à César ce qui lui appartient. Objectivement, ce disque est un monstre. Sorti en 1975, au sommet de leur gloire himalayenne, c'est l'oeuvre d'un groupe qui a conscience d'être le plus grand du monde et qui le fait savoir. Tout est surdimensionné : la durée, l'ambition, les riffs, la pochette... C'est le Boeing 747 du rock. On y trouve de tout : du hard rock qui tâche, du blues (très, très largement "inspiré" des anciens, comme d'habitude avec eux), des ballades folk à faire pleurer une mandoline, des escapades country, des délires quasi-progressifs... C'est une encyclopédie du rock des seventies. Le groupe est une machine de guerre, une force de la nature. Jimmy Page est un architecte du riff, un sorcier de la six-cordes, et John Bonham... Bon, d'accord, John Bonham frappe sur ses fûts comme si sa vie en dépendait et, oui, c'est absolument monstrueux de puissance et de groove. Le son de ce disque, pour l'époque, est colossal. Voilà, j'ai dit du bien. On peut passer aux choses sérieuses ?
Parce que, bon sang de bonsoir, qu'est-ce que je me suis fait chier.
Le premier obstacle, et il est de taille, c'est la voix de Robert Plant. Ce cri strident, cette plainte d'elfe sous hélium, ce hurlement de damné qui semble constamment chercher une note que seuls les chiens et les chauves-souris peuvent entendre... C'est au-dessus de mes forces. Sur "Kashmir", ce morceau que tout le monde cite comme le chef-d'oeuvre absolu, j'ai l'impression d'entendre un guide touristique pour créatures mythologiques me hurler dans les oreilles pendant huit minutes. C'est grandiose, c'est épique, c'est tout ce que vous voulez, mais ça me laisse de marbre. C'est de la musique de stade, conçue pour être écoutée par 80 000 personnes en plein air, pas dans mon salon avec un café.
Ensuite, il y a la boursouflure. Un double album ! Pour quoi faire ? Pour nous infliger des morceaux qui n'auraient jamais dû quitter le plancher de la salle de répétition. C'est le syndrome du "on est les rois du pétrole, donc tout ce qu'on fait est génial". Eh bien non. Il y a du remplissage, des longueurs, des moments où l'on sent qu'ils se regardent jouer en se trouvant formidables. C'est de l'onanisme musical, de l'auto-congratulation en bande organisée. Quand on a été élevé au punk et au post-punk, à l'urgence, à l'idée qu'une chanson doit aller droit au but en moins de trois minutes, écouter un morceau comme "In My Time of Dying" (onze minutes, onze !) c'est une épreuve.
Et puis, il y a ce mysticisme de pacotille, cette fascination pour l'occulte, le médiéval, le "does my bustle still bustle in your hedgerow?". Ça manque de béton, de crasse, de réalité. C'est une musique qui flotte dans l'éther, qui parle de montagnes brumeuses et de reines sans nom. Pendant ce temps-là, à New York, les Ramones branchaient leurs guitares pour nous parler de sniffage de colle et de passages à tabac. Disons que je me sens plus proche du second sujet.
Alors, bien sûr, je respecte. Je respecte le travail, le succès colossal, l'influence indéniable. J'ai vendu des palettes de ce disque à des clients qui avaient les larmes aux yeux en me le tendant. Pour des millions de gens, "Physical Graffiti" est une pierre angulaire de leur existence. Qui suis-je pour juger ? Juste un vieux con qui, après une heure et demie d'écoute, a juste envie de se mettre un bon vieux morceau des Buzzcocks pour se nettoyer les oreilles.
Le livre dit que je dois l'entendre avant de mourir. C'est fait. Je peux maintenant mourir tranquille, en sachant que je n'aurai plus jamais à l'écouter. C'est un poids en moins. La prochaine fois, j'espère un truc un peu moins... zeppelinien. Allez, sans rancune.
1
Feb 13 2025
Konnichiwa
Skepta
Alors voilà, le Grand Grimoire, ce pavé de 1001 albums qui dicte ma vie musicale depuis des mois, a décidé de me sortir de ma zone de confort. Et pas qu'un peu, car il vient avec l'album de Skepta "Konnichiwa", de me jeter sans ménagement, dans les rues froides et humides de Tottenham, au coeur de ce truc qu'on appelle "le Grime". "Konnichiwa", bonjour, en japonais. Le rapport ? Je le cherche encore. Mais qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse, ou au moins un bon mal de crâne.
Soyons honnêtes, quand j'ai vu le nom sur la liste, j'ai soupiré. J'ai pensé : "Encore un rappeur." Et je ne parle pas du Grime... ce mot seul évoquait pour moi une culture lointaine, hermétique, une affaire de jeunes en survêtement qui communiquent par onomatopées sur des sonneries de portable. J'avais tort, enfin, pas sur toute la ligne, mais j'avais tort sur l'essentiel.
"Konnichiwa" n'est pas un album qui cherche à te plaire, il s'en contrefout, il t'attrape par le col et te hurle sa vérité à la gueule. C'est brut, c'est minimaliste, c'est d'une froideur quasi industrielle. Et là, forcément, ça a commencé à me parler. Les productions sont squelettiques, métalliques. On n'est pas dans le G-Funk californien, ensoleillé et plein de basses rondouillardes. Non, ici, la basse est une lame de rasoir, les beats sont des coups de matraque sur un conteneur en métal. C'est l'architecture brutaliste des council estates londoniens mise en musique. C'est gris, c'est anxiogène, c'est claustrophobique. Et putain, c'est efficace.
L'énergie qui se dégage de ce disque est sidérante, c'est l'urgence de ceux qui n'ont rien à perdre. Skepta ne rappe pas, il débite et son flow est tendu comme un arc, précis comme un sniper. Et surtout, il a cet accent du Nord de Londres à couper au couteau, qui ancre chaque syllabe dans une réalité sociale et géographique bien précise. On n'est pas à L.A., on n'est pas à New York. On est à Londres, et ça s'entend. C'est cette authenticité crue, cette fierté d'appartenir à une scène locale qui a fini par conquérir le monde, qui fait toute la force de l'album.
Il y a une filiation évidente avec le punk, la même rage, la même esthétique du "Do It Yourself", la même défiance envers l'establishment. Quand Skepta balance un "Shutdown", c'est un "Anarchy in the U.K." de son temps. C'est un grand "allez vous faire foutre" balancé à l'industrie musicale, aux politiciens, à la police, à ceux qui regardent sa culture de haut. Et le fait qu'il ait remporté le Mercury Prize avec cet album, coiffant au poteau des Bowie et des Radiohead, c'est la cerise sur le gâteau et la plus belle revanche qui soit. Le système a été obligé de reconnaître la pertinence d'un son qu'il avait longtemps ignoré, voire méprisé.
Maintenant, pourquoi 4/5 et pas le sans-faute ? Parce que l'album, malgré sa cohérence, n'est pas parfait. Si des morceaux comme "That's Not Me", "Man" ou l'hymne "Shutdown" sont des classiques instantanés, des bombes d'une efficacité redoutable, d'autres titres peinent à maintenir ce niveau d'intensité. L'album est une déclaration d'indépendance, mais il cède parfois aux sirènes du marché global. Les featurings avec des pontes américains comme Pharrell Williams ou ASAP Nast sont prestigieux, c'est certain. Ça montre que Skepta est respecté, qu'il a "réussi". Mais musicalement, ça dilue un peu le propos. "Numbers" avec Pharrell, par exemple, sonne presque trop propre, trop lisse, comparé à la crasse magnifique du reste du disque. C'est un peu comme mettre une nappe en soie sur une table de pub poisseuse. Ça jure un peu. On sent une légère tension entre la volonté de rester fidèle à ses racines grime et la nécessité de produire des "tubes" pour le marché international.
Mais ne boudons pas notre plaisir car ces quelques moments de flottement n'enlèvent rien à la puissance de l'ensemble. Konnichiwa est un album capital, pas seulement pour le Grime, mais pour la musique britannique en général. C'est un disque qui documente une époque, une culture, une colère. Il a fallu que le livre me force la main pour que je m'y penche, et je ne le regrette pas une seconde. Je n'en écouterai probablement pas tous les jours, ce n'est pas le genre de son que je mets pour lire le journal le dimanche matin. Mais c'est une claque, une putain de claque nécessaire et salutaire. Un rappel que la musique la plus pertinente vient souvent de la marge, du froid, du béton. Et rien que pour ça, il mérite amplement sa place dans ces 1001 albums. C'est un témoignage, un monument, un parpaing dans la gueule. Et parfois, ça fait un bien fou.
4
Feb 14 2025
Rum Sodomy & The Lash
The Pogues
Alors, mettons les choses au clair tout de suite, le projet "1001 Albums", c'est un marathon, pas un sprint. Il y aura des disques qui me passeront au-dessus de la tête, d'autres qui me feront saigner les oreilles, et quelques-uns, je l'espère, qui me rappelleront pourquoi je suis tombé amoureux de cette came quand j'étais un ado boutonneux dans les années 80. Et puis, il y a des disques comme celui-ci, des disques qui ne trichent pas, des disques qui puent la vie, la vraie.
Le titre déjà, "Rhum, Sodomie et le Fouet", ça pose le décor. On n'est pas là pour enfiler des perles ou pour écouter de la musique d'ascenseur. C'est une déclaration d'intention, une promesse de chaos, un avertissement. On est loin de la world music pour cadres sup' en mal d'exotisme ou du folk propret pour festivaliers en sandales. Ici, on parle de musique qui a les mains sales, les dents gâtées et le foie en vrac.
Je me souviens de la première fois que j'ai posé ce vinyle sur ma platine. J'étais en plein dans ma période post-punk, je ne jurais que par les basses caverneuses de Joy Division et les guitares déchiquetées de Sonic Youth. Et là, je me prends dans la gueule un banjo frénétique, un accordéon asthmatique et un tin whistle qui semble jouer sa vie à chaque note. Ma première réaction, je l'avoue, a été de me dire : "C'est quoi ce bordel ?". C'était comme si un groupe de punk avait kidnappé un orchestre de bal irlandais et l'avait forcé à jouer sous la menace d'une pinte de Guinness.
Et puis, la voix de Shane MacGowan est arrivée.
Shane MacGowan, le poète édenté, le barde déchu avant même d'avoir atteint le sommet, l'homme dont le gosier semble avoir été mariné dans le whisky et le désespoir. Ce type est une anomalie, un miracle. Il chante comme un docker qui vient de perdre sa paie aux courses, avec une diction qui ferait passer Tom Waits pour un présentateur de journal télévisé. Mais ses textes... ses textes sont des putains de poèmes. Il y a chez lui une tendresse et une brutalité qui cohabitent dans la même phrase. Il te parle de la misère des immigrés irlandais à Londres, des amours perdues au fond d'un pub, des gueules cassées par la vie, et il le fait avec une grâce et une lucidité qui forcent le respect. Il y a plus de romantisme et de vérité dans une seule de ses strophes que dans toute la discographie de U2.
Cet album, c'est l'apogée de leur art. La production d'Elvis Costello est un coup de génie car le binoclard le plus cool de la new wave a eu l'intelligence suprême de ne pas essayer de les civiliser. Il n'a pas poli les angles, il n'a pas nettoyé le son. Au contraire, il a capturé l'énergie brute, l'urgence, le sentiment que tout pouvait s'effondrer à n'importe quel moment. Il a enregistré le son d'un groupe en état de grâce, soudé par l'alcool et une vision commune de ce que la musique traditionnelle irlandaise pouvait être au 20ème siècle : non pas une pièce de musée, mais une matière vivante, violente, et furieusement moderne.
On ne va pas se mentir, je pourrais passer des heures à décortiquer "A Pair of Brown Eyes", ballade déchirante qui te donnerait envie de pleurer dans ta bière, ou "Sally MacLennane", qui te donne envie de sauter sur les tables et de tout renverser. Mais ce serait passer à côté de l'essentiel. "Rum Sodomy & the Lash" n'est pas une collection de chansons, c'est une atmosphère, une expérience totale. Ça sent la sueur, la bière renversée, le tabac froid et les chagrins d'amour qu'on noie dans un verre de trop. Ça sent le plancher qui colle, les rires gras et les bagarres qui éclatent sans raison. Ça sent le port, le sel sur la peau et l'écume marine.
C'est un disque qui te prend aux tripes. En tant que mec né en 1970, qui a bossé dans un disquaire et une radio indé, j'ai vu passer des tonnes de disques qui se voulaient "authentiques" et la plupart n'étaient que des postures. Les Pogues, eux, étaient l'incarnation de l'authenticité. Ils ne jouaient pas un rôle, ils étaient ce qu'ils jouaient. Cette honnêteté crasse, cette absence totale de calcul, c'est ce qui fait que cet album, presque quarante ans après sa sortie, n'a pas pris une seule ride. Il reste aussi pertinent, aussi vital, aussi nécessaire qu'au premier jour.
C'est la bande-son parfaite pour chanter à tue-tête avec des inconnus, bras dessus, bras dessous, en manquant de s'écrouler à chaque refrain. C'est un disque qui célèbre la beauté dans la laideur, la noblesse dans la déchéance, et la joie féroce de rester debout malgré les coups.
Pour moi, c'est un 5/5 indiscutable. Pas seulement un album à écouter avant de mourir, mais un album qui te fait te sentir furieusement vivant. Et ça, c'est la marque des plus grands.
5
Feb 17 2025
Bryter Layter
Nick Drake
Pour ce nouvel épisode de notre traversée un peu masochiste des "1001 Albums", on tombe sur un client sérieux. Un monument de la tristesse heureuse, un fantôme dont la musique continue de hanter des générations de gratteux en chambre et de poètes à la petite semaine. On est en 1970, l'année de ma naissance, tiens donc. Pendant que le monde digère Woodstock, que le hard rock pointe le bout de son nez et que le prog s'apprête à nous pondre des solos de synthé de 17 minutes, un jeune Anglais sort son deuxième album. Un disque qui, évidemment, va se casser la gueule dans les grandes largeurs.
Nick Drake – Bryter Layter (1970)
Voilà, le nom est lâché, Nick Drake. Rien que de l'écrire, j'ai l'impression de baisser la luminosité de mon écran. Pour beaucoup, et surtout pour ceux de notre génération qui ont usé leurs fonds de culotte dans les bacs à vinyles des disquaires indés, Nick Drake c'est une sorte de secret de polichinelle, un saint patron des âmes sensibles. Un type qui a enregistré trois albums, n'a jamais vraiment joué en public, et s'est éteint à 26 ans d'une surdose d'antidépresseurs. Le CV parfait de l'artiste maudit.
Son premier album, "Five Leaves Left", était déjà une anomalie. Un disque folk d'une beauté automnale, fragile, presque effacé. On sentait le gamin pétri de talent mais terrifié à l'idée qu'on le regarde. C'était l'album idéal à écouter en rentrant de soirée, seul, avec un fond de verre. Une pure merveille de spleen acoustique.
Et puis arrive "Bryter Layter". Et là, ce disque, c'est de la triche, c'est un piège, parce qu'au premier abord, il sonne presque... joyeux. L'intro instrumentale, "Introduction", avec sa flûte et sa section de cordes entraînante, pourrait presque figurer sur la bande-son d'un film de la Nouvelle Vague. On se dit : "Tiens, le petit Nick a pris du poil de la bête, il a vu la lumière". Grave erreur.
"Bryter Layter", c'est l'album d'un homme qui essaie désespérément de sourire alors qu'il est en train de se noyer de l'intérieur. C'est la différence fondamentale avec son prédécesseur. Si "Five Leaves Left" était le constat brut d'une mélancolie innée, "Bryter Layter" est la tentative de la maquiller, de la rendre socialement acceptable. Et c'est peut-être encore plus triste, au fond.
La production est beaucoup plus riche, plus sophistiquée. Joe Boyd, le producteur, a sorti le grand jeu. Il y a des cordes magnifiques arrangées par Robert Kirby, qui donnent une ampleur cinématographique aux morceaux. Il y a des touches de jazz, avec la présence de membres de Fairport Convention et du Pentangle. On entend du piano, du célesta, des cuivres discrets... C'est un écrin somptueux, presque trop. On sent la volonté de créer un disque plus accessible, plus "pop".
Et ça fonctionne, dans un sens. Les mélodies sont sublimes, accrocheuses, "Hazy Jane II" a un allant presque insolent, "At the Chime of a City Clock" déambule avec une sorte de nonchalance urbaine et jazzy et "One of These Things First" est d'une évidence pop confondante. On pourrait presque taper du pied.
Mais au-dessus de tout ça, il y a la voix de Drake. Ce filet de voix désarmant de fragilité, ce chant qui semble toujours au bord de la rupture, qui vous murmure ses doutes et ses angoisses à l'oreille. Et c'est là que le piège se referme. Derrière les arrangements cossus, la solitude est palpable. Les textes sont d'une poésie introspective et douce-amère qui tranche radicalement avec l'optimisme forcené de l'époque. C'est une mélancolie polie, presque mondaine. Le spleen d'un jeune homme bien élevé qui observe le monde depuis sa fenêtre, incapable de s'y joindre vraiment.
L'album est un paradoxe total, il est lumineux et sombre, chaud et glacial, accueillant et distant. Il est le son d'un type qui vous invite à une fête magnifique tout en vous faisant comprendre qu'il préférerait être seul dans sa chambre.
Et bien sûr, personne n'a rien compris et le disque a été un bide monumental. Trop folk pour les jazzeux, trop jazzy pour les folkeux, trop subtil pour les rockeurs. Un échec cuisant qui a sans doute enfoncé Nick Drake encore plus profondément dans sa dépression. C'était le début de la fin, la confirmation douloureuse que sa musique, si intime et si pure, n'avait pas sa place dans le bruit du monde. Il se repliera sur lui-même pour accoucher de son chef-d'oeuvre absolu de désolation, le squelettique "Pink Moon", avant de tirer sa révérence.
Quand je l'ai découvert, bien des années plus tard, "Bryter Layter" m'a fasciné pour cette dualité. C'est l'album de Nick Drake que j'écoute le plus facilement, mais c'est aussi celui qui me met le plus mal à l'aise. Il y a une tension, une façade qui menace de s'effondrer à chaque instant.
C'est un disque d'une beauté inouïe, mais une beauté malade. Il n'a pas la pureté brute de "Pink Moon", qui est pour moi son chef-d'oeuvre incontesté et qui mérite un 5/5 sans discussion. "Bryter Layter" est un chef-d'oeuvre, certes, mais un chef-d'oeuvre de transition, le son d'une bataille perdue d'avance contre ses propres démons. C'est pour cette légère impression de "compromis", de tentative d'enjoliver le mal-être, que je ne lui mettrai pas la note maximale.
Mais putain, quel disque.
4
Feb 18 2025
Violent Femmes
Violent Femmes
Il y a des disques qui vous tombent dessus sans prévenir, comme une averse en plein mois d’août ou une révélation mystique au rayon surgelés du supermarché. Le premier album éponyme des Violent Femmes, c’est exactement ça. Une claque, un ovni musical qui, en 1983, a débarqué dans un paysage sonore dominé par les synthétiseurs rutilants de Duran Duran, les clips pharaoniques de Michael Jackson et la pop colorée de Culture Club. Autant dire qu’à côté, ces trois types du Wisconsin avec leur instrumentation à la con ressemblaient à des amish égarés à une convention de tuning.
Ce qui est génial avec cet album, c'est ce mélange des genres totalement improbable et pourtant si évident. C'est du punk, mais joué avec une contrebasse acoustique, une guitare sèche et une batterie minimaliste qui se résume souvent à une caisse claire martyrisée par des balais. C'est du folk, mais avec l'énergie rageuse et l'urgence du punk. C'est du rockabilly déglingué qui aurait forniqué avec le fantôme de Woody Guthrie. C'est tout ça à la fois et c'est surtout un son unique, reconnaissable entre mille.
Là où les punks hurlaient "No Future" en se tailladant les veines, les Violent Femmes, eux, chantaient la frustration sexuelle crasse, l'aliénation adolescente dans ce qu'elle a de plus pathétique et de plus authentique. Les paroles de Gano sont des petits chefs-d'oeuvre de névrose ordinaire. "Kiss Off" et son décompte nihiliste, "Add It Up" et son cri du coeur hormonal ("Why can't I get just one fuck?"), "Prove My Love"... C'est le journal intime d'un puceau magnifique et d'un poète maudit de supérette. Il n'y a pas de pose là-dedans, c'est brut, c'est honnête, et c'est pour ça que ça parle encore à des générations de gamins qui se sentent à côté de la plaque.
Cet album est un classique qui n'a pas pris une ride et c’est même son plus grand tour de force. Prenez n'importe quel disque de 1983 avec des tonnes de synthés et de boîtes à rythmes Simmons, et ça sonne daté, c'est un bibelot sonore. Prenez ce premier Violent Femmes, et il pourrait avoir été enregistré la semaine dernière dans un garage à Rennes ou à Seattle. Pourquoi ? Parce que l'instrumentation est intemporelle et que l'angoisse adolescente, elle, ne se démode jamais. Le son est sec, sans artifice, sans la réverbération dégueulasse qui a souillé une bonne partie de la production des années 80. C'est direct, dans ta gueule, comme une bonne bière fraîche et amère.
L'histoire de cet album est d'ailleurs aussi atypique que sa musique. Il a été enregistré pour une bouchée de pain et a mis près de dix ans à devenir disque de platine, sans jamais vraiment entrer dans les classements officiels. C'est le triomphe du bouche-à-oreille, l'album culte par excellence, celui que les grands frères passent aux plus jeunes comme un secret, une initiation.
Alors, en le réécoutant pour ce projet "1001 Albums", je me dit que mon 4/5 est parfaitement justifié. Ce n'est peut-être pas l'album le plus complexe ou le plus révolutionnaire sur le plan technique, mais son impact, sa sincérité et sa longévité en font une pièce maîtresse. C'est un disque qui ne ment pas. Il pue la frustration, la maladresse et le désir. Il a l'odeur des chambres d'ados, des fêtes ratées et des espoirs déçus. C'est un disque nécessaire, un compagnon de route pour tous les coeurs malmenés.
4
Feb 19 2025
The Yes Album
Yes
Huit mois après avoir enduré le supplice cosmique de "Close to the Edge", voilà que le destin, dans son infinie cruauté, me remet le couvert. Le même groupe, le même genre, la même décennie maudite. Yes et "The Yes Album". Le titre sonne comme une affirmation, une évidence. Pour moi, il sonne comme une menace.
Je me suis donc assis, résigné, tel un condamné acceptant son sort. J'ai appuyé sur "play" et pendant 41 interminables minutes, j'ai supporté. Le mot est faible... J'ai subi un assaut en règle de tout ce qui a pu un jour me faire détester la musique.
Soyons clairs, et allons droit au but comme un bon vieux single punk de 2 minutes 30 (ah, si seulement...). "The Yes Album" est l'archétype parfait de la branlette musicale. C'est l'album qui a probablement convaincu des milliers de musiciens en herbe qu'il était plus important de savoir faire 48 notes à la seconde sur une guitare acoustique que de transmettre la moindre once d'émotion brute. C'est le triomphe de la technique sur l'âme, de la complexité sur le coeur, de la virtuosité sur la tripe.
Pour le gamin des années 80 que j'étais, qui découvrait la rage glaciale de Joy Division et la mélancolie poisseuse de The Cure, ce genre de disque était l'ennemi. C'était la musique de nos parents, celle qu'ils écoutaient en fumant la pipe et en parlant de trucs chiants. C'était l'opulence, la prétention, cette espèce de rock de salon pour intellos qui se tripotent sur des changements de rythme alambiqués et des solos de basse qui durent le temps d'un trajet en train.
Et putain, le son ! Ce son des années 70... Je sais bien qu'on me dira "oui mais la production, la chaleur de l'analogique...". Foutaises, c'est le son du formica, du papier peint orange, des pantalons à pattes d'éléphant. L'orgue Hammond de Tony Kaye, omniprésent, dégouline de bons sentiments et de notes inutiles. On dirait la musique d'attente d'un coiffeur pour hippies sur le retour. La guitare de Steve Howe, qui fait ici son entrée fracassante dans le groupe, est un catalogue de tout ce qui m'exaspère : ça file dans tous les sens, ça explore des gammes dont on se fout, ça passe de l'acoustique folkisant à des envolées électriques sans crier gare, mais ça ne raconte jamais rien. C'est une démonstration. Une putain de démo technique pour un magasin de guitares.
Et le chant... Ah, le chant de Jon Anderson. Cette voix éthérée, quasi angélique, qui plane au-dessus de la mêlée instrumentale avec une candeur insupportable. Le mec te chante des trucs sur la nature, la spiritualité, la société moderne (dixit les exégètes du groupe), avec le même ton qu'un animateur de centre aéré qui essaie de te faire croire qu'une balade en forêt est une aventure mystique. C'est tellement naïf, tellement premier degré, que ça en devient presque vulgaire. J'avais l'impression d'écouter la bande-son d'une communauté new age du Larzac. Donne-moi le cynisme crasseux de The The ou la rage désespérée de Godflesh, mais pitié, épargne-moi cette pureté de pacotille.
Je pourrais essayer de vous parler des morceaux, mais à quoi bon ? Ils se ressemblent tous dans leur structure boursouflée. Ça commence doucement, puis ça s'énerve, puis ça se calme, puis un solo, puis un choeur, puis un autre solo, puis ça s'énerve à nouveau... C'est épuisant. "Yours Is No Disgrace", "Starship Trooper"... des épopées de près de dix minutes qui semblent en durer quarante. On est à des années-lumière de la tension d'un "Sister Ray" du Velvet Underground qui, lui aussi, s'étirait en longueur, mais pour une bonne raison : te traîner dans la fange, te faire ressentir le malaise. Ici, on te traîne dans un magasin de tapisseries.
Pendant mon service au magasin de disques, on avait une section "Rock Progressif". C'était une sorte de zone de quarantaine. Les clients qui s'y aventuraient avaient un profil bien particulier. Souvent des mecs seuls, un peu plus âgés, avec des cheveux longs mais clairsemés, qui te parlaient de la pureté du son de leur chaîne hi-fi pendant des plombes. Ils achetaient du Yes, du Genesis, du King Crimson. Ils n'achetaient jamais du Sonic Youth ou du Nirvana. Ils ne comprenaient pas et pour eux, la musique, c'était ça : une partition complexe, une exécution parfaite. Pour moi, la musique, c'était un cri.
Alors oui, je sais, cet album est un "classique". C'est le disque qui a fait de Yes des stars. Il a probablement posé les bases de tout un pan du rock. Mais le IIIème Reich aussi a posé les bases de l'architecture totalitaire, et ce n'est pas pour ça que je trouve ça beau.
Le pire, c'est que je ne peux même pas dire que c'est mal fait. Les mecs savent jouer, c'est indéniable. Chris Squire a probablement plus de doigts que moi et s'en sert avec une agilité déconcertante. Mais c'est une coquille vide, un exercice de style vain. C'est l'ennui poli, l'ennui tiré à quatre épingles et bien peigné.
Au final, ces 41 minutes ont confirmé ce que je savais déjà. Mon panthéon musical est peuplé de prophètes du chaos, de poètes de la rouille, de saints du larsen. Eux, les membres de Yes, sont les comptables de la musique. Ils alignent les notes, font des additions complexes, vérifient que tout est bien en ordre. Le résultat est peut-être juste, mais il est chiant à mourir.
Quand le dernier accord s'est éteint, j'ai ressenti le même soulagement qu'en sortant de chez le dentiste après un détartrage. C'est fait, on n'en parle plus. Jusqu'à la prochaine fois et en regardant cette liste maudite des 1001 albums, je sais qu'il y aura une prochaine fois... Putain de projet.
1/5 pour la pochette, qui a le mérite de ne pas être trop laide.
1
Feb 21 2025
Triangle
The Beau Brummels
Voilà une bien curieuse pépite que ce "Triangle" des Beau Brummels, album rescapé de l'année la plus folle de l'histoire du rock, 1967. Une année-monstre, un véritable carnage discographique où les mastodontes se bousculaient au portillon, laissant peu de place aux outsiders. Pensez-y : "Sgt. Pepper's", "The Piper at the Gates of Dawn", "The Velvet Underground & Nico", "Are You Experienced", "Forever Changes"... Comment exister au milieu de ce raz-de-marée ? Comment se faire une place quand on est un groupe de San Francisco qui, à l'origine, sonnait plus anglais que les Anglais eux-mêmes ? Les Beau Brummels, eux, n'ont pas vraiment réussi. Commercialement, ce fut un bide intersidéral. Un échec cuisant qui, paradoxalement, a sans doute sauvé cet album de l'oubli en lui conférant une aura de trésor caché.
Pour ma part, gamin des années 70, j'ai complètement raté ce train-là. Il faut dire que la presse française de l'époque, même un Rock & Folk naissant, avait sans doute d'autres chats à fouetter que de chroniquer le quatrième album d'un groupe américain qui avait connu son heure de gloire quelques années plus tôt avec des tubes comme "Laugh, Laugh". On était en pleine "British Invasion", et ces Brummels, malgré leur nom, ramaient à contre-courant de leur propre géographie. C'est donc avec les oreilles d'un vieux briscard, qui a retourné des vinyles dans tous les sens pendant ses années de disquaire et de radio, que je découvre ce disque. Et quelle découverte ! Une petite claque feutrée, une anomalie douce et mélancolique. On est face à un objet musical non identifié, un disque qui flotte entre les mondes.
Pour bien saisir le virage à 180 degrés qu'est "Triangle", il faut se souvenir des Beau Brummels d'avant. Un groupe qui avait brillamment surfé sur la vague de la Beatlemania, au point que certains pensaient qu'ils venaient de Liverpool. Mais en 1967, le groupe est en pleine déliquescence. Le quintet originel n'est plus qu'un trio – Sal Valentino au chant, Ron Elliott à la guitare et aux compos, et Ron Meagher à la basse, ce dernier étant lui-même sur le point de partir faire un tour au Vietnam, merci Tonton Sam. Le précédent album, "Beau Brummels '66", une collection de reprises imposée par leur nouvelle maison de disques Warner, avait été un fiasco critique et commercial. Le groupe était au bord du gouffre.
C'est là qu'intervient le producteur Lenny Waronker, un homme providentiel qui, au lieu de leur demander de pondre un nouveau "tube", leur a offert une liberté quasi totale. Le résultat ? Les Beau Brummels ont largué les amarres du folk-rock à guitares carillonnantes pour s'aventurer dans des territoires bien plus étranges et fascinants. "Triangle" est un disque qui se vit comme un songe éveillé, une sorte de cycle de rêve brumeux et introspectif. Ron Elliott lui-même parlait d'une "bande dessinée mythologique sur l'amour écrite depuis des endroits bizarres".
L'album s'ouvre sur "Are You Happy?", et dès les premières notes, on sent que quelque chose a changé. Fini le rock'n'roll direct, place à une pop baroque, orchestrée avec une finesse inouïe. On y entend du clavecin (joué par le grand Van Dyke Parks sur le sublime "Magic Hollow"), des cordes, des cuivres, de l'accordéon... tout un attirail d'instruments qui tissent une toile sonore riche, éthérée et profondément mélancolique. La voix de Sal Valentino, unique en son genre, fragile et puissante à la fois, plane au-dessus de ces arrangements délicats. Elle a ce timbre nasal un peu à la Dylan, mais avec une chaleur et une expressivité qui lui sont propres.
Ce qui frappe, c'est la cohérence de l'ensemble. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un "concept album" au sens strict du terme, une atmosphère onirique lie toutes les chansons. On passe d'une ballade folk d'une beauté désarmante ("The Painter of Women") à des ambiances plus sombres et mystiques ("The Wolf of Velvet Fortune"), comme si on naviguait dans les méandres d'un esprit en plein doute existentiel. L'album est court, à peine 29 minutes, mais d'une densité folle. Il n'y a pas un gramme de gras, pas une note de trop. Chaque morceau est une miniature précieuse, une vignette sonore qui évoque un monde de contes de fées pour adultes désenchantés.
On est loin, très loin du "Summer of Love" et de l'optimisme béat de San Francisco. Ici, le psychédélisme est intérieur, introspectif. C'est un voyage dans les limbes, une exploration des zones d'ombre de l'âme. L'échec commercial de l'album était inévitable. En pleine explosion psychédélique extravertie, qui avait envie d'écouter les murmures d'une âme en peine, si joliment arrangés soient-ils ? Personne, ou presque.
Et pourtant, quelle erreur ! "Triangle" est un disque d'une richesse et d'une subtilité rares. C'est un album qui demande une écoute attentive, qui se dévoile peu à peu, mais qui récompense au centuple celui qui prend le temps de s'y plonger. Il préfigure d'une certaine manière le country-rock qui explosera quelques années plus tard, mais avec une touche de sophistication et une étrangeté que peu de groupes atteindront.
Aujourd'hui, cet album a acquis un statut culte amplement mérité. C'est le disque parfait pour une fin de soirée pluvieuse, une de ces oeuvres qui vous enveloppent dans un cocon de mélancolie douce-amère. On comprend pourquoi il figure dans la liste des "1001 albums". Ce n'est pas un disque qui vous saute à la gorge, mais un de ceux qui vous hantent longtemps après l'écoute. Une découverte, en effet, et une belle. Le 3/5 est juste, mais c'est un 3/5 qui penche dangereusement vers le 4. Un disque attachant, singulier, et finalement, essentiel pour qui veut comprendre les chemins de traverse qu'a pu emprunter le rock américain à son apogée créative. Un trésor pour initiés, sorti de l'ombre.
3
Feb 24 2025
Fear Of Music
Talking Heads
Nous sommes en 1979 et l'aiguille du sismographe musical est complètement folle. Le punk a déjà craché son venin originel et se regarde crever dans le miroir, le disco parade sous ses boules à facettes en attendant le coup de grâce, et une nouvelle vague, plus froide, plus nerveuse, commence à déferler. Et au milieu de ce bordel, il y a les Talking Heads. Les intellos, les excentriques de la scène du CBGB qui, au lieu de se contenter de trois accords et d'une pinte de bière, préféraient débattre de l'architecture moderne et de l'art conceptuel. On les avait laissés deux ans plus tôt avec des albums brillants, "77" et "More Songs About Buildings and Food", qui posaient les bases de leur son si particulier. Mais avec "Fear of Music", troisième volet de leur triptyque avec le sorcier Brian Eno, on bascule. On quitte le loft d'artiste pour l'asile de fous. Un asile où, curieusement, tout le monde danse.
Je dois l'avouer, à sa sortie, j'avais neuf ans et mes préoccupations musicales se limitaient à savoir si Goldorak avait une meilleure bande-son qu'Albator. C'est plus tard, au mitan des années 80, en pleine adolescence boutonneuse et avide de sons qui sortaient des clous, que ce disque m'est tombé dessus comme une enclume. Et quelle claque. Dans les bacs de la médiatheque où je trainai, la pochette m'avait d'abord intrigué. Toute noire, gaufrée comme une peau de reptile ou la semelle d'une Doc Martens. Pas de photo, pas de fioritures. Juste un titre, menaçant : "La Peur de la Musique". Ironique, pour un disque ou alors terriblement lucide.
Car la peur, mes amis, est la véritable matière première de cet album. Ce n'est pas un concept fumeux, c'est l'air même que respire chaque sillon. David Byrne, notre guide dans cette descente, n'est plus seulement le type bizarre qui chante des trucs bizarres. Il est l'incarnation de l'anxiété moderne. C'est l'homme dans la foule qui se sent observé, le citadin qui voit sa ville comme un organisme hostile, l'individu qui analyse chaque interaction sociale jusqu'à la nausée. Ses textes sont des petits chefs-d'oeuvre de paranoïa, des vignettes surréalistes d'un monde devenu trop complexe, trop rapide, trop bruyant. On parle d'animaux, de villes, du paradis (où, apparemment, "rien ne se passe jamais"), de surveillance. C'est le journal intime d'un névrosé qui aurait décidé de mettre ses angoisses en musique.
Et c'est là que réside le coup de génie absolu de "Fear of Music". Parce que cette angoisse, cette claustrophobie, cette peur panique, elle est posée sur des rythmes qui te donnent une envie irrépressible de bouger ton cul. C'est la grande schizophrénie du disque, le cerveau te crie de te planquer sous le lit, mais tes jambes ont déjà commencé à taper le rythme. La section rythmique, bordel ! Tina Weymouth et Chris Frantz forment un duo d'une efficacité monstrueuse. Les lignes de basse de Weymouth sont des serpents qui ondulent, simples, hypnotiques, implacables. La batterie de Frantz est métronomique, sèche, mais avec ce groove irrésistible qui doit autant au funk qu'à la froideur allemande.
C'est l'album où l'influence des rythmes africains, qui explosera sur le chef-d'oeuvre suivant, "Remain in Light", commence à poindre très sérieusement. Le morceau d'ouverture, "I Zimbra", basé sur un poème dadaïste et chanté dans une langue inventée, est une déclaration d'intention. C'est une transe tribale et futuriste, un truc complètement barré qui annonce que non, on ne va pas écouter un simple disque de rock.
Puis vient l'hymne, "Life During Wartime". Pour moi, ce morceau est l'un des plus importants de cette époque charnière. "This ain't no party, this ain't no disco, this ain't no fooling around", tout est dit. C'est l'anti-fête, l'anti-insouciance, c'est la bande-son d'une guérilla urbaine, une course-poursuite haletante. Et pourtant, impossible de ne pas danser dessus. C'est la BO parfaite pour une fin du monde où l'on déciderait de faire la fête une dernière fois, même si le coeur n'y est plus. C'est cynique, tendu, et incroyablement jouissif.
Brian Eno, encore lui, enveloppe tout ça d'une production qui est un modèle du genre. Il crée des espaces, des textures étranges, des sons qui semblent venir d'une autre dimension. Il n'enjolive pas, il accentue le malaise. Il fait sonner le groupe comme s'il jouait dans un bunker stérile, sous des néons blafards. Chaque son est à sa place, net, tranchant. Il n'y a pas de gras, pas de bavardage. C'est direct, cérébral et pourtant viscéral.
Un 4/5 pour un disque essentiel, un jalon du post-punk et de la new wave ? Mais pourquoi pas la note parfaite ? Peut-être parce que "Fear of Music" est l'oeuvre d'un groupe en pleine mutation, le chaînon manquant, sombre et fascinant, entre la nervosité pop de leurs débuts et la polyrythmie mondiale et expansive de "Remain in Light". C'est un album de transition, mais putain, quelle transition ! C'est le son d'un groupe qui a trouvé un équilibre parfait au bord du précipice, juste avant de décider de sauter dedans. Il n'a pas l'évidence pop de certains de mes chouchous de l'époque, comme The Cure sur "Seventeen Seconds", ni la noirceur totale de Joy Division. Il est ailleurs, dans une zone grise où l'intelligence et l'instinct primaire se livrent un combat sans merci.
Au final, "Fear of Music" est un disque qui demande un effort. Il ne se livre pas à la première écoute, il faut accepter de se laisser contaminer par son ambiance fiévreuse, par sa nervosité contagieuse. Mais une fois qu'on y est, c'est une expérience unique. C'est un album qui a incroyablement bien vieilli, parce que les peurs qu'il décrit – la peur de l'autre, la peur de l'avenir, la peur de soi-même – sont plus que jamais les nôtres. Les Talking Heads avaient simplement trente ans d'avance. Un disque à écouter quand on se sent un peu trop à l'aise dans son époque. Juste pour se rappeler que le danger n'est jamais loin et qu'on peut toujours danser dessus.
4
Feb 25 2025
The Clash
The Clash
Le premier album des Clash, n'est pas fait pour être "aimé" au sens confortable du terme. C'est un document, un témoignage, c'est le son du béton froid, des allocations chômage et de l'ennui qui suinte des murs d'une Angleterre en pleine déliquescence.
C'est une agression sonore, les guitares de Jones et Strummer sont des lames de rasoir qui découpent des riffs urgents et minimalistes, la basse de Simonon est un coup de matraque dans les gencives et la batterie de Topper Headon (même s'il arrive un peu après la bataille initiale) a la précision d'une émeute. Ce disque ne caresse pas dans le sens du poil, il te chope par le col et te secoue jusqu'à ce que tu comprennes que la partie de plaisir est terminée. Pour moi, qui ai grandi avec le post-punk, ce disque est une sorte d'Ancien Testament. Il contient en germe toute la noirceur et la colère qui allaient infuser des groupes comme Joy Division, mais sans le recul poétique. Ici, c'est le premier degré, le cri primal.
Ce qui a toujours fait la différence entre The Clash et les Sex Pistols, à mes yeux, c'est que les Pistols, c'était le chaos pour le chaos. Un "No Future" ricanant et autodestructeur, c'était un cul-de-sac. The Clash, même à leurs débuts les plus féroces, avaient une conscience, une intelligence politique derrière la rage. "White Riot" n'est pas qu'un appel à tout casser, c'est un constat social. "Career Opportunities" est d'une ironie mordante sur le futur qu'on propose à la jeunesse. C'est là que le groupe s'élève au-dessus de la mêlée. Ils ne se contentent pas de dire "merde", ils expliquent pourquoi. Et puis il y a cette ouverture d'esprit incroyable, cette fameuse reprise de "Police & Thieves" de Junior Murvin. Intégrer du reggae, le son des immigrés jamaïcains, dans un album punk en 1977, c'était un acte politique et musical d'une force inouïe. Ça montrait déjà que leur horizon était plus large que la simple ruelle de Camden.
Alors, pourquoi ce 3/5, si ce disque est si fondamental ? Justement parce qu'il est fondamental. C'est un monument et les monuments, c'est impressionnant, c'est indispensable à la compréhension de l'Histoire, mais ce n'est pas toujours très confortable à habiter. Cet album est tellement ancré dans son époque qu'il en devient parfois une pièce de musée. Une pièce de musée électrique, dangereuse et fascinante, mais une pièce de musée quand même. Il capture un instant T avec une perfection foudroyante, mais il peine parfois à s'extraire de cet instant pour atteindre l'intemporel. L'urgence prend le pas sur la mélodie, le message prime sur la nuance. C'est un disque nécessaire, mais ce n'est pas forcément un disque vers lequel je reviens pour le simple plaisir de l'écoute, contrairement à leur chef-d'oeuvre absolu, "London Calling", qui a su transcender son époque pour devenir universel.
Le premier Clash est un album que l'on respecte plus qu'on ne l'écoute en boucle. Il a la beauté agressive d'une photo de reportage de guerre. On admire la force du propos, on est saisi par sa vérité, mais on ne l'accroche pas forcément au-dessus de son lit. La note de 3/5, finalement, c'est ça : la reconnaissance d'une importance historique capitale, d'une énergie fondatrice irremplaçable, mais aussi l'aveu qu'en termes de plaisir d'écoute pur, le groupe fera bien, bien mieux par la suite. C'est un disque essentiel pour comprendre le punk, pour comprendre le rock, pour comprendre The Clash. Mais c'est aussi le son d'un groupe qui apprend à maîtriser sa propre puissance. Une puissance qui deviendra absolument terrassante deux ans plus tard. Il fallait en passer par là. C'est une étape, mais quelle putain d'étape !
3
Mar 04 2025
American Gothic
David Ackles
Alors là, on sort des sentiers battus et nous sommes loin, très loin des autoroutes du rock à guitares que je m'enfile habituellement avec un plaisir non dissimulé. David Ackles, "American Gothic". Je vous vois déjà froncer les sourcils. Qui ? Quoi ? Un nom qui sonne comme un comptable du Midwest, une pochette qui évoque plus une réunion de famille endimanchée qu'une galette à se passer en boucle. Et pourtant, ce disque figure dans cette satanée bible des "1001 Albums", il doit bien y avoir une raison, non ?
Je vais être franc, quand j'ai vu débarquer cet album dans ma liste, j'ai eu un mouvement de recul. On est en 1972, une année bénie des dieux du rock, et on me propose un type qui, de prime abord, semble avoir plus sa place sur les planches de Broadway que sur la scène du CBGB. Le genre de disque que j'aurais probablement classé dans la catégorie "variété internationale" à l'époque où je tenais la boutique, entre deux albums de Leonard Cohen et un best-of de Scott Walker, sans y prêter plus d'attention. Une erreur, peut-être ou peut-être pas.
Alors, j'ai appuyé sur "play". Et là... comment dire ? C'est... ample, c'est orchestré, c'est le genre de production qui sent le gros budget, le studio rutilant et les musiciens qui savent lire une partition sans se tromper. On est à des années-lumière du son cradingue d'un "Raw Power" des Stooges, sorti la même année. Ackles, lui, il ne crache pas dans le micro, il articule. Sa voix est puissante, posée, celle d'un crooner qui aurait mal tourné, un Sinatra qui aurait lu trop de romans noirs.
L'album se déroule comme une pièce de théâtre, une suite de tableaux dépeignant une Amérique profonde, loin du rêve californien. On y croise des personnages paumés, des amours déçus, des vies brisées. C'est l'envers du décor, le côté obscur de la carte postale. Les textes sont denses, littéraires, et demandent une attention que, je l'avoue, j'ai parfois eu du mal à maintenir. Faut dire que l'anglais et moi, on n'a jamais été les meilleurs amies du monde, et là, on est dans la haute voltige poétique.
Musicalement, c'est un putain de melting-pot. On navigue entre la ballade folk, la pop orchestrale, des touches de blues et même des envolées quasi-lyriques. C'est riche, très riche, trop riche parfois. Par moments, j'ai eu l'impression d'être submergé par les arrangements, par ces cordes qui tirent le tout vers une grandiloquence qui frôle le pompeux. On sent l'ambition démesurée, la volonté de créer une oeuvre totale, une sorte de "Sgt. Pepper's" du folk dépressif. Le problème, c'est que là où les Beatles réussissaient à rester légers et inventifs, Ackles se prend parfois un peu trop au sérieux.
On trouver aussi une filiation avec Brel, dans cette façon de raconter des histoires, de camper des personnages, dans cette intensité dramatique. Ackles est un conteur, un tragédien mais il lui manque la rage, la sueur. Brel, il te chope par le col et te secoue jusqu'à ce que tu chiales. Ackles, lui, il te regarde de loin, avec une sorte de mélancolie distante. C'est poignant, certes, mais ça manque de ce coup de poing dans le bide qui fait les grands disques.
Alors, pourquoi ce 3/5 ? Parce que, malgré mes réserves, je ne peux pas nier la qualité de l'écriture et l'originalité de la démarche. C'est un album qui a des couilles, qui ose aller là où peu d'artistes américains s'aventuraient à l'époque. Il y a une véritable vision d'auteur derrière "American Gothic", c'est un disque qui se mérite, qui demande un effort. Et même si je ne suis pas sûr de vouloir le réécouter toutes les semaines, je suis content de l'avoir découvert. C'est le genre d'oeuvre qui te hante un peu, comme le souvenir d'un film étrange vu tard le soir.
On sent que ce disque a été une anomalie dans le paysage musical de 1972. Pas assez rock pour les rockeurs, trop complexe pour les amateurs de folk traditionnel, trop américain pour les fans de chanson française. Un cul entre trois chaises, en quelque sorte. C'est sans doute pour ça qu'il a bidé commercialement, pour ensuite devenir ce qu'on appelle un "album culte". Une étiquette un peu fourre-tout qui désigne souvent les disques que personne n'a achetés à leur sortie mais que tout le monde prétend adorer trente ans plus tard.
Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas sûr que "American Gothic" aurait changé ma vie si je l'avais écouté à 20 ans. J'aurais probablement trouvé ça chiant comme la pluie. Mais avec le recul, avec l'âge et les kilomètres au compteur musical, j'y trouve une certaine beauté vénéneuse. C'est un album adulte, désenchanté, qui parle de la fin des illusions. Et ça, forcément, ça me parle un peu plus aujourd'hui.
En conclusion, "American Gothic" est une curiosité, une oeuvre ambitieuse et singulière qui mérite sa place dans les 1001 albums. Ce n'est pas un disque facile, et il ne plaira certainement pas à tout le monde. Mais si vous avez envie d'un voyage au coeur d'une Amérique crépusculaire, loin des clichés, laissez-vous tenter. Vous pourriez être surpris. Moi, je le suis un peu, pas complètement conquis, mais intrigué. Et c'est déjà pas si mal.
3
Mar 05 2025
Nothing's Shocking
Jane's Addiction
Putain, 1988. J'avais dix-huit ans, l'âge parfait pour se prendre des baffes musicales en pleine gueule. Le paysage sonore de l'époque, si on y réfléchit bien, était un sacré merdier. D'un côté, t'avais le hair metal qui paradait en spandex sur MTV, avec des solos de guitare longs comme un jour sans pain et des ballades sirupeuses à en faire crever un diabétique. De l'autre, la pop synthétique dominait les ondes, et dans les marges, une scène "indie" commençait à peine à murmurer des choses intéressantes, mais souvent avec les yeux rivés sur ses chaussures.
Et puis, du coeur crasseux de Los Angeles, a déboulé cet OVNI : Jane's Addiction et leur premier véritable album "Nothing's Shocking", album qui portait bien mal son nom car tout était choquant là-dedans. Choquant de nouveauté, choquant de danger, choquant de sensualité vénéneuse. Le projet "1001 Albums" a également retenu également son successeur, l'excellent "Ritual de lo Habitual", mais pour moi, et pour beaucoup de gens de ma génération, la première vraie déflagration, la fracture sismique, c'est ce disque-là.
Ce qui frappait d'emblée, c'était l'impossibilité de les ranger dans une case car ce n'était pas du punk, pas vraiment du metal, encore moins du funk, et pourtant, c'était tout ça à la fois, et bien plus encore. C'était une créature de Frankenstein musicale, un putain de bordel organisé avec une classe folle. Perry Farrell, le frontman, n'était pas un chanteur, c'était un shaman, un gourou défoncé, un prêtre païen sous acide avec sa voix de hyène haut perchée qui pouvait passer du cri strident à la complainte éthérée en une fraction de seconde. Sa présence scénique, même sur disque, était palpable. On sentait le soufre, la sueur et l'encens bon marché.
À la guitare, Dave Navarro et le mec s'est imposé en un seul album comme un des derniers vrais "guitar heroes". Ses riffs étaient lourds, reptiliens, empruntant autant à Led Zeppelin qu'au post-punk le plus noisy. Il pouvait te balancer un mur de son metal avant de partir sur un solo psychédélique qui semblait s'étirer à l'infini. Le mec ne jouait pas des notes, il peignait des paysages sonores tordus et flamboyants.
Et puis, il y avait cette section rythmique... Mon Dieu, cette section rythmique. Eric Avery à la basse, avec ses lignes hypnotiques, profondes, qui étaient souvent la véritable colonne vertébrale des morceaux. Prenez "Mountain Song", ce n'est pas un riff de guitare qui vous attrape, c'est cette basse monstrueuse, tribale, qui vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher. Et Stephen Perkins à la batterie, qui ne se contentait pas de marquer le tempo, il dansait dessus, avec des rythmiques complexes, presque tribales, qui donnaient à l'ensemble une puissance et une ampleur incroyables.
Cette fusion, en 1988, c'était du jamais vu. Les Pixies étaient bizarres, mais Jane's Addiction était dangereux. Ils avaient ce côté "glam" décadent, ce vice qui suintait de chaque note. Ils parlaient de came, de partouzes, de tristesse existentielle, mais avec une sorte de beauté poétique et violente. "Jane Says", ce morceau acoustique avec son steel drum mélancolique, est devenu l'hymne officieux de toutes les âmes abîmées. C'est le genre de chanson que tu écoutes en fin de soirée, quand tout le monde est parti et qu'il ne reste que les fantômes et la fumée froide.
Et comment parler de "Nothing's Shocking" sans évoquer sa pochette ? Cette sculpture de Farrell lui-même, représentant des siamoises nues, la tête en feu, assises sur un rocking-chair. Forcément, ça n'a pas plu à tout le monde. Les grandes chaînes de distribution américaines ont crié au scandale, à la pornographie, à la décadence. L'album s'est retrouvé vendu dans un emballage en papier kraft marron, comme une revue porno. Quelle meilleure publicité pour un groupe qui voulait dynamiter les conventions ? C'était un bras d'honneur magnifique à la bien-pensance américaine, un acte artistique total qui disait : "On vous emmerde, et on le fait avec style."
Alors, petit aparté pour les puristes du projet qui me lisent. Oui, le grand livre a choisi également "Ritual de lo Habitual". Et c'est un choix qui se défend car c'est un album encore plus ambitieux, plus épique, avec des morceaux fleuves comme "Three Days", que le livre décrit comme leur "Stairway To Heaven". Mais "Nothing's Shocking", c'est le Big Bang. C'est l'étincelle originelle, le disque qui a posé les bases, qui a montré que tout était possible. C'est la déclaration d'intention brute, sans le vernis (relatif) du succès qui allait suivre.
Et ce disque a ouvert la voie à tout ce qui allait suivre dans les années 90. Sans Jane's Addiction, pas de Lollapalooza (le festival créé par Farrell), et peut-être un son différent pour Nirvana, Pearl Jam ou Alice in Chains. Ils ont prouvé qu'on pouvait être à la fois heavy et poétique, brutal et sexy, complexe et direct. Ils ont injecté une dose massive d'art, de chaos et de décadence dans un rock qui commençait sérieusement à s'encroûter.
Pour le disquaire en herbe que j'allais devenir quelques années plus tard, cet album était une pierre angulaire. Il représentait cette frange du rock américain qui n'avait peur de rien, qui osait tout, qui mélangeait les genres sans se poser de questions. Il y avait une liberté, une folie et une sincérité dans ce disque qui sont devenues rarissimes.
"Nothing's Shocking" n'a rien perdu de sa puissance aujourd'hui. Il sonne toujours aussi unique, aussi viscéral. C'est un instantané parfait d'une époque charnière, le son d'un groupe en état de grâce qui s'apprêtait à changer la face du rock. Un solide 4/5, sans hésitation. Une porte d'entrée vers un monde plus tordu, plus brillant, et foutrement plus excitant.
4
Mar 06 2025
Electric Prunes
The Electric Prunes
Allez, on continue de s'enfoncer dans ce bourbier temporel qu'est le projet "1001 Albums". Cette fois, la machine à remonter le temps s'arrête en 1967 et décidément, cette année-là, il ne se passait pas une semaine sans qu'un groupe de chevelus ne décide de révolutionner la musique à grands coups de fuzz et de substances illicites. Et aujourd'hui, sur la platine, un nom qui fleure bon le ridicule et le génie marketing de l'absurde : The Electric Prunes, les Pruneaux Électriques. Sérieusement. On dirait le nom d'un groupe de reprises pour maison de retraite branchée. Rien que pour ça, on part avec un a priori mi-amusé, mi-consterné.
Mettons les choses au clair tout de suite, cet album est le parfait exemple du disque qui n'a sa place dans cette foutue bible musicale que pour une ou deux raisons bien précises. Le reste ? Du remplissage, de l'expérimentation plus ou moins heureuse, et une belle illustration de ce qu'était le rock garage psychédélique quand il ne savait pas trop sur quel pied danser.
La première raison, et la plus évidente, c'est le morceau-titre. "I Had Too Much to Dream (Last Night)", putain de chef-d'oeuvre. Dès les premières secondes, ce son de guitare vrombissant, joué à l'envers, cette sorte de trémolo inversé qui vous aspire le cerveau, c'est du génie pur. C'est sale, c'est poisseux, ça sent la fin de nuit angoissante et les mauvais trips. La voix est à la fois menaçante et plaintive, noyée dans une réverbération caverneuse. C'est l'hymne parfait de la gueule de bois psychédélique et ce morceau, à lui seul, justifie presque l'existence du groupe. Il capture une noirceur, une angoisse qui tranche radicalement avec le "peace and love" mielleux de San Francisco. Ici, on n'est pas chez les gentils hippies à fleurs, on est plutôt dans un garage de Los Angeles avec des mecs qui ont l'air d'avoir sniffé de la colle en écoutant les Yardbirds en accéléré.
La deuxième raison, c'est le second single, "Get Me to the World on Time". Encore une pépite, un riff de guitare obsédant, une montée en puissance quasi-hystérique qui explose dans un chaos sonore jouissif. C'est l'autre face de la même pièce : l'urgence, la paranoïa, l'envie de s'échapper. Ces deux titres sont des monuments du rock garage, des pièces d'anthologie qu'on retrouve sur toutes les compils du genre. Et c'est bien là que le bât blesse.
Parce qu'une fois passées ces deux fulgurances, l'album s'effondre un peu comme un soufflé. On a l'impression d'écouter la compilation des faces B, des essais, des trucs qu'on a gardés parce qu'il fallait bien remplir un 33 tours. Le disque manque cruellement de cohérence. On passe d'une ballade folk un peu mièvre ("Onie") à une tentative de blues rock lourdaud ("Try Me On for Size") sans la moindre transition. On sent que le groupe, ou plutôt le producteur David Hassinger, a voulu ratisser large, montrer toutes les facettes possibles. Le problème, c'est que la plupart de ces facettes sont assez ternes.
C'est un véritable foutoir psychédélique, on a des morceaux qui lorgnent vers le music-hall ("Bangles"), d'autres qui sont de simples exercices de style sans âme. C'est là que ma note de 3/5 prend tout son sens, c'est un disque schizophrène. Deux coups de génie et dix coups dans l'eau, ou presque.
Et puis, il faut parler de la production car autant elle est inventive et cradingue à souhait sur les deux singles, autant sur le reste de l'album, elle sonne parfois datée, brouillonne. Le son est souvent saturé, la voix perdue dans une bouillie instrumentale. C'est le charme du garage, me direz-vous. Oui, mais il y a une différence entre le charme du brut et le simple manque de direction. Par moments, on a l'impression d'écouter les démos, pas le produit fini.
Pourtant, il ne faut pas jeter le pruneau avec l'eau du bain (je sais, elle est facile). Cet album est un document, un témoignage fascinant de cette époque où tout semblait possible, y compris le pire. Il représente cette frange du rock psychédélique qui n'était pas cérébrale ou planante, mais viscérale, nerveuse et un peu déglinguée. On sent l'influence sur tout le mouvement punk et post-punk qui allait suivre. Des groupes comme The Cramps ou The Damned ont dû user ce vinyle jusqu'à la corde. Cette énergie brute, cette volonté de triturer le son jusqu'à le rendre méconnaissable, c'est un héritage direct de groupes comme les Electric Prunes.
Au final, l'écoute fut intéressante, mais pas transcendante. C'est un album à picorer, pas à dévorer. On prend les deux singles, on les met en boucle dans une playlist "Garage 60's de l'enfer", et on laisse le reste pour les archéologues du rock. C'est un disque important historiquement, mais pas un de ceux que je vais me repasser en boucle. C'est un 3/5 honnête : un album qui a eu l'audace de tenter des choses, qui a réussi deux fois de manière spectaculaire, et qui s'est planté le reste du temps avec un certain panache.
3
Mar 07 2025
Broken English
Marianne Faithfull
Voilà une chronique que j'appréhendais et que j'attendais à la fois. Un peu comme on attend un orage, ce mélange de fascination et de légère frousse. Marianne Faithfull, rien que le nom, pour les gens de notre génération, ça évoque un fantôme. Le fantôme du Swinging London, la petite fiancée éthérée des Rolling Stones, la voix d'ange murmurant "As Tears Go By". Une image sépia, une madeleine de Proust pour une époque que nous n'avons connue qu'à travers les magazines et les récits de nos aînés. On nous a vendu cette image d'icône fragile, de muse blonde et diaphane. Et puis, plus rien, le silence, la grande chute.
Car entre cette jeune fille et la femme qui nous fusille du regard sur la pochette de "Broken English", il y a eu un gouffre. Un putain de gouffre de dix ans rempli d'héroïne, de clochardisation, de tentatives de suicide, d'oubli. La princesse pop est morte, et c'est une survivante qui a rampé hors de sa propre tombe pour enregistrer ce disque. Et ça, mon pote, ça s'entend dès la première seconde.
Quand j'ai posé ce vinyle sur la platine pour la première fois, bien des années après sa sortie, j'ai cru à une erreur, cette voix... cette voix n'était pas humaine. C'était le son du papier de verre sur une plaque de métal rouillée, une voix fracassée, ravagée par les clopes, le whisky et la vie. Une voix qui avait tout vu, tout vécu, et qui n'avait plus rien à foutre de plaire. Une voix qui ne chantait plus, mais qui témoignait, qui crachait, qui accusait. La rupture n'est pas seulement stylistique, elle est physique car c'est l'un des rares albums où l'on entend, littéralement, la biographie de l'artiste dans ses cordes vocales.
On est en 1979, le punk a déjà tout cramé, et sur ses cendres fume encore le post-punk. L'heure est à la froideur, aux synthétiseurs lugubres, à la fin des illusions. Et au milieu de ce paysage crépusculaire, débarque ce disque, il s'inscrit parfaitement dans cette mouvance new wave, mais avec une charge émotionnelle que peu de jeunots de l'époque pouvaient revendiquer. La production est glaciale, clinique, les nappes de synthétiseur de Steve Winwood sont inquiétantes, la batterie sonne comme une mécanique implacable, la guitare de Barry Reynolds est un rasoir. Il n'y a aucune chaleur, aucune tentative de séduction, c'est un écrin sonore parfait pour cette voix d'outre-tombe.
Et les textes... mon Dieu, les textes. Marianne ne chuchote plus des bluettes, elle parle de terrorisme ("Broken English", inspiré par la bande à Baader), de désir sexuel frustré et de mort sociale ("The Ballad of Lucy Jordan"), de jalousie pathologique et de trahison. Et puis, il y a le brûlot. Le morceau qui, à lui seul, justifie la place de cet album au panthéon. "Why D'Ya Do It?". Je ne peux même pas citer les paroles ici sans faire sauter les filtres de la bienséance. C'est une diatribe d'une violence inouïe, d'une crudité sexuelle jamais entendue de la part d'une femme à cette époque. Sur un rythme reggae-dub lancinant et vicieux, elle déverse un torrent de haine et de rancoeur à l'encontre d'un amant infidèle. C'est cru, c'est vulgaire, c'est presque insoutenable et c'est absolument génial. C'est le son d'une femme qui reprend le pouvoir, qui refuse d'être une victime, et qui transforme sa douleur en une arme de destruction massive. On est à des années-lumière de la pop, c'est une catharsis, une séance d'exorcisme en direct.
Écouter "Broken English", ce n'est pas une expérience confortable. C'est un disque qui met mal à l'aise, qui bouscule, qui agresse. Il n'y a pas de refrain facile auquel se raccrocher, pas de mélodie sucrée pour faire passer la pilule. C'est de l'art brut, à vif, c'est la bande-son d'une gueule de bois existentielle. Mais c'est aussi un disque d'une honnêteté désarmante, d'une force incroyable. C'est l'histoire d'une renaissance, pas une de ces renaissances hollywoodiennes où tout redevient rose. Non, c'est une renaissance dans la douleur et la lucidité. Marianne Faithfull ne redevient pas la princesse qu'elle était. Elle devient une reine, une reine en exil, certes, mais une reine quand même, avec une couronne d'épines et un sceptre en verre brisé.
Pour moi, qui ai grandi avec le post-punk et l'indie rock, cet album est une pierre angulaire. Il a prouvé qu'on pouvait être une femme dans le rock sans être ni une groupie, ni une poupée fragile, mais une artiste à part entière, avec ses propres démons et sa propre voix pour les chanter.
Ce n'est pas un album qu'on met en fond sonore pour une soirée entre amis car c'est un disque qui exige une écoute totale, qui vous prend à la gorge et ne vous lâche plus. Une oeuvre d'art brute, viscérale, et absolument essentielle. Un 5 sur 5 ? C'est presque trop peu car c'est un album hors catégorie. Un de ceux qui vous marquent au fer rouge.
5
Mar 10 2025
Elephant
The White Stripes
Mes chers lecteurs, mes chères lectrices, mes fantômes du passé et mes acouphènes du futur, laissez-moi vous planter le décor.
Nous sommes en 2003, le rock, le vrai, celui qui vous retourne les tripes et vous fait sentir vivant, est aux abonnés absents. Il est mort, enterré, et on danse sur sa tombe. Les radios nous vomissent à la gueule une soupe infâme, un mélange indigeste de Nu Metal pour adolescents pré-pubères en baggy et de pop R'n'B surproduite, lisse comme le crâne d'un oeuf et aussi excitante qu'une notice de montage de meuble suédois. L'heure est à l'autotune, aux clips à budgets de blockbuster et à une musique tellement passée à la moulinette numérique qu'elle en a perdu toute son âme, toute sa substance, toute sa putain de raison d'être. Le rock était devenu un produit, propre, sans danger, calibré pour vendre du forfait téléphonique.
Pour un vieux de la vieille comme moi, qui a passé les années 90 à user ses jeans dans les arrière-salles de disquaires indépendants et les studios d'une radio qui sentait la clope froide, cette période était une longue et douloureuse traversée du désert. On se demandait si on allait un jour retrouver cette étincelle, cette urgence, cette sainte trinité "guitare-basse-batterie" qui nous avait fait croire que la musique pouvait changer le monde, ou au moins, notre misérable petite vie.
Et puis, sortis de leur garage de Detroit, voilà que débarquent les White Stripes. Déjà avec leur album précédent, "White Blood Cells", ils avaient commencé à faire du bruit, mais avec "Elephant", ils ont enfoncé la porte à coups de rangers.
The White Stripes, c'était d'abord une image, un concept. Rouge, blanc, noir. Une simplicité désarmante. Et ce gimmick génial : frère et soeur ? Ex-mari et femme ? On ne savait pas trop, et à vrai dire, on s'en foutait royalement. Ce qui comptait, c'était le son. Et quel son, mes amis ! Un retour aux sources, un grand coup de pied dans la fourmilière surproduite de l'époque. Une guitare, une batterie, point barre. Pas de basse, pas de clavier superflu, pas de choeurs à la mords-moi-le-noeud. Juste l'essentiel.
"Elephant" est un monolithe, un bloc de granit sonore taillé à la serpe. L'album a été enregistré à Londres, dans les studios Toe Rag, sur du matériel qui datait d'avant 1963. Pas un ordinateur à l'horizon, pas de Pro Tools, pas de correction, pas de triche. De la sueur, des amplis à lampes qui crachent leurs poumons et une bande magnétique qui enregistre tout, les pains comme les moments de grâce. Le son est brut, rêche, il vous saute à la gorge. C'est le son de deux personnes dans une pièce qui jouent comme si leur vie en dépendait. Pour le disquaire que j'étais, c'était comme retrouver une vieille copine après des années de silence : l'authenticité.
Jack White, avec sa dégaine de dandy dégingandé, se révèle être un guitariste monstrueux. Pas un simple technicien, non, un véritable sorcier du riff, un type capable de vous faire sonner sa vieille Kay en plastique comme un bombardier en piqué. Ses solos sont des décharges électriques, ses rythmiques sont lourdes, grasses, imprégnées d'un blues ancestral, celui du Delta, celui qui sent la terre et le whisky frelaté. C'est l'héritage de Son House et de Robert Johnson passé à la moulinette du punk et du garage rock.
Et puis il y a Meg White. Combien de pseudo-critiques, de pisse-froid du manche à six cordes, ont pu la dénigrer ? "Elle sait pas jouer", "elle a pas de technique"… Quelle bande de connards. Meg White, c'était le coeur battant du duo. Sa frappe, d'une simplicité enfantine, quasi tribale, était le pouls même de leur musique. Sans elle, Jack White ne serait qu'un guitar hero de plus, se noyant dans des soli interminables. Elle était l'ancre, le métronome humain qui donnait à leur son cette puissance primitive, cette force brute et hypnotique. Écoutez "The Hardest Button to Button", ce rythme est d'une évidence déconcertante et pourtant personne n'y avait pensé avant.
Bien sûr, impossible de parler d'"Elephant" sans mentionner le mammouth, l'hymne planétaire qu'est devenu "Seven Nation Army". Ce riff… Un truc tellement simple que c'en est insultant pour tous les guitaristes qui se cassent les doigts sur des gammes improbables. Cinq notes. Cinq putains de notes qui ont fait le tour du monde, qui sont devenues un chant de stade de foot, un jingle publicitaire, un phénomène culturel qui a totalement échappé à ses créateurs. C'est l'ironie magnifique du rock : un groupe underground de Detroit, adepte d'un son crasseux, qui accouche d'un des airs les plus universels du 21ème siècle. Un hymne repris en choeur par des millions de gens qui, pour la plupart, n'auraient jamais acheté un de leurs disques. C'est à la fois grandiose et terriblement cynique. J'adore.
Mais "Elephant", ce n'est pas qu'un seul titre car c'est un album dense, varié, qui passe de la fureur garage de "Black Math" à la ballade acoustique poignante ("You've Got Her in Your Pocket"), en passant par une reprise démente et habitée du "I Just Don't Know What to Do with Myself" de Burt Bacharach. C'est là qu'on touche au génie du duo : leur capacité à s'approprier n'importe quel matériau pour le faire sonner comme du White Stripes.
En 2003, "Elephant" a été plus qu'un album, c'était la preuve que le rock'n'roll n'avait pas besoin d'artifices pour être pertinent. La preuve qu'avec une guitare, une batterie et des tripes, on pouvait encore mettre le monde à genoux. C'était une bouffée d'oxygène, une baffe salutaire dans la gueule d'une industrie musicale anémiée.
Un disque majeur, sans l'ombre d'un doute, qui a sa place les deux pieds sur la table dans ce foutu bouquin.
5
Mar 11 2025
Live!
Fela Kuti
L'album "Live!" de Fela Ransome-Kuti est sorti en 1971. L'album est un document historique et musical exceptionnel, car il capture une période charnière de la carrière de Fela.
En 1971, Fela est en pleine transition vers l'afrobeat, genre qu'il a lui-même créé en fusionnant le highlife, le jazz, le funk et les rythmes traditionnels yoruba.
"Live!" témoigne de cette évolution, avec des morceaux longs et hypnotiques qui permettent aux musiciens de s'exprimer pleinement.
Cet album marque également le début de l'engagement politique de Fela. Ses paroles, en pidgin anglais, dénoncent la corruption, l'oppression et les injustices sociales.
"Live!" est considéré comme l'un des meilleurs albums de Fela Kuti, et comme un classique de l'afrobeat.
Un gros 3 sur 5 pour un album à découvrir.
3
Mar 12 2025
Orbital 2
Orbital
Le deuxième album du groupe de musique électronique britannique Orbital, "Orbital 2", également connu sous le nom de "Brown Album", est sorti en 1993.
Mélangeant techno, ambient, acid techno et trance, "Orbital 2" propose une exploration sonore et une expérience d'écoute cohérente.
Néanmoins et malgré la présence de bonnes idées, certains morceaux tournent en rond sans que l'on sache où le groupe veut aller.
Au final, ce sera un 3 sur 5 pour un album qui donne une impression de remplissage.
3
Mar 13 2025
Heroes to Zeros
The Beta Band
Sorti en 2004, "Heroes to Zeros" de The Beta Band est souvent considéré comme un adieu en demi-teinte du groupe écossais.
"Heroes to Zeros" conserve la signature sonore de The Beta Band, signature qui mêle des influences variées allant du folk psychédélique à l'électronique. Avec des morceaux hybrides (hip-hop, funky, pop, folk à la fois) et expérimentaux, l'album reste pourtant très accessible.
Malheureusement, l'album manque de cohérence, la cause étant à un assemblage de morceaux disparates, sans véritable fil conducteur. Mais également, certains titres manquent de la magie et de l'énergie qui faisaient la force des précédents travaux du groupe.
Au final, ce sera un 3/5 pour un album en demi-teinte, qui ne parvient pas à égaler les précédents titres de The Beta Band.
3
Mar 14 2025
After The Gold Rush
Neil Young
Considéré comme l'un de ses chefs-d'œuvre, "After the Gold Rush" le troisième album studio du Loner sort en 1970.
"After the Gold Rush" est un mélange de folk, de country et de rock, avec des paroles poétiques et souvent énigmatiques comme la perte, l'environnement et la condition humaine. Et 50 ans après, on constate que les thèmes utilisés sont toujours d'actualité aux Etats-Unis.
Enregistré dans le sous-sol de la maison de Neil Young, et la production dite lo-fi apporte volontairement à l'ensemble un côté brut, intime et authentique.
"After the Gold Rush" est un album intemporel et qui s'en sort avec un gros 4 sur 5.
4
Mar 17 2025
Rage Against The Machine
Rage Against The Machine
Le premier album de Rage Against the Machine, sorti en 1992, est un véritable coup de poing musical et politique.
Avec ses riffs de guitare reconnaissables entre mille et son flow incisif, l'album apporte une signature sonore unique. En fusionnant le rap, le metal et le funk, il a contribué à façonner le son du rock alternatif et du nu metal des années 1990.
Les paroles sont un cri de ralliement contre l'injustice sociale, le racisme, l'oppression gouvernementale et le capitalisme. Et des chansons comme « Killing in the Name » et « Bullet in the Head » sont des hymnes de protestation qui résonnent encore aujourd'hui.
Un gros 3 sur 5 pour un album qui a marqué l'histoire de la musique grâce à sa combinaison de son innovant, de paroles puissantes et d'engagement politique.
3
Mar 19 2025
Parklife
Blur
Sorti en 1994, "Parklife" de Blur est l'album qui a défini le son de la Britpop, mais qui a surtout consolidé la place de Blur comme l'un des groupes les plus importants des années 90.
"Parklife"est un véritable kaléidoscope de styles, passant du rock énergique de "Girls & Boys" à la ballade mélancolique de "This Is a Low". Cette diversité témoigne du talent du groupe et de sa capacité à explorer différents genres.
Avec des éléments de pop, de punk, de new wave, et même de musique de music-hall, l'ensemble crée un paysage sonore riche et captivant.
Damon Albarn livre des paroles qui dressent un portrait précis et souvent humoristique de la vie britannique de l'époque. Les thèmes abordés incluent la culture de la classe ouvrière, la monotonie de la vie quotidienne et les excentricités de la société britannique.
"Parklife" est un album essentiel des années 90, un album qui s'en sort avec un 4 sur 5.
4
Mar 20 2025
This Nation’s Saving Grace
The Fall
Ah, The Fall. On tombe sur un gros morceau, là. Pas le genre de disque qu'on écoute en faisant la vaisselle ou en passant l'aspirateur. Non, The Fall, ça se mérite, ça s'apprivoise ou plutôt, ça vous tabasse jusqu'à ce que vous tombiez amoureux, comme un bon vieux syndrome de Stockholm musical. Dans la grande liste des "1001 Albums", il y a des évidences, des monuments que tout le monde connaît. Et puis il y a The Fall, un secret de polichinelle, un culte, une épine dans le pied de la pop music depuis quarante ans.
Alors, mettons les choses au clair tout de suite. The Fall, ce n'est pas vraiment un groupe. C'est un homme, le regretté, l'immense, le tyrannique, le génial et probablement insupportable Mark E. Smith, accompagné d'un contingent de musiciens interchangeables qui ont eu le courage (ou l'inconscience) de le suivre pendant une période plus ou moins longue. On parle de plus de soixante musiciens différents au cours de leur carrière. C'est plus un régiment qu'un groupe de rock. Mark E. Smith, c'était le général, le poète maudit, le prophète du coin de la rue, le pilier de bar qui vous sort des vérités acides entre deux pintes de bière tiède.
Et ce "This Nation's Saving Grace", sorti en 1985, est souvent considéré comme leur apogée, le moment où la formule magique a atteint son point de fusion parfait. 1985, putain, l'année où le monde se pâmait devant le brushing de a-ha et les synthés dégoulinants de bons sentiments. Pendant ce temps, à Manchester, Mark E. Smith et sa troupe enregistraient un brûlot qui sonne encore aujourd'hui plus moderne et pertinent que 90% de la production actuelle.
On qualifie souvent The Fall de "post-punk". C'est vrai, mais c'est aussi réducteur que de dire que John Zorn fait du "jazz". Il y a du punk dans l'énergie brute, dans le refus du compromis mais il y a tellement plus. Il y a ce rockabilly mutant, décharné, qui aurait fricoté avec des extraterrestres et pris de mauvaises drogues. Il y a cette obsession pour le "krautrock" allemand, avec ses rythmes répétitifs, hypnotiques, ce fameux "motorik" qui vous vrille le cerveau jusqu'à la transe. Il y a ce garage rock crasseux, joué avec une précision diabolique.
"This Nation's Saving Grace" est l'exemple parfait de cet équilibre. C'est peut-être leur album le plus "accessible". Et je mets des guillemets gros comme des maisons, parce que l'accessibilité chez The Fall, c'est relatif. C'est accessible comme un chat sauvage qui vous laisserait l'approcher avant de vous lacérer le bras. La production de John Leckie (qui avait bossé avec Magazine et les Simple Minds, excusez du peu) est plus claire, plus ample que sur leurs précédents méfaits. Surtout, c'est l'album de la fameuse doublette de guitaristes : Brix Smith, l'épouse américaine de Mark, et le fidèle Craig Scanlon. Leur jeu est une merveille d'entrelacs de mélodies tordues et de riffs anguleux. Ça sonne presque "pop" par moments, mais une pop qui aurait été passée au papier de verre, une pop intelligente et venimeuse.
Et puis, il y a la voix de Smith. Enfin, "la voix"... Le débit, le phrasé, cette manière unique de déclamer, de marmonner, de cracher ses textes comme s'il lisait le bulletin municipal d'une ville sous acide. C'est un instrument à part entière. On ne comprend pas toujours tout, et c'est tant mieux. On se laisse porter par le son, par la cadence, par ce ricanement permanent qui semble dire : "Vous pigez rien à ce qui se passe, bande de cons, mais moi, je vois tout." Les paroles sont un collage surréaliste de critiques sociales acerbes, de personnages louches et d'observations du quotidien vues à travers un prisme déformant. C'est de la poésie prolétaire, brute, sans fioritures.
Cet album est un monolithe, c'est un labyrinthe sonore dans lequel il fait bon se perdre. Chaque écoute révèle de nouveaux détails : un clavier dissonant caché derrière une guitare, une ligne de basse qui semble jouer sa propre partition, un "YAH !" hargneux de Smith qui surgit de nulle part. C'est un disque qui refuse la facilité, qui vous demande un effort. Il ne vient pas à vous, c'est à vous d'aller à lui. Mais une fois que vous y êtes entré, vous ne voulez plus en sortir.
C'est complexe, inventif, dérangeant, brillant, claustrophobe et étrangement jubilatoire. C'est tout ce que j'aime, c'est l'anti-rock-de-stade par excellence. C'est la bande-son parfaite pour un monde qui part en couilles, et c'est pour ça qu'elle est toujours aussi pertinente. Il y a des albums qui vous caressent dans le sens du poil, et il y en a qui vous filent une bonne claque pour vous réveiller. "This Nation's Saving Grace" est de la seconde catégorie.
Un chef-d'oeuvre absolu, un pilier de la musique indépendante. Un putain de 5 sur 5, indiscutable. C'est pas de la musique, c'est The Fall. Point.
5
Mar 21 2025
Yeezus
Kanye West
L'album "Yeezus" de Kanye West, sorti en 2013, se distingue par un son expérimental, mêlant des éléments de hip-hop industriel, de musique électronique et de punk.
L'album offre une approche minimaliste avec des rythmes abrasifs, des synthétiseurs distordus et des samples audacieux.
Les thèmes abordés dans "Yeezus" sont sombres et provocateurs. Kanye West y exprime sa frustration face aux inégalités sociales, au racisme et à la célébrité. Les paroles sont souvent crues et agressives, reflétant la colère et le malaise de l'artiste.
"Yeezus" a suscité des réactions contrastées. Certains critiques et auditeurs ont salué l'audace et l'originalité de l'album, le considérant comme une oeuvre visionnaire. D'autres ont critiqué sa production abrasive et son contenu controversé.
Au final, ce sera un 4 sur 5 pour un album complexe et controversé qui ne laisse personne indifférent.
4
Mar 24 2025
Reggatta De Blanc
The Police
Sorti en 1979, "Reggatta de Blanc" est le deuxième album du groupe de rock britannique The Police.
Ce qui frappe immédiatement, c'est que le premier morceau de chaque face (dans le cas d'un vinyle) est les deux singles extraits soit "Message in a Bottle" et "Walking on the Moon". Face à ces deux tubes mondialement connus, les autres titres sonnent irrémédiablement comme des faces B.
Dans l'ensemble l'album est un mélange de reggae, de rock, de punk et de new wave. La production reste minimaliste et épurée et met en avant l'interaction entre les trois musiciens.
Au final, l'album reste agréable à écouter mais il n'ira pas plus haut qu'un 3 sur 5 soit une note mi-figue mi-raisin.
3
Mar 25 2025
MTV Unplugged In New York
Nirvana
Putain, 1994. Trente ans déjà. Ça vous file un coup de vieux… À l'époque, Nirvana, c'était la bande-son d'une génération qui avait troqué les épaulettes des années 80 contre des chemises de bûcheron élimées et une bonne grosse dose d'angoisse existentielle. Le Grunge était partout, un raz-de-marée de guitares saturées, de cris écorchés et de jeans troués.
Et puis, au milieu de tout ce boucan, de cette sainte trinité "loud-quiet-loud", débarque ce truc. Un Unplugged. Sur MTV.
Faut se remettre dans le contexte. Les sessions Unplugged de MTV, c'était devenu une institution, un passage obligé un peu marketing pour montrer que, hey, sous les amplis Marshall, on sait aussi grattouiller trois accords à la sèche. On avait eu des trucs sympas, des trucs anecdotiques, des trucs chiants comme la pluie. Mais Nirvana ? Les rois du larsen, les princes du chaos sonique, en acoustique ? Sur le papier, ça sentait le coup foireux, la concession, voire la trahison pour les plus intégristes. On s'attendait à une version au rabais de "Smells Like Teen Spirit", jouée au coin du feu pour faire plaisir à la chaîne musicale qui dictait sa loi au monde entier.
On ne pouvait pas être plus à côté de la plaque.
Ce disque n'est pas un album. C'est un testament. Une messe de requiem avant l'heure, enregistrée le 18 novembre 1993, quelques mois à peine avant que le rideau ne tombe définitivement sur Kurt Cobain. Et bon sang, tout y est. Tout ce qui rendait cet homme si fascinant et si tragique est condensé dans ces quatorze pistes.
Dès les premières secondes, l'ambiance est posée. Pas de public en folie, pas de cris hystériques. Un silence quasi religieux. Le décor, on le connaît : des bougies, des fleurs de lys, une atmosphère de veillée funèbre. Cobain, emmitouflé dans son fameux gilet vert, a l'air d'un fantôme. Il est là, mais déjà un peu ailleurs. Fragile, à vif, la voix chargée d'une mélancolie si palpable qu'elle en devient presque inconfortable. On n'écoute pas un frontman au sommet de sa gloire. On écoute un homme qui se met à nu, qui laisse entrevoir la fêlure béante qui le consume de l'intérieur.
Et le choix des morceaux, bordel ! C'est là tout le génie du truc. Oubliez le best-of facile. Cobain prend tout le monde à contre-pied. Le mec te balance des reprises que 99% de son public ne connaît ni d'Ève ni d'Adam. Les Vaselines ("Jesus Doesn't Want Me For A Sunbeam"), Bowie ("The Man Who Sold The World", qu'il s'approprie avec une telle intensité qu'une génération entière a cru que c'était une chanson de Nirvana), et surtout, ces trois titres des Meat Puppets, joués avec les frères Kirkwood sur scène. C'était ça, le doigt d'honneur ultime au système : utiliser la plus grosse vitrine musicale du monde pour faire découvrir des artistes underground qu'il vénérait. C'était un acte de purisme, d'une sincérité désarmante.
Chaque morceau est une lente agonie, une beauté triste à en crever. L'intimité est totale. On entend Cobain discuter, se planter, plaisanter nerveusement. On sent la tension, la concentration. Les guitares acoustiques, la basse sobre de Krist Novoselic, la batterie aux balais d'un Dave Grohl incroyablement sobre et précis, le violoncelle de Lori Goldston... tout concourt à créer un écrin pour cette voix. Une voix qui ne crie plus, mais qui gémit, qui murmure, qui se brise.
Et puis il y a ce final. Apocalyptique. La reprise de Leadbelly, "Where Did You Sleep Last Night?". C'est plus une chanson, c'est un exorcisme. Le regard hanté de Cobain, ce cri final qui semble venir des tréfonds de son âme, ce silence de mort qui suit... On a beau l'avoir écouté cent fois, ça vous glace le sang à chaque putain de passage.
À sa sortie en novembre 1994, sept mois après le drame, l'album a pris une tout autre dimension. Ce n'était plus un simple concert acoustique, c'était un adieu. Une pierre tombale musicale d'une beauté insoutenable. On n'écoutait plus un concert, on assistait à une veillée. Chaque note, chaque silence, chaque inflexion de voix était teintée par la tragédie.
Trente ans plus tard, "MTV Unplugged In New York" n'a pas pris une ride. Pourquoi ? Parce qu'il est au-delà des modes, au-delà du son "grunge". Il est universel. C'est l'un des plus grands albums live de tous les temps, précisément parce qu'il ne cherche jamais à être "live" au sens spectaculaire du terme. C'est une confession, une séance de spiritisme, le témoignage brut d'un talent immense au bord du gouffre.
Un chef-d'oeuvre absolu, poignant, essentiel. Un disque qui ne se contente pas de s'écouter. Il se vit. Et il vous hante. Pour toujours.
Facile, 5 sur 5. Et si je pouvais, je mettrais 6.
5
Mar 26 2025
A Girl Called Dusty
Dusty Springfield
Nous sommes en 1964. L'Angleterre est en pleine ébullition. Les Beatles et les Stones sont en train de conquérir le monde à grands coups de riffs de guitare et de coupes de cheveux au bol. C'est le règne des garçons, bruyants et arrogants. Et au milieu de tout ça, il y a Dusty. Une fille avec une coiffure choucroute improbable, des yeux charbonneux et, surtout, une voix. Une putain de voix.
Quand son premier album, "A Girl Called Dusty" est sorti, il a dû faire l'effet d'une anomalie. Ce n'était pas du rock'n'roll, pas vraiment. Ce n'était pas de la pop acidulée non plus. C'était autre chose, c'était le son d'une Anglaise blanche, Mary O'Brien de son vrai nom, qui était tombée follement amoureuse de la musique noire américaine. Et qui, chose rarissime pour l'époque, ne se contentait pas de la copier platement, mais la comprenait, la vénérait et la chantait avec une âme et une conviction qui la plaçaient d'emblée dans la cour des grandes.
Alors, pourquoi seulement 3 sur 5 pour un disque qui a révélé l'une des plus grandes voix du 20ème siècle ?
Parce qu'"A Girl Called Dusty" est un disque un peu schizophrène. C'est l'album d'une artiste qui n'a pas encore totalement trouvé sa voie. C'est une collection de reprises, un pot-pourri de ses influences, un formidable showcase pour sa voix, mais ce n'est pas encore une déclaration artistique personnelle. On a l'impression d'écouter la plus belle mixtape du monde, compilée par une disquaire au goût impeccable.
Et quel goût ! La petite Dusty ne se contente pas de reprendre les tubes du moment, elle va piocher dans les catalogues les plus classieux de la soul américaine : Motown (The Supremes), Scepter (Dionne Warwick, The Shirelles), Atlantic. Elle a tout compris et avant tout le monde. À une époque où ses compatriotes découvraient le blues en se laissant pousser les cheveux, elle, elle s'attaquait au répertoire sophistiqué de Burt Bacharach. Il y a un courage et une intelligence dans ses choix qui forcent le respect.
Et puis il y a l'interprétation. Quand elle chante "Anyone Who Had a Heart" ou "My Colouring Book", elle n'imite pas, elle incarne. On sent déjà poindre la grande chanteuse de "torch songs", celle qui sait comme personne chanter la douleur et le déchirement amoureux. Sa voix a une chaleur qui vous prend aux tripes. C'est indéniable.
Mais... car il y a un mais. L'album, dans son ensemble, manque un peu de direction. On passe d'un morceau pop léger à une ballade soul déchirante, puis à un titre R&B plus obscur. C'est un catalogue de ses talents, mais pas encore une oeuvre cohérente. On sent la jeune artiste qui essaie différentes tenues pour voir celle qui lui va le mieux. Le talent est là, fulgurant, mais la vision d'ensemble est encore un peu floue.
C'est un disque de promesses, la promesse de ce qu'elle deviendra cinq ans plus tard avec son chef-d'oeuvre absolu, "Dusty in Memphis". "A Girl Called Dusty" est le brouillon magnifique de ce futur chef-d'oeuvre. C'est le son d'une artiste en devenir, qui nous montre l'étendue de sa palette avant de peindre son grand tableau.
C'est pour cette raison que le 3 sur 5 me semble juste. Ce n'est pas une note qui sanctionne la qualité des chansons ou le talent de l'interprète, qui sont immenses. C'est une note qui juge l'album en tant qu'oeuvre complète et en tant qu'oeuvre, "A Girl Called Dusty" est un premier pas charmant, essentiel pour comprendre la suite, mais qui n'a pas la puissance et la cohérence d'un classique indémodable.
Il faut l'écouter, bien sûr. Pour la voix, pour la culture musicale de cette fille incroyable qui a servi de passeur entre la soul américaine et le public européen. Mais il faut l'écouter comme on regarde les premières esquisses d'un grand maître. C'est fascinant, c'est plein de talent, mais le tableau final est encore à venir.
3
Mar 27 2025
Yankee Hotel Foxtrot
Wilco
Sorti en 2002, "Yankee Hotel Foxtrot" de Wilco est un album qui a marqué un tournant dans l'histoire du groupe en offrant un album complexe et innovant.
L'album est un mélange de rock alternatif, de pop, de musique électronique et de sons expérimentaux. Avec l'utilisation de boucles sonores, de distorsions et d'effets électroniques, le groupe crée une atmosphère à la fois mélancolique et hypnotique.
Les textes, souvent abstraits et poétiques, explorent des thèmes tels que l'isolement, la confusion et la recherche de sens.
"Yankee Hotel Foxtrot" a été acclamé par la critique et est considéré comme l'un des meilleurs albums des années 2000. Il a permis à Wilco de gagner en notoriété et de se positionner comme un groupe majeur de la scène rock indépendante.
Un 3 sur 5 pour un album à découvrir.
3
Mar 28 2025
Dust
Screaming Trees
Sorti en 1996, "Dust", le septième et dernier album des Screaming Trees est un album complexe de blues hanté, enregistré au crépuscule du Grunge.
"Dust" est une exploration musicale riche et texturée qui transcende l'étiquette grunge afin d'explorer des racines psychédéliques et folk-rock. Une attention particulière est portée à la richesse de la production et à la complexité des arrangements, avec l'ajout d'une instrumentation variée incluant des guitares acoustiques, des sitars, des cordes, des percussions exotiques et les claviers de Benmont Tench.
Les thèmes abordés dans "Dust" sont essentiellement sombres et introspectifs. La perte et le deuil dans des morceaux comme "Dying Days", qui évoque les nombreuses disparitions au sein de la communauté musicale de Seattle.
Mais aussi l'addiction et ses conséquences dans "Sworn and Broken", morceau souvent interprété comme un reflet des propres luttes de Mark Lanegan contre la toxicomanie.
Souvent considéré comme l'album le plus abouti et le plus complexe du groupe, "Dust" reste avant tout un signe avant-coureur de la carrière solo de Mark Lanegan.
Un 3 sur 5 pour un album post-grunge à découvrir.
3
Mar 31 2025
The Freewheelin' Bob Dylan
Bob Dylan
Bob Dylan, figure emblématique de la musique folk, a marqué l'histoire par sa poésie incisive et son engagement social. Son deuxième album, "The Freewheelin", sorti en 1963 représente un tournant majeur dans sa carrière.
"The Freewheelin" a été enregistré dans un contexte socio-politique américain marqué par le Mouvement des droits civiques et sa lutte acharnée contre la ségrégation raciale, la Guerre froide et la menace constante d'une guerre nucléaire.
Les paroles de l'album qui explorent un éventail de thèmes allant de la protestation et au commentaire social, en passant par l'amour et la réflexion personnelle, témoignent de la maturité d'écriture de l'artiste.
Le style musical de l'album s'inscrit principalement dans les genres folk et blues, et il se caractérise par la voix singulière de Bob Dylan, souvent décrite comme brute et parfois nasillarde, mais toujours expressive et distinctive. L'instrumentation est volontairement minimaliste, se limitant principalement à la guitare acoustique de Bob Dylan et à son harmonica. Cette approche épurée met en avant l'intimité des paroles et de la performance.
"The Freewheelin" a non seulement propulsé Bob Dylan sur la scène nationale, mais a également amorcé son ascension au statut de "voix d'une génération", bien qu'il ait lui-même rejeté cette étiquette.
Au final ce sera un 3 sur 5 car l'album reste en dessous du très bon "Highway 61 Revisited"
3
Apr 01 2025
Harvest
Neil Young
Neil Young, figure emblématique de la musique folk rock, a marqué l'année 1972 avec la sortie de son quatrième album "Harvest".
Fusion de folk rock et de country rock, l'utilisation d'instruments acoustiques, notamment la guitare acoustique, le piano et l'harmonica, confère à l'album une intimité et une chaleur particulière. L'influence du folk se manifeste dans les mélodies simples et les arrangements épurés de nombreux morceaux, tandis que des éléments de country rock, tels que la pedal steel guitar et le banjo sur "Old Man", ajoutent une couleur américaine rurale distinctive. La voix nasillarde et reconnaissable de Neil Young, souvent empreinte d'une certaine fragilité, est au cœur de l'album et contribue à son authenticité émotionnelle.
Plusieurs titres de "Harvest" sont devenus des classiques incontournables de Neil Young. "Heart of Gold" qui explore la quête de l'amour véritable, est sans doute la chanson la plus célèbre de l'album, voire de toute sa discographie. "Old Man", inspirée par le contremaître du ranch de Neil Young, Louis Avila, est une réflexion touchante sur le vieillissement et les similitudes entre les jeunes et les personnes âgées. La chanson titre, "Harvest", est une ballade douce et mélancolique, portée par la pedal steel guitar de Ben Keith et le piano de John Harris. Les paroles évoquent l'amour naissant avec l'actrice Carrie Snodgress et une interrogation sur la capacité à gérer une relation intense.
"Harvest" est devenu l'un des albums les plus acclamés de Neil Young et un classique du rock. Son succès commercial a contribué à populariser le genre singer-songwriter et a ouvert la voie à d'autres artistes folk rock et country rock. En 2015, "Harvest" a été intronisé au Grammy Hall of Fame, soulignant son importance culturelle.
Un gros 5 sur 5 pour un album majeur de la discographie de Neil Young.
5
Apr 02 2025
London Calling
The Clash
Le troisième album du groupe The Clash "London Calling" est sorti en 1979 en Angleterre (1980 pour les USA).
Le mouvement Punk étant sur le déclin, les Clash ont décidé de se démarquer avec un album qui mélange habilement le punk rock avec le reggae, le rockabilly, le ska, le R&B, la pop et le jazz. Cette fusion de styles a été un élément clé de son succès critique et commercial.
Les thèmes abordés et dénoncés à travers les morceaux sont le chômage, la consommation de drogues, les conflits raciaux, la politique ainsi que les responsabilités des adultes dans la société.
Les critiques ont été extrêmement positives, soulignant l'aspect novateur de l'album qui a repoussé les frontières du punk. L'album est une oeuvre marquante qui a influencé de nombreux artistes par la suite.
Considéré comme le chef-d'oeuvre des Clash, "London Calling" s'en sort avec une note de 3 sur 5.
3
Apr 03 2025
Miriam Makeba
Miriam Makeba
Sorti en 1960, le premier album de Miriam Makeba, affectueusement surnommée Mama Africa, a été un véritable pont culturel entre l'Afrique et l'Occident.
L'album a joué un rôle fondamental dans l'introduction de la "world music" avec un mélange d'éléments musicaux occidentaux familiers et de sonorités africaines authentiques. Un album qui propose une fusion de mélodies traditionnelles sud-africaines, notamment issues des cultures Xhosa, Zoulou et Sotho, harmonisées avec des influences jazz et des prémices de l'afropop.
60 ans après l'album a remarquablement bien vieilli, la voix et les arrangements sont encore aujourd'hui un pur plaisir à écouter. Ce premier album a été une vrai découverte pour ma part, car je ne connaissais pas l'artiste, et même si le titre "Mbube" est reconnaissable entre mille grâce à sa reprise sous le titre "The Lion Sleeps Tonight".
Au final, l'album s'en sort avec un 3 sur 5.
3
Apr 04 2025
Astral Weeks
Van Morrison
L'album "Astral Weeks" de Van Morrison, sorti en 1968, marque une rupture radicale avec les succès pop antérieurs de Van Morrison, tels que "Brown Eyed Girl".
"Astral Weeks" tisse une toile sonore mêlant des éléments de folk rock, de folk jazz, de folk progressif, de blue-eyed soul, de blues et de styles classiques. Une fusion audacieuse qui a contribué à forger sa réputation durable de chef-d'œuvre, le plaçant fréquemment en tête des listes des "meilleurs albums de tous les temps".
Les thèmes abordés sont vastes et profonds comme l'amour romantique, l'amour perdu, le désir, le chagrin, la renaissance et l'union mystique. La nature abstraite et souvent non-linéaire des paroles et de la musique invite à une expérience d'écoute profondément personnelle.
A sa sortie, "Astral Weeks" n'a pas bénéficié d'une promotion importante de la part de sa maison de disques et le manque d'enthousiasme des critiques et du public souligne la nature non-conventionnelle de l'album, qui a peut-être été difficile à saisir.
Cependant, la réputation et l'appréciation critique de l'album ont considérablement augmenté au fil du temps. Les critiques ont loué le chant, les arrangements et l'écriture de Van Morrison. "Astral Weeks" est désormais reconnu comme l'un des albums les plus grands et les plus importants de l'histoire du rock.
Un 3 sur 5 pour album à découvrir.
3
Apr 07 2025
The Slim Shady LP
Eminem
1999, une année charnière, un pied dans le cynisme fin de siècle, l'autre déjà dans l'inconnu numérique. Le rock alternatif que j'avais tant chéri commençait à se regarder le nombril, et le hip-hop était sur le point de devenir la nouvelle pop, le nouveau punk, le nouveau tout. Et puis, il y a eu ce type, ce gamin blanc, blond platine, qui débarquait avec la caution du Dr. Dre en personne, prêt à foutre un coup de pied dans la fourmilière bien-pensante de l'Amérique.
Je vais être honnête, à l'époque, j'avais un peu de mal. Moi, le mec qui venait de se taper des années de post-punk, de noise rock et d'expérimentations sombres, je voyais débarquer ce phénomène avec un mélange de curiosité et de méfiance. Surtout que le buzz était assourdissant autour du "rappeur blanc qui va tout péter". On en avait déjà vu passer, des "nouveaux sauveurs", mais il fallait bien admettre un truc : le son était là. Et c'est la première chose qui frappe encore aujourd'hui en réécoutant "The Slim Shady LP".
Avant de parler du bonhomme, il faut parler du parrain. Dr. Dre venait de passer une décennie à définir le son de la West Coast, et là, il offrait à son poulain des productions d'une propreté et d'une efficacité redoutables. Des boucles minimalistes, des basses rondes et menaçantes, des petits samples de guitare funky... La toile de fond parfaite, un décor de banlieue proprette sur lequel le personnage de Slim Shady allait pouvoir déverser ses fantasmes les plus dégueulasses. Sans la production de Dre, l'album n'aurait été qu'une mixtape de détraqué, mais avec lui, c'est devenu une superproduction de malade mental. C'est ce contraste qui fait toute la force du disque : le son est lisse, presque radio-friendly, mais les mots sont des lames de rasoir.
Et les mots, parlons-en. Le personnage de Slim Shady, c'est le putain de Gremlin qu'on aurait arrosé après minuit. C'est le subconscient de l'Amérique blanche des classes populaires, gavé de culture pop, de frustration et de rage, qui explose en une gerbe de rimes techniques et de blagues de mauvais goût. C'est violent, c'est misogyne, c'est homophobe, c'est tout ce que vous voulez. Mais merde, qu'est-ce que c'est drôle et intelligent par moments. C'est un cartoon gore, un épisode de South Park sous acide. Eminem ne cherche pas à être un gangster, il ne se prend pas pour un dur, il se met en scène comme un loser magnifique, un type qui n'a plus rien à perdre et qui décide de dynamiter toutes les conventions.
C'est là qu'on touche à la fois au génie et à la limite de ce disque. C'est pour ça que ma note ne décolle pas vers les sommets. "The Slim Shady LP" est un exercice de style brillant, mais encore un peu unidimensionnel. Le personnage de Shady est tellement énorme, tellement outrancier, qu'il prend toute la place. Les cibles sont faciles : sa mère, les filles, les figures d'autorité... C'est de la provocation adolescente, même si elle est exécutée avec une maîtrise verbale qui laisse pantois. On sent le potentiel, la technique est déjà là, affolante de précision et de flow. Mais l'artiste, Marshall Mathers, est encore caché derrière le masque grimaçant de son alter ego.
En réécoutant ça aujourd'hui, avec le recul de ses oeuvres suivantes comme "The Marshall Mathers LP" ou "The Eminem Show", on comprend mieux. "The Slim Shady LP", c'est l'introduction, c'est la pose des fondations. Les récits deviendront plus profonds, l'introspection plus douloureuse, la critique sociale plus affûtée. Ici, on est encore dans le pur défouloir, le "regardez comme je peux être choquant". C'est nécessaire, c'est ce qui l'a fait connaître, mais c'est une première étape.
Alors, 3 sur 5, c'est une note juste, c'est l'album qui a mis le feu aux poudres, qui a prouvé qu'un type pouvait venir du rap et avoir la même attitude nihiliste et provocatrice que les punks de 77. C'est un disque important, un marqueur de son époque, et une porte d'entrée fracassante pour l'un des artistes majeurs du 21ème siècle.
3
Apr 08 2025
The Suburbs
Arcade Fire
Bon, on ne va pas se mentir, quand Arcade Fire a raflé le Grammy de l'album de l'année en 2011, sous le nez d'Eminem et de Lady Gaga, j'ai eu un rictus. Le genre de rictus méprisant du vieux con qui a passé sa vie à défendre des groupes qui vendaient 500 copies de leurs vinyles et qui voyait là le triomphe ultime de l'indie-rock devenu mainstream, aseptisé, bon pour les publicitaires et les festivals sponsorisés par des marques de voitures. Arcade Fire, c'était devenu le groupe parfait pour ceux qui voulaient se donner un air cool sans jamais avoir mis les pieds dans une salle de concert poisseuse. Le U2 de la génération hipster.
C'est donc avec un enthousiasme proche de celui d'un condamné à mort montant à l'échafaud que j'ai sorti "The Suburbs" de sa pochette pour l'écouter dans le cadre de ce projet.
Dès les premières notes de piano du morceau-titre, une mélancolie étrangement familière s'installe. Ce n'est pas une tristesse feinte, pas une posture. C'est le son de l'ennui, le son de l'attente, le son de ces après-midis infinis passés à traîner dans des zones pavillonnaires où la seule perspective d'évasion était la route qui menait à la ville. "The Suburbs", c'est un putain de concept album, mais pas sur un voyage spatial ou une dystopie cyberpunk. Non, le concept, c'est la banlieue, la banlieue et la nostalgie, la banlieue comme purgatoire de l'adolescence.
Et là, forcément, pour un mec comme moi, né en 1970 et qui a grandi dans un de ces lotissements sans âme où l'herbe était trop verte pour être honnête, c'est une putain de claque dans la gueule. Win Butler et sa bande ne chantent pas sur la banlieue de Houston ou de Montréal, ils chantent sur LA banlieue, cette entité universelle, ce non-lieu qui a façonné des générations entières. Ils parlent de la guerre des gosses entre quartiers ("Rococo"), des lettres qu'on attendait et qui n'arrivaient jamais ("We Used To Wait"), de cette sensation d'être coincé entre deux mondes, plus un enfant mais pas encore un adulte ("Wasted Hours").
Musicalement, c'est un monstre. Un disque-monde qui refuse de choisir son camp. On passe d'un rock tendu et nerveux qui rappelle Bowie période berlinoise à des envolées pop quasi euphoriques, de ballades au piano déchirantes à des morceaux portés par des synthés froids qui ne dépareilleraient pas sur un album de New Order. C'est long, c'est ambitieux, parfois jusqu'à l'excès.
Et c'est peut-être là que le bât blesse légèrement, justifiant mon 4/5 et pas le sans-faute. C'est long, bordel. Par moment, on a l'impression que le groupe, enivré par sa propre fresque, a un peu de mal à conclure. Quelques titres auraient pu être resserrés, voire coupés, pour donner à l'ensemble une force de frappe encore plus dévastatrice. On sent le poids de l'oeuvre, la volonté de créer LE grand disque générationnel, et cette ambition, si elle est admirable, se paie parfois par une petite baisse de tension au milieu du second acte. On frôle la branlette intellectuelle, mais on n'y tombe jamais tout à fait, sauvé in extremis par une mélodie imparable ou un refrain qui vous prend aux tripes.
Mais ne nous y trompons pas, c'est une critique de nanti. Car même dans ses moments les plus faibles, "The Suburbs" reste à des années-lumière de la production courante. C'est un album qui a une âme, une profondeur et une sincérité désarmantes. Il parle de la mémoire, de la façon dont les lieux nous façonnent et nous hantent, de ce sentiment doux-amer de regarder en arrière et de ne plus reconnaître ni l'endroit, ni le gamin qu'on était. C'est un disque sur le temps qui passe, écrit par des gens qui ont atteint la trentaine et qui jettent un regard perplexe sur leur propre jeunesse.
Alors oui, Arcade Fire a gagné un Grammy, oui, ils remplissent des stades. Mais avec "The Suburbs", ils ont prouvé qu'on pouvait toucher le grand public sans renier l'intelligence, la complexité et, surtout, l'émotion. C'est un album adulte, réfléchi, et paradoxalement, un des disques les plus justes jamais écrits sur l'adolescence. J'ai commencé l'écoute avec un rictus, je l'ai terminée avec un pincement au cœur. Pas mal pour de l'indie-rock pour publicitaires. Un classique moderne, sans l'ombre d'un doute.
4
Apr 09 2025
Homework
Daft Punk
Le premier album de Daft Punk, "Homework", sorti en 1997, a propulsé Daft Punk sur la scène internationale, établissant ainsi leur réputation d'innovateurs sonores et en leur ouvrant la voie à une carrière emblématique.
Contrairement à une approche conventionnelle de la création d'album, Daft Punk a produit les morceaux qui allaient composer "Homework" sans intention initiale de les compiler en un seul disque. Selon Thomas Bangalter, c'est après avoir accumulé une quantité significative de titres sur une période de cinq mois qu'ils ont réalisé qu'ils avaient suffisamment de matière pour un album cohérent. Le titre "Homework" reflète la nature artisanale et domestique de la production de l'album, réalisé à la maison, avec des moyens limités, rapidement et de manière spontanée. Le processus d'enregistrement aurait duré environ 160 heures réparties sur cinq mois, à raison d'environ huit heures par semaine. L'album a été entièrement mixé et enregistré dans leur studio personnel, baptisé Daft House, situé à Paris.
"Homework" a engendré plusieurs titres qui ont marqué la musique électronique et ont contribué au succès retentissant de l'album. Parmi les morceaux les plus populaires et influents, on retrouve "Da Funk", "Around the World", "Revolution 909", "Burnin'", "Alive", "Fresh", "Phoenix" et "Rollin' & Scratchin'".
Ces titres phares ont non seulement défini le son de "Homework" mais ont également repoussé les limites de la musique électronique à l'époque de sa sortie, influençant de nombreux artistes et façonnant le paysage de la musique dance. Leur utilisation novatrice de la répétition, leur conception sonore unique et leurs accompagnements visuels mémorables ont établi de nouvelles normes pour la production et la performance de la musique électronique.
L'album "Homework" se distingue par un style musical éclectique qui puise dans diverses influences de la musique électronique. Trois éléments stylistiques ressortent particulièrement : l'utilisation créative des samples, les rythmes et textures caractéristiques de la house, et l'intégration d'influences disco.
Au final, ce sera un 3 sur 5 car "Homework" sonne trop house à mon goût.
3
Apr 10 2025
Parsley, Sage, Rosemary And Thyme
Simon & Garfunkel
Sorti en 1966, "Parsley, Sage, Rosemary et Thyme" le 3e album de Simon & Garfunkel a mis en valeur un mélange de folk traditionnel avec un son contemporain des années 1960, le tout explorant des thèmes comme l'amour, la guerre et les commentaires sociaux.
"Parsley, Sage, Rosemary and Thyme" marque une étape décisive dans la carrière de Paul Simon et Art Garfunkel, les propulsant au rang de forces créatives majeures et d'artistes parmi les plus vendeurs de leur époque. Plus qu'une simple collection de chansons, l'album se révèle être une oeuvre complexe et nuancée, reflétant les tensions et les aspirations d'une époque charnière tout en posant les bases d'un héritage musical durable.
La sortie de "Parsley, Sage, Rosemary and Thyme" s'inscrit dans un paysage musical et social particulièrement dynamique. Le milieu des années 60 voit l'explosion du folk-rock, un genre hybride né de la fusion entre la musique folk traditionnelle et les sonorités électrifiées du rock'n'roll. Initié par des artistes comme Bob Dylan, qui électrifie sa musique au grand dam de certains puristes, et popularisé par des groupes comme The Byrds avec leur reprise de "Mr. Tambourine Man" de Dylan, le folk-rock devient rapidement la bande-son d'une génération en quête de sens et de changement.
L'album "Parsley, Sage, Rosemary and Thyme" a bénéficié pour la première fois d'un contrôle artistique total, le duo s'accorde une période de gestation plus longue, environ trois mois, ce qui était inhabituel à l'époque mais essentiel pour peaufiner leur vision. Egalement, il se distingue par sa palette sonore riche et ses arrangements soignés, qui vont au-delà du simple folk acoustique. Bien que la guitare acoustique de Paul Simon reste centrale, l'instrumentation se diversifie considérablement d'une piste à l'autre, créant des contrastes saisissants. On y entend des carillons délicats, des embellissements de clavecin, des claquements de cordes de contrebasse, des bongos frénétiques, une basse syncopée, et même des incursions dans des styles plus électriques et jazzy. Mais la caractéristique la plus emblématique de l'album demeure les harmonies vocales du duo. Le mélange des voix de Simon et Garfunkel, souvent décrit comme "angélique" ou "éthéré" pour Garfunkel et plus "terre-à-terre" pour Simon, atteint ici un niveau de perfection et de symbiose remarquable.
Au final, ce sera un 4 sur 5 pour un album intemporel.
4
Apr 11 2025
Scum
Napalm Death
Mon carnet de bord du projet "1001 Albums" m'amène aujourd'hui sur un terrain miné, un véritable champ de bataille sonore. On quitte les mélodies évidentes et les structures confortables pour plonger tête la première dans le chaos pur, le bruit érigé en art, la violence musicale comme unique moyen d'expression. Mesdames et messieurs, bienvenue en enfer : nous allons parler de "Scum" de Napalm Death.
Ca y est, je la vois venir la question à 10.000 euros et d'ailleurs je l'entends arriver avec ses gros sabots... "Mais qu'est-ce qu'il fout avec ce truc de bourrins ?". La réponse est simple : ce disque est dans le livre et si ce disque est dans le livre, c'est qu'il a son importance et une importance capitale, même. Et puis, entre nous, un peu de brutalité pure n'a jamais fait de mal à personne, surtout quand on a grandi dans les années 70 et 80, où la musique se devait aussi d'être un bon coup de pied au cul.
J'avais 17 ans, j'écoutais The Cure, the The, Echo & The Bunnymen, peut-être un peu d'AC/DC pour faire le dur. Et puis, un jour, par les méandres des échanges de cassettes et des fanzines photocopiés, "Scum" est arrivé. Je ne vais pas vous mentir, la première écoute fut un choc, pas un choc agréable, non. Un parpaing dans la gueule, une agression, trente-trois minutes, vingt-huit morceaux. Une blague ? Non, une révolution.
Ce disque, c'est l'acte de naissance officiel du grindcore. Un nom barbare pour une musique qui l'est tout autant : des morceaux ultra-courts, des "blast beats" à la batterie (Mick Harris, ce putain de métronome fou), des guitares accordées si bas qu'on dirait une tronçonneuse asthmatique et un chant qui oscille entre l'aboiement d'un chien enragé et le gargouillis d'un évier qui se vide. On est loin, très loin de "Boys Don't Cry".
Le plus fascinant avec "Scum", et c'est là que l'analyse devient intéressante au-delà du simple "ça fait du bruit", c'est sa nature schizophrène. Ce n'est pas un album, ce sont deux mini-albums, enregistrés par deux formations quasi-différentes, collés ensemble par la force des choses.
D'un côté, la face A, enregistrée en 86. C'est la frange punk, crust, hardcore de Napalm Death. On y retrouve Nicholas Bullen, Mick Harris et un certain Justin Broadrick à la guitare. Oui, LE Justin Broadrick qui allait, peu de temps après, nous terroriser avec Godflesh. Cette face est crade, politique, anarchiste dans l'âme. C'est un torrent de boue sonore qui charrie des slogans anti-capitalistes et anti-système. C'est brut, c'est primal, ça sent la bière tiède et le squat.
De l'autre, la face B. Broadrick et Bullen sont partis. Lee Dorrian (futur Cathedral) est au chant, Bill Steer (futur Carcass) à la guitare. Seul le batteur Mick Harris reste, comme un pilier au milieu du chaos. Et là, le son change car on bascule dans autre chose. Le punk est toujours là, mais le metal, le death metal naissant, pointe le bout de son nez hideux. C'est plus lourd, plus structuré (un bien grand mot pour ce bordel), et ça pose les bases de tout ce qui suivra.
"Scum" est donc un document historique. C'est la photo d'un instant T, celui où le punk hardcore, à force de vouloir être plus rapide et plus méchant, a muté en un monstre incontrôlable. C'est un disque charnière, un pont rouillé et dangereux entre deux mondes.
Et les morceaux, alors ? En détailler chaque piste serait un non-sens et contraire à ma ligne éditoriale. On retiendra évidemment le légendaire "You Suffer". 1,316 secondes. Record du monde de la chanson la plus courte. Le temps d'éternuer et c'est fini. C'est devenu une blague, un gimmick, mais c'est surtout le symbole ultime de la démarche de Napalm Death : aller à l'essentiel, condenser la rage en un flash, un spasme. Le reste est à l'avenant : "Scum", "Siege of Power", "Deceiver"... des titres comme des coups de poing, des explosions de haine qui durent rarement plus de deux minutes.
4 sur 5, voilà c'est tombé. Je suis peut être en dehors de mes docs mais putain il mérite un 4 sur 5. Pourquoi pas 5 ? Parce que "Scum" n'est pas un album que l'on écoute pour le plaisir. C'est une expérience, une épreuve, un rite de passage. On ne met pas "Scum" en fond sonore pour préparer le dîner. On l'écoute fort, seul, et on en ressort changé. Lessivé, mais changé.
Et puis, il y a la suite. Pour moi, qui ai passé des années à user les disques de Godflesh, de Scorn ou de Painkiller, "Scum" est une pièce maîtresse. C'est le Big Bang d'où tout est parti. Entendre la guitare abrasive de Broadrick sur la face A, c'est déjà entendre les prémices du son industriel et déshumanisé de Godflesh. Suivre le jeu de batterie démentiel de Mick Harris, c'est comprendre d'où viendront les rythmiques froides et dub de Scorn, ou la furie free-jazz de Painkiller avec ce malade de John Zorn (un autre de mes héros).
Cet album n'est donc pas seulement une borne dans l'histoire du metal extrême. C'est un carrefour, une pépinière de talents qui allaient chacun, à leur manière, dynamiter la musique des années 90. Et rien que pour ça, sa place dans les "1001 albums" est tout sauf usurpée. C'est une purge, une catharsis, un putain de grand nettoyage nécessaire. Pas pour toutes les oreilles, c'est certain. Mais pour celles qui osent, la récompense est à la hauteur du choc.
4
Apr 14 2025
Doolittle
Pixies
OK, on arrête les conneries cinq minutes, car on ne parle pas d'un disque, ici. On parle d'une cicatrice, d'un putain d'accident de la route en 15 chapitres qui t'a laissé défiguré, heureux et changé à jamais. Un disque qui te rappelle pourquoi, un jour, tu as décidé que la musique était plus importante que, disons, manger à ta faim ou avoir une vie sociale équilibrée. "Doolittle", c'est pas de la musique, c'est une lobotomie au tournevis rouillé qui te fait voir Dieu et le Diable en train de jouer au strip-poker.
En 1989, j'avais 19 piges, et je croyais avoir déjà tout entendu, et puis cette galette a atterri avec sa pochette representant un singe et son auréole... La première écoute fut un choc, pas un choc agréable, non. Un vrai trauma, le genre de truc qui te force à réévaluer l'intégralité de tes certitudes sur ce que peut être une chanson de trois minutes.
Parce que leur fameux "loud-quiet-loud", tout le monde en parle aujourd'hui comme si c'était une formule de cours de solfège. Mas laissez-moi vous dire ce que c'est vraiment, c'est un rendez-vous galant avec une schizophrène magnifique. Elle te caresse la joue en te susurrant des insanités adorables, la basse de Kim Deal te masse les tempes, tu te sens bien, en sécurité... ET SOUDAIN, SANS PRÉVENIR, ELLE TE PLANTE UNE FOURCHETTE DANS LA CUISSE EN HURLANT DES VERSETS DE LA BIBLE ! C'est ça, "Doolittle", une agression consentie, une prise d'otage dont tu ne veux jamais être libéré. La guitare de Joey Santiago ne plaque pas des accords, elle lacère le silence avec un tesson de bouteille. Et la voix de Black Francis... Mon Dieu, cette voix. Ce type ne chante pas, il exorcise, il vomit des histoires de mutilation oculaire, de putes de Babylone et de calamars qui flottent dans l'océan, comme si sa vie en dépendait.
Les textes, parlons-en. C'est pas un album, c'est le journal intime d'un prophète sous acide enfermé dans un asile de l'Ancien Testament. Tu crois écouter une chanson pop et tu te retrouves au milieu d'un bain de sang biblique. Tu penses que "Here Comes Your Man" est une petite bluette surf-rock sympa ? Écoute mieux, ça parle de clochards qui meurent dans un tremblement de terre. Chaque morceau est un petit théâtre de la cruauté, un univers miniature où le grotesque, l'horreur et une beauté totalement tordue baisent à s'en arracher la peau sur le capot d'une caisse rouillée.
Et le pire dans tout ça ? C'est l'escroquerie cosmique qui a suivi. Ce disque a été la putain de pierre de Rosette pour toute la décennie 90. Pendant que ces quatre génies cabossés bouffaient de la merde sur la route, un certain Kurt Cobain, aussi blond et triste qu'un ange déchu, était dans sa chambre en train de décortiquer "Doolittle" comme un manuel d'instructions. "Smells Like Teen Spirit" ? C'est "Tame" joué un peu moins vite avec un budget de production hollywoodien. C'est une photocopie, une brillante photocopie, certes, mais une photocopie quand même. Les Pixies ont inventé la recette, et Nirvana a ouvert une chaîne de fast-food qui a fait des milliards avec. Voilà la vérité car tous ces groupes qui ont suivi, de Radiohead à Weezer, ils ont tous pillé le même tombeau, celui que Black Francis et sa bande de tarés avaient eu le génie de construire.
Alors aujourd'hui, 35 ans plus tard, quand on me demande pourquoi ce disque est si important, je lui dis de la fermer et d'écouter. D'écouter cette folie pure, cette liberté totale, cette énergie qui te décolle la pulpe du fond du cerveau. Ce n'est pas un album qui vieillit, c'est un artefact radioactif qui ne perd pas en puissance car il contamine chaque nouvelle génération.
Mettre 5/5 à Doolittle, c'est comme filer une médaille en chocolat à un type qui vient d'arrêter une météorite avec les dents. C'est insultant de banalité car ce disque est hors-concours, hors catégorie, hors de toute logique.
Et je n'ai toujours qu'une seule certitude : si le singe n'est pas monté au paradis, alors le paradis peut aller se faire enculer.
5
Apr 15 2025
Lust For Life
Iggy Pop
Sorti en 1977, "Lust for Life" n'est pas simplement le deuxième album solo d'Iggy Pop, c'est surtout une déflagration d'énergie brute et le fruit d'une collaboration mythique avec David Bowie.
"Lust for Life" marque un retour aux sources du rock'n'roll pour l'Iguane, car "Lust for Life" c'est avant tout l'oeuvre d'un artiste qui, après avoir frôlé l'anéantissement personnel et professionnel, retrouve une vitalité féroce et la canalise dans neuf titres devenus pour la plupart emblématiques.
"Lust for Life" c'est un mélange des genres, rock'n'roll, hard rock et garage rock, rappelant par moments l'énergie brute des Stooges. L'album est souvent qualifié de proto-punk ou de new wave.
L'album déroule une série de morceaux devenus, pour la plupart, des classiques du répertoire d'Iggy Pop. Les paroles tissent une toile complexe de thèmes récurrents, miroirs de l'état d'esprit et du contexte de leur auteur. Des thèmes comme la survie, la résilience, l'hédonisme, l'excès, les addictions.
Au final ce sera un 3 sur 5 pour un album à découvrir.
3
Apr 16 2025
The Renaissance
Q-Tip
Le 4 novembre 2008 marque une date doublement significative : l'élection historique de Barack Obama à la présidence des États-Unis et, dans la sphère musicale, le retour discographique très attendu de Kamaal Ibn John Fareed, mieux connu sous le nom de Q-Tip. Figure emblématique du hip-hop, MC légendaire et architecte sonore principal du groupe A Tribe Called Quest.
Produit par Q-Tip, "The Renaissance" offre une "sensation sonore hip-hop" authentique, un son "pur" enrichi par l'apport d'instruments réels. "The Renaissance" c'est des vraies batteries, de vraies émotion et des musiciens jouant des solos.
L'album navigue avec aisance entre différents genres, puisant dans le Hip Hop, le Jazz, le Funk/Soul, et même l'Electronique , tout en étant profondément ancré dans une sensibilité Néo Soul. Le sampling, technique fondatrice du hip-hop et pierre angulaire du son de Q-Tip depuis A Tribe Called Quest, reste présent mais s'intègre de manière organique. L'artiste est d'ailleurs représenté sur la pochette avec une MPC2000XL, machine emblématique de cet art.
La force indéniable de "The Renaissance" réside dans sa capacité à offrir une diversité de sons, d'ambiances et de thèmes tout en maintenant une remarquable cohérence. La production maîtrisée de Q-Tip et son flow unique agissent comme des fils conducteurs, unifiant l'ensemble.
"The Renaissance" est une oeuvre pensée et exécutée avec une vision artistique claire, un "album complet" dont l'écoute d'une traite est une expérience particulièrement gratifiante.
Au final, ce sera un 3 sur 5 car je n'ai pas plus accroché que cela cet album.
3
Apr 17 2025
Chirping Crickets
Buddy Holly & The Crickets
Sorti en 1957, "The Chirping Crickets" des Crickets est bien plus qu'un simple premier album. C'est l'unique album studio paru du vivant de Buddy Holly avec son groupe The Crickets, c'est un disque fondateur qui a non seulement catapulté le jeune Texan et ses acolytes vers la célébrité, mais a aussi redéfini les contours du rock'n'roll naissant.
"The Chirping Crickets" s'inscrit fermement dans le rock and roll et le rockabilly, il fusionne habilement les influences country, rhythm and blues et le blues, créant un son à la fois familier et radicalement nouveau pour l'époque.
L'instrumentation, bien que classique en apparence, est cruciale dans la définition de ce son et du modèle du groupe de rock. La formation standard comprend Buddy Holly à la guitare solo et au chant principal, Niki Sullivan à la guitare rythmique, Joe B. Mauldin à la contrebasse, et Jerry Allison à la batterie. Cette configuration guitare-basse-batterie, avec un chanteur-guitariste leader, deviendra la norme pour d'innombrables groupes à venir.
La structure des chansons privilégie l'efficacité : des formats courts (souvent moins de trois minutes), des mélodies accrocheuses et des refrains mémorables. Les arrangements sont directs, sans fioritures inutiles. Cette apparente simplicité est en réalité une force majeure de l'album. Plutôt que de chercher la complexité instrumentale, Holly et les Crickets se concentrent sur l'essence de la chanson : le rythme, la mélodie, l'émotion brute.
Les paroles de l'album gravitent principalement autour des thèmes universels de l'adolescence : l'amour naissant, les relations amoureuses, le désir, la séduction, mais aussi le chagrin d'amour et l'incertitude.
L'importance historique de l'album est immense. Il est considéré comme l'un des débuts les plus significatifs de l'histoire du rock, aux côtés de ceux d'Elvis Presley ou des Beatles. Son influence la plus profonde réside peut-être dans l'établissement du modèle du groupe de rock autonome : quatre musiciens (chant/guitare, guitare rythmique, basse, batterie) jouant leurs propres instruments et écrivant leurs propres chansons.
Cette formule a eu un impact démesuré sur la scène britannique naissante, les Beatles, en particulier, doivent beaucoup aux Crickets. Mais aussi sur des artistes aussi divers que Bob Dylan, Eric Clapton, The Hollies, Elvis Costello, Elton John, Bruce Springsteen et le Grateful Dead.
"The Chirping Crickets" demeure un monument incontournable du rock'n'roll et il s'en sort avec une note de 3 sur 5 car on ressent à l'écoute le poids des âges (presque 70 ans).
3
Apr 18 2025
Stories From The City, Stories From The Sea
PJ Harvey
En 2000 sort "Stories from the City, Stories from the Sea", le 5e album de PJ Harvey.
L'inspiration principale de l'album puise ses racines dans l'expérience new-yorkaise de l'artiste, l'énergie frénétique, les contrastes et l'aura mythique de la ville nourrissent les textes et insufflent une dynamique nouvelle à une partie de l'album. Mais des chansons ont également été écrites à Londres et dans son Dorset natal, créant un dialogue implicite entre l'agitation urbaine ("the City") et un espace plus intime, peut-être lié à ses origines ("the Sea").
Classé dans la catégorie rock alternatif, "Stories from the City, Stories from the Sea" se distingue par une approche sonore résolument plus accessible et mélodique que ses prédécesseurs. Le son est décrit comme "luxuriant", "vibrant", "poli", attirant l'auditeur par sa plénitude plutôt que par l'abrasivité caractéristique des premiers albums. Si la production est plus lisse, l'intensité et la tension chères à PJ Harvey demeurent palpables, créant un équilibre fascinant entre une sensibilité quasi-pop et une énergie rock affirmée, parfois qualifiée de "poppy-garage rock".
L'instrumentation, bien que centrée sur le trio guitare-basse-batterie, s'enrichit de textures subtiles. Les guitares sont particulièrement mises en avant, avec des riffs clairs, des arpèges chatoyants et des couches mélodiques travaillées. S'y ajoutent des touches de piano, d'orgue, d'harmonium, de clavecin, de maracas, et même des cordes discrètes ou un vibraphone, qui viennent colorer l'ensemble sans l'alourdir. Malgré cette richesse apparente, les arrangements conservent souvent une certaine économie de moyens, laissant respirer la musique et mettant en valeur la force des compositions.
Ce son plus "poli" marque une évolution stylistique claire, contrastant avec la crudité viscérale des ses premiers albums comme "Dry" ou "Rid of Me", ou même avec le blues plus sombre de "To Bring You My Love"
La voix de PJ Harvey, elle aussi, semble évoluer. Tout en conservant sa puissance expressive et son timbre "fiévreux", elle paraît plus détendue, plus maîtrisée. Capable de murmures intimes comme de cris rock'n'roll, elle navigue avec aisance entre les différentes atmosphères de l'album.
L'amour s'impose comme le thème lyrique prédominant de l'album, exploré sous de multiples facettes : passionné, joyeux, parfois jusqu'à l'obsession. C'est un amour qui rend "immortel", qui submerge et simplifie l'existence. La vulnérabilité et la beauté irradient de ces textes, offrant une vision plus lumineuse des relations que dans ses œuvres précédentes.
L'album est construit avec une dynamique interne réfléchie. Il démarre sur les chapeaux de roues avec l'urgence rock de "Big Exit", puis alterne habilement les morceaux énergiques et les plages plus calmes, atmosphériques ou mélancoliques. La tension monte et redescend, pour finalement s'achever sur la quiétude éthérée de "We Float", une conclusion apaisée et flottante.
Dès sa sortie, "Stories from the City, Stories from the Sea" reçoit un accueil critique extrêmement favorable, frôlant l'unanimité. Ce succès critique se double d'une réussite commerciale notable. Il devient le deuxième plus grand succès de PJ Harvey après To Bring You My Love (1995), dépassant le million d'exemplaires vendus dans le monde.
La consécration arrive en 2001 avec le Mercury Prize, récompense très prisée au Royaume-Uni. PJ Harvey devient ainsi la première artiste féminine solo à remporter ce prix, marquant l'histoire de la récompense. L'album récolte également deux nominations aux Grammy Awards. La cérémonie du Mercury Prize se déroule le 11 septembre 2001, une date qui confère une signification particulière et poignante à la victoire de cet album si intimement lié à New York.
Au final, ce sera un 4 sur 5 car ma préférence reste toujours sur les premiers albums de PJ.
4
Apr 22 2025
Getz/Gilberto
Stan Getz
En 1964, le label Verve Records publiait un album qui allait marquer l'histoire de la musique : "Getz/Gilberto". Fruit de la collaboration entre le saxophoniste ténor américain Stan Getz et le guitariste et chanteur brésilien João Gilberto, cet enregistrement mettait également en vedette le pianiste et compositeur Antônio Carlos Jobim, architecte de nombreuses pièces de l'album.
La magie de "Getz/Gilberto" réside dans la fusion extraordinairement réussie de deux sensibilités musicales distinctes mais profondément compatibles : le cool jazz incarné par Stan Getz et la bossa nova portée par João Gilberto et Antônio Carlos Jobim. Une fusion portée à un niveau d'élégance et de séduction rarement égalé.
"Getz/Gilberto" a connu un énorme succès grâce au son single "Ipanema" qui est devenu un classique et l'album lui-même qui a remporté les Grammys pour l'enregistrement de l'année, l'album de l'année, le meilleur album de jazz instrumental et le meilleur album d'ingénierie, consolidant sa place en tant que classique de la bossa nova.
Un 3 sur 5 pour un classique intemporel.
3
Apr 23 2025
Fisherman's Blues
The Waterboys
Sorti en octobre 1988, "Fisherman's Blues" des Waterboys n'est pas simplement le quatrième album studio du groupe, c'est une déclaration, une réorientation audacieuse, et un voyage musical qui a emmené Mike Scott et ses compagnons loin des rivages de leur "Big Music" précédente pour explorer les eaux profondes et riches de la musique folk irlandaise, écossaise, country et rock and roll.
"Fisherman's Blues" se définit principalement comme un album de folk rock et de celtic rock, mais sa palette sonore est bien plus large en intégrant des éléments de country, de blues, et même de gospel, styles explorés abondamment durant les longues sessions d'enregistrement de l'album.
Le résultat est un son organique, souvent acoustique et l'arrivée du violoniste Steve Wickham comme membre officiel en 1985 n'est pas étrangère à cela. Son violon ("fiddle") devient un élément central, tissant des mélodies entraînantes, créant des atmosphères envoûtantes et offrant un contrepoint émotionnel constant à la voix de Scott.
Le son de "Fisherman's Blues" est celui d'un groupe qui respire, explore et célèbre la musique de manière collective et spontanée. Plusieurs thèmes majeurs traversent l'album comme la liberté et l'évasion, les quêtes spirituelles, l'amour et les relations humaines.
"Fisherman's Blues" est une célébration de l'Irlande, de ses paysages, de sa culture et de son héritage musical et littéraire. Cela se manifeste par l'adaptation de poésie irlandaise, les collaborations avec des musiciens locaux, et même le remplacement des noms de lieux américains par des noms irlandais dans la reprise de "This Land Is Your Land".
Au final, ce sera un 3/5 pour une pierre angulaire du folk-rock et du rock celtique.
3
Apr 24 2025
Private Dancer
Tina Turner
En 1984, le monde de la musique assiste au retour triomphal de Tina Turner, car à 44 ans, elle revient sur le devant de la scène avec "Private Dancer"
Bien plus qu'une simple collection de chansons, "Private Dancer" est la preuve qu'une artiste peut se réinventer et atteindre des sommets inédits, défiant les conventions de l'âge, du genre et de la race dans l'industrie musicale. Cet album a non seulement redéfini la carrière de Tina Turner, la propulsant au rang de superstar mondiale, mais a également laissé une empreinte indélébile sur le paysage pop-rock des années 80.
"Private Dancer" embrasse un son résolument ancré dans les années 80, mélangeant habilement pop, rock, R&B contemporain, avec des touches de new wave, de smooth jazz, et même de reggae. Cette fusion ne sacrifie jamais l'intensité émotionnelle brute de Tina Turner.
Le succès de "Private Dancer" réside essentiellement dans la performance vocale extraordinaire de Tina Turner. À 44 ans, sa voix a mûri, gagnant en profondeur et en texture sans perdre une once de sa puissance légendaire. Son timbre rauque et immédiatement reconnaissable est l'instrument principal de l'album, capable de transmettre une palette d'émotions allant de la vulnérabilité à la défiance, de la sensualité à la colère.
L'album "Private Dancer" regorge de chansons mémorables, dont pas moins de sept ont été exploitées en single dans différents territoires, témoignant de sa richesse et de son potentiel commercial. Plusieurs de ces titres sont devenus des classiques intemporels et des piliers du répertoire de Tina Turner.
Au-delà de la musique et de la voix, la force de "Private Dancer" réside aussi dans ses thèmes lyriques. L'album tisse une narration cohérente autour de la résilience, de l'indépendance, de la force face à l'adversité et d'une vision souvent complexe, voire cynique, de l'amour.
Quarante ans après sa sortie, "Private Dancer" demeure un monument de la musique populaire. Mais à cause d'un son trop ancré dans les eighties, l'album s'en sort avec un 3 sur 5.
3
Apr 25 2025
My Aim Is True
Elvis Costello
En 1977, le paysage musical rock accueillait un nouveau venu au nom provocateur et au talent indéniable : Elvis Costello. Son premier album, "My Aim Is True" est une déflagration en plein période punk et à l'aube la new wave.
Avant de devenir Elvis Costello, Declan Patrick MacManus avait déjà roulé sa bosse sur la scène musicale britannique, sans grand succès. Après des débuts dans des groupes comme Rusty (un duo folk-rock à Liverpool) et Flip City (plus orienté pub rock à Londres), il peine à trouver sa voie et à convaincre les maisons de disques. C'est finalement le jeune et audacieux label indépendant Stiff Records, fondé par Jake Riviera et Dave Robinson, qui lui donne sa chance, d'abord comme auteur potentiel pour d'autres artistes du label, notamment Dave Edmunds.
L'enregistrement de "My Aim Is True" se déroule dans des conditions spartiates, typiques des productions indépendantes de l'époque. Réalisé aux Pathway Studios à Londres, un studio 8 pistes exigu décrit par Costello comme à peine plus grand qu'une cabine téléphonique, l'album est bouclé en six sessions de quatre heures, pour un coût total d'environ 2 000 £.
Pour l'accompagner en studio, Elvis Costello est épaulé par les membres du groupe américain Clover, alors basé à Londres. Ironiquement, Clover, un groupe de country rock californien, n'est pas crédité sur la pochette pour des raisons contractuelles. Parmi ses membres figurent le guitariste John McFee (futur Doobie Brothers), le claviériste Sean Hopper et le bassiste Johnny Ciambotti (qui rejoindront Huey Lewis and The News), ainsi que le batteur Mickey Shine. Cette collaboration inattendue entre le songwriter britannique acerbe et ces musiciens américains aux racines country-rock crée une alchimie particulière est offre un son "Transatlantic pub rock" qui le distingue des albums suivants.
"My Aim Is True" défie toute catégorisation simple. C'est un disque hybride, un carrefour où se croisent l'énergie brute du punk naissant, l'intelligence mélodique de la power pop, l'authenticité du pub rock britannique et les fondations du rock'n'roll des années 50 et 60. On y décèle des échos de rockabilly, de R&B, de country et même des inflexions reggae.
Si la musique de "My Aim Is True" est riche et variée, ce sont sans doute les paroles de Costello qui frappent le plus par leur maturité, leur intelligence et leur causticité. Costello lui-même a résumé ses motivations principales par deux mots : "revanche et culpabilité". Cette affirmation, devenue célèbre, imprègne l'ensemble de l'album, qui explore les recoins sombres des relations humaines et de la société contemporaine.
Les thèmes abordés sont souvent âpres : frustrations amoureuses et sexuelles, trahison, jalousie, ressentiment, amertume face au quotidien et au monde du travail. Costello dissèque les faux-semblants, la médiocrité, l'ennui institutionnalisé.
Dès sa sortie au Royaume-Uni à l'été 1977, "My Aim Is True" a bénéficié d'un accueil critique extraordinairement positif, voire dithyrambique, de la part de la presse musicale britannique.
au final et presque 50 ans après, l'album s'écoute toujours avec le même plaisir. Un bon 3 sur 5 pour un album à découvrir.
3
Apr 28 2025
Paranoid
Black Sabbath
Sorti en 1970, "Paranoid", le deuxième album de Black Sabbath, n'est pas simplement un disque, c'est une déflagration sonique, un monolithe sombre qui a non seulement défini un genre naissant mais a aussi capturé l'angoisse et le désenchantement d'une époque.
Venu à peine sept mois après leur premier album éponyme, "Paranoid" a propulsé le groupe au sommet des charts britanniques et a gravé leur nom dans l'histoire du rock.
Le son de "Paranoid" est une alchimie unique, résultant de la convergence des styles individuels des quatre membres, de leurs techniques parfois non conventionnelles et des circonstances particulières de sa création. Il s'agit d'une musique principalement classée comme heavy metal, caractérisée par des riffs de guitare écrasants, une section rythmique puissante et un chant angoissé.
La signature sonore est indéniablement lourde, sombre, menaçante, puissante et brute. Un son qui évoque la désolation et la dépression. L'univers lyrique est aussi sombre et percutant que la musique. Les textes s'éloignent des thèmes rock traditionnels d'amour et de fête pour explorer des sujets plus complexes et anxiogènes, en phase avec les angoisses du monde : la guerre, la maladie mentale, la toxicomanie, la corruption politique et la menace nucléaire.
Au final, ce sera un 3 sur 5 pour un monument du metal.
3
Apr 29 2025
White Blood Cells
The White Stripes
Mes amis, avant le tremblement de terre, il y a toujours des secousses, des signes avant-coureurs. Avant le coup de tonnerre qui a tout fait péter en 2003 avec "Elephant", il y a eu, en 2001, ce premier grand craquement dans le mur de la médiocrité musicale. Cet album-là, "White Blood Cells", c'est la première fissure, celle qui a laissé passer la lumière et qui a foutu une trouille bleue à tous les VRP du son formaté.
En 2001, le paysage était toujours aussi désolant. La radio puait le désespoir et le manque d'inspiration. C'était l'âge d'or des casquettes à l'envers et des guitares à 7 cordes accordées si bas qu'elles sonnaient comme des câbles d'ascenseur en train de lâcher. Le rock était devenu une caricature, une posture sans le fond, un spectacle de gros bras sans le coeur.
Et au milieu de ce marasme, The White Stripes, qui avait déjà sorti deux albums plus confidentiels, a décidé de foutre un grand coup de latte dans la porte. Avec "White Blood Cells", ils ne sont plus un secret de disquaire. Ils deviennent, comme le dit si bien le bouquin, les porte-étendards d'un renouveau, les mecs qui ont rallumé la lumière dans le garage pendant que les autres comptaient leurs millions dans des bureaux aseptisés.
Cet album, c'est l'ADN des White Stripes à l'état pur. Le son brut, sans gras, sans fioritures, un mélange détonant de minimalisme et de puissance, la formule magique qu'ils perfectionneront plus tard. La guitare de Jack White est partout, une véritable furie, elle grince, elle sature, elle part dans des larsens jouissifs. Les riffs sont d'une efficacité redoutable, des crochets du droit qui vous mettent KO en moins de trois minutes. "Fell in Love with a Girl", avec son clip génial en Lego qui a tourné en boucle sur MTV, en est l'exemple parfait : 1 minute et 50 secondes d'urgence punk-blues.
Et pour tenir la baraque, toujours Meg. C'est sur cet album que le monde entier a découvert son style, et que les débats stériles ont commencé. Son jeu, qualifié de "primitif" par les pisse-froid, est en réalité le secret de la puissance du duo. Loin d'être une faiblesse, son approche est un coup de génie. Elle ne cherche pas à remplir, elle crée de l'espace, un espace immense et vibrant que Jack peut ensuite dévaster avec sa guitare et sa voix. Sa frappe métronomique, centrée sur l'essentiel – grosse caisse, caisse claire, cymbale crash – est le battement de coeur viscéral qui ancre chaque morceau dans le sol. Sans elle, le groupe ne serait qu'un courant d'air. Avec elle, c'est une tornade.
Et cette voix... Mon Dieu, cette voix, aiguë, nasillarde, toujours sur le point de se briser. La voix d'un gamin fiévreux qui aurait piqué le micro à un vieux bluesman du Delta. Certains y ont vu un jeune Robert Plant sous hélium, et l'idée n'est pas si conne. C'est une voix qui ne triche pas, qui porte en elle une tension dramatique incroyable, qu'elle hurle la rage sur "The Union Forever" ou qu'elle murmure une comptine douce-amère sur "We're Going to Be Friends".
"White Blood Cells" est plus varié que son successeur et on sent que le groupe explore encore. Il y a du pur garage rock, bien sûr, mais aussi des touches de country folk déglinguée ("Hotel Yorba"), de l'indie rock qui fait taper du pied et des ballades d'une simplicité désarmante. C'est un disque plein de couleurs, d'idées qui fusent dans tous les sens.
Alors, pourquoi un 4 sur 5 ? Pourquoi ce disque, si fondamental soit-il, n'atteint pas les sommets stratosphériques de son successeur, "Elephant", que j'ai noté 5 sur 5 sur cette même page ?
Parce que "White Blood Cells" est un plan magnifique, alors qu'"Elephant" est un monument achevé. C'est un album encore un peu sauvage, un peu éparpillé dans sa brillante créativité. On sent une énergie folle, celle de la conquête, mais pas encore la maîtrise et la confiance absolues qui transformeront "Elephant" en un roc de granit. "White Blood Cells", c'est le disque qui a tout déclenché, la première charge héroïque. "Elephant", c'est celui qui a gagné la guerre. C'est la différence entre une étincelle géniale et un incendie parfaitement maîtrisé.
Ne vous y trompez pas : ce 4/5 est un signe de profond respect. "White Blood Cells" est un classique moderne, un disque indélébile qui a changé la face du rock des années 2000. C'est la première baffe, celle qui vous réveille, avant le KO magistral qui allait suivre. Un disque fondamental, à écouter fort, et qui sonne comme la plus belle des promesses, la promesse que le meilleur était encore à venir.
4
Apr 30 2025
Don't Stand Me Down
Dexys Midnight Runners
Dans le panthéon des albums incompris, peu d'albums suscitent autant de fascination et de débat que "Don't Stand Me Down", le troisième album de Dexys Midnight Runners, paru en 1985.
Succédant au succès planétaire de "Too-Rye-Ay", cet album représente une rupture radicale, un geste artistique audacieux qui aliéna public et critiques à sa sortie, avant d'être progressivement réhabilité au rang de classique culte.
Kevin Rowland, insatisfait malgré le succès de "Too-Rye-Ay", désire pour son troisième album d'explorer de nouveaux chemins musicaux, plus expérimentaux et complexes, s'éloignant ainsi des attentes de la maison de disques.
L'enregistrement s'avère long et coûteux, marqué par le perfectionnisme obsessionnel de Kevin Rowland, et dans un geste commercialement suicidaire pour l'époque, il refuse de sortir le moindre single de l'album, estimant que l'œuvre doit être appréhendée dans son intégralité. Et il rejette également toute forme de promotion traditionnelle.
Si les premiers albums de Dexys Midnight Runners abordaient des thèmes sociaux, politiques et d'identité culturelle, "Don't Stand Me Down" opère un glissement notable vers le personnel et l'introspectif. L'album devient une plateforme pour les réflexions, les doutes et les affirmations de Kevin Rowland.
A sa sortie en septembre 1985, "Don't Stand Me Down" fut accueilli par une combinaison d'indifférence et d'hostilité, marquant un échec commercial et critique cuisant pour un groupe au sommet de sa popularité trois ans plus tôt. L'échec de l'album, couplé à une baisse de fréquentation des concerts, conduisit à la dissolution du groupe en 1987.
Mais au fil des années, l'album initialement conspué ou ignoré a progressivement acquis le statut d'œuvre majeure, un "chef-d'œuvre négligé" et un "classique culte". Et ce qui était perçu comme une "folie artistique" ou un échec est devenu, pour une partie croissante de la critique et du public, un témoignage d'intégrité et d'ambition rares. L'album incarne désormais les caractéristiques souvent associées aux œuvres cultes : marginalité par rapport aux normes de son époque, rejet initial, développement d'un public dévoué mais minoritaire, transgression des conventions, et une aura iconique liée à la personnalité de Rowland.
Au final, ce sera un 3 sur 5 pour un album à découvrir.
3
May 02 2025
Germfree Adolescents
X-Ray Spex
Sorti en 1978, "Germfree Adolescents" est le premier et unique album de la formation originelle du groupe punk rock/new wave londonien X-Ray Spex.
"Germfree Adolescents" se distingue par une signature sonore immédiatement reconnaissable, fusionnant l'urgence brute du punk rock avec des sensibilités new wave et une instrumentation audacieuse. Des guitares incisives et nerveuses, souvent avec des riffs simples mais efficaces, le tout propulsé par une section rythmique solide et dynamique. L'élément le plus frappant et le plus commenté de la musique de X-Ray Spex est l'utilisation du saxophone qui n'est pas un simple ornement. Il est une voix à part entière, tissant des lignes mélodiques parfois dissonantes, parfois étonnamment accrocheuses, qui contrepointent ou renforcent les riffs de guitare et la voix de Poly Styrene et qui confère au groupe une texture unique dans le paysage punk, le rapprochant parfois d'une sensibilité plus pop ou même free jazz par moments, tout en conservant une agressivité typiquement punk.
Au centre de cet univers sonore se trouve la voix de Poly Styrene. Loin des canons esthétiques traditionnels, sa voix est puissante, stridente, parfois criarde, mais toujours chargée d'émotion et d'une conviction désarmante. Son style vocal distinctif, oscillant entre le chant scandé, le cri perçant et des lignes mélodiques plus affirmées, est l'outil parfait pour véhiculer l'urgence et la critique contenues dans ses paroles. Elle ne cherche pas à séduire par la douceur, mais à interpeller par la force et l'authenticité de son expression. Cette approche vocale non conventionnelle, combinée à son image anti-glamour (elle portait un appareil dentaire et des vêtements fluo criards), a fait d'elle une figure emblématique et profondément originale.
Au-delà de sa musique distinctive, "Germfree Adolescents" tire sa force de ses paroles incisives et thématiquement riches. Poly Styrene y déploie une critique virulente et souvent visionnaire de la société moderne, s'attaquant principalement au consumérisme naissant, à l'artificialité et à la construction de l'identité.
D'ailleurs, dès le premier morceau, "Art-I-Ficial", le ton est donné : "I know I'm artificial / But don't put the blame on me / I was reared with appliances / In a consumer society". La chanson critique la pression exercée sur les individus, en particulier les femmes, pour se conformer à des normes de beauté artificielles ("When I put on my makeup / The pretty little mask not me / That's the way a girl should be / In a consumer society") et dépeint un monde où tout devient produit, standardisé et déshumanisé ("I wanna be Instamatic / I wanna be a frozen pea").
L'album explore également la difficulté de forger et de maintenir une identité authentique dans une société qui pousse à la conformité. La chanson "Identity" est emblématique de ce thème. Inspirée par un incident réel où Poly Styrene a vu une jeune femme s'automutiler dans les toilettes du club The Roxy, la chanson dénonce la pression sociale et médiatique qui enferme les individus dans des stéréotypes ("Identity is the crisis, can't you see? / Identity! Identity!"). Elle met en lumière le désespoir engendré par l'incapacité à correspondre aux modèles imposés.
Bien que Poly Styrene ait parfois nuancé la portée féministe de ses textes, insistant sur une critique plus large du capitalisme et de l'esclavage sous toutes ses formes, "Germfree Adolescents" est traversé par une forte conscience des oppressions spécifiques vécues par les femmes.
À sa sortie en novembre 1978, l'album fut bien accueilli par la presse musicale britannique, bien que certaines réserves aient été exprimées. Elles ont reconnue unanimement les paroles géniales, les mélodies astucieuses, l'énergie et l'innocence savante et gagnante. Avec le recul, l'appréciation de "Germfree Adolescents" n'a fait que croître, le consacrant comme un pilier essentiel de l'histoire du punk.
Un 3 sur 5 pour un album précurseur du mouvement Riot Grrrl qui apparaitra au début des années 1990.
3
May 05 2025
All Directions
The Temptations
Sorti en 1972, "All Directions" qui représente un moment charnière dans la discographie des Temptations, s'inscrit dans une période de profonde mutation pour le groupe et pour la musique soul américaine.
Le début des années 70 est marqué par l'apogée de la soul psychédélique, un courant musical né à la fin des années 60 qui fusionne la soul, le R&B, le funk naissant et les expérimentations sonores du rock psychédélique et c'est dans ce bouillonnement créatif que le producteur Norman Whitfield qui est fasciné par les textures sonores complexes, les longs formats instrumentaux et les thématiques sociales, enregistre "All Directions".
Norman Whitfield va utiliser abondamment les techniques de studio de l'époque (guitares wah-wah omniprésentes, effets de phasing, multipistes pour les batteries) afin de créer des rythmes complexes et syncopés, et de longs passages instrumentaux. Influencé par l'approche "cinématographique" d'Isaac Hayes, Whitfield conçoit des morceaux comme de véritables paysages sonores, où les instruments (basse proéminente, claviers électriques, cuivres incisifs, cordes dramatiques, percussions latines) jouent un rôle aussi crucial que les voix. Cette prédominance instrumentale, marque de fabrique de Whitfield à cette époque, sera d'ailleurs une source majeure de friction avec les Temptations, qui se sentent parfois relégués au second plan.
Sur le plan thématique, "All Directions" s'éloigne des chansons d'amour légères qui ont fait la gloire initiale de Motown pour aborder des sujets plus sombres et socialement pertinents. L'album reflète les préoccupations de l'époque : les tensions raciales, la pauvreté, la désintégration de la figure paternelle, les critiques sociales et politiques. Cette orientation vers des paroles plus engagées s'inscrit dans la lignée du mouvement des droits civiques et de l'influence croissante de la contre-culture.
"All Directions" est une œuvre emblématique de la soul psychédélique, caractérisée par une fusion audacieuse de styles et une production innovante. Norman Whitfield, en maître d'œuvre, sculpte un son riche et expansif, qui se distingue nettement du "Motown Sound" classique des années 60. L'album explore une palette sonore large, allant du funk brut et hypnotique aux ballades soul plus traditionnelles, en passant par des arrangements orchestraux luxuriants et des expérimentations psychédéliques.
"All Directions" a dominé les classements dès sa sortie en juillet 1972. Il a atteint la deuxième place du Billboard 200 aux États-Unis. Son succès ne s'est pas limité aux États-Unis, l'album figurant également dans les classements internationaux, notamment au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, au Canada et en Espagne. Le succès de l'album fut largement porté par le single "Papa Was a Rollin' Stone". Sorti en septembre 1972 dans une version éditée de près de 7 minutes, il a atteint la première place du Billboard Hot 100 et la cinquième place du classement R&B. Le triomphe d'un single aussi long et complexe témoignait d'une évolution des goûts du public et de la programmation radio, s'éloignant du format strict de la pop de 3 minutes. Le couronnement de ce succès fut la triple victoire de "Papa Was a Rollin' Stone" aux Grammy Awards en 1973. La chanson remporta les prix de la Meilleure Performance Vocale R&B, de la Meilleure Chanson R&B, et de la Meilleure Performance Instrumentale R&B pour la face B du single.
"All Directions" est un album complexe avec une fusion réussie et audacieuse de soul, funk, psychédélisme et d'éléments cinématographiques. La production de Norman Whitfield est magistrale : arrangements ambitieux, utilisation experte des techniques de studio et des talents des Funk Brothers, créant ainsi un son riche, atmosphérique et multi-couches. Malgré les changements de personnel, la performance vocale du groupe reste exceptionnelle. Les Temptations s'adaptent avec brio au nouveau matériel, offrant des voix lead puissantes et variées (la hargne d'Edwards, le fausset de Harris, la douceur de Street, les interjections basses de Franklin) et des harmonies toujours impeccables. La présence de "Papa Was a Rollin' Stone", un chef-d'œuvre incontestable et un succès planétaire, ancre solidement l'album. Enfin, la profondeur thématique, abordant des questions sociales complexes et des récits émotionnels allant au-delà de la romance, confère à l'album une résonance particulière.
"All Directions" est un disque audacieux, ambitieux et extrêmement réussie. Il s'en sort avec un 3/5 car malgré toutes ses qualités il a tendance à manquer de cohésion entre funk psychédélique intense et ballades traditionnelles.
3
May 06 2025
This Year's Model
Elvis Costello & The Attractions
Un an après "My Aim Is True", Elvis Costello sort son deuxieme album en 1978 "This Year's Model", album enregistré avec son groupe The Attractions.
Les Attractions ne sont pas simplement un nouveau groupe, c'est l'élément déclencheur qui permet à la vision d'Elvis Costello de prendre pleinement forme. La virtuosité de chaque musicien et leur alchimie collective fournissent la puissance, la précision et la nervosité nécessaires pour traduire l'urgence et la complexité des nouvelles chansons.
"This Year's Model" marque une rupture stylistique nette avec "My Aim Is True". Si le premier album flirtait avec le pub rock et des influences américaines, le second plonge tête la première dans l'énergie de la New Wave britannique, intégrant des éléments de Power Pop, de Punk Rock, voire de Garage Rock. L'album sonne résolument punk dans son urgence et son attitude, même si la sophistication des arrangements et la diversité des influences (allant des Rolling Stones et des Beatles à des touches de reggae ) le distinguent du punk brut de décoffrage. C'est une musique tendue, nerveuse, presque paranoïaque, portée par un groupe qui semble constamment au bord de l'implosion contrôlée.
La production de Nick Lowe est un autre facteur déterminant. Il cherche à obtenir un son plus fort et plus percutant que sur "My Aim Is True". Son objectif principal est de bien asseoir la basse avec la grosse caisse et de mettre la voix de Costello au premier plan. Le résultat est un son direct, puissant, qui capture l'énergie live du groupe tout en conservant une clarté remarquable. Lowe réussit à créer un sentiment de "chaos contrôlé", où l'urgence et la tension coexistent avec une production précise et efficace. Cette approche met en valeur à la fois la virtuosité des Attractions et l'intensité viscérale des compositions de Costello.
Les paroles de "This Year's Model" prolongent la veine acerbe et spirituelle de "My Aim Is True", mais avec une intensité et une concentration thématique accrues. Le ton général est mordant, confrontant, voire venimeux, Elvis Costello adoptant la posture d'un observateur désabusé et cynique. L'album explore principalement les relations amoureuses dysfonctionnelles, la critique sociale et médiatique, et une introspection souvent brutale.
Dès sa sortie "This Year's Model" reçoit un accueil critique extrêmement favorable. Les critiques louent la force de l'écriture, l'énergie des Attractions et la maturité de Costello en tant qu'artiste.
Au final, ce sera un 3 sur 5 pour un album à découvrir.
3
May 07 2025
Paris 1919
John Cale
Au panthéon des oeuvres singulières qui jalonnent l'histoire du rock, "Paris 1919" de John Cale occupe une place à part.
Sorti en 1973, "Paris 1919" marque une étape importante dans le parcours de John Cale après ses premières tentatives solo plus expérimentales ou brutes.
L'attrait immédiat de cet album repose sur la singularité d'être en équilibre entre une accessibilité mélodique et une production orchestrale d'une élégance rare d'une part, et une profondeur thématique et une complexité lyrique d'autre part. L'album réussit le pari audacieux de marier la sophistication européenne à une certaine sensibilité pop américaine.
Cette tension entre la surface chatoyante et les profondeurs obscures constitue l'une des clés de la fascination qu'exerce l'album. Il ne s'agit pas simplement d'une collection de belles chansons, mais d'une œuvre où John Cale parvient, comme rarement, à marier son penchant pour l'élégance stylistique et une forme de chaos sous-jacent.
Musicalement, "Paris 1919" s'ancre dans une pop orchestrale teintée d'influences baroques. John Cale, avec l'aide du producteur Chris Thomas, façonne un son ample et sophistiqué, où les instruments rock traditionnels dialoguent avec les cordes et les cuivres du UCLA Symphony Orchestra.
"Paris 1919" présente un moment de beauté presque sereine, une perfection formelle que John Cale n'atteindra plus jamais de cette manière spécifique. C'est cette unicité qui renforce son statut d'œuvre à part, un sommet d'élégance dans une carrière par ailleurs marquée par l'expérimentation et la rupture.
Dès sa sortie, Paris 1919 a bénéficié d'un accueil critique chaleureux, posant les bases de son statut actuel de classique. Le magazine Rolling Stone n'hésita pas à le qualifier de "chef-d'œuvre" et comme étant "un des albums les plus ambitieux jamais sortis sous l'étiquette 'pop'".
Bien qu'il n'ait jamais connu un succès commercial foudroyant, "Paris 1919" a progressivement acquis un statut qui dépasse celui de simple album culte. Il est fréquemment cité comme l'œuvre solo la plus accessible et la plus connue de John Cale, servant souvent de point d'entrée à sa discographie foisonnante.
Plus de cinquante ans après sa sortie, "Paris 1919" demeure un sommet incontesté dans la discographie de John Cale et une œuvre majeure du rock des années 1970.
Un gros 4 sur 5 pour un chef d'oeuvre intemporel à découvrir.
4
May 09 2025
White Light
Gene Clark
Sorti en 1971, "White Light" est le 2eme album solo de Gene Clark (membre fondateur du groupe The Byrds). Gene Clark a un talent immense, il est le pionnier du country-rock et du folk psychédélique, mais la carrière solo fut un chemin semé d'embûches commerciales, contrastant cruellement avec une richesse artistique indéniable.
"White Light" est un album "dépouillé", "intime", "poignant" et "acoustique", un album de folk-rock épuré constitué par des guitares acoustiques qui s'entrelacent, créant une toile de fond délicate et mouvante. Une toile de fond subtilement rehaussé par une guitare électrique, notamment la guitare bottleneck jouée avec une sensibilité bluesy, par un harmonica plaintif, par les nappes chaleureuses d'un orgue, par des touches de piano, par une basse mélodique et profonde, et enfin par des percussions discrètes. L'ensemble se veut "majoritairement acoustique... l'instrumentation est limitée pour ne fournir que ce que les chansons exigent. Les guitares, claviers et percussions sont parfaitement équilibrés et rien n'est surproduit". Souvent, les morceaux se contentent de "guère plus que la voix et la guitare".
La production de Jesse Ed Davis joue un rôle prépondérant dans cette esthétique. Son approche, qualifiée de "brute" et minimaliste, a su magnifier l'intimité des compositions. En évitant toute surcharge orchestrale, Ed Davis a laissé l'espace nécessaire aux mélodies et à la voix de Clark pour respirer et toucher l'auditeur au plus profond. Comme le souligne une réédition audiophile, "moins de production ici est incommensurablement plus musicalement". C'est cette retenue qui confère à l'album sa force et sa beauté singulière.
La voix de Gene Clark sur "White Light" est un instrument d'une rare expressivité. elle est "claire, douce et passionnée", parfois même "angélique". Elle est utilisée avec une émotion palpable, véhiculant avec une justesse désarmante la mélancolie, la vulnérabilité et parfois la douleur sourde qui habitent ses textes.
Les thèmes explorés dans "White Light" sont le reflet direct de l'introspection qui a présidé à sa création. L'album nous plonge au cœur des questionnements et des sentiments de l'artiste. La nature est une source d'inspiration récurrente, elle est souvent utilisée comme métaphores des états d'âme. L'amour, qu'il soit perdu, idéalisé ou source de tourments, la résignation face au destin ou aux déceptions, et le passage inexorable du temps sont autant de sujets abordés avec une sensibilité poétique.
Au final, ce sera un 2 sur 5 car malgré les mélodies finement ciselées, j'ai l'impression d'avoir écouté le même morceau.
2
May 12 2025
Aqualung
Jethro Tull
Sorti en 1971, le 4eme album de Jethro Tull "Aqualung" est un amalgame de "Rock-Folk-Hard-Progressif" abordant des sujets sociétaux comme la marginalisation sociale, la religion organisée et l'hypocrisie sociétale.
"Aqualung" est l'album le plus vendu avec sept millions d'exemplaires écoulés et propose une toile sonore complexe, mêlant la puissance du hard rock, la délicatesse du folk acoustique et les prémices d'un rock progressif en pleine affirmation. Il se dégage une confrontation entre les riffs de guitare massifs, voire telluriques, et les passages acoustiques d'une grande finesse, créant une dynamique interne qui est l'une des signatures de l'album.
L'instrumentation d'Aqualung est un modèle de cohésion au service d'une vision artistique singulière. La flûte traversière en est l'élément le plus immédiatement identifiable. Loin d'être un simple ornement, elle s'impose comme un instrument soliste à part entière, insufflant une couleur folk unique et une énergie parfois surprenante, voire agressive, qui distingue Jethro Tull de toutes les autres formations rock. Face à elle, la guitare électrique déploie des trésors de puissance et de créativité. Ses riffs, reconnaissables entre mille ("Aqualung", "Cross-Eyed Mary", "Locomotive Breath"), ancrent solidement l'album dans le registre du hard rock, tandis que son solo sur la chanson-titre, empreint d'une urgence et d'une inventivité remarquables, est entré dans la légende. Les claviers (piano, orgue Hammond, Mellotron) jouent un rôle crucial en apportant une richesse harmonique et des textures variées, essentielles pour sculpter les ambiances contrastées de l'album. Enfin, la section rythmique, basse et batterie, assure une assise à la fois solide et flexible, capable de naviguer avec aisance entre les déferlements sonores les plus intenses et les moments d'accalmie les plus feutrés.
L'originalité instrumentale d'Aqualung ne se limite donc pas à l'usage iconique de la flûte. Elle réside dans cette alchimie subtile où chaque instrument contribue à une palette sonore d'une richesse et d'une cohérence rares, permettant à l'album de transcender les étiquettes de genre. La flûte elle-même, souvent associée à la douceur pastorale, se métamorphose ici en un instrument capable d'une véritable véhémence rock, illustrant la capacité du groupe à détourner et à réinventer les codes instrumentaux.
La première partie (face A) de l'album, intitulée "Aqualung", offre une galerie de personnages marginaux, observés avec une acuité et une franchise rares. Le personnage éponyme, Aqualung, est un sans-abri dont la description physique est crue et sans fard : « Le nez qui coule – les doigts graisseux maculant des vêtements minables ». Il est dépeint avec un mélange de dégoût initial (« lorgnant les petites filles avec de mauvaises intentions » ) et d'une pitié grandissante, voire d'une forme d'amitié paradoxale (« Aqualung mon ami – ne t'en va pas inquiet... pauvre vieux bougre, tu vois, ce n'est que moi » ). Inspirée par des photographies de Jennie Anderson, la chanson explore les thèmes du jugement social, de la misère et de la manière dont la société perçoit et traite ses exclus. "Cross-Eyed Mary" poursuit cette exploration des marges en brossant le portrait d'une jeune prostituée qui fréquente les écoliers, une autre figure de l'innocence bafouée et de la vulnérabilité sociale. D'autres titres comme "Cheap Day Return", évoquant une visite de Ian Anderson à son père gravement malade, ou "Mother Goose", avec ses observations poétiques de la vie à Hampstead Heath, complètent cette fresque. Ainsi, bien que présentant des "esquisses de personnages" distinctes , la Face A tisse un fil conducteur puissant autour de la vulnérabilité humaine face à la précarité et au regard des autres, interrogeant la responsabilité collective et la nature de notre empathie.
La seconde parte (face B) de l'album, qui porte le sous-titre "My God", s'attaque de front à la religion organisée et explore ce que le groupe a appelé « la distinction entre religion et Dieu ». La chanson "My God" est une critique virulente de l'Église institutionnalisée, accusée d'avoir « enfermé Dieu dans une cage dorée » , et dénonce l'hypocrisie, le dogmatisme et l'absurdité qui peuvent en découler. "Hymn 43" poursuit cette charge sur un mode plus direct et rock, ciblant particulièrement le christianisme et ses contradictions. Enfin, "Wind-Up" conclut l'album sur cette thématique religieuse, avec une approche plus théâtrale et introspective.
Cinquante ans après sa sortie, Aqualung jouit d'un statut iconique. Il est unanimement considéré comme un classique incontournable, l'un des meilleurs albums de Jethro Tull, voire le meilleur par de nombreux admirateurs et critiques. Il marque indéniablement le point de départ de la période la plus créative et la plus audacieusement progressive du groupe, une ère faste qui s'étendra sur une bonne partie des années 70.
Au final ce sera un 2 sur 5 pour le meilleur album de Jethro Tull à découvrir.
2
May 13 2025
Metallica
Metallica
Au seuil des années 1990, Metallica n'était déjà plus une promesse mais une certitude sismique de la scène metal. Forts d'une ascension fulgurante depuis leur formation en 1981, les Californiens s'étaient imposés comme les architectes incontestés du thrash metal, un genre qu'ils avaient largement contribué à définir et à populariser avec des albums comme "Master of Puppets" (1986) et le techniquement complexe "...And Justice for All" (1988).
C'est dans ce contexte qu'émerge an 1991, leur cinquième album studio, sobrement intitulé Metallica. Rapidement et universellement surnommé "The Black Album" en raison de sa pochette d'un noir quasi intégral, ornée seulement du logo du groupe et d'un serpent discrètement embossés, cet opus allait marquer une rupture radicale avec leur passé et s'imposer comme un véritable phénomène culturel.
Le "Black Album" marque une inflexion stylistique majeure dans la discographie de Metallica. Le thrash metal rapide, aux structures labyrinthiques et aux riffs frénétiques qui caractérisaient leurs quatre premiers opus, cède la place à un son résolument plus lent, d'une lourdeur tellurique, et axé sur le groove. Les compositions gagnent en concision et en immédiateté, abandonnant les longs développements instrumentaux au profit de structures couplet-refrain plus traditionnelles, mais non moins efficaces.
Parallèlement à la révolution sonore, le "Black Album" témoigne d'une évolution significative dans l'écriture de James Hetfield. Les thématiques sociales, politiques ou inspirées par la littérature et la mythologie, qui dominaient les albums précédents, laissent place à une exploration plus personnelle, introspective, centrée sur des émotions et des expériences universelles. Ce virage vers l'intime a paradoxalement conféré aux textes une portée plus universelle, permettant à un public plus large de s'identifier aux questionnements et aux sentiments exprimés.
Le paysage sonore du "Black Album" quant à lui, est dominé par une clarté et une puissance sonore inédites pour le groupe, où chaque instrument trouve sa place avec précision. Cette production léchée, fut un facteur indéniable de l'accessibilité et du succès phénoménal de l'album.
La place du "Black Album" dans le paysage musical des années 1990 est particulièrement intéressante. Sa sortie coïncide avec l'explosion du mouvement grunge, venu de Seattle, qui balayait alors une grande partie du hard rock et du metal des années 1980, jugés excessifs ou superficiels. Pourtant, Metallica, avec cet album, n'a pas seulement survécu à la vague grunge ; il a prospéré, coexistant avec des groupes comme Nirvana ou Pearl Jam.
Alors que le grunge était souvent perçu comme une réaction anti-metal des années 80, le "Black Album", tout en restant fondamentalement metal, partageait avec ce mouvement une certaine forme de "retour à l'essentiel" et une introspection lyrique marquée.
Au final, l'album éponyme de Metallica, par sa production révolutionnaire pour l'époque, son orientation musicale audacieuse et ses thèmes à portée plus universelle, n'a pas seulement propulsé le quatuor au rang de superstars planétaires. Il a profondément redéfini les contours du heavy metal pour le grand public, l'extirpant de sa niche pour l'exposer à une audience mondiale, tout en suscitant, paradoxalement, un débat passionné et durable au sein même de sa fanbase originelle, débat qui continue d'animer les discussions plus de trois décennies après sa sortie.
Un 4 sur 5 pour un Monolithe Noir qui a changé la face du Metal.
4
May 14 2025
The Rise & Fall
Madness
En 1982, alors que la vague 2-Tone avait déjà déferlé et que Madness s'était solidement établi comme l'un des groupes les plus joyeusement excentriques et populaires du Royaume-Uni, leur quatrième album studio, "The Rise & Fall", est venu marquer un tournant décisif. Loin de se contenter de la formule ska-pop qui avait fait leur succès initial, le septuor londonien a livré une chronique douce-amère de la vie et du temps qui passe, ancrée dans le paysage urbain de leur Londres natale.
Si l'énergie contagieuse et le sens de la mélodie imparable de Madness sont toujours présents, ils sont ici mis au service d'une palette sonore bien plus large et nuancée. "The Rise & Fall" n'est pas un simple album de ska ; c'est un mélange complexe où se mêlent des échos de music-hall anglais, des touches de jazz, des orchestrations pop sophistiquées, et même des clins d'œil à des sonorités plus exotiques, comme sur le morceau "New Delhi", bien que ce dernier puisse diviser certains auditeurs.
L'album qui est souvent considéré comme un album conceptuel, explore les hauts et les bas de l'existence, les souvenirs d'enfance, les désillusions de l'âge adulte et les mutations d'une ville.
L'album contient bien entendu son lot de tubes, et quel tube ! "Our House" est sans conteste la pièce maîtresse, une ode universelle au foyer, à la famille et aux petits riens du quotidien qui est devenue leur plus grand succès international, et notamment leur unique percée dans le Top 10 américain. Sa mélodie entraînante au piano, ses cuivres joyeux et son refrain fédérateur en font un classique instantané, une chanson qui transcende les générations. Mais réduire "The Rise & Fall" à ce seul titre serait une grave erreur.
Les thèmes abordé tout au long de l'album sont la normalité, la folie douce, la routine et l'extraordinaire qui se cache dans l'ordinaire. "The Rise & Fall" est plus qu'un simple album, c'est une lettre d'amour à Londres, à ses habitants, à ses contradictions. C'est le son d'un groupe qui a grandi avec son public, qui a compris que la vie n'est pas qu'une fête ininterrompue, mais qui choisit de la célébrer malgré tout, avec ses joies et ses peines.
Au final, ce sera un 2 sur 5 pour un classique à découvrir
2
May 15 2025
What's Going On
Marvin Gaye
Cinquante-quatre ans après sa sortie en mai 1971, "What's Going On" de Marvin Gaye demeure une oeuvre d'une pertinence saisissante, un chef-d'oeuvre qui a non seulement redéfini la musique soul, mais a également offert une chronique sociale et politique d'une Amérique en pleine mutation. Cet album concept, porté par la voix suave et poignante de Gaye, reste une écoute essentielle, un voyage musical et émotionnel qui transcende les générations.
Dès les premières notes de la chanson-titre, "What's Going On", on est enveloppé par une atmosphère à la fois douce et mélancolique. Les arrangements orchestraux luxuriants, mêlant cordes, cuivres discrets et percussions subtiles, créent un écrin sonore d'une richesse inouïe. La production, assurée par Marvin Gaye lui-même, est d'une finesse remarquable, chaque instrument trouvant sa place avec une clarté et une chaleur qui servent magnifiquement le propos. C'est une rupture stylistique audacieuse avec le son Motown plus calibré pour les hits radio auquel le public était habitué de la part de l'artiste.
L'album se déroule comme une suite de réflexions, une conversation intime et universelle. Marvin Gaye, inspiré notamment par le retour de son frère Frankie du Vietnam et par les troubles sociaux qui secouaient les États-Unis, abandonne les thèmes romantiques habituels pour aborder des sujets graves et urgents. La guerre du Vietnam, la pauvreté, les inégalités raciales, la brutalité policière, la toxicomanie et, de manière pionnière, l'écologie, sont au cœur de ses préoccupations.
Ce qui frappe à l'écoute de "What's Going On", c'est la manière dont les chansons s'enchaînent de manière fluide, créant une narration continue. Les transitions sont soignées, les motifs musicaux se répondent, renforçant l'impression d'une oeuvre unifiée, d'une véritable symphonie soul. La voix de Marvin Gaye, multiple, capable de passer d'un falsetto éthéré à des intonations plus graves et directes, est l'instrument principal de cette narration. Il ne chante pas seulement, il témoigne, il interroge, il supplie.
En conclusion, "What's Going On" n'est pas seulement le meilleur album de Marvin Gaye ; c'est l'un des albums les plus importants et les plus touchants du XXe siècle. C'est un appel à la compassion, à la réflexion et à l'action, porté par une musique d'une beauté transcendante.
Un 3 sur 5 pour un album majeur.
3
May 16 2025
Scott 4
Scott Walker
Lorsque l'on évoque les albums qui ont marqué une époque, non par leur succès commercial immédiat mais par leur audace et leur influence souterraine, "Scott 4" de Scott Walker s'impose comme une évidence. Paru en 1969, cet album représente un tournant radical dans la carrière de l'artiste américain exilé en Angleterre.
Musicalement, "Scott 4" est une splendeur orchestrale sombre et introspective. Scott Walker, s'éloignant quelque peu des arrangements foisonnants de ses précédents albums, opte ici pour une production certes toujours ample et cinématographique, mais peut-être plus retenue, laissant davantage de place à sa voix de baryton, chaude et caverneuse, et à la puissance évocatrice de ses textes. Les influences sont multiples, allant de la musique de film européenne, notamment les westerns spaghetti d'Ennio Morricone que l'on croirait entendre sur l'ouverture épique "The Seventh Seal" (inspirée du film d'Ingmar Bergman), à une pop de chambre sophistiquée, en passant par des incursions surprenantes vers une country mélancolique comme sur "Duchess".
Les arrangements sont d'une finesse inouïe, mêlant cordes somptueuses, cuivres discrets mais percutants, guitares acoustiques délicates et une section rythmique d'une grande subtilité. Chaque note semble pesée, chaque silence chargé de sens. On sent une maîtrise totale de la forme, une ambition de créer une pop adulte, loin des facilités de l'époque.
Les thématiques abordées sont d'une noirceur et d'une complexité rares dans la musique populaire de la fin des années 60. Scott Walker se fait chroniqueur désenchanté des failles de l'âme humaine, des amours perdues, des illusions politiques et des spectres totalitaires.
La force de "Scott 4" réside dans cette alchimie unique entre une sophistication musicale héritée de la tradition européenne et une âme américaine torturée, nourrie aux grands espaces et aux désillusions. La voix de Scott Walker, tour à tour caressante et impérieuse, porte ces récits avec une intensité dramatique qui ne laisse aucun auditeur indifférent. Il y a chez lui une gravité, une profondeur existentielle qui le distinguent de ses contemporains.
Si l'album fut boudé à sa sortie, le temps lui a largement rendu justice. "Scott 4" est une oeuvre d'une beauté ténébreuse, portée par un artiste au sommet de son art, qui a osé, au risque de l'incompréhension, suivre sa propre voie. C'est le testament d'un crooner existentiel, d'un poète sonore dont la voix continue de résonner avec une pertinence et une puissance intactes.
Un beau 4 sur 5
4
May 19 2025
Bayou Country
Creedence Clearwater Revival
Paru en janvier 1969, “Bayou Country” est le deuxième album studio du groupe américain Creedence Clearwater Revival (CCR) et constitue une pierre angulaire de leur discographie foisonnante ainsi qu'un acte fondateur pour le genre qu'ils allaient populariser : le swamp rock.
Enregistré aux mythiques studios RCA à Hollywood, en Californie, cet album affirme avec force l'identité musicale unique et la vision artistique de John Fogerty, leader incontesté du quatuor, qui prend avec “Bayou Country” les rênes créatifs. Il signe la majorité des compositions, définit les arrangements et coproduit l'album, imposant une direction artistique claire et un son qui allait devenir leur marque de fabrique.
D'une durée d'un peu moins de 34 minutes, “Bayou Country” est un concentré d'énergie brute et d'authenticité. Il s'éloigne des expérimentations psychédéliques alors en vogue sur la côte Ouest pour proposer un retour aux sources du rock 'n' roll, du blues, de la country et du R&B. Le son est direct, sans fioritures, porté par la voix éraillée et puissante de John Fogerty, ses riffs de guitare incisifs et une section rythmique d'une efficacité redoutable.
L'album s'ouvre sur l'emblématique "Born on the Bayou". Avec son introduction atmosphérique et son riff hypnotique, ce morceau de plus de cinq minutes plonge immédiatement l'auditeur dans l'ambiance moite et envoûtante des marais louisianais. Il deviendra un classique du groupe et un incontournable de leurs concerts, illustrant parfaitement ce "swamp rock" dont CCR devient le fer de lance. Les paroles évoquent une enfance mythique dans le bayou, créant une imagerie puissante qui marquera durablement les esprits.
Vient ensuite "Bootleg", un rock'n'roll plus enlevé qui maintient l'énergie, suivi de "Graveyard Train", un long blues lancinant de près de neuf minutes où l'harmonica de John Fogerty tient une place prépondérante, évoquant les vastes étendues et la mélancolie du Sud.
La face A se conclut, et la face B s'ouvre sur une reprise survitaminée du standard de Little Richard, "Good Golly Miss Molly". CCR s'approprie le morceau avec une fougue communicative, démontrant leur capacité à insuffler leur propre style à des classiques du rock.
"Penthouse Pauper" offre une critique sociale avec un rock teinté de blues, décrivant l'ironie du sort d'un homme riche tombé dans la misère. Puis arrive le joyau de l'album, la chanson qui propulsera Creedence Clearwater Revival au rang de superstars internationales : "Proud Mary". Sortie en single en janvier 1969, cette chanson est un chef-d'œuvre de composition et d'interprétation. L'idée initiale de John Fogerty était de raconter l'histoire d'une blanchisseuse, mais c'est Stu Cook qui lui suggéra le thème du bateau à aubes naviguant sur le Mississippi. Avec sa mélodie accrocheuse, son rythme entraînant et ses paroles évoquant le labeur et l'espoir d'une vie meilleure sur le fleuve, "Proud Mary" devient un succès planétaire, atteignant la deuxième place du Billboard Hot 100 aux États-Unis. La chanson, écrite peu après que Fogerty ait été libéré de ses obligations de réserviste dans l'armée, est devenue un hymne intemporel, repris par d'innombrables artistes, dont la version explosive d'Ike & Tina Turner.
L'album se clôture par "Keep On Chooglin'", un autre long morceau instrumental et vocal, sorte de jam session endiablée qui permet à chaque musicien de s'exprimer et qui capture l'énergie brute du groupe sur scène. Le terme "chooglin'" lui-même, inventé ou popularisé par Fogerty, évoque une sorte de danse ou de mouvement rythmique et insouciant.
À sa sortie, “Bayou Country” reçoit un accueil critique globalement très favorable. Les journalistes musicaux saluent la cohésion de l'album, la puissance des compositions de John Fogerty et l'authenticité du son "roots" du groupe, si différent de la production musicale californienne de l'époque.
50 ans après, “Bayou Country” s'en sort avec un 4 sur 5.
4
May 20 2025
Surrealistic Pillow
Jefferson Airplane
Sorti en février 1967, "Surrealistic Pillow" le deuxième albums du groupe Jefferson Airplane est rapidement devenu la bande-son de la contre-culture naissante, propulsant le rock psychédélique sur le devant de la scène internationale et laissant une empreinte indélébile dans l'histoire de la musique populaire.
L'enregistrement de Surrealistic Pillow s'est déroulé à l'automne 1966 dans les studios RCA Victor à Hollywood. Sous la houlette du producteur Rick Jarrard, le groupe allait cristalliser une alchimie unique. Et l'arrivée récente de la chanteuse Grace Slick, transfuge du groupe The Great Society, fut un catalyseur majeur. Avec elle, Jefferson Airplane n'a pas seulement gagné une voix féminine puissante et charismatique, capable de rivaliser avec les ténors masculins du rock de l'époque, mais aussi deux des chansons les plus emblématiques de l'album et de la décennie : "Somebody to Love" et "White Rabbit".
Ces deux titres, originellement interprétés par The Great Society, furent métamorphosés par Jefferson Airplane. "Somebody to Love", est un hymne vibrant à l'amour libre et à la connexion humaine. "White Rabbit" est une pièce maîtresse du psychédélisme. S'inspirant du Boléro de Maurice Ravel pour sa progression crescendo et des aventures d'Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll pour ses paroles allusives aux drogues et à l'altération de la perception, la chanson est une invitation hypnotique à explorer les "terriers du lapin" de la conscience. Sa diffusion sur les ondes radio, malgré ses références audacieuses, témoigne de l'audace d'une époque en pleine mutation.
Au-delà de ces deux succès retentissants, qui se hissèrent respectivement à la cinquième et huitième place du Billboard Hot 100, "Surrealistic Pillow" est un écrin de pépites musicales. L'album s'ouvre sur "She Has Funny Cars" une critique subtile du matérialisme américain enveloppée dans un rock énergique aux guitares carillonnantes. La ballade folk-rock "Today" offre un moment de pure poésie et de mélancolie rêveuse.
Le son de l'album est d'une richesse impressionnante, fusionnant les racines folk du groupe avec des explorations psychédéliques audacieuses, des touches de blues et des harmonies vocales complexes qui deviendront l'une de leurs marques de fabrique. La section rythmique ancre solidement les envolées psychédéliques. Le jeu, mélodique et inventif, est particulièrement remarquable, tandis que la batterie, apporte une dynamique et une finesse inhabituelles pour le rock de l'époque. Les guitares, tantôt incisives et bluesy, tantôt planantes et réverbérées, dessinent des paysages sonores fascinants, comme en témoigne le solo emblématique et déformé de "Somebody to Love" ou la délicate pièce instrumentale acoustique "Embryonic Journey", une composition épurée qui clôt l'album original sur une note d'introspection et de beauté intemporelle.
Les contributions vocales de Marty Balin, fondateur du groupe, restent centrales. Sa voix de ténor offre un contrepoint parfait à la puissance affirmée de Grace Slick, créant une dynamique vocale.
À sa sortie, "Surrealistic Pillow" connut un succès commercial considérable, atteignant la troisième place du classement des albums Billboard. Il fut certifié disque d'or par la RIAA peu après sa sortie, puis platine, témoignant de son impact massif sur le public. Plus important encore, l'album est considéré comme l'un des manifestes du "San Francisco Sound" et une œuvre fondatrice du rock psychédélique. Il a ouvert la voie à une nouvelle forme d'expression musicale, plus libre, plus poétique et plus aventureuse.
Il s'en sort avec un 3 sur 5 et cinquante-sept ans après sa sortie, "Surrealistic Pillow" reste un album essentiel. C'est un témoignage vibrant d'une période d'effervescence créative, une capsule temporelle qui nous transporte au cœur du psychédélisme californien, mais aussi une œuvre intemporelle dont la beauté étrange et la puissance évocatrice continuent de fasciner.
3
May 21 2025
A Wizard, A True Star
Todd Rundgren
Sorti en 1973, "A Wizard, A True Star" de Todd Rundgren n'est pas simplement un album ; c'est une déclaration, un kaléidoscope sonore qui a dynamité les conventions du rock progressif et de la pop psychédélique.
Oeuvre d'une ambition folle, cet album est souvent cité comme le magnum opus de Todd Rundgren, ou du moins, son disque le plus audacieux et le plus déroutant. Il incarne à la perfection l'esprit d'un artiste total, un "sorcier", un "véritable artiste", qui refuse toute catégorisation et suit sa muse avec une détermination quasi mystique.
Dès les premières notes de "International Feel", l'auditeur est happé dans un tourbillon de textures sonores, de changements de tempo abrupts et de mélodies insaisissables. La première face de l'album (pour les vinyles) est une suite ininterrompue de vignettes, passant d'éclats de génie pop à des expérimentations bruitistes, de ballades éthérées à des commentaires sociaux acerbes. Todd Rundgren, en véritable homme-orchestre, joue de presque tous les instruments, superpose les pistes avec une frénésie créatrice et manipule les sons du studio comme un peintre sa palette.
Des titres comme "Tic Tic Tic, It Wears Off" ou "You Need Your Head" sont des fragments frénétiques, presque punk avant l'heure, tandis que "Never Never Land", reprise d'une comédie musicale, détonne par son innocence apparente au milieu de ce chaos organisé. "Zen Archer", avec ses arrangements luxuriants et sa mélodie planante, offre un rare moment de contemplation avant que l'auditeur ne soit à nouveau bousculé par des morceaux plus abrasifs comme "Rock & Roll Pussy", une critique à peine voilée de John Lennon et de son activisme jugé opportuniste par Rundgren.
Ce qui frappe dans cette première partie, c'est la densité de l'information musicale. Chaque écoute révèle de nouvelles couches, de nouveaux détails cachés dans le mixage. C'est un disque qui exige une attention soutenue, qui défie les habitudes d'écoute passive. Certains y verront un excès d'auto-indulgence, une surcharge sensorielle, mais c'est précisément cette audace, cette volonté de repousser les limites du format album, qui en fait une oeuvre si fascinante. Todd Rundgren semble vouloir condenser l'intégralité de ses influences et de ses idées en un flux continu, une sorte de rêve éveillé musical.
La production, assurée par Todd Rundgren lui-même, est un élément clé de l'identité de l'album. Il utilise le studio comme un instrument à part entière, expérimentant avec les effets, les panoramiques et les techniques d'enregistrement pour créer un paysage sonore tridimensionnel et immersif. L'influence du LSD, que Todd Rundgren a admis avoir consommé durant cette période, est palpable dans l'esthétique psychédélique et déstructurée de l'œuvre.
La seconde face de "A Wizard, A True Star" marque un contraste notable, bien que toujours empreinte de l'éclectisme de son auteur. Elle s'ouvre sur des chansons plus conventionnelles dans leur structure, comme la magnifique ballade soul "Sometimes I Don't Know What to Feel". Ici, la voix de Todd Rundgren, capable de tendresse comme d'agressivité, se déploie avec une émotion palpable.
Le point d'orgue de cette seconde face, et peut-être de l'album tout entier pour certains, est l'incroyable medley de classiques de la soul : "I'm So Proud / Ooh Baby Baby / La La Means I Love You / Cool Jerk". Durant plus de dix minutes, Todd Rundgren rend un hommage vibrant et personnel à ses idoles de la Motown et de la Philly Soul. Loin d'une simple imitation, il s'approprie ces standards avec une sincérité désarmante, démontrant sa profonde compréhension et son amour pour ce répertoire. Cette section ancre l'album dans une tradition musicale tout en soulignant la versatilité de son créateur.
L'album se conclut par l'hymne "Just One Victory", un appel à l'unité et à la persévérance qui prend une résonance particulière après le voyage chaotique et exubérant qui l'a précédé. C'est une fin optimiste, presque triomphale, qui laisse l'auditeur à la fois épuisé et exalté.
"A Wizard, A True Star" n'a pas été un succès commercial immédiat à sa sortie. Sa nature fragmentée et son refus du compromis ont déconcerté une partie du public et de la critique de l'époque. Cependant, son influence n'a cessé de croître au fil des décennies. Des artistes comme Prince, Trent Reznor de Nine Inch Nails, ou encore les Flaming Lips ont cité cet album comme une source d'inspiration majeure. Son approche décomplexée de la production, son mélange des genres et sa structure éclatée ont ouvert la voie à de nombreuses expérimentations dans le rock et la pop.
Plus qu'un simple album, "A Wizard, A True Star" est une expérience. C'est l'oeuvre d'un artiste au sommet de sa créativité, libéré des contraintes commerciales, qui invite l'auditeur à un voyage imprévisible au coeur de sa vision musicale. Ce n'est peut-être pas l'album le plus accessible de Todd Rundgren, mais c'est sans conteste l'un des plus riches, des plus stimulants et, finalement, des plus gratifiants pour qui accepte de s'y perdre. Un disque qui, près d'un demi-siècle après sa sortie, continue de sonner comme une météorite tombée d'une autre galaxie, un testament à la puissance de l'imagination et à la quête incessante de l'inouï. Il demeure une pierre angulaire pour comprendre l'évolution de la musique populaire vers des formes plus libres et personnelles. Une véritable étoile dans le firmament du rock.
Au final ce sera un 2 sur 5 car je ne suis pas rentré dans le délire de l'artiste.
2
May 22 2025
Killing Joke
Killing Joke
À l'aube des années 80, le punk commence à battre de l'aile et une nébuleuse de groupes va se détourner du punk originel pour soit un punk plus radical qui deviendra le punk hardcore soit un punk plus froid, gothique à l'étiquette post-punk.
Étiquette post-punk qui progressivement englobera de fil en aiguille la cold wave, le goth-indu pour enfin être avalé sous un nouveau terme fourre-tout, celui de New Wave.
L'année 1980 fut marquée par l'émergence d'une nouvelle décennie, par l'usage des synthétiseur et des boîte à rythmes, mais aussi par la déflagration sonore d'un premier album éponyme celui de Killing Joke.
Formé à Londres à la fin des années 70, le quatuor composé de Jaz Coleman (chant, claviers), Geordie Walker (guitare), Martin "Youth" Glover (basse) et Paul Ferguson (batterie) ne ressemblait à rien de connu. Leur musique, brute, hypnotique et chargée d'une tension palpable, se situait à la croisée des chemins entre le punk finissant, le post-punk naissant et une urgence tribale quasi-industrielle.
Véritable déclaration de guerre musicale, l'album reflète les angoisses d'une époque marquée par la Guerre Froide, la crise économique et la montée du conservatisme.
Dès les premières notes de "Requiem", le morceau d'ouverture, l'auditeur est happé. La basse lourde et vrombissante de Youth, véritable colonne vertébrale du son du groupe, s'entrelace avec la guitare métallique et dissonante de Geordie, créant une atmosphère à la fois menaçante et dansante. La batterie de Ferguson, martiale et précise, ancre le tout dans un rythme implacable. Et puis, il y a la voix de Jaz Coleman, possédée, incantatoire, parfois hurlante, prophétisant un avenir sombre et chaotique. Les thèmes abordés sont à l'avenant : la paranoïa, le contrôle social, la désillusion, l'imminence d'un désastre.
L'album est une descente aux enfers sonique où chaque titre apporte sa pierre à l'édifice d'une angoisse collective. "Wardance", avec son riff de guitare iconique et son rythme frénétique, est un appel à une danse macabre, une transe guerrière face à l'absurdité du monde moderne. Coleman y scande des paroles qui résonnent encore aujourd'hui par leur pertinence.
Des morceaux comme "Bloodsport" ou "The Wait" (qui sera plus tard repris par Metallica, preuve de l'influence transgénérationnelle du groupe) continuent d'explorer ces territoires sonores hostiles. La basse de Youth est souvent mise en avant, non pas comme un simple accompagnement, mais comme un instrument mélodique et rythmique central, créant des grooves hypnotiques et puissants. La guitare de Geordie, quant à elle, est unique : elle ne cherche pas la virtuosité démonstrative, mais tisse des textures sonores abrasives, des riffs anguleux qui lacèrent l'espace.
"Complications" et "S.O.36" (nom d'un célèbre club berlinois) accentuent la dimension sombre et industrielle de l'album. Les claviers de Coleman, discrets mais essentiels, ajoutent une nappe de froideur synthétique, renforçant le climat anxiogène. On sent l'influence du krautrock allemand, mais digérée et régurgitée sous une forme beaucoup plus agressive et primale. Killing Joke ne cite pas ses influences, il les absorbe pour créer quelque chose de radicalement nouveau.
La production, assurée par le groupe lui-même, est rêche, sans fioritures, capturant l'énergie brute de leurs performances live. Elle contribue à donner un sentiment d'urgence et d'authenticité à l'album.
Le premier album de Killing Joke est un jalon essentiel dans l'histoire du rock. Il a posé les fondations d'une carrière longue et sans concession, faisant de Killing Joke l'un des groupes les plus respectés et influents de sa génération et bien au-delà. Un classique absolu qui avec sa puissance, sa noirceur et son refus du compromis, continue à fasciner et d'influencer des générations de musiciens, du metal industriel au rock alternatif en passant par la techno.
Un beau 4 sur 5.
4
May 23 2025
Definitely Maybe
Oasis
En 1994, alors que le grunge américain commençait à montrer des signes d'essoufflement et que la scène musicale britannique cherchait un nouveau souffle, un groupe de Manchester, arrogant et plein d'une confiance inébranlable, allait déferler sur le monde avec un premier album.
"Definitely Maybe" fut une déflagration, un hymne à la jeunesse, à l'ambition et une certaine idée du rock'n'roll, brute et sans concession.
Dès les premières notes de "Rock 'n' Roll Star", le ton est donné. Une guitare saturée, une batterie martelée avec conviction et la voix nasillarde et charismatique de Liam Gallagher qui proclame son désir de grandeur. Ce n'est pas une supplique, c'est une affirmation. Oasis ne demande pas la permission d'être des stars, ils le sont déjà dans leur tête, et cet album est la bande-son de cette certitude. L'énergie est palpable, presque électrique. On sent l'urgence, la faim de ces jeunes hommes issus de la classe ouvrière, prêts à conquérir le monde armés de leurs guitares et de leurs refrains fédérateurs.
La production, bien que parfois critiquée pour son côté "mur du son" un peu brouillon, capture parfaitement cette énergie brute. C'est un son massif, taillé pour les stades, même si à l'époque, le groupe n'en remplissait pas encore. Noel Gallagher, principal compositeur, y déploie un talent mélodique indéniable, puisant ses inspirations chez les Beatles, les Who, les Kinks ou encore les Sex Pistols, mais en y injectant une modernité et une attitude typiquement mancunienne. Ses riffs sont instantanément mémorables, ses refrains, des invitations à hurler à pleins poumons.
"Shakermaker", avec son rythme nonchalant et ses paroles un brin surréalistes, évoque une certaine langueur estivale, une jeunesse qui tue le temps en rêvant d'ailleurs. Puis vient "Live Forever", un hymne à la vie, une réponse optimiste et pleine d'espoir au désespoir ambiant du grunge. "Up in the Sky" critique sociale à peine voilée, tandis que "Columbia", avec son groove hypnotique et ses paroles répétitives, est une véritable transe rock. "Supersonic", le premier single du groupe, est un autre moment de bravade pure. Son riff iconique et l'attitude désinvolte de Liam en font un classique instantané, un concentré de l'esprit Oasis : confiance en soi, ambition démesurée et un certain je-m'en-foutisme.
"Bring It On Down" est peut-être le morceau le plus punk de l'album, avec son tempo effréné et son urgence palpable. On y sent l'influence des Sex Pistols, mais toujours avec cette patte Oasis reconnaissable entre mille. "Cigarettes & Alcohol" est un autre hymne hédoniste, une célébration des plaisirs simples et des excès de la jeunesse.
L'album se conclut avec "Married with Children", une pièce acoustique plus introspective, presque une observation ironique sur la vie domestique qui contraste avec l'ambition démesurée affichée au début du disque. C'est une fin plus douce, qui montre une autre facette du groupe, moins tapageuse mais tout aussi talentueuse.
Ce qui frappe avec "Definitely Maybe", c'est sa cohérence et la qualité constante des morceaux. Il n'y a pas de remplissage. Chaque chanson a sa place, chaque riff est pensé pour marquer les esprits. C'est un album qui transpire l'authenticité, même dans son arrogance. Oasis ne jouait pas un rôle, ils étaient ce qu'ils chantaient.
Au-delà des chansons elles-mêmes, "Definitely Maybe" a eu un impact culturel considérable. Il a marqué le début de la Britpop en tant que phénomène majeur, ramenant la guitare rock au premier plan et offrant une alternative britannique fière et assurée à la domination musicale américaine. Il a donné une voix à une jeunesse qui se reconnaissait dans les paroles et l'attitude du groupe. Les frères Gallagher, avec leurs frasques et leurs déclarations tapageuses, sont devenus des icônes, des anti-héros pour certains, des modèles pour d'autres.
L'album a également prouvé qu'il était possible de connaître un succès massif en restant fidèle à ses racines et à ses convictions. Il a ouvert la voie à de nombreux autres groupes britanniques et a rappelé au monde l'importance de la Grande-Bretagne dans l'histoire du rock.
La force de "Definitely Maybe" réside dans cette combinaison unique de mélodies imparables, d'une énergie brute et contagieuse, et d'une attitude qui a défini une époque. C'est un album qui vous attrape dès la première écoute et ne vous lâche plus. Il sent la bière renversée, la fumée de cigarette et les rêves de gloire. Il est le son d'un groupe qui savait qu'il allait devenir le plus grand du monde, et qui a eu l'audace de le clamer haut et fort.
En conclusion, "Definitely Maybe" n'est pas seulement un excellent premier album, c'est un classique instantané qui a résisté à l'épreuve du temps, c'est la pierre angulaire de la discographie d'Oasis et un chapitre essentiel de l'histoire de la musique britannique.
Un 4 sur 5 car même si l'album est toujours aussi bon 30 ans après, Oasis reste avant tout un groupe de branleur ;-)
4
May 26 2025
good kid, m.A.A.d city
Kendrick Lamar
Et 200... "good kid, m.A.A.d city" sera donc mon 200ème album écouté dans le cadre de mon projet "1001 albums a écouter avant de mourir".
Autant la 100ème bougie m'avait laissé de marbre avec les Beatles et leur "Rubber Soul" (noté 3 sur 5) autant ici on rentre dans un autre monde.
Sorti en 2012, le deuxième album studio, souvent sous-titré "A Short Film by Kendrick Lamar", n'est pas un simple album mais une immersion dans les rues de Compton, en Californie.
"good kid, m.A.A.d city" est le récit poignant d'un jeune homme, K-Dot, naviguant entre l'innocence de la jeunesse et les dures réalités d'un environnement gangréné par la violence, la drogue et les pressions sociales.
Dès les premières notes, l'album s'impose comme une œuvre conceptuelle ambitieuse. Kendrick Lamar nous invite à monter à bord du van Dodge Caravan de sa mère, et à travers ses yeux, nous vivons une journée type, ou plutôt une série d'événements cruciaux qui vont façonner sa transformation.
Tel un puzzle biographique, chaque morceau est une scène, chaque interlude une transition. L'album tisse une toile complexe d'expériences personnelles qui parlent d'une vérité universelle sur la jeunesse confrontée à l'adversité.
La production, assurée par Dr. Dre, Pharrell Williams, Sounwave, Hit-Boy, et bien d'autres, est d'une richesse et d'une diversité remarquables. Elle oscille entre des ambiances West Coast classiques, teintées de G-Funk, et des sonorités plus modernes et introspectives. Les beats sont tantôt langoureux et atmosphériques, comme sur "Bitch, Don't Kill My Vibe", invitant à la réflexion, tantôt explosifs et urgents, à l'image du titre éponyme "m.A.A.d city", qui dépeint avec une intensité brute la folie ambiante.
Au cœur de cet univers sonore se trouve Kendrick Lamar. Son flow est capable de passer d'un murmure introspectif à une diatribe enflammée en l'espace de quelques mesures. Il incarne différents personnages, module sa voix, joue avec les rythmes et les cadences avec une aisance déconcertante. Ses textes sont d'une densité rare et d'une honnêteté désarmante. Il ne glorifie pas la vie de gangster ; au contraire, il en expose les conséquences tragiques et le cycle infernal.
L'album explore une multitude de thèmes interconnectés. La pression des pairs est omniprésente, comme l'illustre "The Art of Peer Pressure", où Kendrick raconte comment l'influence de ses amis le pousse à commettre des actes qu'il regrettera. La tentation et ses dangers sont au centre de "Swimming Pools (Drank)", un morceau faussement festif qui dénonce en réalité les ravages de l'alcoolisme et la culture de l'excès. La violence est une toile de fond constante, culminant dans des titres comme "m.A.A.d city", avec ses couplets fiévreux et ses sirènes stridentes, ou le poignant "Sing About Me, I'm Dying of Thirst". Ce dernier, divisé en deux parties, est une méditation profonde sur la mort, la mémoire, et la quête de rédemption. Kendrick y donne la parole à ceux qui sont partis trop tôt, et questionne le sens de son propre art face à la tragédie.
Mais "good kid, m.A.A.d city" n'est pas qu'une chronique sombre. C'est aussi l'histoire d'une prise de conscience, d'une quête d'identité et d'une volonté de s'extirper d'un destin qui semble tracé d'avance. Des chansons comme "Good Kid" expriment le sentiment d'être pris au piège entre deux mondes, celui des "bons enfants" et celui de la "ville folle". La spiritualité et la religion apparaissent comme des phares dans l'obscurité, offrant une voie vers le salut, notamment dans les interludes parlés où l'on entend les prières et les conseils de ses parents.
L'album est parsemé de sketchs vocaux impliquant ses parents et ses amis, renforçant l'aspect autobiographique et l'authenticité du récit. Ces moments, souvent empreints d'humour ou de tendresse, ancrent l'histoire dans une réalité tangible et permettent à l'auditeur de s'attacher davantage au jeune Kendrick. Ils servent de liant entre les morceaux, assurant la fluidité du "court-métrage" musical.
L'un des aspects les plus fascinants de l'album est la transformation progressive du personnage principal. De K-Dot, jeune adolescent influençable et parfois naïf, il évolue vers Kendrick Lamar, l'observateur conscient, celui qui a compris les mécanismes de son environnement et qui cherche à briser le cycle. Cette évolution est palpable à travers la narration et la tonalité des morceaux, culminant avec la prise de conscience finale dans "Real".
"good kid, m.A.A.d city" a non seulement propulsé Kendrick Lamar au rang de superstar, mais il a surtout offert un regard nuancé et humain sur la vie dans des quartiers souvent stigmatisés. Il a ouvert des conversations importantes sur la violence urbaine, les inégalités sociales, et la complexité de l'expérience afro-américaine.
Un 4 sur 5 pour un classique instantané, pour un album essentiel à découvrir.
4
May 27 2025
Parachutes
Coldplay
En l'an 2000, alors que le nouveau millénaire ouvrait ses portes sur un paysage musical en pleine mutation, un groupe britannique du nom de Coldplay émergeait des profondeurs de l'underground pour offrir au monde "Parachutes", leur premier album studio.
Loin de l'exubérance tapageuse de la Britpop finissante ou des expérimentations électroniques naissantes, "Parachutes" se présentait comme une oeuvre d'une humilité désarmante, une collection de chansons introspectives et mélodieuses qui allait pourtant marquer durablement les esprits et poser la première pierre d'une carrière météorique.
Dès les premières notes de "Don't Panic", l'auditeur est enveloppé d'une atmosphère particulière, un cocon sonore à la fois feutré et chargé d'une douce mélancolie. La guitare acoustique, omniprésente, tisse des arpèges délicats, soutenue par une basse discrète mais essentielle de Guy Berryman et la batterie subtile de Will Champion. La voix de Chris Martin, alors moins assurée qu'aujourd'hui, se pose avec une sincérité à fleur de peau.
"Shiver", l'un des premiers singles, introduit une dynamique rock plus affirmée avec ses guitares électriques légèrement plus incisives, tout en conservant cette mélancolie latente qui traverse l'album. On y sent l'influence lointaine de Jeff Buckley, notamment dans les envolées vocales de Martin.
L'album regorge de moments de grâce pure, comme "Sparks". Ballade acoustique, d'une simplicité biblique, est une déclaration d'amour timide et sincère. La mélodie est d'une beauté désarmante, portée par quelques accords de guitare et la voix émouvante de Martin. C'est le genre de chanson qui semble avoir toujours existé, intime et universelle à la fois.
Et comment ne pas évoquer "Yellow" ? Ce titre est devenu l'hymne involontaire de l'album, le single qui a propulsé Coldplay sur le devant de la scène internationale. Avec son riff de guitare électrique instantanément reconnaissable, sa progression harmonique simple mais diablement efficace, et son refrain fédérateur.
"Trouble", autre single marquant, repose sur un motif de piano mélancolique et entêtant. C'est une complainte, une confession d'erreurs et de regrets. Chris Martin y expose ses faiblesses, sa peur d'avoir blessé l'autre, avec une honnêteté poignante. La chanson monte en intensité de manière subtile, sans jamais perdre de sa finesse. Elle illustre parfaitement cette capacité du groupe à créer une émotion forte avec une économie de moyens.
L'album porte bien son nom, "Parachutes". Il y a cette idée de se laisser flotter, d'une descente en douceur, parfois angoissante, mais toujours contrôlée.
Si "Parachutes" n'a pas la grandiloquence ou la complexité de certaines de leurs productions ultérieures, il possède une pureté, une innocence et une authenticité qui restent profondément touchantes.
Critiquement, "Parachutes" fut bien accueilli, salué pour sa maturité et sa sensibilité. Commercialement, ce fut un succès grandissant, posant les fondations de la future "Coldplaymania".
"Parachutes" n'est pas un album de révolution musicale, mais une affirmation sublime du pouvoir de la mélodie simple et de l'émotion sincère. Il a révélé un groupe capable de toucher le cœur d'un large public sans sacrifier son intégrité artistique.
Vingt-cinq ans plus tard, "Parachutes" conserve intact son charme fragile et une porte d'entrée idéale dans l'univers de Coldplay, un rappel que la beauté réside souvent dans la simplicité et la vulnérabilité.
Un 4 sur 5 pour un album annonciateur d'un groupe au destin hors du commun.
4
May 28 2025
(What's The Story) Morning Glory
Oasis
Succédant à l'énergie brute et à l'arrogance juvénile de "Definitely Maybe", "(What's The Story) Morning Glory?" le deuxième album d'Oasis sorti en 1995 allait non seulement cimenter le statut d'Oasis comme l'un des plus grands groupes britanniques de tous les temps, mais aussi devenir la bande-son indélébile de la jeunesse des années 90, l'apogée du mouvement Britpop.
Sur le plan musical, "(What's The Story) Morning Glory?" marque une évolution significative par rapport à son prédécesseur.
Si l'énergie rock est toujours présente, elle est ici canalisée avec plus de sophistication. La production, assurée par Owen Morris et Noel Gallagher lui-même, est plus ample, plus orchestrale par moments, créant ce fameux "mur du son" ("wall of sound") qui donne aux chansons une dimension épique.
Les mélodies, toujours au centre de l'écriture de Noel, sont ici plus ciselées, plus universelles.
On sent une volonté d'écrire des classiques instantanés, des chansons capables de transcender les genres et les générations.
L'album s'ouvre avec "Hello", une introduction tonitruante qui sample "Wonderwall" de manière ironique avant de lancer un riff puissant. C'est une déclaration d'intention, un "nous revoilà, et nous sommes encore meilleurs".
Puis vient "Roll With It", l'un des singles qui a alimenté la fameuse "bataille de la Britpop" contre Blur. C'est un hymne à la résilience, un morceau direct et efficace, typique de l'énergie d'Oasis.
Mais c'est avec les pistes suivantes que l'album atteint des sommets inégalés.
"Wonderwall", ballade acoustique devenue un phénomène planétaire, est sans doute la chanson la plus connue d'Oasis. Sa mélodie mélancolique, portée par la voix éraillée de Liam et des arrangements de cordes subtils, a touché une corde sensible universelle. Les paroles, bien qu'abstraites, évoquent le besoin de soutien et d'amour, résonnant profondément auprès d'un large public. Elle est devenue un standard, repris et adapté à l'infini, prouvant la force intemporelle de son écriture.
Ensuite, "Don't Look Back in Anger", chantée par Noel Gallagher lui-même, est une autre pièce maîtresse. Avec son introduction au piano rappelant John Lennon et son refrain fédérateur, la chanson est un appel à laisser le passé derrière soi et à aller de l'avant. Elle est devenue un hymne de résilience, souvent entonné lors de moments de rassemblement et de commémoration.
"Hey Now!" offre une ambiance plus psychédélique, avec une production dense et des paroles énigmatiques, montrant une facette plus expérimentale du groupe.
La piste titre, "Morning Glory", est un retour à une énergie plus brute, avec un riff incisif et des paroles évoquant l'usage de drogues, un thème récurrent mais traité ici avec une sorte de désinvolture bravache.
L'une des pièces les plus ambitieuses de l'album est sans conteste "Champagne Supernova". Ce morceau épique de plus de sept minutes clôture l'album (avant les pistes cachées) sur une note grandiose et planante.
Au-delà des hits individuels, les thèmes explorés dans "(What's The Story) Morning Glory?" sont ceux d'une génération. On y trouve l'espoir, l'ambition, le désir d'échapper à la monotonie du quotidien.
L'impact de "(What's The Story) Morning Glory?" fut colossal et immédiat. L'album s'est vendu à des millions d'exemplaires à travers le monde, devenant l'un des albums les plus vendus de l'histoire britannique. Il a propulsé Oasis au rang de superstars mondiales, capables de remplir des stades gigantesques, comme en témoignent les concerts historiques de Knebworth en 1996, où plus de 250 000 personnes se sont rassemblées sur deux soirs.
Critiquement, bien que certains aient initialement reproché une production parfois trop lisse ou des paroles jugées simplistes, l'album est aujourd'hui unanimement reconnu comme un classique.
En conclusion, "(What's The Story) Morning Glory?" est une oeuvre majeure, un triomphe artistique et commercial qui a marqué son temps de manière indélébile. Il représente le sommet de la Britpop et l'un des derniers grands moments où le rock'n'roll a véritablement dominé la culture populaire mondiale.
Un album qui s'en sort avec un 4 sur 5
4
May 29 2025
Feast of Wire
Calexico
Lorsque l'on évoque Calexico, ce groupe américain originaire de Tucson, Arizona, une imagerie bien particulière vient immédiatement à l'esprit : celle des vastes étendues désertiques du Sud-Ouest américain, des villes frontalières poussiéreuses, des histoires de personnages errants et des mélodies qui semblent flotter comme la chaleur sur l'asphalte.
Et leur quatrième album studio, "Feast of Wire", sorti en 2003, ne fait pas seulement honneur à cette réputation ; il la cimente, l'approfondit et l'emmène vers des sommets de raffinement et d'émotion brute rarement égalés.
Dès l'ouverture, "Sunken Waltz", nous plonge d'emblée dans une ambiance mélancolique et entraînante à la fois. Une valse désabusée, portée par la voix chaude et légèrement éraillée de Joey Burns, des guitares acoustiques délicates et des touches de cuivres qui évoquent un saloon perdu au milieu de nulle part. C'est une invitation à un monde où la beauté se niche souvent dans la tristesse et la solitude.
Puis vient "Quattro (World Drifts In)" avec son introduction instrumentale digne d'une bande originale d'Ennio Morricone, ses trompettes majestueuses et mélancoliques, ses guitares twangy et sa montée en puissance progressive. Ses paroles, elliptiques et poétiques, parlent de frontières, de perte et d'un monde qui semble s'effriter. C'est le son du "desert noir" par excellence, une signature Calexico reconnaissable entre mille.
Mais "Feast of Wire" ne se résume pas à cette seule facette. L'album explore avec une aisance déconcertante une myriade de territoires sonores. On y trouve des ballades folk poignantes comme "Close Behind", où la pedal steel pleure avec une grâce infinie, évoquant les grands espaces et les cœurs brisés. La voix de Joey Burns y est particulièrement touchante, empreinte d'une sincérité désarmante.
L'influence mariachi, toujours présente chez Calexico, se fait entendre de manière éclatante sur des titres comme "Pepita", une pièce instrumentale joyeuse et enlevée, pleine de vie et de couleurs. Les trompettes y sont reines, virevoltantes et festives. On sent l'héritage culturel de la frontière mexicaine, non pas comme un simple gimmick, mais comme une partie intégrante de l'ADN musical du groupe.
L'album sait aussi se faire plus sombre et introspectif. "Black Heart" en est un exemple frappant. Sur un rythme lancinant, presque hypnotique, la chanson déploie une atmosphère de film noir, tendue et mystérieuse. Les arrangements sont subtils, avec des cordes discrètes qui ajoutent à la tension dramatique. C'est une descente dans les ombres, une exploration des tourments intérieurs.
La richesse instrumentale de "Feast of Wire" est l'un de ses atouts majeurs. Burns et Convertino, multi-instrumentistes talentueux, s'entourent ici d'une pléiade de musiciens qui apportent chacun leur pierre à l'édifice. On entend des guitares acoustiques et électriques, des basses profondes, une batterie d'une finesse et d'une inventivité remarquables (la signature de Convertino), mais aussi des trompettes, des trombones, des violons, des violoncelles, un accordéon, un vibraphone, un Wurlitzer, et même un güiro. Chaque instrument est à sa place, chaque note semble nécessaire. Les arrangements sont d'une intelligence rare, créant des textures sonores d'une grande profondeur.
Les incursions jazz ne sont pas rares non plus. "Attack El Robot! Attack!" est un instrumental débridé et foisonnant, où les cuivres s'en donnent à cœur joie sur une rythmique complexe et inventive. Cela démontre la versatilité du groupe, capable de passer d'une ballade épurée à une explosion sonore jubilatoire sans jamais perdre sa cohérence.
Ce qui frappe le plus à l'écoute de "Feast of Wire", c'est sa capacité à créer des images mentales puissantes. Chaque morceau est une petite scène, un fragment de film. On imagine des routes infinies, des ciels étoilés au-dessus du désert, des rencontres fugaces dans des bars enfumés, des histoires d'amour et de trahison. C'est une musique qui stimule l'imagination, qui invite au voyage, tant physique qu'intérieur.
La production de l'album, assurée par le groupe lui-même avec l'aide de Craig Schumacher, est impeccable. Elle sert la musique à la perfection, donnant de l'ampleur aux passages orchestraux tout en préservant l'intimité des moments plus dépouillés. Le son est chaud, organique, analogique dans le meilleur sens du terme.
Les thèmes abordés sont universels : l'amour, la perte, la quête d'identité, le sentiment d'être un étranger, la beauté fragile du monde. Il y a une humanité profonde qui se dégage de ces chansons, une empathie pour les personnages qu'elles dépeignent, qu'ils soient réels ou imaginaires.
En conclusion, "Feast of Wire" est bien plus qu'un simple album de "Tex-Mex" ou d'"indie rock". C'est une œuvre d'art totale, un festin sonore qui nourrit l'esprit et l'âme. Calexico y atteint un sommet de créativité, offrant un panorama musical d'une richesse et d'une beauté époustouflantes. C'est un album essentiel pour quiconque s'intéresse à la musique américaine contemporaine dans ce qu'elle a de plus inventif et de plus émouvant.
Un 4 sur 5
4
May 30 2025
Post Orgasmic Chill
Skunk Anansie
A ce jour, je résumais Skunk Anansie à deux dates.
Août 1995 et leur premier concert en France qui m'avait fait l'effet d'une véritable baffe en plein visage. Ceci essentiellement dû à l'énergie brute et la connexion palpable entre les membres du groupe et le public, qui depuis ont contribué à forger la légende de Skunk Anansie sur scène.
Septembre 1995 et leur premier album "Paranoid and Sunburnt" qui m'avait apporté une réelle déception après ce que j'avais vécu quelques semaines auparavant (peut être un effet "Post Orgasmic").
Depuis cette date, j'avais simplement refermé la parenthèse Skunk Anansie.
Aujourd'hui, mon 204ème album à écouter est leur 3ème album "Post Orgasmic Chill" sorti en 1999.
Album complexe et mature, "Post Orgasmic Chill" s'éloigne quelque peu de l'agressivité brute de leurs précédents opus, car cet album explore une palette sonore plus large et des thèmes plus introspectifs.
Dès les premières notes, on retrouve la voix de Skin, toujours aussi puissante, et qui est capable de passer d'une douceur caressante à une rage incandescente en l'espace d'une syllabe. Sa présence magnétique est le fil conducteur de l'album, naviguant avec aisance à travers des paysages musicaux variés. Les riffs de guitare d'Ace, tantôt tranchants et incisifs, tantôt mélodiques et atmosphériques, tissent une toile sonore riche et captivante. La section rythmique, assurée par la basse de Cass Lewis et la batterie de Mark Richardson, est d'une solidité à toute épreuve, conférant à l'ensemble une pulsation viscérale et entraînante.
"Post Orgasmic Chill" se distingue par sa volonté d'explorer de nouvelles sonorités. Si l'on retrouve bien sûr l'énergie rock alternative qui caractérise le groupe, des influences funk, électroniques et même des touches de ballades plus mélancoliques viennent enrichir la proposition.
L'album aborde des thématiques profondes et souvent sombres. Les paroles, majoritairement écrites par Skin, explorent les complexités des relations humaines, la douleur de la trahison, la quête d'identité et la critique sociale. Il y a une honnêteté brute qui se dégage des textes, une volonté de mettre à nu les émotions les plus intenses. La "détente post-orgasmique" du titre peut être interprétée de multiples façons : le calme après la tempête émotionnelle, la lucidité qui suit une période de chaos, ou encore une réflexion sur les conséquences de nos actes et de nos désirs.
À sa sortie, "Post Orgasmic Chill" a reçu un accueil critique globalement positif, beaucoup saluant la maturité et l'audace du groupe. Il a également connu un succès commercial notable, se classant bien dans les charts européens et consolidant la position de Skunk Anansie comme l'un des groupes de rock alternatif les plus importants de la fin des années 90.
Au final, ce sera un beau 4 sur 5 pour un album essentiel de la discographie de Skunk Anansie à découvrir et même s'il ne pourra jamais valoir une de leur prestation scénique.
4
Jun 02 2025
Enter The Wu-Tang (36 Chambers)
Wu-Tang Clan
Au panthéon du hip-hop, peu d'albums peuvent se targuer d'avoir eu un impact aussi important que "Enter The Wu-Tang (36 Chambers)" du collectif new-yorkais Wu-Tang Clan.
Dès les premières notes, de ce premier opus sorti en 1993, l'auditeur est happé dans un univers sombre, celui des bas-fonds de Staten Island, surnommée "Shaolin" par les membres du groupe. La production, assurée en grande partie par RZA, est à l'image de cet environnement : minimaliste, poussiéreuse, presque austère, mais d'une efficacité redoutable. Les samples, puisés avec une érudition impressionnante dans les films de kung-fu des années 70, les classiques de la soul et du funk, créent une atmosphère unique, à la fois cinématographique et menaçante. Loin des productions léchées et commerciales qui commençaient à dominer le rap de l'époque, RZA opte pour un son brut, presque lo-fi, qui confère à l'album une authenticité et une urgence palpables. Les basses sont lourdes, les caisses claires claquent comme des coups de fouet, et les mélodies, souvent hypnotiques, s'insinuent durablement dans l'esprit.
Mais la véritable force de "Enter The Wu-Tang" réside dans la diversité et la complémentarité des neuf MCs qui composent le Clan. Chacun possède un flow, une personnalité et un univers lyrique qui lui sont propres, créant ainsi une vraie dynamique de groupe.
Il y a la folie imprévisible d'Ol' Dirty Bastard, dont les couplets déstructurés et les interjections surréalistes apportent une touche de chaos contrôlé. Il y a la technicité et la précision chirurgicale de GZA et Inspectah Deck, maîtres conteurs capables de dépeindre avec une acuité saisissante la dure réalité des rues. Il y a la puissance brute et le charisme de Method Man, dont le flow nonchalant et la voix rauque en ont fait l'une des premières superstars du groupe. Raekwon et Ghostface Killah, quant à eux, excellent dans le "crime rap", tissant des récits mafieux complexes et imagés, préfigurant leur futur chef-d'œuvre commun, Only Built 4 Cuban Linx.... U-God, Masta Killa et Cappadonna (bien que moins présent sur ce premier effort) complètent ce tableau avec leurs styles distincts, apportant chacun leur pierre à l'édifice.
Les thèmes abordés sont variés, mais toujours ancrés dans une réalité crue : la vie dans le ghetto, la violence, le trafic de drogue, la spiritualité, et bien sûr, l'univers des arts martiaux, qui sert de métaphore filée tout au long de l'album.
Des morceaux comme "C.R.E.A.M. (Cash Rules Everything Around Me)" sont devenus des hymnes intemporels, avec son sample mélancolique de The Charmels et ses couplets poignants sur la pauvreté et l'appât du gain. "Protect Ya Neck", le premier single auto-produit qui a mis le feu aux poudres, est une démonstration de force collective, où chaque MC vient prouver sa valeur. "Wu-Tang Clan Ain't Nuthing ta F' Wit" est une déclaration d'intention féroce, tandis que "Method Man" met en lumière le talent unique de son interprète sur une production hypnotique. D'autres titres comme "Shame on a Nigga", "Da Mystery of Chessboxin'" ou "Tearz" explorent différentes facettes du talent du groupe, allant de l'egotrip pur et dur à des réflexions plus introspectives et émouvantes.
L'impact de "Enter The Wu-Tang (36 Chambers)" sur le hip-hop est incommensurable. Il a ouvert la voie à un son plus sombre et plus hardcore, influençant des générations d'artistes. Il a également prouvé qu'un collectif pouvait réussir tout en permettant à ses membres de briller individuellement, un modèle économique et artistique novateur pour l'époque. RZA a non seulement créé un son, mais aussi une mythologie, un univers cohérent et fascinant qui a captivé l'imagination du public.
Un 4 sur 5 pour un album essentiel, une porte d'entrée vers un univers unique, une leçon de style, de flow et d'indépendance artistique.
4
Jun 03 2025
Different Class
Pulp
Sorti en octobre 1995, "Different Class" du groupe Pulp, mené par l'iconique Jarvis Cocker, est une fresque sociale acerbe, un regard lucide et souvent hilarant sur les complexités de la société britannique, ses divisions de classes et les aspirations parfois déçues de sa jeunesse.
Dès la pochette, le ton est donné. Une photographie de mariage, choisie parmi plusieurs options alternatives, illustre avec une ironie mordante le thème central de l'album : la confrontation des classes sociales, l'envie, le désir d'appartenir ou, au contraire, de rejeter un certain milieu. Les paroles de Jarvis Cocker, fines, poétiques et souvent teintées d'un humour noir délectable, dissèquent les interactions humaines, les faux-semblants et les angoisses existentielles.
L'album s'ouvre sur le monumental "Mis-Shapes", un appel vibrant aux inadaptés, aux marginaux, à ceux qui ne rentrent pas dans le moule. C'est une déclaration d'intention, une affirmation de la fierté d'être différent. Suivent des titres qui deviendront des classiques, à commencer par l'hymne intergénérationnel "Common People". Cette chanson, basée sur une rencontre réelle de Jarvis Cocker avec une étudiante grecque fortunée fascinée par la "vie des gens ordinaires", est une critique cinglante du "tourisme de la pauvreté" et une exploration poignante du fossé entre les classes. La narration est brillante, l'instrumentation monte en puissance pour culminer dans un refrain fédérateur.
Mais "Different Class" ne se résume pas à "Common People". Chaque piste offre une facette différente du talent de Pulp. "Disco 2000", avec sa mélodie entraînante et sa nostalgie douce-amère, raconte l'histoire d'un amour de jeunesse et le passage du temps, évoquant des souvenirs d'école et des promesses non tenues. C'est une chanson universelle sur l'amitié et les rendez-vous manqués, portée par un optimisme teinté de mélancolie.
L'album explore également des thèmes plus sombres et introspectifs. "Sorted for E's & Wizz" dépeint l'expérience d'un festival de musique et la consommation de drogues avec une honnêteté brute, ce qui valut à l'époque au groupe quelques controverses.
"I Spy" est un autre morceau marquant, avec son ambiance cinématographique et ses paroles provocatrices sur le voyeurisme et la jalousie sociale. Jarvis Cocker y incarne un personnage observant avec envie et ressentiment la vie des plus nantis, rêvant de s'immiscer dans leur intimité. La tension monte crescendo, soutenue par des arrangements orchestraux grandioses qui contrastent avec la trivialité apparente du sujet.
La production de Chris Thomas, qui avait notamment travaillé avec les Sex Pistols et Roxy Music, est impeccable. Elle confère à l'album un son à la fois glamour et brut, sophistiqué et direct. Les mélodies sont accrocheuses, les arrangements riches et inventifs, mêlant guitares incisives, synthétiseurs new wave, et cordes luxuriantes. La voix de Jarvis Cocker, tantôt crooner désabusé, tantôt tribun enflammé, est au centre de cet univers sonore unique. Son phrasé particulier, sa diction impeccable et son charisme naturel font de lui l'un des frontmen les plus captivants de sa génération.
Au-delà des singles à succès, des morceaux comme "Pencil Skirt", avec sa sensualité trouble et son ambiance de film noir, ou "Something Changed", ballade touchante sur la nature imprévisible de l'amour, démontrent la versatilité du groupe. "Live Bed Show" offre une description crue et mélancolique d'une relation qui s'étiole, tandis que "Monday Morning" dépeint la monotonie et le désespoir du quotidien avec une justesse désarmante.
"Different Class" a connu un succès critique et commercial retentissant, remportant le prestigieux Mercury Prize en 1996, devançant des albums d'artistes comme Oasis ou Radiohead. Il a propulsé Pulp au rang de stars internationales et a solidifié leur place au panthéon de la Britpop, aux côtés de Blur et Oasis, bien que leur approche et leurs thématiques aient toujours été singulières.
Au final ce sera un 4 sur 5 pour un commentaire social puissant.
4
Jun 04 2025
Bad Company
Bad Company
L'année 1974 fut marquée par la naissance de Bad Company. Formé par des membres de groupes britanniques légendaires, ce supergroupe a immédiatement gravé son nom dans l'histoire avec son premier album sobrement intitulé "Bad Company".
Avec sa pochette iconique, simple mais immédiatement reconnaissable – le logo du groupe sur fond noir – l'album annonçait déjà la couleur : une musique directe, sans fioritures, mais d'une puissance et d'une efficacité redoutables.
Le quatuor était composé de Paul Rodgers, dont la voix bluesy et puissante avait déjà fait des merveilles avec Free, de Mick Ralphs, guitariste rythmique et compositeur ingénieux échappé de Mott the Hoople, de Boz Burrell, ancien bassiste de King Crimson apportant une assise solide et groovy, et de Simon Kirke, également ex-membre de Free, dont la frappe de batterie était à la fois précise et énergique. Cette alchimie entre des musiciens chevronnés, chacun apportant son expérience et sa personnalité, fut l'un des facteurs clés du succès immédiat de l'album.
Dès les premières notes de "Can't Get Enough", le single phare qui a propulsé l'album au sommet des charts, on comprend l'essence de Bad Company. Un riff de guitare accrocheur signé Ralphs, la voix inimitable de Rodgers, à la fois rocailleuse et mélodique, et une section rythmique implacable. Ce titre est devenu un hymne instantané, une véritable profession de foi rock 'n' roll qui continue de résonner sur les ondes et dans les stades aujourd'hui.
Mais réduire "Bad Company" à ce seul tube serait une erreur. L'album regorge de pépites qui démontrent la versatilité et la profondeur du groupe. "Rock Steady" porte bien son nom, offrant un groove solide et une énergie communicative. "Ready for Love", une composition de Ralphs datant de son époque avec Mott the Hoople mais magnifiée ici par la voix de Rodgers, est une ballade puissante teintée de blues, empreinte d'une mélancolie poignante.
La chanson-titre, "Bad Company", est peut-être l'une des pièces maîtresses de l'album et de la carrière du groupe. Avec son introduction au piano, son ambiance sombre et cinématographique, elle raconte une histoire d'outsiders et de rébellion, un thème cher au rock. La montée en puissance progressive du morceau, culminant avec des guitares incisives et la voix habitée de Rodgers, en fait un classique intemporel. Elle illustre parfaitement la capacité du groupe à créer des atmosphères prenantes, allant au-delà du simple format couplet-refrain.
Enregistré aux Headley Grange, lieu mythique où Led Zeppelin avait également enregistré certains de ses morceaux, et sorti sur le label Swan Song Records, fondé par Led Zeppelin, l'album "Bad Company" bénéficia d'une production soignée mais qui laissait transparaître l'énergie brute du groupe. Loin des expérimentations progressives ou du glam rock alors en vogue, Bad Company proposait un retour aux sources du rock 'n' roll, teinté de blues, avec un son puissant et direct qui parlait à un large public.
L'impact de "Bad Company" fut colossal. Aux États-Unis, il atteignit la première place du Billboard 200, et fut certifié quintuple disque de platine. Au Royaume-Uni, il se classa troisième. Ce succès n'était pas uniquement commercial ; l'album fut également salué par la critique pour sa cohérence, la qualité de ses compositions et l'exceptionnel talent de ses interprètes. Il a défini le son du "arena rock" des années 70, influençant d'innombrables groupes par la suite.
Même s'il n'a pas tant vieilli que cela après 50 ans, l'album s'en sort avec un 3 sur 5 qui n'est pas une mauvaise note en soi.
Un 3 sur 5 pour un album d'un blues rock convenu et déjà mille fois entendu.
3
Jun 05 2025
Walking Wounded
Everything But The Girl
En 1996, le duo britannique Everything but the Girl, composé de Tracey Thorn et Ben Watt, opère une transformation musicale audacieuse et acclamée avec la sortie de son neuvième album studio, "Walking Wounded". Cet opus marque un virage stylistique majeur, délaissant les sonorités jazzy et sophisti-pop de leurs débuts pour embrasser pleinement les rythmes électroniques et les atmosphères envoûtantes de la drum and bass et du trip-hop, alors en pleine effervescence au Royaume-Uni. Loin d'être une simple concession aux tendances du moment, "Walking Wounded" s'impose comme une œuvre d'une profonde maturité, où la mélancolie introspective, signature du groupe, trouve un nouvel écrin sonore, à la fois moderne et intemporel.
L'album s'ouvre sur le morceau éponyme, "Walking Wounded", une immersion immédiate dans ce nouveau paysage sonore. Les breakbeats caractéristiques de la drum and bass, ici ralentis et adoucis, tissent une toile rythmique complexe sur laquelle la voix chaude et légèrement voilée de Tracey Thorn déploie des paroles empreintes d'une vulnérabilité poignante. Elle y dépeint la douleur persistante d'une rupture amoureuse, l'impression d'être un "blessé de guerre" de l'amour, errant dans le paysage de sa propre peine. Ce titre donne le ton à l'ensemble de l'album : une exploration des cœurs meurtris et des solitudes urbaines, portée par des productions électroniques sophistiquées.
Ben Watt, après s'être immergé dans la scène électronique londonienne, collaborant avec des figures montantes telles que Spring Heel Jack, qui coproduit une partie de l'album, et Howie B. Leur apport est crucial, insufflant une authenticité et une fraîcheur aux productions, tout en respectant l'essence mélodique et l'écriture sensible du groupe.
Des titres comme "Wrong" illustrent parfaitement cette fusion réussie. Sur une rythmique jungle épurée et des nappes de synthétiseurs éthérées, Tracey Thorn chante les malentendus et les regrets d'une relation qui s'effrite. Sa voix, toujours au premier plan, conserve cette intimité désarmante qui a fait la renommée du duo, mais elle se trouve magnifiée par la richesse des textures électroniques. "Single", autre morceau phare, aborde avec une lucidité douce-amère le thème du célibat et de la reconstruction de soi après une séparation. La production, à la fois minimaliste et entêtante, souligne le sentiment d'isolement et la quête d'indépendance.
Ce qui frappe dans "Walking Wounded", c'est la manière dont Everything but the Girl parvient à intégrer des éléments de genres alors considérés comme underground, tels que la drum and bass, dans un format pop accessible sans jamais en diluer la substance ou la complexité. Ils évitent l'écueil de la simple appropriation pour créer une œuvre hybride et personnelle. Les paroles de Tracey Thorn, toujours aussi introspectives et finement ciselées, abordent des thèmes universels – l'amour, la perte, la solitude, la résilience – avec une honnêteté et une sensibilité qui trouvent un écho particulier dans ce contexte sonore nocturne et mélancolique.
L'album explore également des nuances plus sombres et expérimentales, comme sur "The Nerve", où les rythmes se font plus insistants et l'atmosphère plus oppressante, reflétant une tension intérieure palpable. À l'inverse, des morceaux comme "Before Today" apportent une touche plus lumineuse et dansante, tout en conservant cette élégance mélodique propre au groupe.
Un 4 sur 5 pour un album novateur de techno acoustique et mélancolique.
4
Jun 06 2025
Happy Trails
Quicksilver Messenger Service
"Happy Trails", le deuxième opus de Quicksilver Messenger Service, sorti en 1969 et enregistré en grande partie en concert, est souvent cité parmi les reliques importantes de l'ère psychédélique de San Francisco.
Après un écoute attentive – voir une deuxième si on a le courage de s'infliger une telle épreuve plus d'une fois – cet album se révèle être une expérience particulièrement ardue, un monument qui finit par lasser plus qu'il ne fascine.
Le principal problème de "Happy Trails" réside dans sa structure même. Conçu comme une longue suite live occupant la majorité de l'album, avec le fameux "Who Do You Love? Suite" s'étalant sur plus de 25 minutes, l'oeuvre sombre rapidement dans une démonstration de virtuosité certes présente, mais terriblement vaine. Les guitares de John Cipollina et Gary Duncan s'entremêlent, s'étirent, vibrent et trémulent à l'infini, mais sans jamais réellement construire quelque chose de mémorable ou d'engageant sur la durée. On assiste à un déballage technique, une sorte de compétition interne où chaque musicien semble vouloir prouver son endurance, oubliant au passage l'auditeur qui, lui, décroche bien avant la fin du premier quart d'heure.
Ce qui aurait pu être l'énergie brute et captivante d'un concert se transforme ici en une bouillie sonore interminable. Les jams s'éternisent sans véritable direction, tournant en rond sur des motifs répétitifs qui finissent par user la patience la mieux trempée. On a l'impression d'entendre les mêmes phrases musicales revenir encore et encore, légèrement variées, mais jamais transcendées. L'effet hypnotique recherché se mue en une torpeur pesante, un sentiment d'être piégé dans une boucle temporelle où la fin du morceau semble une délivrance inaccessible.
Le choix de reprendre le "Who Do You Love?" de Bo Diddley comme pièce maîtresse, pour ensuite le déconstruire et le réassembler en une multitude de segments aux noms ésotériques ("When You Love", "Where You Love", "How You Love", "Which Do You Love", "Who Do You Love - Part 2"), aurait pu être une idée audacieuse. Malheureusement, l'exécution manque cruellement de concision et d'impact. Les transitions sont souvent laborieuses, et l'ensemble peine à maintenir un semblant de cohérence narrative ou émotionnelle. On passe d'un segment à l'autre avec l'espoir d'un regain d'intérêt, mais cet espoir est systématiquement douché par une nouvelle démonstration de guitares bavardes et peu inspirées.
La deuxième face, avec des titres comme "Mona" (une autre composition de Bo Diddley, étirée elle aussi) et le "Calvary" instrumental, ne parvient pas à redresser la barre. "Mona" souffre des mêmes maux que la suite précédente : une longueur excessive et un manque de substance mélodique qui rendent l'écoute fastidieuse. "Calvary", bien que plus structuré et possédant une ambiance cinématographique western intéressante, arrive trop tard et ne suffit pas à sauver l'ensemble du naufrage. Il offre une couleur différente, certes, mais après avoir enduré la première face, la fatigue auditive est telle que l'on peine à l'apprécier à sa juste valeur. On se surprend à regarder le temps restant sur le lecteur, espérant la fin de ce qui ressemble davantage à un test d'endurance qu'à une expérience musicale enrichissante.
On pourrait arguer que cet album est le pur produit de son époque, où l'expérimentation et l'improvisation étaient reines. D'autres groupes de la même période, comme le Grateful Dead, ont également produit des œuvres live foisonnantes et improvisées. Cependant, chez ces derniers, on trouvait souvent une âme, une construction, une sorte de magie collective qui justifiait les longues plages instrumentales. Avec "Happy Trails", cette magie opère rarement. On reste sur le quai, observant un train de musiciens qui s'amusent entre eux, sans véritablement nous inviter à bord.
L'album est donc un témoignage d'une certaine scène, d'une certaine approche de la musique live, mais en tant qu'objet discographique destiné à une écoute domestique, il rate largement sa cible. Il est l'archétype de l'album que l'on respecte pour son statut historique plus qu'on ne l'aime pour ses qualités intrinsèques. Il est long, oui, désespérément long. Et chiant, pour quiconque recherche un minimum de structure, de mélodie accrocheuse ou simplement d'efficacité dans la transmission d'une émotion.
En conclusion, "Happy Trails" est une pièce de musée sonore qui a mal vieilli et qui termine avec la note de 1 sur 5.
1
Jun 09 2025
Bat Out Of Hell
Meat Loaf
Il est des albums que l'histoire de la musique a érigés en monuments intouchables, des œuvres dont la simple évocation du nom impose le respect et l'admiration. Et "Bat Out of Hell", l'opéra-rock titanesque de Meat Loaf et de son acolyte Jim Steinman, fait incontestablement partie de cette catégorie. Vendu à des dizaines de millions d'exemplaires, célébré pour son ambition démesurée et son souffle épique, il est souvent présenté comme un chef-d'œuvre incontournable de la fin des années 70.
Pourtant, une écoute en 2025, révèle une tout autre réalité, bien plus amère et décevante, "Bat Out of Hell" n'est rien de plus qu'une relique qui a bien mal vieilli.
J'avoue, je ne connaissais pas cet album, et le premier contact que j'ai eu avec lui a été une véritable épreuve. On m'avait promis une déferlante d'énergie, un "mur du son" wagnérien appliqué au rock'n'roll. Et ce que j'ai reçu au final, n'est qu'une bouillie sonore pompeuse. La production, signée Todd Rundgren, est emblématique des excès de l'époque. Chaque espace est comblé, chaque instrument semble crier plus fort que le précédent, créant une saturation permanente qui confond puissance et vacarme. Les pianos, omniprésents et martelés avec une grandiloquence de concert de fin d'année, les guitares saturées qui manquent de tranchant, les chœurs à la théâtralité forcée... tout concourt à un sentiment d'étouffement. L'ambition est là, certes, mais elle est mal canalisée, se perdant dans une production boursouflée qui a aujourd'hui le charme désuet d'un vieux péplum hollywoodien.
Le problème fondamental de "Bat Out of Hell" réside dans sa longueur et son absence totale de concision. C'est un album qui s'écoute la montre à la main, un marathon musical dont on ne voit jamais le bout. Les morceaux ne sont pas des chansons, ce sont des suites interminables, des pièces montées indigestes qui étirent à l'infini des idées souvent bien minces. Le morceau-titre, avec ses presque dix minutes, est un cas d'école. Il multiplie les ruptures de rythme, les solos interminables et les envolées lyriques sans jamais parvenir à justifier sa durée. On attend une explosion, un climax, mais on ne récolte qu'une succession de faux départs et de sections qui s'enchaînent sans réelle cohérence.
Le paroxysme du supplice est atteint avec "Paradise by the Dashboard Light". Cette bluette adolescente, étirée sur plus de huit minutes, est d'un ennui mortel. La structure narrative, avec son commentaire de match de baseball en guise de métaphore sexuelle, est une gimmick qui, si elle pouvait paraître amusante en 1977, est aujourd'hui d'une lourdeur et d'une niaiserie confondantes. C'est long, c'est répétitif, et l'intermède parlé casse le peu de dynamique que la chanson avait réussi à installer. On subit le morceau plus qu'on ne l'écoute, attendant avec impatience que le calvaire se termine enfin.
Au-delà de la structure, c'est le fond qui pose problème. Les thèmes abordés – les amours adolescentes, la rébellion en blouson de cuir, les rêves de liberté sur une moto – étaient déjà des clichés à l'époque. Traités avec la subtilité d'un rouleau compresseur par la plume de Steinman, ils sombrent dans le ridicule. Les paroles, dégoulinantes de pathos et de romantisme de pacotille, peinent à émouvoir ou à susciter le moindre intérêt. On a l'impression d'assister à une comédie musicale de lycée avec un budget illimité, où chaque émotion est surjouée, chaque sentiment hurlé à pleins poumons par un Meat Loaf en roue libre.
La performance vocale de ce dernier est d'ailleurs à double tranchant. Si personne ne peut nier la puissance de sa voix, son utilisation constante du registre de la puissance maximale devient rapidement lassante. Il n'y a aucune nuance, aucune retenue. Tout est crié, tout est déclamé avec une ferveur qui frise l'hystérie. C'est une performance épuisante pour l'auditeur, une démonstration de force vocale qui oublie l'essentiel : l'émotion ne naît pas du volume, mais de la finesse et de la variation.
Finalement, "Bat Out of Hell" est un album profondément sans intérêt pour une oreille contemporaine. Il représente le chant du cygne d'une certaine idée du rock, celle de l'excès et du gigantisme, juste avant que le punk et la new wave ne viennent balayer tout cela avec une énergie brute, une urgence et une pertinence qui, elles, n'ont pas pris une ride. Écouter cet album aujourd'hui, c'est mesurer le fossé qui le sépare d'œuvres véritablement intemporelles. Il n'a ni la rage viscérale d'un "Never Mind the Bollocks", ni l'intelligence froide d'un "Marquee Moon", sortis la même année. Il est simplement un vestige, le témoin assourdissant d'une époque révolue. Un album long, chiant, et dont la réputation est l'une des plus grandes énigmes de l'histoire de la musique populaire. Une chauve-souris sortie de l'enfer, certes, mais qui aurait mieux fait d'y rester.
Une note justifiée et méritée, un petit 1 sur 5.
1
Jun 10 2025
Smash
The Offspring
En 1994, alors que le grunge commençait à peine son reflux suite à la disparition tragique de Kurt Cobain, une nouvelle vague d'énergie brute et mélodique déferlait sur les ondes mondiales. Venue tout droit d'Orange County, en Californie, cette vague avait un nom : The Offspring. Et son tsunami sonore, l'album "Smash", reste à ce jour l'un des disques indépendants les plus vendus de tous les temps. Phénomène commercial et culturel, "Smash" a propulsé le punk rock californien sur le devant de la scène internationale. Pourtant, plus de trente ans après sa sortie, si l'impact de l'album est indéniable, un regard critique tempéré, permet de nuancer son statut d'œuvre intouchable.
Il est impossible de parler de "Smash" sans évoquer son succès phénoménal. Pour un album produit par un label indépendant, les chiffres sont tout simplement vertigineux. Porté par un trio de singles au succès planétaire – "Come Out and Play", "Self Esteem", et "Gotta Get Away" – l'album s'est écoulé à plus de 11 millions d'exemplaires dans le monde. Il reste à ce jour l'un des albums indépendants les plus vendus de tous les temps. Le riff oriental et la phrase culte "You gotta keep 'em separated" de "Come Out and Play" sont devenus l'hymne d'un été, tournant en boucle sur les radios et sur MTV, qui consacra le groupe comme l'un des nouveaux rois de la musique alternative.
Cette réussite commerciale fulgurante a propulsé le punk rock, ou plus précisément sa branche pop-punk californienne, sur le devant de la scène internationale, aux côtés de "Dookie" de Green Day, sorti la même année. The Offspring a prouvé qu'il était possible de concilier l'énergie brute du punk avec des mélodies accrocheuses capables de séduire le grand public. La formule de "Smash" est d'une efficacité redoutable : des guitares saturées et rapides, une section rythmique frénétique menée par la batterie de Ron Welty, et la voix nasillarde et reconnaissable entre mille de Dexter Holland. Chaque chanson est un concentré d'énergie, calibré pour le "pogo" et les refrains repris en chœur.
Cependant, malgré la puissance indéniable de ces titres, on ne peut ignorer une certaine redondance dans les structures. La formule couplet rapide / refrain fédérateur, bien qu'efficace, est utilisée de manière quasi systématique. Les riffs de Noodles, bien que percutants, tournent souvent autour des mêmes progressions d'accords. Les "whoas" et les "yeahs", s'ils contribuent à l'aspect hymnique, peuvent aussi apparaître comme une facilité d'écriture.
Dans l'ensemble, on apprécie l'écoute, on hoche la tête avec vigueur, mais l'émotion brute ou la surprise se font plus rares sur la longueur des quatorze pistes.
Le bât blesse également au niveau de la profondeur des textes. Si "Come Out and Play" et "Self Esteem", qui dépeint une relation toxique avec une justesse cruelle, sont des modèles d'écriture pop-punk, d'autres titres tombent dans une caricature de la rébellion adolescente. Les thèmes abordés, bien que pertinents (la violence, l'aliénation, le conformisme), sont souvent traités de manière superficielle.
L'héritage de "Smash" est donc double. D'un côté, il est un monument commercial, une porte d'entrée vers le punk rock pour des millions d'adolescents des années 90. Il a changé les règles du jeu pour la musique indépendante et a solidifié une esthétique pop-punk qui influencera d'innombrables groupes. De l'autre, d'un point de vue purement discographique, il peut être perçu comme un album brillant par ses singles, mais qui, dans son ensemble, reste un cran en dessous des classiques absolus du rock. Il n'a ni la portée politique d'un "London Calling" des Clash, ni la révolution sonore d'un "Nevermind" de Nirvana.
En conclusion, réécouter "Smash" aujourd'hui confirme cette impression mitigée. C'est une capsule temporelle incroyablement efficace, un instantané d'une époque où le rock alternatif pouvait conquérir le monde. Les singles restent des modèles de composition punk-rock, alliant puissance et sens de la mélodie. Cependant, l'album dans sa globalité, malgré son énergie indéniable, ne parvient pas à se défaire d'une certaine uniformité. C'est un album que l'on aime pour son impact, pour les souvenirs qu'il évoque et pour ses refrains dévastateurs. Un excellent album de punk rock, dynamique et furieusement divertissant. Mais un chef-d'oeuvre ? Probablement pas.
Un solide 3 sur 5 : l'histoire d'un bon album qui, par un alignement parfait des planètes, est devenu un véritable phénomène.
3
Jun 11 2025
The Low End Theory
A Tribe Called Quest
Il est des albums qui ne se contentent pas de marquer leur époque, mais qui la définissent et "The Low End Theory", deuxième opus du groupe légendaire A Tribe Called Quest, est sans l'ombre d'un doute l'un de ceux-là.
Sorti en 1991, en plein âge d'or du hip-hop, ce disque est un monument de son et de texture qui continue, plus de trente ans après, d'influencer des générations d'artistes. Et le considérer comme un simple album serait une erreur ; c'est un manifeste, une déclaration d'amour au jazz et une redéfinition des possibilités sonores du rap.
La véritable révolution de "The Low End Theory" se situe, comme son nom l'indique, dans les basses fréquences.
Le groupe, mené par le génie de la production Ali Shaheed Muhammad et la vision de Q-Tip, a fait un choix radical. Ils ont délaissé les échantillonnages (samples) complexes et chargés de leur premier album pour une approche plus minimaliste, plus organique.
Le squelette de l'album est construit autour de lignes de basse profondes, jazzy, souvent jouées à la contrebasse. Cette base rythmique, chaude et enveloppante, donne à l'album une cohésion et une atmosphère uniques. On ne se sent pas agressé par le son, on est invité à s'y lover.
Des titres comme "Jazz (We've Got)" ou "Buggin' Out" sont des exemples parfaits de cette alchimie. La batterie est sèche, percutante mais jamais envahissante, laissant toute la place à cette basse hypnotique et aux samples de cuivres feutrés. C'est une production d'une intelligence rare, qui privilégie l'espace et la subtilité à la démonstration de force.
Sur cette toile sonore impeccable, vient se poser le deuxième pilier de l'album : le flow. L'alchimie entre les deux MCs, Q-Tip et Phife Dawg, atteint ici son paroxysme. Leur dynamique est l'une des plus belles de toute l'histoire du rap. Q-Tip, le poète abstrait, avec sa voix nasillarde et son flow décontracté, pose des réflexions philosophiques et sociales. Phife Dawg, le "Funky Diabetic", est son contrepoint parfait : direct, incisif, drôle et impertinent. Il est le maître de la "punchline", celui qui ramène le propos sur le terrain, dans le concret.
Leur complémentarité éclate sur des morceaux comme l'immense classique "Check the Rhime". Leurs échanges en "questions-réponses" sont d'une fluidité déconcertante, on a l'impression d'assister à une conversation entre deux amis de longue date. Cette complicité rend les textes vivants, accessibles et profondément humains. Ils abordent des thèmes variés : les affres de l'industrie musicale ("Show Business"), les relations amoureuses, ou tout simplement la joie de faire de la musique.
L'album est également marqué par une collaboration qui est entrée dans la légende. Sur "Scenario", le dernier titre, le groupe invite les Leaders of the New School. C'est sur ce morceau qu'un jeune MC du nom de Busta Rhymes va livrer un couplet d'une énergie si féroce et charismatique qu'il lancera instantanément sa carrière solo. Ce titre est l'apothéose de l'album, une célébration explosive et collective de leur art.
Mais la plus grande force de "The Low End Theory" est aussi, paradoxalement, sa légère faiblesse. L'album est si cohérent dans son atmosphère sonore, si fidèle à sa palette jazz-rap minimaliste, qu'il peut, par moments, frôler une certaine monotonie pour une oreille non initiée. L'ambiance est majoritairement "cool", posée, mais manque parfois de véritables ruptures de ton ou de rythme. Et passé l'impact initial des premières pistes, certains morceaux au milieu de l'album peuvent sembler se fondre les uns dans les autres, portés par des structures et des tempos similaires.
Ce n'est pas un défaut de qualité, mais plutôt un manque de variété dynamique qui peut rendre l'écoute intégrale un peu moins captivante qu'elle ne pourrait l'être.
En conclusion, "The Low End Theory" reste une œuvre capitale, un disque d'une importance et d'une beauté rares. Et son influence sur le hip-hop, mais aussi sur le R&B et le neo-soul, est incommensurable.
Un 4 sur 5 pour un album qui a prouvé que le rap pouvait être sophistiqué, intelligent, musicalement riche et subtil sans perdre son essence.
4
Jun 12 2025
Apocalypse Dudes
Turbonegro
"Apocalypse Dudes", sorti en 1998 est considéré comme la pierre angulaire du "deathpunk" et l'œuvre maîtresse de Turbonegro. On peut donc s'attendre à une révélation, à une décharge d'adrénaline pure, à la quintessence d'un son unique. Pourtant, à la première écoute, lorsque l'on n'est pas déjà un converti, le sentiment qui prédomine n'est pas l'extase, mais une forme de confusion, voire de frustration. Car "Apocalypse Dudes", malgré son énergie indéniable, ne sait jamais vraiment sur quel pied danser, tiraillé sans cesse entre ses deux parents terribles : le punk et le metal.
Dès les premières notes de "The Age of Pamparius", le ton est donné. L'introduction grandiloquente, presque cinématographique, promet une épopée rock'n'roll. Puis le riff déboule, rapide, sale, incontestablement punk dans son urgence. On se dit que ça y est, la machine est lancée. Mais voilà que, quelques mesures plus tard, une guitare lead s'envole dans un solo mélodique, presque classic rock, qui semble tout droit sorti d'un album de KISS ou d'Alice Cooper. Le premier choc est là. Cette dualité, qui sera le fil rouge (ou plutôt la cicatrice) de tout l'album, s'installe d'emblée. L'énergie brute du punk est systématiquement sapée, ou du moins tempérée, par une grandiloquence metal qui lui est presque antinomique.
Ce conflit interne ronge l'album de l'intérieur. Prenez un titre comme "Selfdestructo Bust". Le tempo est frénétique, la voix de Hank von Helvete est à la limite de la rupture, la section rythmique martèle sans pitié. On est en plein territoire punk hardcore. C'est viscéral, direct. Mais l'embellie est de courte durée et la structure se complexifie, les riffs s'alourdissent, flirtant avec le hard rock des années 70, et les solos prolixtes et techniques viennent briser cette belle unité. On a l'impression d'écouter deux groupes différents qui se disputeraient la même bande magnétique. L'un veut tout détruire dans un élan de fureur nihiliste, l'autre veut construire des hymnes de stade avec des chœurs et des ponts harmoniques.
Cette schizophrénie musicale est le péché originel de l'œuvre. Quand l'album se veut punk, il sonne parfois comme une caricature, une version édulcorée et trop produite de ce que des groupes comme les Dead Kennedys ou Black Flag faisaient avec une authenticité plus crasseuse des années plus tôt. L'urgence est là, mais elle semble calculée, mise en scène. Et lorsque l'album bascule dans le metal, il tombe dans les clichés "guitar hero" qui peuvent paraître datés, voire ridicules.
Des morceaux comme "Rock Against Ass" ou "Prince of the Rodeo" illustrent parfaitement ce propos. Ils possèdent des riffs accrocheurs et une énergie communicative, c'est indéniable. Mais ils sont constamment entrecoupés de breaks, de changements de rythme et de solo qui cassent la dynamique. On sent l'ambition de créer quelque chose de plus grand, de plus théâtral que le punk traditionnel. On perçoit l'influence du glam rock, du rock de stade, dans cette volonté de spectacle. Mais cette ambition se fait au détriment de l'efficacité. Le punk tire sa force de sa simplicité et de sa radicalité. En voulant lui greffer la complexité et la suffisance du hard rock, Turbonegro crée un hybride instable qui perd sur les deux tableaux. Il n'a ni la pureté sauvage du premier, ni la maîtrise épique du second.
Certes, il serait malhonnête de ne pas reconnaître les qualités de l'album. La production est puissante, chaque instrument est à sa place, et Hank von Helvete est un frontman charismatique à la voix unique, capable de passer du cri écorché au chant théâtral. L'énergie qui se dégage de l'ensemble est réelle, et on imagine sans peine l'impact que ces titres peuvent avoir en concert. Il y a une volonté de ne pas se laisser enfermer dans une case, un désir de dynamiter les codes qui est, en soi, une démarche punk.
Mais l'intention ne fait pas tout. Pour un auditeur qui découvre Turbonegro avec ce disque, l'expérience est déroutante. On nous promet l'apocalypse, on obtient une querelle de famille. On nous vend le "deathpunk", on entend un groupe qui hésite. Loin d'être la révélation annoncée, "Apocalypse Dudes" apparaît comme un album de transition, l'œuvre d'un groupe qui a trouvé son image (le denim, le maquillage, la mythologie) avant d'avoir totalement solidifié son son. Pour ses fans, il est sans doute le son de la perfection. Pour un regard neuf, il est le son d'un compromis permanent, un album profondément bancal, qui, en voulant être tout à la fois, ne réussit pleinement à n'être ni complètement punk, ni complètement metal. Il est simplement, et c'est peut-être là sa seule véritable identité, complètement Turbonegro. Une proposition qui, manifestement, ne peut pas plaire à tout le monde.
Une note de 1 sur 5
1
Jun 13 2025
Surf's Up
The Beach Boys
Dans l'immense et complexe océan qu'est la discographie des Beach Boys, "Surf's Up", sorti en 1971, flotte comme une embarcation de fortune à la fois magnifique et précaire. Ce n'est ni le yacht luxueux et parfaitement agencé de "Pet Sounds", ni la planche de surf insouciante des débuts. C'est plutôt un radeau assemblé à la hâte, fait de planches sublimes et de débris flottants, portant en lui les espoirs et les fantômes d'un groupe en pleine crise existentielle. Tenter de le juger comme un tout cohérent est une entreprise vouée à l'échec. C'est précisément cette nature fragmentée, cette collection de fulgurances et de faux-pas, qui en fait une œuvre fascinante mais profondément imparfaite.
L'album est un champ de bataille stylistique où les différentes âmes du groupe s'affrontent et cohabitent difficilement. D'un côté, nous avons les vestiges du génie torturé de Brian Wilson, des trésors repêchés des abysses du projet "Smile". De l'autre, les contributions de plus en plus affirmées de son frère Carl, l'émergence d'une conscience écologique portée par Al Jardine et Mike Love, et les élans nostalgiques de Bruce Johnston. Cet assemblage hétéroclite donne l'impression d'écouter plusieurs mini-albums compilés en un seul, sans véritable fil conducteur pour les lier.
Le sommet absolu, la raison pour laquelle cet album restera à jamais dans les annales, est bien évidemment le morceau-titre, "Surf's Up". C'est une cathédrale sonore, un poème baroque et énigmatique mis en musique. Issu des sessions maudites de "Smile", ce titre est une symphonie de poche en trois mouvements, un voyage onirique porté par le piano mélancolique de Brian et les paroles surréalistes de Van Dyke Parks. L'entendre, c'est toucher du doigt ce que "Smile" aurait pu être : une œuvre d'une ambition et d'une beauté vertigineuses. La performance vocale de Carl Wilson sur la seconde partie, superposée à la démo originale de Brian, est un moment de grâce pure, un passage de flambeau symbolique et déchirant.
Dans la même veine de chef-d'œuvre introspectif, " 'Til I Die" est une autre perle noire signée Brian Wilson. C'est peut-être la chanson la plus désespérément belle et la plus honnête de toute sa carrière. Sur un lit d'orgues et de synthétiseurs Moog qui ondulent comme une marée funèbre, Brian contemple sa propre insignifiance face à l'immensité de l'univers. "I'm a cork on the ocean / Floating over the raging sea". Les paroles sont d'une simplicité désarmante, la musique est d'une complexité harmonique sidérante. C'est une plongée sans fard dans la dépression d'un homme, un moment d'art si pur et si vulnérable qu'il en devient presque inconfortable.
Face à ces monuments, les compositions de Carl Wilson, "Long Promised Road" et "Feel Flows", brillent d'un éclat différent mais tout aussi intense. Elles représentent l'avenir du groupe, une voie plus ancrée dans le rock progressif et psychédélique de l'époque. "Feel Flows", avec sa flûte envoûtante, son saxophone déchaîné et sa production aérienne, est une exploration psychédélique magistrale. "Long Promised Road" est un hymne à la résilience, une chanson pleine d'espoir qui montre un Carl Wilson au sommet de son art en tant que compositeur, chanteur et producteur. Ces deux titres sont la preuve que le groupe pouvait encore créer une musique pertinente et puissante, même sans la supervision constante de son génie aîné.
Hélas, c'est là que le radeau commence à prendre l'eau. Le reste de l'album peine à maintenir ce niveau d'excellence et accentue la sensation de patchwork. Le principal coupable est sans doute "Student Demonstration Time". Adaptation lourde et maladroite du "Riot in Cell Block Number 9" de Leiber et Stoller par un Mike Love en mode commentateur social, le morceau est un blues-rock bruyant et caricatural. Ses paroles politisées à la truelle et son énergie presque agressive détonnent complètement avec la subtilité et la mélancolie des titres de Brian. Le choc est brutal, et ce titre agit comme un véritable mur sonore au milieu de l'album.
Dans un registre différent, les chansons à thématique écologique, "Don't Go Near the Water" et "A Day in the Life of a Tree", sont bien intentionnées mais artistiquement inégales. La première, signée Jardine et Love, ouvre l'album sur une note presque enfantine, avec des paroles un peu simplistes sur la pollution de l'eau. L'harmonie vocale est certes magnifique, comme toujours, mais le propos manque de la profondeur poétique du reste de l'œuvre. Quant à "A Day in the Life of a Tree", chantée par le manager du groupe, Jack Rieley, c'est une curiosité. L'idée d'un arbre se lamentant sur son sort est audacieuse, presque théâtrale, mais la performance vocale, fragile et non professionnelle, la place dans une catégorie à part. C'est une expérimentation qui divise, ajoutant à l'étrangeté et au manque de cohésion de l'ensemble.
Enfin, il y a la magnifique ballade de Bruce Johnston, "Disney Girls (1957)". C'est une chanson parfaitement ciselée, une madeleine de Proust baignée d'une nostalgie douce-amère pour une Amérique idéalisée. La mélodie est somptueuse, les arrangements sont d'une grande finesse. Le problème ? Elle semble appartenir à un tout autre album, peut-être un disque solo de Johnston ou une comédie musicale de Broadway. Sa perfection même souligne les fractures du disque.
En conclusion, "Surf's Up" est une œuvre frustrante et attachante. C'est le journal de bord d'un groupe à la dérive, capable du meilleur comme du plus discutable. Il contient au moins deux des plus grandes chansons jamais écrites par Brian Wilson ("Surf's Up", " 'Til I Die") et deux des meilleures compositions de Carl Wilson ("Feel Flows", "Long Promised Road"). Pour ces quatre titres seuls, l'album mérite d'être écouté et chéri. Cependant, l'incapacité du groupe à trouver une direction artistique commune, les clashes stylistiques violents et la qualité inégale des autres morceaux l'empêchent de se hisser au rang de chef-d'œuvre unifié. C'est un album schizophrène, un instantané poignant d'un génie en lambeaux et d'un groupe qui apprend à survivre sans lui.
Un 3 sur 5 pour un trésor incomplet, un radeau magnifique qui nous laisse entrevoir le paradis tout en nous rappelant constamment la tempête.
3
Jun 16 2025
My Generation
The Who
En 1965, le paysage musical britannique est en pleine ébullition. Au milieu de la Beatlemania et de l'élégance bluesy des Rolling Stones, un quatuor londonien fait exploser les conventions avec une fureur et une arrogance jusqu'alors inédites. The Who, avec son premier album "My Generation", ne se contente pas de jouer de la musique ; il la pulvérise, la déchire et la jette à la figure d'une société qu'il ne comprend plus. Cet album est un cri primal du mouvement Mod et l'acte de naissance du proto-punk. Pourtant, malgré son importance historique capitale et son énergie volcanique, "My Generation" est un disque qu'il est plus facile d'admirer que d'aimer dans son intégralité.
Le génie, parlons-en. Il est concentré, presque entièrement, dans une poignée de titres qui ont à juste titre changé la face du rock. La chanson-titre, "My Generation", est un hymne, un manifeste. Dès les premières notes de basse ronflantes et prédatrices de John Entwistle, on sent que quelque chose de différent se passe. La guitare de Pete Townshend crache des accords puissants, la batterie de Keith Moon est un chaos contrôlé, une tempête de roulements et de cymbales fracassées. Et puis il y a la voix de Roger Daltrey. Ce bégaiement feint ("Why don't you all f-f-f-fade away") n'est pas un gimmick ; c'est le son de la frustration, de la colère d'une jeunesse qui ne trouve pas ses mots face à l'establishment. La phrase finale, "Hope I die before I get old", est d'une violence symbolique inouïe. Ce seul titre justifie l'existence de l'album et la place du groupe au panthéon du rock.
Dans la même veine, "The Kids Are Alright" offre une facette légèrement plus mélodique mais tout aussi affirmée de l'identité du groupe. C'est une célébration de la culture jeune, un instantané de la vie Mod où l'insouciance se mêle à un sentiment de communauté. La chanson est portée par des harmonies vocales qui montrent déjà la finesse d'écriture de Pete Townshend, capable de marier l'agressivité à une certaine forme de poésie pop. On peut également citer "A Legal Matter", où Pete Townshend prend le micro pour un titre rock'n'roll efficace qui aborde le thème du mariage avec une impertinence juvénile. Ces morceaux originaux sont la véritable force de l'album ; ils montrent un groupe qui a déjà une voix, un son et un message.
Cependant, là où le bât blesse, c'est dans la structure même de l'album. "My Generation" sonne comme une compilation de singles prometteurs et de reprises obligatoires. À l'époque, il était courant pour les groupes britanniques de rendre hommage à leurs héros du R&B américain, et The Who ne fait pas exception. Le problème est que leurs interprétations de James Brown ("I Don't Mind", "Please, Please, Please") manquent cruellement de l'âme et du groove de l'original. Si l'énergie est là, l'interprétation semble forcée, presque scolaire. On sent un groupe qui coche des cases, qui montre ses influences, mais qui perd au passage la singularité explosive de ses propres compositions. Ces reprises, bien qu'honorables, agissent comme des freins, diluant l'impact des morceaux originaux et donnant à l'ensemble un aspect de "remplissage".
Au-delà des reprises, certaines des compositions originales de Pete Townshend peinent à se hisser au niveau des classiques. Des titres comme "La-La-La-Lies" ou "The Good's Gone" sont de bons morceaux Mod, efficaces et énergiques, mais ils manquent de l'étincelle qui rend "My Generation" immortel. L'album oscille ainsi constamment entre le révolutionnaire et le conventionnel, créant une expérience d'écoute frustrante. On passe d'un sommet vertigineux à une vallée beaucoup plus ordinaire en l'espace de quelques minutes.
La production de Shel Talmy, si elle a le mérite de capturer la brutalité sonore du groupe, montre aussi ses limites. Le son est parfois mince, manquant de la profondeur et de la puissance que le groupe développera sur des albums ultérieurs comme "Who's Next". C'est le son d'un groupe enregistré à la va-vite, un document sonore brut qui privilégie l'instant à la perfection.
En conclusion, "My Generation" est un album paradoxal. C'est une œuvre essentielle, un passage obligé pour quiconque s'intéresse à l'histoire du rock. L'énergie brute, l'attitude provocatrice et l'innovation sonore (le solo de basse, la batterie frénétique, les prémices du feedback) sont indéniables. Mais en tant qu'album à écouter d'une traite, il souffre de ses faiblesses : une construction hétéroclite, des reprises peu inspirées et des compositions inégales. C'est le son d'un groupe qui a déjà trouvé sa fureur, mais pas encore sa pleine maturité artistique.
Un 3 sur 5 semble donc juste : un pour l'importance historique, un pour l'énergie pure et un pour le génie fulgurant de la chanson-titre. Les deux points manquants représentent l'incohérence et le remplissage qui empêchent ce premier essai d'être le chef-d'œuvre total qu'il aurait pu être.
3
Jun 17 2025
With The Beatles
Beatles
Novembre 1963, moins de huit mois après le coup d'éclat de "Please Please Me", The Beatles livrent leur deuxième album, "With The Beatles". Et par la même occasion, le Royaume-Uni et bientôt le monde entier sont saisis par une fièvre nouvelle : la Beatlemania.
L'album s'ouvre sur les chapeaux de roue avec "It Won't Be Long", une composition de Lennon-McCartney qui incarne tout ce qui fait le succès du groupe à ce moment-là : une énergie contagieuse, des harmonies vocales précises et ce fameux "yeah, yeah, yeah" qui devient leur signature. C'est direct, efficace et terriblement entraînant. Le principal atout de l'album réside dans cette vitalité. On sent quatre jeunes hommes au sommet de leur popularité, jouant avec une confiance et une fougue communicatives.
Le disque contient sans conteste l'une des plus belles pépites de leur début de carrière : "All My Loving". Cette chanson de Paul McCartney est une merveille de composition, bien plus sophistiquée que la plupart des morceaux pop de l'époque. La ligne de basse déambulatoire de Paul, la guitare rythmique effrénée de John et le solo impeccable de George en font un classique intemporel et le point culminant incontestable de l'album. Dans un registre plus sombre et introspectif, "Don't Bother Me" marque la toute première composition de George Harrison à figurer sur un album des Beatles. Bien qu'elle n'atteigne pas les sommets de ses futures contributions, elle témoigne d'une personnalité musicale en gestation et apporte une couleur bienvenue à l'ensemble.
Malgré tout, l'album manque dans l'ensemble d'homogénéité car sur quatorze titres, six sont des reprises de standards de la Motown et du rock 'n' roll. Si cet exercice était courant à l'époque et déjà présent sur le premier album, il donne ici une impression de remplissage, comme si le groupe, pris dans le tourbillon des tournées, n'avait pas eu le temps de composer suffisamment de nouveau matériel original.
Certes, certaines de ces reprises sont magistrales. La voix écorchée de John Lennon sur "Money (That's What I Want)" est à donner des frissons, concluant l'album avec une puissance viscérale. Sa performance sur "You Really Got a Hold on Me" est également poignante. De même, leur version de "Please Mister Postman" est pleine d'un entrain joyeux.
Néanmoins, d'autres reprises peinent à convaincre. "Till There Was You", ballade issue d'une comédie musicale, semble un peu mièvre et détonne avec l'énergie rock du reste du disque. "Devil in Her Heart" ou "Roll Over Beethoven" (chantée par George) sont sympathiques, mais n'apportent pas la plus-value ou la réinvention qu'on attendrait des Fab Four. Elles donnent l'impression que le groupe se contente de jouer des morceaux qu'ils aiment, sans forcément se les approprier complètement.
Même du côté des compositions originales, tout n'est pas au niveau de "All My Loving". Des titres comme "Little Child" ou "Hold Me Tight" (une ancienne chanson retravaillée) fonctionnent grâce à l'énergie du groupe mais manquent de la finesse et de l'inventivité qui caractériseront leurs futurs morceaux.
il faut prendre "With The Beatles" comme un album charnière, mais un album essentiel pour comprendre l'ascension fulgurante du groupe. Il a parfaitement rempli sa mission en 1963 : satisfaire l'appétit insatiable des fans avec une nouvelle dose d'énergie Beatles.
Cependant, l'album reste inégal. Pris en sandwich entre l'explosion brute de "Please Please Me" et le génie mélodique 100% original de "A Hard Day's Night" (sorti moins d'un an plus tard). C'est un album qui consolide un succès plus qu'il ne le réinvente.
Un 3 sur 5 pour un bon album, témoin de son temps, mais pas encore le grand disque des Beatles.
3
Jun 18 2025
Gasoline Alley
Rod Stewart
"Gasoline Alley", le deuxième album solo de Rod Stewart, sorti en 1970, est souvent éclipsé par son prédécesseur, "An Old Raincoat Won't Ever Let You Down", et son successeur, le monumental "Every Picture Tells a Story". Pourtant, cet opus offre un aperçu fascinant de l'artiste en pleine ascension, cherchant à consolider son identité musicale entre folk-rock introspectif et blues-rock rugueux.
Après une première écoute, je lui attribue une note de 2 sur 5. C'est un album qui a ses moments de brillance, mais qui souffre également de quelques longueurs et d'un manque de cohésion qui l'empêchent d'accéder à une bien meilleure note.
L'album s'ouvre avec la chanson-titre, "Gasoline Alley", une pièce acoustique douce-amère qui met immédiatement en avant la voix rocailleuse et pleine d'émotion de Rod Stewart. C'est une entrée en matière prometteuse, un parfait exemple de ce mélange de mélancolie et de sincérité qui caractérise ses meilleures œuvres. La présence des membres des Faces, en particulier Ron Wood à la guitare, est palpable et apporte une dynamique brute et authentique à l'ensemble. La version de "It's All Over Now" des Rolling Stones est une relecture énergique et passionnée, où Rod Stewart s'approprie le titre avec une aisance déconcertante. Sa capacité à transformer des reprises en des œuvres personnelles est déjà un de ses points forts, et cette piste en est la preuve éclatante.
Cependant, l'album ne maintient pas toujours ce niveau d'intensité. Des titres comme "Lady Day" ou "Diesel" sont solides, mais manquent parfois de l'étincelle ou du développement mélodique qui les rendraient vraiment mémorables. On sent que Rod Stewart et son équipe sont encore en train d'expérimenter, de tâtonner pour trouver le juste équilibre entre les ballades acoustiques et les morceaux plus rock. La production, bien que sincère, est parfois un peu trop brute, donnant l'impression que certaines pistes auraient pu bénéficier d'un polissage supplémentaire pour révéler leur plein potentiel.
Là où "Gasoline Alley" brille le plus, c'est dans sa capacité à capturer une certaine atmosphère, un sentiment de liberté et de rébellion juvénile. La voix de Rod Stewart, encore jeune et pleine de fougue, véhicule une authenticité rare. Il chante avec son cœur, sans fioritures, ce qui rend même les morceaux les plus simples attachants. La ballade folk "Jo's Lament" démontre la sensibilité et la vulnérabilité de l'artiste. C'est dans ces moments d'intimité que "Gasoline Alley" trouve sa véritable force.
En fin de compte, "Gasoline Alley" est un album honnête, parfois inégal, mais indispensable pour comprendre l'évolution de Rod Stewart. Il pose les jalons de ce qui allait devenir sa marque de fabrique : un mélange unique de rock, de folk, de blues et de soul, porté par une voix inoubliable. Ce n'est pas son chef-d'œuvre, mais c'est une étape cruciale dans sa discographie, offrant des aperçus précieux de l'artiste qu'il allait devenir. Un album à écouter pour ses moments de grâce et pour la promesse d'une carrière légendaire.
2
Jun 19 2025
Good Old Boys
Randy Newman
Randy Newman est un auteur-compositeur-interprète qui a su se forger une place à part dans le paysage musical américain. Souvent sarcastique, parfois cynique, mais toujours doté d'une tendresse sous-jacente, il est un observateur aiguisé de l'âme humaine et de ses contradictions. "Good Old Boys", sorti en 1974, est sans aucun doute l'un de ses chefs-d'oeuvre, un album conceptuel qui plonge au coeur du Sud des États-Unis.
Dès les premières notes de "Rednecks", le ton est donné. Randy Newman ne mâche pas ses mots pour dépeindre les préjugés et l'ignorance, mais il le fait avec une intelligence qui dépasse la simple caricature. On sent une volonté de comprendre, même les aspects les plus sombres de la mentalité sudiste, plutôt que de simplement juger. C'est cette ambiguïté, cette capacité à adopter le point de vue de ses personnages sans pour autant cautionner leurs actes, qui rend l'oeuvre de Newman si fascinante.
L'album est une succession de vignettes, de portraits dressés avec une précision chirurgicale. On y croise des figures emblématiques du Sud, du gouverneur Huey Long dans l'éponyme "Kingfish" à des personnages plus anonymes, mais tout aussi évocateurs. La musique, un mélange subtil de piano, d'orchestrations riches et de touches de blues et de country, sert parfaitement le propos. La voix de Randy Newman, si particulière, tantôt murmurante, tantôt moqueuse, est l'instrument central de cette exploration.
"Louisiana 1927", l'un des titres les plus célèbres de l'album, est une ballade poignante sur les inondations du Mississippi. Ici, la satire laisse place à une compassion sincère pour les victimes. C'est un moment de pure émotion, une preuve de la polyvalence de Randy Newman, capable de passer du rire jaune aux larmes en un clin d'oeil. Cette capacité à toucher le coeur, même en dépeignant des situations difficiles, est une force majeure de l'artiste.
L'orchestration est une composante essentielle de "Good Old Boys". Les arrangements sont souvent somptueux, ajoutant une dimension épique à certaines chansons. Le piano de Randy Newman, toujours présent, est le pilier autour duquel tout le reste s'articule. Il est le conteur principal, celui qui donne le rythme et l'ambiance à chaque histoire.
En résumé, "Good Old Boys" est un album majeur, un jalon dans la carrière de Randy Newman et dans la musique américaine en général. C'est une oeuvre courageuse, intelligente et profondément humaine. Sa capacité à mêler humour noir, satire sociale et émotion pure en fait un classique intemporel.
Un beau 3 sur 5.
3
Jun 20 2025
Dear Science
TV On The Radio
En 2008, alors que le monde oscillait entre une anxiété palpable et un optimisme prudent, TV on the Radio a livré "Dear Science", un album qui semblait être la bande-son parfaite pour une époque complexe. Arrivant après le succès critique de "Return to Cookie Mountain", un disque dense, angoissé et formidablement alambiqué, "Dear Science" a pris tout le monde par surprise. Il s'est présenté comme une version plus lumineuse, plus accessible et indéniablement plus dansante du groupe de Brooklyn. C'est une oeuvre d'une intelligence et d'une ambition folles, un chef-d'oeuvre de production qui regorge d'idées.
Pourtant, c'est précisément dans cette perfection quasi clinique que réside sa principale faiblesse. "Dear Science" est un album que l'on admire plus qu'on ne le ressent, une démonstration de savoir-faire qui, en polissant ses angles, a malencontreusement gommé une partie de l'âme brute et viscérale qui rendait le groupe si unique et essentiel.
Le premier contact avec l'album est pourtant euphorique. Le producteur et multi-instrumentiste Dave Sitek, véritable architecte sonore du groupe, y déploie une palette d'une richesse inouïe. Les guitares post-punk abrasives sont toujours là, mais elles sont désormais drapées dans des arrangements de cordes luxuriants, des cuivres explosifs et des lignes de basse funk qui invitent irrésistiblement au mouvement.
Le morceau d'ouverture, "Halfway Home", nous rappelle brièvement le chaos maîtrisé de leurs débuts avant que "Crying" et, surtout, "Dancing Choose" ne nous plongent dans une frénésie rythmique. Ce dernier est un tour de force, un rap frénétique et paranoïaque sur un beat irrésistible, prouvant que l'on peut faire danser les gens tout en dénonçant les maux de la société. Le single "Golden Age" est le point culminant de cette nouvelle formule : un hymne funk optimiste, porté par des cuivres éclatants et le chant charismatique de Tunde Adebimpe. C'est brillant, contagieux et incroyablement bien ficelé.
C'est là que le "mais" intervient. Si la "Science" du titre est évidente dans la précision chirurgicale des arrangements et la complexité des couches sonores, le "Dear" (le cher, l'intime) semble s'être perdu en chemin. "Return to Cookie Mountain" était un cri du coeur, une plongée dans les ténèbres intérieures et collectives. "Dear Science", lui, est un disque-cerveau. Il analyse, décortique et commente l'apocalypse avec une distance presque académique.
Les thèmes lyriques sont toujours aussi sombres – la guerre, le consumérisme, la dégradation de l'environnement, l'apathie politique – mais ils sont souvent servis sur des musiques si entraînantes et festives qu'un décalage se crée. La tension viscérale, ce sentiment de danger imminent qui parcourait leurs oeuvres précédentes, est ici désamorcée par la production elle-même. L'album est si parfaitement calibré, si lisse, qu'il lui manque cette rugosité, cette faille qui laisse passer l'émotion pure.
Des titres comme "Stork & Owl" ou "Red Dress" sont impeccablement construits, des exercices de style admirables, mais ils peinent à provoquer le frisson. Ils glissent sur l'auditeur sans véritablement l'agripper. On entend la virtuosité, on reconnaît le génie de la composition, mais la connexion émotionnelle reste fragile. On a l'impression d'observer une magnifique machine complexe plutôt que de partager une expérience humaine.
En fin de compte, "Dear Science" est un paradoxe fascinant. C'est l'album qui a offert à TV on the Radio son plus grand succès commercial et critique, et pour de bonnes raisons. C'est une oeuvre sophistiquée, audacieuse et en avance sur son temps. Cependant, en visant une forme de perfection pop-funk-art-rock, le groupe a sacrifié une part de son essence la plus précieuse : sa capacité à être imprévisible, dangereux et profondément touchant dans son imperfection.
C'est un album essentiel dans la discographie du groupe et un marqueur important du rock indépendant des années 2000. Il mérite une écoute attentive et un grand respect pour son ambition. Mais pour l'auditeur qui cherchait dans TV on the Radio une catharsis, un cri partagé face au chaos du monde, "Dear Science" offre une réponse trop polie, trop contrôlée. C'est un chef-d'oeuvre de l'intellect qui laisse un peu le coeur sur sa faim. Un excellent album, sans aucun doute, mais pas le chef-d'oeuvre bouleversant qu'il aurait pu être. Un beau 3 sur 5
3
Jun 23 2025
Never Mind The Bollocks, Here’s The Sex Pistols
Sex Pistols
Evaluer "Never Mind the Bollocks, Here's the Sex Pistols" est un exercice complexe, car il faut juger à la fois l'objet musical et le mythe qui l'entoure. Cet album est une déflagration, un cri de colère dont l'écho résonne encore aujourd'hui. Il incarne une rupture si brutale et si parfaite qu'il est difficile de ne pas y voir un chef-d'oeuvre. Pourtant, une question fondamentale vient écorner la légende, et si ce concentré de fureur anti-système n'était pas, au fond, une brillante supercherie ?
Il faut d'abord le dire sans détour : les Sex Pistols étaient un concept, un produit marketing d'une intelligence redoutable. Le groupe a été méticuleusement assemblé et stylisé par le manager Malcolm McLaren et la créatrice Vivienne Westwood, non pas dans un garage obscur, mais dans l'arrière-boutique de leur magasin de vêtements, "SEX". L'objectif était clair : utiliser la musique comme un véhicule pour promouvoir une esthétique, une marque, une attitude. Chaque vêtement déchiré, chaque épingle à nourrice, chaque provocation était un élément d'une campagne publicitaire vivante. Les membres du groupe étaient, en quelque sorte, les premiers mannequins d'une mode qui vendait la rébellion.
Cette origine pose une question philosophique fascinante. Comment un groupe, pur produit du système capitaliste qu'il prétend vouloir anéantir, peut-il être authentique dans sa démarche anarchiste ? C'est le paradoxe central des Sex Pistols. Ils chantaient "No future" tout en étant l'avenir d'une nouvelle forme de commerce culturel. Ils hurlaient leur haine de l'establishment tout en étant eux-mêmes une création de ce même esprit d'entreprise. Cette contradiction est la "faille" glorieuse de l'album qui le rend si passionnant.
Car une fois que l'on met de côté ce contexte, la musique, elle, est d'une authenticité viscérale indéniable. L'album est un bloc de granit sonore, une attaque en règle contre les sens. La guitare de Steve Jones n'est qu'un mur de riffs saturés, simples mais d'une efficacité monumentale. La section rythmique de Paul Cook et Jones (qui a enregistré la plupart des basses) est une machine de guerre qui avance sans jamais reculer. C'est le son de l'urgence, de la ville qui gronde, du béton qui se fissure.
Et au milieu de ce maelström, il y a la voix de Johnny Rotten et c'est là que la supercherie marketing de Malcolm McLaren lui échappe et devient quelque chose de bien réel. Car Johnny Rotten n'est pas un acteur, sa rage est palpable. Son chant nasillard et méprisant n'est pas feint. Lorsqu'il scande les paroles de "God Save the Queen" ou de "Anarchy in the UK", il ne se contente pas de réciter un texte ; il canalise le cynisme, le désespoir et le nihilisme de toute une génération de jeunes Britanniques laissés pour compte. Si le contenant (le groupe) était fabriqué, le contenu (la colère) était, lui, d'une pureté absolue.
C'est là toute la magie et l'ambiguïté de ce disque. Les chansons comme "Pretty Vacant", "Holidays in the Sun" ou "EMI" sont des brûlots d'une lucidité féroce, des commentaires sociaux au vitriol qui transcendent complètement leurs origines commerciales. Le message a fini par dévorer son propre support publicitaire. L'impact culturel des Sex Pistols a été si énorme qu'il a rendu la question de leurs motivations initiales presque secondaire. Ils ont peut-être commencé comme une publicité, mais ils ont fini comme une révolution.
En conclusion, "Never Mind the Bollocks" mérite amplement un 4 sur 5. C'est un album essentiel, une oeuvre d'art sonore dont la puissance brute reste intacte. Mais il porte en lui cette contradiction magnifique : être le plus célèbre produit anti-commercial jamais vendu. Faut-il y voir une imposture ? Ou le coup de génie ultime, la preuve que le système peut être retourné contre lui-même en utilisant ses propres armes ? Le débat reste ouvert, et c'est précisément ce qui fait de cet album bien plus qu'une simple collection de chansons punk. C'est une oeuvre complexe, un chef-d'oeuvre impur dont la pertinence et l'insolence continuent de nous interroger.
4
Jun 24 2025
The White Album
Beatles
Lorsqu'on aborde le double album éponyme des Beatles, universellement connu sous le nom d'« Album Blanc », on ne critique pas simplement un disque. On se plonge dans une chronique, un journal intime sonore de la plus grande formation musicale du XXe siècle au moment précis où les premières fissures commençaient à transformer un édifice monolithique en quatre projets solos cohabitant sous le même toit. C'est pour cette raison que l'album, à la fois génial et profondément frustrant, est l'incarnation même du paradoxe : un chef-d'œuvre inégal, un festin gargantuesque où les mets les plus fins sont servis à côté de plats bien moins inspirés.
Le meilleur de l'Album Blanc est tout simplement sublime et compte parmi les plus grandes réussites des Fab Four. Comment ne pas être ému par la beauté acoustique et la mélancolie poétique de "Blackbird" de McCartney, une pièce de guitare-voix d'une pureté cristalline ? Comment ne pas être subjugué par "While My Guitar Gently Weeps", la complainte déchirante de George Harrison, magnifiée par le solo de guitare non crédité mais légendaire d'Eric Clapton ? C'est sans doute l'une des plus belles chansons jamais écrites, point culminant de la carrière de son auteur.
John Lennon, de son côté, nous livre des fragments de son âme avec une honnêteté brutale. "Julia" est une berceuse poignante et onirique dédiée à sa mère, d'une vulnérabilité touchante. À l'opposé du spectre, "Happiness Is a Warm Gun" est un collage rock complexe et audacieux, tandis que "Yer Blues" est un cri de désespoir primal et saturé. Et que dire de "Helter Skelter" de McCartney, une explosion de fureur sonore qui, bien avant l'heure, posait les bases du hard rock et du metal ? Ces chansons, à elles seules, justifieraient l'existence de l'album. Elles montrent des musiciens au sommet de leur art créatif, explorant des territoires sonores avec une liberté inégalée. On y trouve aussi des pépites rock efficaces comme "Back in the U.S.S.R." ou la douceur intemporelle de "I Will".
Cependant, l'album souffre d'un manque criant de filtre. Le producteur George Martin lui-même avait suggéré de condenser le meilleur du matériel pour en faire un seul album exceptionnel. Les Beatles, alors au sommet de leur puissance et désireux d'affirmer leurs individualités, ont refusé. Le résultat est que pour chaque joyau, on trouve une ou deux pistes qui relèvent davantage de l'ébauche, de la plaisanterie de studio ou de l'expérimentation auto-indulgente.
"Wild Honey Pie" et "Why Don't We Do It in the Road?" sont des esquisses, des fragments qui auraient eu leur place sur une compilation de démos, mais qui cassent le rythme ici. "Ob-La-Di, Ob-La-Da", bien que charmante pour certains, est pour beaucoup d'autres un exemple de la mièvrerie parfois agaçante de McCartney. Mais la pièce qui divise le plus est sans conteste "Revolution 9". Ce collage sonore de huit minutes, conçu par Lennon et Yoko Ono, est une œuvre d'art conceptuel, un témoignage de l'avant-garde de l'époque. C'est une expérience audacieuse, certes, mais pour l'auditeur moyen, c'est une épreuve quasi-insurmontable qui occupe une place démesurée sur le disque.
C'est là que réside la nature unique de l'Album Blanc et sa principale faiblesse. Il ne sonne pas comme un album des Beatles, mais plutôt comme quatre mini-albums solos réunis. On entend Paul, John, George et même Ringo ("Don't Pass Me By", sa première composition solo) faire leurs propres choses, souvent en s'utilisant les uns les autres comme simples musiciens de session. Les tensions internes, la lassitude post-voyage en Inde et l'influence grandissante des partenaires personnels sont palpables.
En conclusion, l'Album Blanc est un monument fascinant mais bancal. Il est trop long, trop dispersé et manque de la cohésion magique qui caractérisait "Revolver" ou "Abbey Road". Lui attribuer une note parfaite serait ignorer ses défauts évidents. Cependant, le rejeter serait passer à côté de moments de génie absolu.
Car "tout le monde y trouve son compte"... Le fan de rock brut se délectera de "Helter Skelter", l'amateur de ballades acoustiques chérira "Blackbird", l'explorateur sonore analysera "Revolution 9", le mélomane trouvera son bonheur dans la complexité de "Happiness Is a Warm Gun". C'est un album à la carte, un immense buffet où l'on doit soi-même composer son assiette. C'est peut-être cela, sa plus grande force et sa définition la plus juste : un chaos génial, un trésor désordonné qui, près de soixante ans plus tard, continue de fasciner, de diviser et de révéler de nouveaux secrets à chaque écoute.
Au final, ce sera un 3/5 pour l'œuvre globale, mais un 5/5 pour les sommets qu'elle contient.
3
Jun 25 2025
The Rising
Bruce Springsteen
Publié presque un an après les attentats du 11 septembre 2001, The Rising de Bruce Springsteen n'est pas un album ordinaire. Il est une œuvre-monde, une réponse artistique et humaine à une tragédie nationale, un baume musical posé sur une plaie béante. Attendu comme le messie par une Amérique en deuil, le retour du Boss avec son fidèle E Street Band pour la première fois en près de vingt ans était chargé d'un poids symbolique immense. Et c'est précisément cette ambition, cette volonté de tout dire, de tout embrasser – la peine, la colère, la peur, l'espoir, la résilience – qui fait à la fois la grandeur et la faiblesse de ce disque.
Il faut le reconnaître sans détour : la cohérence thématique de The Rising est remarquable. L'album se déroule comme une chronique, un voyage émotionnel à travers les différentes étapes du deuil et de la reconstruction. Springsteen endosse son rôle de conscience de l'Amérique avec une sincérité désarmante. L'ouverture avec "Lonesome Day" donne le ton : un rock puissant, presque un hymne, qui reconnaît la solitude et la perte tout en appelant à se relever. La chanson-titre, "The Rising", est un chef-d'œuvre absolu, une montée en puissance gospel-rock qui évoque l'ascension héroïque d'un pompier dans les tours, se transformant en une métaphore de la résilience collective. C'est un de ces morceaux qui définissent une carrière et une époque.
Dans cette exploration des âmes meurtries, plusieurs autres chansons touchent au sublime. "You're Missing", ballade acoustique d'une sobriété déchirante, décrit le vide laissé par l'absent avec une justesse poignante. "My City of Ruins", écrite avant les attentats mais trouvant ici une résonance prophétique, est une prière laïque, un appel à la communion et à l'espoir qui prend aux tripes. Sur ces titres, et quelques autres comme "Into the Fire", Springsteen est au sommet de son art : il est le conteur, le prêcheur, le poète du quotidien magnifié par la tragédie. La production de Brendan O'Brien, ample et puissante, donne au E Street Band une envergure quasi symphonique, parfaite pour porter ces hymnes à bout de bras.
Et malgré que l'on frôle la perfection sur certains titres, deux mots résonnent. Longueur et remplissage. Et c'est là que le bât blesse. Car avec ses quinze titres et ses plus de 72 minutes, The Rising est un album éprouvant, non seulement par son sujet, mais aussi par sa durée. Springsteen, dans sa volonté de ne rien omettre, a étiré son propos au-delà du nécessaire. L'impact colossal des chansons maîtresses se retrouve malheureusement dilué par une série de morceaux qui peinent à maintenir le même niveau d'intensité et de pertinence.
Des titres comme "Let's Be Friends (Skin to Skin)" ou "The Fuse" semblent presque anecdotiques, cassant le souffle épique de l'ensemble. D'autres, comme "Countin' on a Miracle" ou "Worlds Apart", bien que thématiquement liés, n'ont ni la force mélodique ni l'urgence de leurs voisins. On a l'impression que le Boss a vidé tous ses carnets, refusant de faire le tri nécessaire que tout grand album exige. Ce sentiment de "remplissage" est frustrant, car il empêche The Rising d'accéder au statut d'un chef-d'œuvre absolu qu'il aurait pu/dû être. Un album de dix ou onze titres, recentré sur ses moments les plus forts, aurait été d'une puissance dévastatrice, un classique instantané.
En l'état, The Rising est une œuvre paradoxale. C'est un album essentiel, un document historique et un témoignage bouleversant de la capacité de l'art à donner du sens au chaos. Il contient certains des plus grands morceaux de la carrière de Bruce Springsteen. Mais en tant qu'album, écouté d'une traite, il souffre d'un manque de concision qui alourdit l'expérience. On le respecte infiniment pour son intention et pour ses sommets vertigineux, mais on ne peut s'empêcher de penser qu'un éditeur plus sévère aurait transformé cette fresque poignante, mais inégale, en un monument intemporel.
Au final ce sera une note de 3 sur 5
3
Jun 26 2025
The Downward Spiral
Nine Inch Nails
Sorti en 1994, "The Downward Spiral" est une oeuvre viscérale, un monument de rock industriel, une expérience totale, une plongée suffocante dans les abysses de la psyché humaine.
"The Downward Spiral" est un opéra conceptuel brutal qui nous narre la descente aux enfers d'un protagoniste qui, étape par étape, démantèle sa propre identité, sa foi, ses relations et finalement son humanité. Chaque morceau est une station de ce chemin de croix nihiliste. La production, réalisée en grande partie dans la tristement célèbre maison où Sharon Tate fut assassinée, est une entité à part entière. Trent Reznor, en architecte du chaos, superpose les couches de sons abrasifs, les rythmiques martiales, les dissonances métalliques et les mélodies synthétiques maladives pour créer un environnement sonore d'une richesse et d'une violence inouïes.
Dès les premières secondes de "Mr. Self Destruct", le ton est donné : une agression sonore et textuelle qui ne laissera aucun répit. S'ensuit une procession de titres devenus iconiques. "March of the Pigs" et son alternance schizophrénique entre couplets frénétiques et refrains au piano presque ironiques ; "Heresy", brûlot anti-religieux sur un beat martial et implacable ; et bien sûr, "Closer". Réduire ce titre à son refrain provocateur serait une erreur. C'est avant tout un cri de désespoir, une quête de connexion si intense qu'elle passe par l'avilissement, l'animalité comme seul moyen de sentir encore quelque chose.
La force de l'album réside dans cette cohérence absolue entre le fond et la forme. La musique n'illustre pas seulement le propos, elle est le propos. La distorsion crasseuse est la pourriture de l'âme, les rythmes syncopés sont les battements d'un cœur paniqué, les murmures spectraux sont les fantômes de la culpabilité. Le voyage se poursuit, de la fureur paranoïaque de "Reptile" à la cacophonie industrielle de la pièce-titre, pour s'achever sur l'un des plus grands miracles de l'album : "Hurt".
Après un tel déferlement de violence et de bruit, "Hurt" arrive comme une reddition. Une ballade crépusculaire, acoustique et fragile, où le protagoniste, au bout de sa spirale, contemple les ruines de son existence. La douleur n'est plus une arme tournée vers l'extérieur, mais une simple et terrible constatation. Que Johnny Cash, en fin de vie, ait choisi de reprendre cette chanson en dit long sur sa puissance universelle et sa pureté émotionnelle. C'est la conclusion parfaite à un voyage terrifiant.
"The Downward Spiral" est un excellent album mais il n'est pas le chef d'oeuvre que beaucoup attendent car la perfection de "The Downward Spiral" est aussi sa propre cage. Son excellence tient à sa nature hermétique, à son refus total de la lumière. C'est un voyage à sens unique, une exploration si complète et si dévouée à son sujet – la négation, la douleur, l'isolement – qu'elle en devient presque un exercice de style ultime. Un chef-d'œuvre, suggère au contraire une transcendance, une porte de sortie, même infime, ou une complexité émotionnelle qui dépasse son cadre initial. "The Downward Spiral" est un tunnel. Un tunnel magistralement construit, terrifiant et fascinant, mais dont on ne sort pas indemne, et dont on ne sort peut-être pas du tout.
L'album est une capsule temporelle parfaite du nihilisme des années 90, un monolithe noir, impénétrable et sans concession. Il est l'expression parfaite d'une seule et même trajectoire : la chute.
Pour son influence, pour sa production, pour sa cohérence implacable et pour l'honnêteté brutale de son propos, "The Downward Spiral" est un album absolument indispensable et mérite sans l'ombre d'un doute sa note de 5/5. C'est un classique, un point de référence, un rapport d'autopsie sublime et le documentaire parfait de l'effondrement.
5
Jun 27 2025
Shake Your Money Maker
The Black Crowes
En 1990, le paysage musical était pour le moins... contrasté. Le glam metal, permanenté et fardé, vivait ses dernières heures de gloire commerciale, tandis que dans l'ombre, le grunge de Seattle commençait à affûter ses guitares sales et ses angoisses existentielles. C'est dans ce grand écart stylistique qu'a déferlé une tornade venue de Géorgie : The Black Crowes, avec leur premier album, "Shake Your Money Maker". À l'époque, ce fut une véritable bouffée d'air frais, un retour aux sources salvateur qui semblait presque anachronique. Mais trente ans après, l'écoute révèle une œuvre au double visage, aussi foudroyante par moments qu'étrangement figée à d'autres.
Il est impossible de nier l'impact et la qualité fulgurante de certains titres qui ont porté cet album au sommet des charts. Le premier qui vient à l'esprit est bien évidemment leur reprise survoltée de "Hard to Handle" d'Otis Redding. C'est le morceau signature, celui qui a défini le groupe aux yeux du grand public. Et à juste titre. Le riff est d'une efficacité redoutable, la section rythmique chaloupe avec un groove irrésistible, et la voix de Chris Robinson, ce jeune loup éraillé et arrogant, explose de charisme. C'est un condensé de rock 'n' roll pur jus, une déclaration d'intention qui transpire l'énergie brute et la confiance.
Dans la même veine, "Jealous Again" est un classique instantané. Dès les premiers accords, on est en terrain connu, un territoire balisé par les Rolling Stones de la période "Exile on Main St." Ce n'est pas une critique, mais un constat. Le morceau est un hommage si parfait, si bien exécuté, qu'il en devient une pièce maîtresse. La guitare slide, le piano bastringue, les chœurs soul... tout y est.
Le troisième pilier de l'album, et peut-être le plus surprenant, est la ballade "She Talks to Angels". Ici, les Crowes lèvent le pied de l'accélérateur pour dévoiler une facette plus sensible, presque vulnérable. L'arpège de guitare acoustique est magnifique de simplicité et de mélancolie, et Chris Robinson y prouve qu'il n'est pas qu'un hurleur mais aussi un conteur capable d'insuffler une véritable émotion dans son chant. Ce morceau offre une respiration bienvenue et démontre une maturité d'écriture qui laissait présager le meilleur pour l'avenir.
Voilà pour les sommets. Et c'est là que le bât blesse. Car si ces deux ou trois morceaux sont des réussites incontestables, le reste de "Shake Your Money Maker" peine à maintenir ce niveau d'excellence et souffre d'un défaut majeur : son caractère profondément dérivatif et, par extension, une certaine prévisibilité.
Une fois l'effet de surprise passé, on réalise que l'album est moins une révolution qu'un formidable exercice de style, un pastiche amoureux du rock des années 70. Les influences sont si présentes qu'elles en deviennent parfois écrasantes. Les spectres des Faces, de Humble Pie, et bien sûr des Stones, planent sur chaque sillon. Des titres comme "Thick n' Thin" ou "Stare It Cold" sont certes énergiques, mais ils sonnent comme des faces B de leurs idoles. Ils possèdent le son, l'attitude, le "swagger", mais il leur manque l'étincelle, le refrain mémorable qui les ferait sortir du lot.
On a l'impression d'entendre un groupe de musiciens exceptionnels – et ils le sont, sans aucun doute – qui jouent une partition déjà écrite. Le talent est là, la technique est irréprochable, mais l'âme propre du groupe semble encore en gestation. Des morceaux comme "Could I've Been So Blind" ou "Sister Luck" suivent une formule bien rodée : un riff bluesy, un couplet enlevé, un refrain puissant. C'est efficace sur le moment, mais peu de choses restent en mémoire une fois l'album terminé. On se retrouve avec une collection de chansons qui, prises individuellement, fonctionnent comme du bon rock 'n' roll, mais qui, assemblées, donnent une impression de redite, de pilotage automatique.
Le son, si rafraîchissant en 1990, apparaît aujourd'hui comme une reconstitution quasi muséale. C'est un rock mis sous formol, parfaitement conservé, mais manquant de la folie et de la prise de risque qui caractérisaient ses modèles. On admire la performance, la virtuosité des frères Robinson, la solidité de la section rythmique, mais on cherche en vain la faille, l'aspérité, l'élément unique qui ferait de cet album plus qu'un simple hommage.
En conclusion, "Shake Your Money Maker" mérite amplement sa place dans l'histoire du rock. Il a eu le mérite de remettre au goût du jour un son authentique et organique à une époque qui en manquait cruellement. Il a révélé un groupe au potentiel immense et nous a offert une poignée de chansons devenues des hymnes immortels. Pour ces raisons, il est impossible de le détester. Cependant, en tant qu'œuvre complète, il s'avère inégal. C'est un album porté par trois locomotives surpuissantes qui tirent derrière elles une série de wagons bien construits mais relativement anonymes. C'est l'album d'un groupe qui a trouvé le costume parfait avant de trouver sa propre peau. Facile à admirer pour ses éclairs de génie, mais plus difficile à aimer dans sa totalité. Un solide 3 sur 5 : un début prometteur, essentiel pour ses singles, mais qui laisse une légère sensation d'inachevé.
3
Jun 30 2025
The Black Saint And The Sinner Lady
Charles Mingus
Enregistré en 1963 par le volcanique Charles Mingus, "The Black Saint and the Sinner Lady", est un ballet sans danseurs, une psychanalyse sans divan, un cri du coeur et de l'âme orchestré avec une précision de maître.
Charles Mingus a conçu "The Black Saint and the Sinner Lady", non pas comme une collection de morceaux, mais comme une suite continue, une seule et même pièce en six mouvements fluides et interconnectés. Il fusionne la ferveur du gospel, la sensualité du blues, la sophistication de la musique de chambre classique et, de manière saisissante, les couleurs ardentes du flamenco, incarnées par la guitare de Jay Berliner. Ce dernier n'est pas un simple soliste, il est le contrepoint, l'âme espagnole qui dialogue avec la fureur cuivrée du big band.
La structure de l'œuvre est un tour de force. Les thèmes apparaissent, se transforment, disparaissent pour mieux resurgir sous une autre forme. Les sections de cuivres dialoguent avec une puissance dramatique, les saxophones (portés par un Charlie Mariano impérial) pleurent et hurlent, tandis que la section rythmique, menée par la contrebasse tellurique de Charles Mingus et la batterie inventive de Dannie Richmond, est le moteur implacable de cette machine musicale complexe. L'album est une succession de climats, passant sans prévenir de la tendresse la plus désarmante à des explosions de colère chaotiques, d'une sensualité moite à une angoisse quasi palpable. C'est une musique incroyablement visuelle, qui évoque la passion, le conflit, la danse, la prière et la lutte intérieure. Les célèbres notes de pochette, rédigées par le psychologue de Mingus, le Dr. Edmund Pollock, ne font que confirmer cette dimension : nous assistons à une mise à nu, à l'exploration des dualités qui animent le compositeur – le "Saint" et le "Pécheur".
En conclusion, "The Black Saint and the Sinner Lady" reste l'un des sommets absolus de la musique du XXe siècle. L'album ne contient pas de "tube" facile, pas de mélodie que l'on fredonne distraitement, c'est une oeuvre dense, touffue, qui ne laisse que peu de répit à l'auditeur. Elle exige une écoute active, une concentration de tous les instants. Par moments, la superposition des couches sonores, la tension permanente et le flot ininterrompu d'idées peuvent devenir étouffants.
C'est un voyage exigeant et parfois ardu, mais dont la récompense est immense. Charles Mingus y a gravé son testament artistique, une oeuvre-monde d'une richesse inépuisable qui continue de fasciner, de dérouter et d'émouvoir plus de soixante ans après sa création. Ce n'est pas seulement un disque à écouter, c'est une expérience à vivre.
Un 3 sur 5
3
Jul 01 2025
Whatever People Say I Am, That's What I'm Not
Arctic Monkeys
En 2006, quatre jeunes de Sheffield, à peine sortis de l’adolescence, catapultaient sur la scène rock britannique un pavé d’une authenticité foudroyante. "Whatever People Say I Am, That's What I'm Not", le premier album des Artic Monkeys avec un son brut et sans fard d’une jeunesse désabusée mais vibrante.
Dès les premières mesures de "The View from the Afternoon", le ton est donné. Une batterie frénétique, des guitares qui lacèrent l'air de riffs acérés comme du verre brisé, et par-dessus tout, la voix d'Alex Turner, gouailleuse, précise, débitant à une vitesse folle des observations d'une acuité sidérante. C'est là que réside le premier coup de génie de l'album : sa capacité à capturer l'ordinaire pour le transformer en une poésie urbaine et électrique. Les sorties en boîte de nuit, les espoirs de séduction maladroits, les altercations évitées de justesse, les taxis de fin de soirée ; chaque morceau est un court-métrage, une tranche de vie de la classe ouvrière du nord de l’Angleterre, dépeinte avec un réalisme cru et une ironie mordante.
L'album est une décharge d'adrénaline quasi ininterrompue. Des hymnes générationnels comme "I Bet You Look Good on the Dancefloor" ou "Dancing Shoes" sont des invitations impossibles à refuser à une danse frénétique et cathartique. L'énergie est palpable, presque nerveuse. On sent l'urgence de ces jeunes musiciens qui, avant même d'être signés, avaient conquis leur public grâce à la diffusion virale de leurs démos sur Internet – un phénomène précurseur qui a redéfini les règles de l'industrie musicale. Cette ascension fulgurante, bâtie sur le bouche-à-oreille numérique, a insufflé à l'album une aura d'authenticité et de révolution. Les Arctic Monkeys n'étaient pas un produit marketing ; ils étaient la voix du peuple, amplifiée par la technologie.
Musicalement, l'influence du post-punk revival du début des années 2000 est évidente, avec des échos de The Strokes ou The Libertines. Cependant, les "Monkeys" y injectent une saveur typiquement britannique, un héritage qui remonte aux Kinks et aux Jam. Les structures sont directes, sans fioritures superflues. La basse de Andy Nicholson et la batterie de Matt Helders forment une section rythmique implacable, un moteur surpuissant qui ne faiblit jamais. Les guitares d'Alex Turner et de Jamie Cook s'entremêlent dans un dialogue constant, tantôt agressives, tantôt mélodiques, mais toujours au service de l'efficacité redoutable des compositions.
Le véritable trésor de "Whatever People Say I Am..." réside sans conteste dans les textes d'Alex Turner. Véritable chroniqueur social, il possède un don d'observation quasi littéraire. Avec un vocabulaire riche et un sens de la formule percutant, il croque les personnages et les situations avec une précision chirurgicale. Que ce soit l'hypocrisie des scènes de drague sur "Fake Tales of San Francisco" ou la tension palpable avant une bagarre dans "From the Ritz to the Rubble", Turner raconte des histoires universelles à travers le prisme de son expérience locale. Des titres plus mélancoliques comme "Mardy Bum", avec son analyse fine d'une dispute de couple, ou le poignant "A Certain Romance", qui jette un regard à la fois critique et affectueux sur sa propre culture, démontrent une maturité d'écriture sidérante pour un jeune homme d'à peine vingt ans.
L'album ne brille pas par sa complexité orchestrale ou sa diversité sonore mais il mérite une note de 5/5 car c'est un excellent premier album qui se vit autant qu'il s'écoute, un uppercut d'énergie et d'intelligence dont la pertinence reste totale. Un classique moderne, un disque essentiel qui a parfaitement rempli sa mission : définir le son d'une génération avec une honnêteté et une énergie qui forcent l'admiration. Un cri du cœur et des tripes qui mérite sa place au sommet.
5
Jul 02 2025
Queens of the Stone Age
Queens of the Stone Age
Sortir de l'ombre d'un groupe aussi mythique que Kyuss n'est pas une mince affaire. En 1998, lorsque Josh Homme dissout le monstre fondateur du stoner rock, le monde du rock lourd retient son souffle. Que pouvait-il bien advenir après avoir défini un genre tout entier, basé sur des amplis poussés à leur paroxysme, des riffs sabbathiques noyés dans la fuzz et l'immensité suffocante du désert californien ? La réponse est arrivée sous la forme d'un album sobrement intitulé "Queens of the Stone Age", une déclaration d'intention aussi déroutante que fascinante. Cet album fondateur est une oeuvre paradoxale : une machine de guerre rythmique d'une efficacité redoutable, dotée de mélodies hypnotiques, mais dont la précision quasi chirurgicale et la froideur calculée peuvent laisser l'auditeur à la lisière de l'expérience, admiratif mais pas entièrement conquis.
Il est impossible d'analyser ce premier opus sans le comparer à son prédécesseur spirituel. Là où Kyuss était organique, boueux, expansif et presque incontrôlable, "Queens of the Stone Age" est tout son contraire : sec, épuré, incroyablement focalisé. Josh Homme, désormais seul maître à bord (ou presque, avec le batteur Alfredo Hernández), semble avoir volontairement pris le contre-pied de son passé. Il abandonne la lourdeur sludgy pour un son qu'il qualifiera lui-même de "robot rock". Et l'image est parfaite. L'album sonne comme une mécanique bien huilée, un moteur V8 qui tourne à un régime constant, puissant mais sans les soubresauts sauvages de la fureur adolescente. C'est là que réside sa première grande force, la section rythmique.
La batterie d'Alfredo Hernández est un modèle du genre. Elle est à la fois puissante et incroyablement carrée, presque métronomique. Son jeu, influencé par le krautrock allemand de groupes comme Can ou Neu!, pose des fondations implacables sur lesquelles tout le reste peut se construire. Les lignes de basse, assurées en grande partie par Homme lui-même, ne sont pas en reste. Elles sont le ciment qui lie la batterie aux guitares, créant un groove monolithique, une pulsation qui vous prend aux tripes. Sur des titres comme "Regular John" qui ouvre l'album, ou "Walkin on the Sidewalks", cette synergie est palpable. Le squelette de chaque morceau est d'une solidité à toute épreuve. L'album est un monstre de groove, une leçon de rock'n'roll minimaliste et percutant.
Par-dessus cette fondation, Homme déploie son génie mélodique. Les riffs sont la seconde grande réussite de l'album. Ils sont simples, répétitifs, presque hypnotiques. Ils s'insinuent dans votre esprit et y restent, comme des mantras électriques. "If Only" ou "Avon" sont des exemples parfaits de cette science du riff efficace, qui ne cherche pas la complexité technique mais l'impact direct. La guitare, avec sa sonorité si particulière, moins grasse que chez Kyuss mais tout aussi reconnaissable, tisse des toiles mélodiques entêtantes. Même le chant de Homme, plus en retrait, presque aérien, fonctionne comme une couche mélodique supplémentaire qui flotte au-dessus du maelström instrumental.
Mais la perfection mécanique a un coût : l'émotion brute. L'album est brillant, mais il est froid. Sa production, volontairement sèche et compressée, renforce cette impression de distance. On admire la performance, la précision, l'intelligence de la construction, mais on peine à ressentir la vulnérabilité, la faille, l'étincelle de folie qui rend un album véritablement attachant. La répétition, qui est une force hypnotique, peut aussi devenir pour certains une barrière. Les morceaux se déroulent avec une logique implacable, mais ils semblent parfois manquer de ces aspérités, de ces accidents heureux qui font la chaleur d'un disque.
"You Can't Quit Me Baby", avec ses presque sept minutes, est emblématique de ce paradoxe. Le morceau est un tour de force de tension et de répétition, une longue montée en puissance qui peut soit vous transporter dans une transe, soit vous lasser par son caractère obsessionnel. C'est un album qui semble dire : "Voici mon groove. Prenez-le ou laissez-le." Il ne fait aucun effort pour séduire l'auditeur, il impose sa vision avec une confiance presque arrogante. Cette démarche, si elle est artistiquement respectable, peut légitimement laisser une partie du public sur le bas-côté, comprenant intellectuellement la démarche sans pour autant y adhérer viscéralement.
En conclusion, l'album "Queens of the Stone Age" n'est pas un disque qui cherche à plaire. Il impose sa vision avec une confiance absolue. C'est une oeuvre qui demande à être apprivoisée. Une fois que l'on a percé le secret de sa mécanique, on ne trouve pas un coeur froid, mais un moteur brûlant d'une intensité nouvelle. Ce n'était pas seulement la naissance d'un groupe, c'était l'invention d'un son. Un son qui, loin d'être une simple curiosité, allait profondément marquer les deux décennies suivantes. La note de 4 sur 5 lui rend justice : c'est un classique, un chef-d'oeuvre d'épure et de puissance hypnotique qui a su, avec le temps, prouver son caractère indispensable.
4
Jul 03 2025
When I Was Born For The 7th Time
Cornershop
Sorti en 1997, et alors que la scène musicale britannique était dominée par les guitares tapageuses d'Oasis et la pop astucieuse de Blur, Cornershop, mené par le charismatique Tjinder Singh, proposait avec "When I Was Born for the 7th Time" une voie radicalement différente. Une voie qui se veut comme une déclaration d'indépendance musicale, un carrefour foisonnant où l'Orient rencontre l'Occident, où l'indie rock flirte avec le funk, le hip-hop et les traditions musicales indiennes.
Si on ne devait retenir qu'un titre de cet album, ce serait bien évidemment le single monumental "Brimful of Asha". Cette chanson est un petit miracle de la pop. Dans sa version originale, c'est un morceau décontracté, presque nonchalant, une ode touchante à la culture populaire indienne et à son industrie cinématographique, citant les chanteurs de playback légendaires comme Lata Mangeshkar et Mohammed Rafi. La mélodie est simple, le rythme entraînant, et la chaleur qui s'en dégage est immédiate. Mais l'histoire de ce titre ne serait pas complète sans évoquer le remix de Norman Cook (Fatboy Slim), qui a transformé cette charmante chanson indie en un hymne planétaire. En accélérant le tempo et en y ajoutant une ligne de basse irrésistible, Cook a catapulté Cornershop au sommet des classements. "Brimful of Asha" est la porte d'entrée parfaite à l'univers du groupe et reste, à ce jour, l'un des morceaux les plus joyeux et fédérateurs de la décennie.
À côté de ce géant, l'album contient d'autres pépites qui confirment le talent du groupe. "Sleep on the Left Side" en est le meilleur exemple. Avec son riff de guitare entêtant et son rythme bondissant, c'est une chanson indie pop parfaite, infusée de cette saveur unique propre à Cornershop. Elle prouve que le groupe pouvait créer des tubes sans renier son identité. Dans un registre plus funk et décontracté, "Good Ships" séduit par sa ligne de basse groovy et son ambiance lounge. Ces deux ou trois titres sont le cœur battant de l'album, ceux qui justifient à eux seuls son écoute et qui démontrent une maîtrise évidente de l'écriture pop.
Là où l'album devient plus complexe à évaluer, c'est dans son exploration musicale tous azimuts. L'audace de Cornershop est louable. Qui d'autre aurait osé reprendre "Norwegian Wood" des Beatles en la chantant intégralement en pendjabi ? L'idée est brillante et le résultat, bien que déroutant pour certains, est une réappropriation culturelle fascinante. De même, la collaboration avec le poète de la Beat Generation Allen Ginsberg sur "When the Light Appairs Boy" est un moment suspendu, un spoken word étrange et planant sur un fond de cordes et de rythmes électroniques. Ces expérimentations témoignent d'un esprit curieux et sans frontières. Des titres comme "We're in Your Corner" ou "Funky Days Are Back Again" explorent différentes facettes du son du groupe, mêlant sitar, percussions dholki, et guitares avec une aisance déconcertante.
Cependant, cette profusion d'idées finit par créer un sentiment de dispersion. Si les grands singles sont des modèles de concision et d'efficacité, le reste de l'album peut parfois sembler manquer de direction. L'éclectisme, poussé à son paroxysme, frôle parfois l'éparpillement. Certains morceaux instrumentaux ou interludes semblent moins aboutis, comme des esquisses ou des idées qui n'auraient pas été menées à leur terme. L'écoute de l'album d'une seule traite peut s'avérer une expérience décousue, passant d'un tube pop à une expérimentation absconse, puis à un instrumental ambiant, sans véritable fil conducteur pour lier l'ensemble. Cette hétérogénéité, si elle est la marque de fabrique du groupe, empêche l'album d'atteindre le statut de chef-d'œuvre cohérent, à l'inverse d'autres classiques de l'époque.
Au final, "When I Was Born for the 7th Time" est un album à l'image de sa pochette : coloré, dense, et un peu chaotique. Il est porté par l'un des plus grands singles des années 90, "Brimful of Asha", et une poignée d'autres chansons excellentes qui démontrent le génie mélodique de Cornershop. Pour son ambition culturelle, pour sa fusion audacieuse des genres et pour son refus des conventions, il mérite le respect et l'admiration. Il capture parfaitement un moment où le multiculturalisme britannique trouvait une voix vibrante et intelligente dans la musique populaire. Toutefois, son manque de cohésion et ses quelques longueurs l'empêchent de figurer parmi les albums parfaits. C'est une oeuvre importante et profondément sympathique, un "bon album".
Un 3 sur 5 solide et mérité.
3
Jul 04 2025
Henry's Dream
Nick Cave & The Bad Seeds
Noter un album de Nick Cave & The Bad Seeds est souvent un exercice d'équilibriste. Le faire avec "Henry's Dream", sorti en 1992, l'est encore plus. Plantons le décor : nous sommes entre la grâce sombre et orchestrale de "The Good Son" (1990) et le monolithe de perfection qu'est "Let Love In" (1994). Dans cet intervalle se niche Henry's Dream, un disque fiévreux, narratif, et d'une puissance brute quasi inégalée.
"Henry's Dream" est avant tout un album d'histoires. Plus que jamais auparavant, Nick Cave endosse le rôle de conteur halluciné, de prêcheur sous amphétamines arpentant un sud des États-Unis fantasmé et crépusculaire. L'album s'ouvre sur "Papa Won't Leave You, Henry", une entrée en matière tellurique et menaçante. La tension est palpable, la batterie de Thomas Wydler martèle une marche funèbre tandis que la basse de Martyn P. Casey gronde comme un orage lointain. La voix de Cave, prophétique et démente, nous plonge sans ménagement dans un univers de violence familiale et de fuite en avant. Le ton est donné : ce voyage sera sans concession.
Cette exploration de la folie et de la violence atteint son paroxysme avec "I Had a Dream, Joe". C'est une chevauchée fantastique et meurtrière, un cauchemar éveillé où le rêve se confond avec une réalité sanglante. La performance du groupe est ici à son comble, une tempête sonore menée par les guitares stridentes et anguleuses de Blixa Bargeld et Mick Harvey. Le morceau est un tourbillon, une spirale de démence qui laisse l'auditeur exsangue et fasciné. C'est le cœur noir et battant de l'album, une pièce maîtresse de la mythologie "cave-ienne".
Pourtant, la controverse la plus célèbre de l'album ne réside pas dans ses textes, mais dans sa production. Enregistré sous la houlette de David Briggs, connu pour son travail brut et organique avec Neil Young, le son de "Henry's Dream" a été une source de profonde insatisfaction pour Nick Cave lui-même. Il a souvent déclaré que Briggs n'avait pas réussi à capturer l'énergie chaotique et la dynamique quasi télépathique du groupe en live. Cave trouvait le mix trop "propre", trop américain, lissant les aspérités qui faisaient l'essence des Bad Seeds. Cette frustration est palpable. On sent une puissance colossale, une bête sauvage en cage qui ne demande qu'à défoncer les barreaux.
Cependant, réduire "Henry's Dream" à cette frustration serait une erreur. Car même dans ce cadre sonore contesté, la splendeur éclate. Et elle éclate de la plus belle des manières avec "Straight to You". C'est l'un des plus beaux hymnes d'amour du répertoire de Cave. Sur une mélodie d'une évidence confondante, portée par un orgue majestueux, Cave offre une déclaration d'amour absolu face à un monde qui s'écroule. Les tours s'effondrent, les cieux brûlent, mais l'amour demeure le seul refuge, le seul point fixe. C'est une chanson d'une beauté et d'une sincérité désarmantes, un classique instantané qui prouve que même au cœur du chaos narratif, la lumière peut percer avec une force inouïe.
L'album regorge d'autres pépites. "Jack the Ripper" est un rock garage primal et sexuel, une explosion de fureur contenue. "Christina the Astonishing" est une ballade narrative et éthérée, un conte étrange et merveilleux qui offre une respiration bienvenue. "When I First Came to Town" renoue avec une veine plus folk et biblique, décrivant le parcours d'un étranger au destin tragique. Chaque titre est une pièce d'un puzzle complexe, un chapitre d'un livre sombre et envoûtant.
En conclusion, "Henry's Dream" est une œuvre essentielle, un pilier de la discographie de Nick Cave & The Bad Seeds. Son atmosphère unique, sa puissance narrative et la qualité exceptionnelle de ses compositions lui valent sans conteste une note de 5 sur 5. C'est un excellent, un immense album. Son statut "d'inférieur" à d'autres mastodontes de la discographie de Cave ne parle pas d'une quelconque faiblesse, mais témoigne plutôt de l'altitude stratosphérique à laquelle le groupe a évolué pendant des décennies. "Henry's Dream" est le rêve tourmenté d'un artiste au sommet de son art, un cauchemar magnifique dont on ne sort pas indemne, et c'est bien pour cela qu'on l'aime tant.
5
Jul 07 2025
Play
Moby
Sorti en 1999, "Play" le cinquième album studio de Richard Melville Hall, alias Moby, est est un monument, une pierre angulaire de la musique électronique qui a réussi le tour de force de s'infiltrer dans chaque recoin de la culture populaire. De la publicité au cinéma, en passant par les cafés et les salles d'attente, les mélodies de "Play" ont formé la bande-son officieuse de la fin des années 90 et du début des années 2000. Et vingt-cinq ans plus tard, l'album conserve une aura quasi mystique, un équilibre parfait entre l'expérimentation sonore et l'accessibilité universelle.
La première et la plus évidente des réussites de "Play" réside dans son concept sonore révolutionnaire. Moby ne se contente pas de créer des rythmes électroniques ; il agit en véritable archéologue musical. Le cœur de l'album bat au rythme de samples déterrés des enregistrements de terrain de l'ethnomusicologue Alan Lomax. Ces fragments de voix, capturés des décennies plus tôt, sont des chants de travail, des gospels profonds, des blues bruts et chargés d'une âme palpable. Moby prend ces reliques d'un passé américain rural et les confronte à la modernité froide et synthétique de ses propres compositions.
Et le résultat est stupéfiant.
L'ouverture de l'album, "Honey", est une déclaration d'intention. Le sample vocal de Bessie Jones, répétitif et hypnotique, s'enroule autour d'un breakbeat puissant et d'un riff de piano entêtant. La fusion est immédiate, organique. On n'écoute pas une simple juxtaposition, mais la naissance d'un son nouveau, un dialogue entre les époques. Ce procédé atteint son apogée sur des morceaux devenus iconiques. "Why Does My Heart Feel So Bad?", avec sa mélancolie poignante portée par la voix samplée de The Banks Brothers, est d'une beauté désarmante. La simplicité de l'arrangement, quelques accords de synthétiseur et une boîte à rythmes discrète, suffit à créer une atmosphère de tristesse universelle et de questionnement existentiel.
Puis vient "Natural Blues". Ici, la voix de Vera Hall, pleine de douleur et de résignation, est le centre de gravité d'un morceau qui vous saisit dès les premières secondes. Moby ne se contente pas de la poser sur une boucle ; il la sculpte, la découpe et la marie à une nappe de synthétiseur spectrale et à un rythme downtempo qui amplifie son pouvoir émotionnel. C'est peut-être le sommet de l'album, l'instant où la fusion entre le passé acoustique et le présent électronique atteint une symbiose parfaite, créant une oeuvre intemporelle.
Au-delà de ces chefs-d'œuvre de sampling, la grande force de Play est sa cohérence narrative et émotionnelle. L'album n'est pas une simple compilation de singles potentiels, mais un véritable voyage. Moby alterne avec une maestria déconcertante les moments d'euphorie et les plages de contemplation. Aux côtés des hymnes blues-techno, on trouve des instrumentaux d'une beauté cinématographique. "Porcelain" est sans doute le plus célèbre. Sa mélodie de piano délicate, ses cordes synthétiques aériennes et sa rythmique douce créent un sentiment de nostalgie douce-amère. C'est le son d'un souvenir, d'un matin calme, d'une introspection paisible. Le succès planétaire de ce titre, utilisé dans d'innombrables contextes, témoigne de sa capacité à évoquer une émotion pure, sans le filtre des mots.
Dans la même veine, "Everloving" ou "Guitar Flute & String" fonctionnent comme des respirations, des moments de pureté instrumentale qui lient les morceaux plus intenses entre eux. Cette structure confère à l'album une fluidité remarquable. On passe de l'énergie brute de "Bodyrock", un titre explosif construit autour d'un sample de rap old-school, à la quiétude de "Porcelain" sans jamais sentir de rupture. Chaque piste semble être à sa place, contribuant à un tout plus grand qu'elle. C'est cette science du séquençage qui élève Play au-dessus de la mêlée des albums de musique électronique de son temps.
Avec ses 18 titres et ses 63 minutes, Play est un album dense, riche, mais finalement épuisant. Si on l'écoute d'une seule traite, une certaine lassitude s'installe inévitablement dans son dernier tiers. Un "Play" ramené à 12 ou 13 pistes, centré sur ses moments les plus forts, aurait été un disque encore plus percutant. Cette longueur excessive donne l'impression que Moby, foisonnant d'idées, a voulu tout inclure, au risque de diluer légèrement la puissance de son propos.
En conclusion, "Play" reste une œuvre majeure, un album dont l'influence se fait encore sentir aujourd'hui. Son approche visionnaire du sampling, sa profondeur émotionnelle et sa capacité à créer des mélodies universelles en font un classique incontestable du XXe siècle. Les morceaux de bravoure qui le parsèment ("Natural Blues", "Porcelain", "Honey", "Why Does My Heart Feel So Bad?") sont des éclairs de génie pur qui justifient à eux seuls son statut culte. Il est la preuve qu'une musique perçue comme "froide" ou "synthétique" peut véhiculer une âme et une chaleur immenses.
Le 4 sur 5 que je lui attribue, n'est pas la marque d'un défaut majeur, mais la reconnaissance d'une seule faiblesse : son endurance. Il demande un investissement de la part de l'auditeur, une patience qui n'est pas toujours récompensée dans sa dernière partie. "Play" demeure une écoute essentielle, un témoignage brillant du talent d'un artiste qui, à l'aube du nouveau millénaire, a su faire dialoguer le passé et le futur pour créer la bande-son intemporelle du présent.
4
Jul 08 2025
Tusk
Fleetwood Mac
L'écoute de "Tusk" est une épreuve. Une véritable traversée du désert auditif car "Tusk" s'étire paresseusement sur près de 75 minutes, réparties sur vingt pistes inégales et souvent incompatibles. Et on sent à chaque instant que le groupe, ou plus précisément son guitariste Lindsey Buckingham, a eu les yeux plus gros que le ventre. Il n'y a pas assez de matière, pas assez de chansons réellement mémorables pour justifier une telle durée. Le résultat est un fourre-tout indigeste, où quelques rares pépites se retrouvent noyées dans un océan de remplissage et d'expérimentations sonores ratées. J'avoue avoir consulté la barre de progression de mon lecteur à de multiples reprises, priant pour que le calvaire s'achève, mais m'étant forcé à aller au bout pour la forme. Ce fut pénible.
Le principal coupable de ce naufrage artistique est sans conteste Lindsey Buckingham. Galvanisé par l'émergence du post-punk et de la new wave, le guitariste a voulu saborder la formule gagnante de Fleetwood Mac pour la réinventer à sa sauce : plus brute, plus étrange, plus "lo-fi". Sur le papier, l'intention est louable. Dans les faits, elle se traduit par une série de morceaux déconstruits, à la limite de la démo, qui sonnent comme les caprices d'un savant fou enfermé dans son laboratoire. Des titres comme "The Ledge", "Not That Funny" ou "I Know I'm Not Wrong" sont d'une pauvreté mélodique affligeante. Leurs rythmiques saccadées, leurs guitares stridentes et leurs productions volontairement dépouillées (on parle d'enregistrements faits dans une salle de bain) ne sont pas "audacieuses", elles sont tout simplement irritantes. Elles brisent toute la cohésion de l'album et créent une distance infranchissable avec l'auditeur. Même la chanson-titre, "Tusk", avec sa célèbre fanfare de l'USC, sonne plus comme une farce grandiloquente qu'un hymne tribal et puissant. C'est l'ego de Buckingham qui parle, pas le coeur du groupe.
Face à cette OPA artistique de leur guitariste, que reste-t-il des deux autres forces créatrices du groupe ? Stevie Nicks et Christine McVie semblent perdues, comme des invitées à une fête dont elles ne comprennent pas le thème. Certes, Stevie Nicks nous offre "Sara", probablement le seul chef-d'œuvre incontestable de l'album. Mais sa beauté même la fait paraître incongrue au milieu de ce chaos expérimental. C'est une oasis de grâce dans un marécage de bizarreries. Son autre grande contribution, "Sisters of the Moon", est un rock mystique plutôt réussi mais qui s'étire en longueur. Quant à Christine McVie, la reine de la pop-song parfaite, elle livre des titres comme "Over & Over" ou "Think About Me". Ce sont de jolies chansons, bien sûr, mais elles manquent cruellement de l'éclat et de l'impact de ses tubes passés. Elles sont agréables mais anecdotiques, comme si elles-mêmes n'osaient pas s'imposer, intimidées par l'ambiance générale.
Le problème fondamental de "Tusk", au-delà de sa longueur et de son manque de cohésion, est son absence d'âme. "Tusk" est un exercice de style, froid et cérébral. On assiste à une démonstration technique et à une prise de pouvoir stylistique. L'album est long et chiant car il ne parvient jamais à nous toucher. Il nous tient à distance, nous observe de haut, trop occupé à s'admirer lui-même pour daigner nous inviter dans son univers.
En conclusion, "Tusk" est un album de la démesure, du caprice et de la dissolution. En voulant à tout prix éviter de se répéter, Fleetwood Mac a produit une œuvre prétentieuse et éparpillée qui a aliéné une grande partie de son public et qui reste, des décennies plus tard, une curiosité pour les uns et une purge pour les autres. Pour celui qui n'a jamais vraiment accroché à l'univers du groupe, "Tusk" représente tout ce qui peut agacer : une autosatisfaction démesurée, une absence de direction claire et, au final, un ennui profond. La note de 1 sur 5 n'est pas une provocation, c'est la sanction méritée pour un mauvais album.
1
Jul 09 2025
Electric Music For The Mind And Body
Country Joe & The Fish
Plonger dans "Electric Music for the Mind and Body", le premier album de Country Joe & The Fish, c'est comme ouvrir une capsule temporelle directement issue de l'épicentre du "Summer of Love" de 1967. L'objet est fascinant, historiquement crucial et il suinte l'acide et la révolte par chaque sillon. C'est un document sonore, brut, audacieux et sans compromis de la contre-culture de San Francisco.
Pour comprendre cet album, il faut d'abord saisir son contexte. En 1967, le rock psychédélique n'en est qu'à ses balbutiements. Des groupes comme Jefferson Airplane ou Grateful Dead exploraient de nouvelles frontières sonores, mais Country Joe & The Fish y ajoutèrent une dimension politique frontale et acerbe qui leur était propre. Le nom même du groupe – une référence à Staline ("Country Joe") et à une citation de Mao Zedong sur le révolutionnaire se mouvant "comme un poisson dans l'eau" ("The Fish") – annonçait la couleur. Cet album n'était pas seulement une invitation au voyage psychédélique, c'était aussi un pamphlet anti-guerre du Vietnam, une critique virulente de la société américaine.
C'est dans cette audace que réside la première grande qualité de l'œuvre. Là où d'autres enrobaient leur message dans des métaphores florales, Country Joe McDonald le livrait avec une voix nasillarde et un sarcasme mordant.
Musicalement, l'album contient des pièces de bravoure qui justifient à elles seules son statut de classique. Le morceau le plus accessible et sans doute le plus brillant est "Not So Sweet Martha Lorraine". Avec son riff de guitare carillonnant, presque baroque, et sa structure pop psychédélique relativement concise, c'est un single parfait. Il capture l'essence du son de la côte Ouest tout en y injectant une étrangeté et une tension qui le rendent unique. C'est l'un de ces "bons morceaux" qui accrochent immédiatement l'oreille et démontrent le potentiel mélodique du groupe.
À l'autre bout du spectre se trouve "Section 43", la pièce maîtresse expérimentale de l'album. Cette longue suite instrumentale est une véritable plongée dans l'inconnu, un "trip" sonore qui emmène l'auditeur à travers des paysages changeants. Des guitares fuzz tourbillonnantes, un orgue fantomatique qui semble dialoguer avec des esprits, des changements de rythme abrupts... C'est l'incarnation même de "l'acid rock".
D'autres titres parviennent également à tirer leur épingle du jeu. "Flying High" est un rock plus direct et énergique, tandis que "Grace", hommage à Grace Slick de Jefferson Airplane, déploie une atmosphère plus planante et contemplative. Ces chansons montrent que le groupe, lorsqu'il canalise son énergie, est capable de produire des moments de pur génie psychédélique.
Malheureusement, pour chaque "Martha Lorraine", il y a un morceau qui semble s'étirer sans but, une jam session qui sonne plus comme une répétition enregistrée à la hâte qu'une composition achevée. L'expérimentation est une chose, mais elle frôle ici parfois l'auto-indulgence. Le groupe semble tellement épris de sa propre liberté qu'il en oublie parfois de construire une chanson.
Mais presque 60 ans après, le son si révolutionnaire à l'époque, devient un obstacle aujourd'hui. La production est brute, presque abrasive, et la voix de Joe McDonald, si distinctive et parfaite pour porter le message politique, devient lassante sur la durée. Son ton caustique et son timbre particulier manquent de la chaleur ou de la puissance mélodique d'autres chanteurs de l'époque.
Enfin, l'album souffre d'un certain manque de cohésion. Il oscille constamment entre le folk contestataire, le blues électrique, la pop psychédélique et les délires avant-gardistes. Si cette diversité est intéressante sur le papier, elle donne à l'ensemble une allure de compilation, de collection d'idées jetées sur bande, plutôt que d'un album au flux naturel et cohérent. On passe d'une ballade presque folk à une explosion de fuzz sans transition, ce qui rend l'écoute fragmentée et fatigante.
En conclusion, "Electric Music for the Mind and Body" est une œuvre paradoxale. C'est un pilier fondamental du rock psychédélique et un témoignage inestimable de l'effervescence politique et culturelle de 1967. Son influence est indéniable, et ses meilleurs moments sont absolument brillants, visionnaires et chargés d'une énergie brute qui a rarement été égalée. Pour tout historien du rock ou pour tout amateur de psychédélisme pur et dur, son écoute est indispensable.
Cependant, en tant qu'album à écouter pour le simple plaisir, il révèle ses faiblesses. Son caractère décousu, la nature parfois datée de ses expérimentations les moins réussies et son son globalement rêche en font une expérience exigeante et inégale. On en ressort avec une immense admiration pour l'audace et la vision du groupe, mais sans avoir été totalement transporté du début à la fin. Il y a de l'or dans ces sillons, mais il faut accepter de tamiser beaucoup de sable pour le trouver. C'est un album que l'on est content d'avoir exploré, un chapitre essentiel de l'histoire de la musique, mais pas nécessairement celui que l'on remettra sur la platine tous les jours. Un solide, mais frustrant, 3 sur 5.
3
Jul 10 2025
Ramones
Ramones
En 1976, le paysage musical est une fresque complexe. Le rock progressif étale ses épopées de vingt minutes, le hard rock remplit des stades avec des solos de guitare interminables et le disco commence à imposer son hégémonie scintillante. C'est dans ce contexte de grandeur qu'un pavé est jeté dans la mare. Un pavé brut, sale, et d'une simplicité désarmante : le premier album des Ramones.
Evaluer cet album aujourd'hui est un exercice périlleux, qui impose de jongler entre sa révérence historique quasi-sacrée et une écoute objective, près de cinquante ans après sa sortie. Car si "Ramones" est sans l'ombre d'un doute l'un des disques les plus importants de l'histoire du rock, il n'est pas, en tant qu'oeuvre complète, un chef-d'oeuvre sans failles.
Ce qui frappe instantanément, dès les premières secondes de "Blitzkrieg Bop", c'est l'urgence. Le fameux "Hey! Ho! Let's Go!" n'est pas une simple invitation, c'est un cri de guerre scandé à toute vitesse. Tout est là : la guitare de Johnny Ramone, un mur de son saturé construit sur trois accords martelés en downstroke ; la basse de Dee Dee, simple, rapide, qui suit la rythmique sans jamais chercher à s'en échapper ; la batterie de Tommy, métronomique et frénétique ; et la voix de Joey, nasillarde, à la fois détachée et juvénile, qui raconte des histoires d'ennui adolescent, de violence cartoonesque et de désirs frustes.
Cet album balaie d'un revers de main la virtuosité, la complexité harmonique et les ambitions poétiques du rock de l'époque. Les chansons sont courtes, dépassant rarement les deux minutes trente. Les structures sont réduites à leur plus simple expression : couplet-refrain-couplet-refrain. Pas de solo de guitare alambiqué, pas de pont atmosphérique, pas de fioritures. C'est du rock'n'roll primitif, distillé jusqu'à son essence la plus pure et injecté d'une dose massive d'amphétamines.
Des titres comme "Beat on the Brat", "Judy Is a Punk" ou "Now I Wanna Sniff Some Glue" sont des instantanés d'une jeunesse américaine désoeuvrée, filmée sans filtre et avec un humour noir décapant. La production, signée Craig Leon et Tommy Ramone, est à l'image de la musique : brute de décoffrage. Le son est sec, direct, sans la réverbération et le polissage qui dominaient les productions de l'époque. C'est le son d'un groupe qui joue dans un garage, et c'est précisément ce qui fait sa force et son authenticité.
Pour cette audace, pour avoir créé à lui seul le plan directeur de ce qui allait devenir le punk rock et avoir influencé des milliers de groupes, de The Clash aux Sex Pistols jusqu'à Green Day et au-delà, cet album mérite une place au panthéon car il est le point zéro, le Big Bang Punk.
Une fois l'impact historique mis de côté, l'écoute intégrale de "Ramones" révèle sa plus grande faiblesse : sa redondance. La formule, si révolutionnaire soit-elle, est appliquée avec une rigueur quasi dogmatique sur les quatorze titres de l'album. Le tempo est presque constamment ultra-rapide, les structures rythmiques varient peu, et le mur de guitares de Johnny, bien qu'efficace, devient monolithique sur la durée.
Passé le choc des premiers morceaux, une certaine lassitude s'installe. Les chansons, prises individuellement, sont pour la plupart excellentes. "I Wanna Be Your Boyfriend" est une pépite de pop bubblegum sous une couche de cuir noir, une démonstration touchante de leur sensibilité mélodique. "53rd & 3rd" offre une incursion plus sombre et personnelle dans le passé de Dee Dee. Mais enchaînées les unes après les autres, elles peinent à se distinguer. L'album fonctionne moins comme un voyage avec des reliefs et des dynamiques variées que comme un sprint continu.
Là où un "Never Mind the Bollocks" des Sex Pistols, pourtant tout aussi punk, parvenait à varier les atmosphères et les riffs, "Ramones" reste obstinément fidèle à son propre cahier des charges. Cette uniformité est à la fois sa force conceptuelle et sa faiblesse musicale.
Au final, écouter l'album "Ramones" est une expérience éprouvante. C'est un disque qu'on admire pour son courage et son influence, une collection de singles fantastiques, mais qui, en tant qu'album de 30 minutes, peut paradoxalement sembler long.
"Ramones" est un album 5 étoiles pour son importance historique et un album 3 étoiles pour son expérience d'écoute globale. Il est indispensable à toute discothèque rock qui se respecte, ne serait-ce que pour comprendre d'où vient une immense partie de la musique des cinquante dernières années.
3
Jul 11 2025
At Fillmore East
The Allman Brothers Band
Chef d'oeuvre unanimement reconnu comme tel. Un 5/5 indiscutable pour la quasi-totalité de la presse musicale et des amateurs de rock. Monument du rock sudiste, bible de l'improvisation en concert, témoignage brut d'un groupe au sommet absolu de son art.
"At Fillmore East" du Allman Brothers Band est-il réellement l'album parfait que l'on essaye de me vendre ?
Commençons par ce qui rend cet album immortel, ce qui constitue son socle inattaquable. La première chose qui frappe, et qui frappera toujours, est le niveau de maîtrise instrumentale. C'est tout simplement sidérant. Nous sommes en présence de six musiciens qui ne jouent pas seulement ensemble, mais qui respirent ensemble.
Il y a bien sûr Duane Allman. Son jeu de guitare slide est d'un autre monde. Chaque note est empreinte d'une âme profonde, d'un blues ancestral qui semble couler dans ses veines. Il ne joue pas de la guitare, il la fait chanter, pleurer, hurler.
À ses côtés, Dickey Betts n'est pas un simple second guitariste. Il est son alter ego, son contrepoint mélodique. Là où Duane est feu et fureur, Betts est finesse et lyrisme. Leurs duels et leurs harmonies sont des moments de pure grâce, une conversation télépathique qui a défini le son du groupe.
Puis vient la voix de Gregg Allman. Une voix rocailleuse, usée par le bourbon et la vie, mais chargée d'une soul et d'une sincérité désarmantes. Son orgue Hammond ajoute une couche de chaleur et de gospel qui ancre la musique dans la terre du Sud des États-Unis.
Et que dire de cette section rythmique ? La paire de batteurs, Butch Trucks et Jay Johanny Johanson, est une locomotive surpuissante, un mur de son mouvant et complexe. Berry Oakley, à la basse, n'est pas en reste, avec un jeu inventif et mélodique qui est bien plus qu'un simple soutien.
Les premiers titres de l'album sont d'ailleurs la preuve irréfutable de cette alchimie. "Statesboro Blues" est une entrée en matière parfaite : concise, énergique, une démonstration de force qui met tout le monde d'accord en moins de cinq minutes. "Done Somebody Wrong" continue sur cette lancée avec une efficacité redoutable. Ce sont des standards de blues joués avec une passion et une virtuosité qui les transcendent.
C'est après que les choses se compliquent.
Le coeur de "At Fillmore East", ce qui a forgé sa légende, ce sont ses longues improvisations, ses jams qui s'étirent à n'en plus finir. Et c'est précisément là que le bât blesse pour l'auditeur d'aujourd'hui qui n'est pas un musicien ou un aficionado absolu de l'improvisation.
Prenons "In Memory of Elizabeth Reed". Ce morceau instrumental de 13 minutes est magnifique, c'est indéniable. Ses harmonies jazzy, sa construction progressive sont un régal. On sent le groupe prendre son envol, explorer des territoires musicaux audacieux. C'est le début de l'étirement, un étirement encore maîtrisé et pertinent.
Mais le péché d'orgueil, le basculement de la virtuosité vers la démonstration technique, se trouve sur la deuxième partie de l'album.
"You Don't Love Me" dure plus de 19 minutes. Dix-neuf minutes. Le morceau commence fort, avec un riff puissant et une énergie communicative. Les premiers solos sont brillants. Mais rapidement, on se perd. Le groupe se lance dans des digressions qui semblent interminables. On assiste à des passages où la tension retombe, où les musiciens semblent se chercher, où l'auditeur décroche. Il y a des éclairs de génie, bien sûr, un solo fulgurant de Duane, un groove de basse qui nous rattrape. Mais ces éclairs sont perdus dans une mer de notes qui tournent parfois à vide. Le propos se dilue. La chanson, l'émotion initiale, disparaît au profit d'une performance.
Le cas de "Whipping Post" est encore plus emblématique. Vingt-trois minutes. La composition originale est un chef-d'oeuvre de tension et de drame. Les premières minutes de la version live sont électrisantes. La souffrance dans la voix de Gregg Allman est palpable. Mais peut-on raisonnablement maintenir une telle tension pendant plus de vingt minutes ? La réponse est non. Le morceau devient un marathon. Un marathon pour les musiciens, mais aussi pour celui qui écoute. Passé un certain point, l'admiration pour la performance technique prend le pas sur le plaisir musical. On écoute en se disant "c'est incroyable ce qu'ils font", plutôt que de simplement ressentir la musique. La frontière entre l'art et l'exploit sportif est franchie.
C'est là le coeur de ma critique et la justification du 2 sur 5. "At Fillmore East" est l'enregistrement d'un groupe qui se fait plaisir, qui repousse ses propres limites, et c'est fantastique pour eux et pour l'histoire. Mais pour l'auditeur, l'expérience s'avére frustrante car l'album n'arrive pas à trouver un équilibre parfait entre la forme et le fond, entre la technique et l'émotion, entre la liberté de l'artiste et le respect de l'auditeur.
En conclusion, cet album n'est pas le chef d'oeuvre que l'on a essayé de me/vous vendre comme tel. Il contient certains des moments les plus exaltants de l'histoire du rock. Le talent pur qui s'en dégage est incontestable et continue d'influencer des générations de musiciens.
Cependant, ses longueurs et son penchant pour la démonstration technique au détriment de la structure des chansons l'empêchent d'être une oeuvre aboutie et agréable. C'est un album de musiciens pour les musiciens. Un album qu'il faut avoir écouté au moins une fois dans sa vie pour comprendre l'ampleur du phénomène Allman Brothers Band, mais ce n'est pas un album que l'on aura envie de réécouter.
Au final, ce sera un 2 sur 5 pour un album loin d'être parfait.
2
Jul 14 2025
Disraeli Gears
Cream
En 1967, le monde de la musique est en pleine ébullition. Le "Summer of Love" bat son plein, et la pop music, jusqu'alors formatée, explose en un kaléidoscope de sons, de couleurs et d'expérimentations. C'est dans ce contexte effervescent que Cream, le premier "supergroupe" de l'histoire, composé du dieu de la guitare Eric Clapton, du bassiste-chanteur virtuose Jack Bruce et du batteur phénoménal Ginger Baker, lance son deuxième album : "Disraeli Gears".
La première force de cet album iconique du rock psychédélique et du blues-rock est sans conteste le groupe Cream. Bien plus qu'un simple groupe, Cream est la convergence de trois monstres sacrés. La guitare d'Eric Clapton, fraîchement sorti des Yardbirds et de John Mayall's Bluesbreakers, atteint ici un niveau de fluidité, d'invention et de sonorité (son fameux "woman tone") qui justifie à lui seul son surnom de "God". Les solos sur "Strange Brew" ou "Tales of Brave Ulysses" sont des leçons de guitare électrique, où le blues le plus pur est distordu, accéléré et envoyé en orbite dans la stratosphère psychédélique.
À ses côtés, Jack Bruce n'est pas en reste. Sa basse, loin de se contenter d'un rôle rythmique, est un second instrument soliste. Elle dialogue, contrepointe, et mène la danse avec une agilité et une complexité mélodique rares. Son jeu sur "Sunshine of Your Love" est aussi mémorable que le riff de guitare lui-même. Ajoutons à cela sa voix, puissante et haut perchée, qui porte la plupart des morceaux avec une intensité dramatique. Enfin, Ginger Baker, avec ses influences jazz et ses polyrythmies complexes, est le moteur imprévisible et surpuissant de la machine. L'écoute de "We're Going Wrong" est une démonstration de sa capacité à construire une tension presque insoutenable par la seule force de ses fûts.
La deuxième force de l'album réside dans ses singles, devenus des hymnes intemporels. "Sunshine of Your Love" est sans doute le pinacle de l'album et de la carrière du groupe. Construit sur un riff d'une simplicité et d'une efficacité redoutables, le morceau est une fusion parfaite entre le blues lourd, la pop et le hard rock naissant. C'est un classique absolu, une de ces rares chansons qui définissent une époque. "Strange Brew" est une autre réussite majeure, une relecture intelligente d'un standard de blues transformé en un tube psychédélique accrocheur. "Tales of Brave Ulysses", avec son utilisation pionnière de la pédale wah-wah par Clapton et ses paroles oniriques signées Martin Sharp, capture l'essence même de l'aventure psychédélique. Ces trois titres, à eux seuls, assurent à "Disraeli Gears" sa place au panthéon du rock.
Mais une fois passés ces monuments, l'album perd cruellement en consistance et "Disraeli Gears" est l'exemple parfait de l'album dont les singles sont si puissants qu'ils éclipsent un contenu de remplissage bien plus faible. Des morceaux comme "World of Pain" ou "Dance the Night Away" semblent bien pâles en comparaison. Leurs mélodies sont moins mémorables, leurs structures plus convenues, et ils sonnent comme des tentatives un peu forcées de coller à l'esthétique "flower power" de l'époque, sans la conviction des meilleurs titres.
Mais le principal défaut de l'album reste son caractère daté. Si l'expérimentation est au cœur du projet, elle n'a pas toujours bien vieilli. Les paroles, souvent écrites par le poète Pete Brown, oscillent entre le surréalisme brillant et le charabia psychédélique un peu ridicule. Le titre "SWLABR" (acronyme pour "She Walks Like A Bearded Rainbow") en est un exemple criant : malgré un riff puissant, les paroles sont si ancrées dans une imagerie '67 qu'elles peuvent prêter à sourire aujourd'hui. De même, la production de Felix Pappalardi, bien que colorée et innovante pour l'époque, souffre des tics de son temps. Le mixage stéréo est souvent extrême et déséquilibré, avec des instruments cantonnés à un seul canal, ce qui peut rendre l'écoute au casque déroutante.
Pire encore, l'album est plombé par des choix artistiques qui brisent complètement sa cohésion. "Blue Condition", une ballade chantée par Ginger Baker, est anecdotique et détonne par sa simplicité presque naïve au milieu des déflagrations soniques du reste de l'album. Mais le point le plus bas est sans conteste "Mother's Lament". Ce morceau final, une sorte de comptine de music-hall britannique enregistrée à la va-vite, est tout simplement incongru. Il sonne comme une blague de fin de soirée qui n'a pas sa place sur un album de rock. Terminer un disque aussi important sur une note aussi triviale est une erreur de jugement qui laisse l'auditeur perplexe et affaiblit l'impact global de l'œuvre.
En conclusion, "Disraeli Gears" est un véritable paradoxe. C'est un album schizophrène, capable du meilleur comme du plus dispensable. Il contient des morceaux qui ont changé la face du rock et défini le son d'une génération. La virtuosité du trio est indéniable et, par moments, à couper le souffle. Mais en tant qu'album, en tant qu'expérience d'écoute cohérente du début à la fin, il échoue à maintenir le niveau d'excellence de ses meilleurs moments. C'est un document historique crucial, une explosion de créativité fulgurante, mais aussi une collection de chansons inégales, dont certaines ont mal traversé les décennies.
Au final ce sera une note de 3 sur 5 qui rend hommage aux pics de génie absolu ("Sunshine of Your Love", "Strange Brew") mais qui reconnaît aussi les creux, les passages datés et les fautes de goût de ce classique essentiel.
3
Jul 15 2025
Sea Change
Beck
En 2002, Beck Hansen, le kaléidoscope musical, l'architecte sonore imprévisible qui nous avait habitués à des collages exubérants et des hymnes ironiques, mettait au monde "Sea Change". Oubliées, les excentricités de "Midnite Vultures" ou les expérimentations débridées de "Odelay" car cet album offre une plongée abyssale dans les eaux glacées du chagrin d'amour.
La clef de voûte de "Sea Change" est la fin d'une relation de longue date et chaque note, chaque mot, chaque silence est imprégné d'une mélancolie poignante. Là où l'artiste se cachait auparavant derrière des personnages et des couches de sarcasme, il se met ici à nu, offrant à l'auditeur une vulnérabilité quasi inédite dans son parcours. Cette mise à nu est la force principale de l'album, mais peut-être aussi sa seule petite faiblesse : l'uniformité du ton, cette tristesse omniprésente qui peut rendre l'écoute exigeante, voire éprouvante si l'on n'est pas dans les dispositions adéquates.
La production, assurée par le génial Nigel Godrich (connu pour son travail avec Radiohead), est un écrin somptueux pour cette collection de complaintes. Le son est ample, organique et d'une clarté cristalline. Godrich a su créer un espace sonore où chaque instrument respire, où la voix de Beck, plus grave et profonde que jamais, peut se déployer sans fard. L'instrumentation délaisse les samples et les boîtes à rythmes pour un retour aux sources folk et acoustiques. Les guitares, qu'elles soient sèches ou électriques, dessinent des arpèges délicats et des mélodies éplorées. Mais la véritable signature sonore de "Sea Change" réside dans ses arrangements de cordes. Loin d'être de simples fioritures, les violons, violoncelles et altos, arrangés par le père de Beck, David Campbell, sont l'âme de l'album. Ils ne se contentent pas d'accompagner les chansons ; ils en sont le contrepoint émotionnel, soulignant la solitude sur "Lonesome Tears" ou tissant une toile de désolation sur "Round the Bend".
Dès les premières secondes de "The Golden Age" et sur un rythme lent et une guitare acoustique scintillante, Beck chante la perte des illusions : "These days I barely get by / I don't even try". C'est une introduction parfaite à l'univers de l'album, une invitation à un voyage introspectif et doux-amer. S'ensuivent des perles de folk endeuillé comme "Guess I'm Doing Fine" ou la sublime "Lost Cause", peut-être le titre le plus emblématique de l'album, où Beck admet sa défaite amoureuse avec une résignation qui fend le cœur.
Pourtant, "Sea Change" n'est pas qu'un simple disque de folk acoustique. "Paper Tiger" est une surprise de taille, un hommage à peine voilé à l'Histoire de Melody Nelson de Serge Gainsbourg. La ligne de basse sinueuse, les cordes amples et l'atmosphère cinématographique démontrent que même dans la tristesse, le génie de Beck pour l'hybridation des genres reste présent. C'est un moment de bravoure qui brise la quiétude de l'ensemble, rappelant l'auditeur à la complexité de l'artiste.
Les textes, d'une simplicité et d'une franchise rares chez Beck, sont d'une beauté désolée. Les métaphores sont directes, les images puissantes. "We're living on a fault line" ("Nous vivons sur une ligne de faille") chante-t-il dans "The Golden Age". "Your heart is a empty room" ("Ton cœur est une pièce vide") dans "Lost Cause". Chaque phrase résonne comme un fragment de journal intime exposé au grand jour, une confession universelle sur la douleur de la séparation.
En conclusion, ce sera une note de 4 sur 5 car si cette immersion est totale, elle manque parfois de la variété et du grain de folie qui caractérisent tant le reste de son œuvre. L'album est si cohérent dans sa thématique et son ambiance qu'il peut frôler la redondance.
"Sea Change" est l'album de la maturité, celui où l'amuseur public a laissé place au confesseur. C'est une oeuvre courageuse, qui a pris le risque de dérouter ses fans de la première heure pour offrir quelque chose de plus profond, de plus viscéral. Si sa tristesse peut le rendre difficile d'accès, la récompense est à la hauteur de l'effort : une expérience musicale et humaine d'une richesse inouïe. C'est la bande-son parfaite pour les cœurs brisés, les dimanches pluvieux et les moments de contemplation solitaire. Un disque qui accompagne les peines à défaut de les guérir.
4
Jul 16 2025
The Köln Concert
Keith Jarrett
Sorti en 1975 sur le label ECM, le double album live "The Köln Concert" de Keith Jarrett est l'enregistrement d'un concert en piano solo entièrement improvisé, donné à l'Opéra de Cologne (Köln) en Allemagne. Il est devenu l'album de piano solo le plus vendu de tous les temps, et l'un des albums de jazz les plus vendus de l'histoire.
Le concert du 24 janvier 1975 a failli ne jamais avoir lieu. Keith Jarrett, alors âgé de 29 ans, était exténué. Il souffrait de terribles douleurs au dos et n'avait pas dormi depuis plusieurs nuits. Pour ne rien arranger, le piano qui l'attendait sur scène n'était pas celui qu'il avait demandé. Au lieu d'un majestueux Bösendorfer 290 Imperial, il a découvert un petit piano à queue de répétition, désaccordé, avec des notes aiguës stridentes, des basses faibles et des pédales qui ne fonctionnaient pas correctement.
Furieux et épuisé, Jarrett menaça d'annuler. Ce n'est que grâce à la persévérance acharnée de la jeune organisatrice du concert, Vera Brandes (alors âgée de 17 ans), qu'il accepta finalement de jouer. Les techniciens firent de leur mieux pour accorder l'instrument, mais le piano restait de piètre qualité. C'est de ce chaos et de cette adversité qu'allait naître un moment de grâce musicale absolue.
Contraint par les limitations de l'instrument, Jarrett a dû adapter son jeu. Pour compenser le son métallique des aigus et le manque de résonance des basses, il s'est concentré sur le registre médium du clavier, développant des ostinatos (motifs répétitifs) puissants et des figures rythmiques dans la main gauche pour donner du coffre à la musique. Cette contrainte a forcé Jarrett à explorer de nouvelles voies, à puiser au plus profond de lui-même pour faire chanter ce piano récalcitrant.
Le concert est une improvisation totale, divisée en deux longues parties (Part I et Part IIa/b) suivies d'un court rappel (Part IIc). Jarrett y déploie un langage musical unique, fusionnant des éléments de jazz, de musique classique, de gospel et de folk. La musique ondule, passant de passages méditatifs et lyriques à des explosions d'énergie rythmique et virtuose. On peut entendre Jarrett gémir et chanter en jouant, une de ses marques de fabrique, témoignant de son immersion totale dans la musique. Les rires du public, audibles au début de la "Part I", ne sont pas une moquerie, mais une réaction surprise et charmée par la mélodie enfantine que Jarrett joue pour commencer, inspirée par la sonnerie de l'Opéra annonçant le début du spectacle.
À sa sortie, "The Köln Concert" a connu un succès critique et commercial phénoménal et inattendu. L'album a touché un public bien au-delà des cercles habituels du jazz. Sa beauté mélodique accessible, sa profondeur émotionnelle et l'histoire fascinante de sa création ont contribué à son statut d'œuvre culte.
Au final, ce sera une note de 4 sur 5 due essentiellement à la nature même de l'improvisation totale. Si l'album contient des sommets d'inspiration vertigineux, il n'échappe pas à quelques longueurs. Par moments, on sent le pianiste chercher son chemin, se reposer sur des vamps et des répétitions qui, si elles installent une atmosphère, frôlent parfois l'étirement. Dans ce long flux ininterrompu, certains passages semblent moins essentiels, moins inspirés que d'autres. Ce sont de petites vallées entre des montagnes majestueuses.
4
Jul 17 2025
Something Else By The Kinks
The Kinks
Sorti en 1967, en pleine explosion du rock psychédélique et du "Summer of Love", "Something Else" by The Kinks est un album qui semble exister hors du temps. Alors que le monde musical regardait vers San Francisco avec des fleurs dans les cheveux, Ray Davies, le parolier et chanteur du groupe, tournait son regard vers les rues pavées de Londres, les petites habitudes de ses compatriotes et la mélancolie d'une Angleterre en pleine mutation. Le résultat est un chef-d'oeuvre intemporel, un recueil de vignettes pop d'une intelligence et d'une finesse rares.
Dès les premières notes, l'album marque une rupture avec le son brut et garage des premiers succès du groupe comme "You Really Got Me". Ici, la production est plus soignée, les arrangements plus subtils, mêlant des influences de pop baroque, de music-hall et de folk. Ray Davies s'affirme comme un observateur social hors pair, un chroniqueur du quotidien capable de transformer la banalité en poésie.
L'album est une collection de portraits et de scènes de vie. "David Watts", la chanson d'ouverture, est une satire brillante de l'admiration et de l'envie ressenties pour le garçon le plus populaire de l'école. Avec "Two Sisters", Ray Davies explore de manière à peine voilée la relation complexe et parfois conflictuelle qu'il entretient avec son frère Dave, en la déguisant en histoire de deux soeurs aux modes de vie opposés. Des morceaux comme "End of the Season" ou "Lazy Old Sun" distillent une atmosphère de nostalgie et de lassitude, peignant le portrait d'une gloire passée et d'un temps qui s'étire lentement.
Il ne faut pas oublier la contribution cruciale de Dave Davies, qui signe et chante le tube "Death of a Clown". Avec son ambiance de fête foraine triste et son refrain puissant, la chanson apporte une touche plus rock et exubérante qui contraste magnifiquement avec la tonalité plus introspective du reste de l'album.
Mais le joyau incontesté, le coeur battant de "Something Else", est bien sûr "Waterloo Sunset". Cette chanson est un pur moment de grâce. Sur une mélodie d'une beauté poignante, Ray Davies contemple le coucher de soleil sur la Tamise, trouvant un réconfort et une forme de paradis au milieu de la "sale vieille ville" ("dirty old town"). C'est un hymne à la solitude, à la beauté simple et à la capacité de trouver de la magie dans l'ordinaire. La chanson est à juste titre considérée comme l'une des plus belles jamais écrites dans l'histoire de la musique pop.
Alors qu'il fut un succès commercial modeste à sa sortie, éclipsé par les géants de l'époque, "Something Else" by The Kinks a vu sa réputation grandir de manière exponentielle au fil des décennies. C'est un album qui se révèle écoute après écoute, un trésor de mélodies parfaites et de textes d'une profondeur littéraire. Il représente le sommet de l'art de Ray Davies en tant que conteur et la confirmation des Kinks comme l'un des groupes les plus importants et les plus singuliers de leur génération. Un disque essentiel pour quiconque s'intéresse à l'âge d'or de la pop britannique.
Un beau 4 sur 5
4
Jul 18 2025
Southern Rock Opera
Drive-By Truckers
Il y a une ligne fine entre l'ambition et la prétention, entre l'œuvre conceptuelle immersive et le pensum auto-référentiel. Avec son double album "Southern Rock Opera", le groupe Drive-By Truckers marche sur cette ligne avec l'assurance d'un funambule, mais finit par basculer du mauvais côté pour une grande partie du voyage. Annoncé comme une fresque monumentale sur "la dualité du Sud", l'écoute s'avère frustrante et inégale car elle demande une connaissance préalable si spécifiques qu'elle érige elle-même les murs de sa propre forteresse, laissant l'auditeur non initié à l'extérieur.
"Southern Rock Opera" est un projet colossal de 20 titres qui raconte à la fois le passage à l'âge adulte dans l'Alabama des années 70 et, en parallèle, l'histoire du groupe Lynyrd Skynyrd, utilisé ici comme une métaphore du Sud moderne. Sur le papier, l'idée est brillante. Dans les faits, elle ne fonctionne qu'à moitié. Car si la première partie, "Act One: Betamax Guillotine", est de loin la plus réussie. On y trouve l'ADN de ce qui fait des Drive-By Truckers un bon groupe de rock avec un son puissant, gras et trois guitares qui crachent un feu nourri. Durant ce premier acte, le groupe est à son meilleur, livrant un rock sudiste intelligent, viscéral et honnête et on est emporté avec des titres comme "Let There Be Rock" un hymne fédérateur sur le pouvoir salvateur de la musique, "Days of Graduation" qui capture la mélancolie d'une jeunesse qui s'enfuit, ou des morceaux comme"Zip City" qui dépeignent avec une justesse crue la vie dans les petites villes oubliées. Si l'album s'était arrêté là, on aurait eu un disque excellent.
Malheureusement, il y a un second acte. Et c'est là que le bât blesse, car celui-ci abandonne la chronique sociale universelle pour se transformer en une biographie musicale obsessionnelle de Lynyrd Skynyrd. Et c'est un problème majeur car pour apprécier cette seconde moitié, il ne suffit pas d'aimer le rock sudiste ; il faut être un fan inconditionnel de Skynyrd. Il faut connaître leur histoire, leurs membres, leurs roadies, leur mythologie. Sans cette connexion émotionnelle préexistante, une grande partie des chansons sonne comme des anecdotes de tournée racontées à une fête où l'on ne connaît personne. L'écoute devient laborieuse. La "dualité du Sud", concept si prometteur, se dissout dans un récit si particulier qu'il en devient excluant. On admire la recherche et le détail, mais on ne ressent rien.
Ce qui était une force dans la première partie – la production brute, presque live – devient une faiblesse sur la durée. Un double album exige une production impeccable pour maintenir l'intérêt de l'auditeur. Ici, le son souvent brouillon et manquant de dynamique rend l'écoute des presque 90 minutes fatigante. On a l'impression tenace qu'un excellent album simple de 45 minutes se noie dans les ambitions démesurées d'un double album qui n'avait pas assez de matière universelle pour se justifier. Le groupe semble tellement amoureux de son concept qu'il a oublié de le rendre accessible.
Des morceaux comme "Angels and Fuselage", qui dépeint le tragique crash d'avion, sont certes poignants dans leur intention, mais leur longueur et leur minimalisme exigent une patience et une empathie que l'album n'a pas réussi à construire chez l'auditeur lambda. Au lieu d'être le sommet émotionnel de l'œuvre, il apparaît comme une conclusion lente et pesante à une histoire à laquelle on n'a jamais vraiment réussi à prendre part.
En conclusion, "Southern Rock Opera" est l'exemple parfait d'un album que l'on respecte plus qu'on ne l'aime. Il est impossible de nier l'intelligence de l'écriture, le courage de la démarche et le talent brut des musiciens. Les moments de grâce sont réels, mais ils sont concentrés sur la première moitié et sont finalement sabotés par une seconde partie trop spécifique, trop longue et trop dépendante d'un amour pour Lynyrd Skynyrd que tout le monde ne partage pas.
Au final, ce sera un 2 sur 5 pour un album bancal et réservé en grande partie à un club de membres très select.
2
Jul 21 2025
That's The Way Of The World
Earth, Wind & Fire
Pour commencer cette critique, je dois rendre à César ce qui appartient à César. La production de l'album "That's The Way Of The World" de Earth, Wind & Fire, orchestrée par le visionnaire Maurice White, est d'une richesse et d'une ambition folles pour l'époque. Chaque morceau est un ensemble sonore complexe, tissé de lignes de basse hypnotiques, de guitares "wah-wah" millimétrées et, bien sûr, de la section de cuivres légendaire des Phenix Horns, qui éclate de mille feux à chaque intervention. La virtuosité des musiciens est indéniable. Le single phare, "Shining Star", est une leçon de groove, un concentré d'énergie positive qui a légitimement conquis le monde. Comment ne pas admirer la performance vocale stratosphérique de Philip Bailey sur la ballade "Reasons", atteignant des notes en falsetto qui semblent défier les lois de la physique ? Le morceau-titre lui-même, "That's The Way Of The World", est d'une beauté soul envoûtante, avec ses arrangements luxuriants et son message d'espoir universel. Objectivement, tout est là : le talent, les compositions, l'innovation et le succès.
Mais malgré toutes ces qualités, la magie n'opére pas ou plutôt elle n'a jamais opéré sur moi. Je suis tout simplement hermétique à cette perfection, à cette exubérance sonore si caractéristique du funk des années 70.
Ou peut être que, pour simplifier je suis hermétique à certains groupes, à certaines sonorités, à certains genres musicaux des années 70 mais ceci est une autre histoire.
L'opulence vire rapidement à la surcharge. La production, si brillante soit-elle, me paraît aujourd'hui terriblement datée, prisonnière de son époque. Les harmonies vocales, bien que complexes et magnifiquement exécutées, me donnent une sensation de "trop-plein", d'une propreté si lisse qu'elle en vient à manquer d'aspérité, de cette faille ou de cette rugosité. L'énergie implacablement positive et l'optimisme qui se dégagent de chaque sillon, bien que signature du groupe, finissent par me laisser de marbre.
En conclusion, "That's The Way Of The World" est un paradoxe personnel. C'est un chef-d'oeuvre incontesté du funk, un album d'une ambition et d'une exécution technique exceptionnelles que je peux analyser et respecter intellectuellement. Cependant, sur le plan émotionnel, c'est un rendez-vous manqué. Mon évaluation de 1 sur 5 ne sanctionne pas un échec de la part d'Earth, Wind & Fire, mais plutôt mon propre échec à pénétrer leur univers.
Pour les amoureux de la funk, de la soul et de la musique des années 70, cet album est et restera une oeuvre essentielle, un disque-soleil irradiant de talent et de générosité. Pour les autres, comme moi, il risque de rester une vitrine impressionnante mais hermétique, un témoignage flamboyant d'une époque révolue dont le langage ne nous est plus tout à fait accessible. Un classique, certes, mais pas un classique pour tous.
1
Jul 22 2025
Zombie
Fela Kuti
Sorti en 1977, "Zombie" de Fela Kuti et son groupe Africa '70 est un acte de défiance, un cocktail Molotov musical, un pamphlet politique dont les flammes ont failli tout coûter à son créateur. C'est une œuvre essentielle de l'Afrobeat et de la musique contestataire mondiale, qui mérite amplement sa place au panthéon des enregistrements les plus importants du 20ème siècle.
L'album s'ouvre sur le morceau titre, "Zombie", une épopée de plus de douze minutes qui constitue le cœur battant et la raison d'être du disque. Dès les premières secondes, le ton est donné. La batterie inimitable de Tony Allen, véritable moteur de l'Afrobeat, installe un rythme non pas seulement dansant, mais martial. C'est une marche, une cadence hypnotique et implacable qui semble pouvoir durer éternellement. La ligne de basse s'enroule autour de ce squelette rythmique, créant un groove si profond qu'il est impossible de ne pas bouger. Puis, la section de cuivres légendaire d'Africa '70 entre en scène, non pas avec des mélodies douces, mais avec des riffs acérés, des coups de poignard sonores qui ponctuent le rythme avec une précision militaire.
C'est sur cette toile de fond instrumentale, riche et complexe, que Fela Kuti pose sa voix. Et le message est d'une clarté foudroyante. Dans un pidgin anglais accessible à tous, il dénonce la mentalité de l'armée nigériane, alors au pouvoir sous un régime militaire brutal. La métaphore du "zombie" est géniale dans sa simplicité et sa virulence. Un zombie n'a pas de volonté propre, pas de conscience, pas de pensée critique. Il obéit aux ordres, sans réfléchir. "Zombie no go go unless you tell am to go," scande Fela. "Zombie no go stop unless you tell am to stop." ("Le zombie ne partira pas si tu ne lui dis pas de partir / Le zombie ne s'arrêtera pas si tu ne lui dis pas de s'arrêter"). Chaque vers est une accusation, une moquerie directe de l'obéissance aveugle des soldats, qu'il dépeint comme des automates sans âme. La musique elle-même imite cette idée : le rythme est répétitif, obsédant, comme une marche forcée sans fin.
Ce qui rend "Zombie" si puissant, c'est la fusion parfaite entre le fond et la forme. La musique n'accompagne pas seulement le texte ; elle est le texte. La longueur du morceau, loin d'être un défaut, est essentielle pour installer cette transe, pour faire ressentir à l'auditeur la nature abrutissante de cette obéissance aveugle. C'est une performance qui vous saisit et ne vous lâche pas.
Il est impossible de parler de cet album sans évoquer son contexte et ses conséquences tragiques. "Zombie" fut un succès phénoménal au Nigeria. Le peuple a immédiatement compris le message et a adopté le terme "zombie" pour désigner les soldats. Le gouvernement militaire, humilié et furieux, a réagi avec une violence inouïe. En février 1977, près de 1000 soldats ont pris d'assaut la résidence de Fela, la République de Kalakuta, un complexe qui servait de maison, de studio et de refuge. Le lieu fut incendié, les instruments et les bandes maîtresses détruits. Fela fut sauvagement battu, et sa mère, Funmilayo Ransome-Kuti, une militante anti-coloniale et féministe respectée, fut défenestrée. Elle succombera à ses blessures quelques mois plus tard. Cet événement tragique transforme Zombie : d'une simple protestation, il devient un testament, un sacrifice payé par le sang. L'écoute de l'album aujourd'hui est indissociable de cette histoire.
La face B de l'album, "Mister Follow Follow", prolonge la thématique de la face A. Le morceau s'attaque à la mentalité de suiveur, à la conformité intellectuelle et à l'incapacité de penser par soi-même, élargissant la critique de l'armée à une critique plus générale de la société. Musicalement, c'est encore un excellent titre d'Afrobeat, avec des arrangements complexes, un dialogue virtuose entre les instruments et un groove contagieux. On y retrouve tous les ingrédients qui font la magie d'Africa '70.
Au final ce sera un 4 sur 5 pour un document historique, une leçon de courage, et une démonstration éclatante du pouvoir de la musique comme outil de résistance.
4
Jul 23 2025
Pink Moon
Nick Drake
"Pink Moon" sorti en 1972, n'est pas un album que l'on écoute, c'est une confidence que l'on reçoit, un testament enregistré en deux nuits, dans le plus grand secret, par un artiste qui semblait déjà avoir un pied dans l'au-delà. Car après la richesse orchestrale de "Five Leaves Left" et les arrangements plus étoffés de "Bryter Layter", "Pink Moon" d'une pureté et d'une honnêteté désarmantes, opère un retour radical à l'essence même de la musique de Nick Drake : une guitare acoustique et une voix. Rien d'autre. Seule une discrète ligne de piano, jouée par Nick Drake lui-même sur le morceau-titre, vient ajouter une touche de couleur à cette toile sonore minimaliste.
Ce dépouillement n'est pas une contrainte budgétaire ou un manque d'inspiration, mais un choix artistique d'une puissance inouïe. En retirant tous les artifices, Nick Drake nous place dans la même pièce que lui. Il n'y a plus de filtre, plus de distance. L'écoute devient une expérience d'une intimité presque suffocante. Le silence entre les notes est aussi important que les notes elles-mêmes, créant un espace où la mélancolie, la solitude et une beauté spectrale peuvent s'épanouir pleinement. Chaque grattement de corde, chaque souffle, chaque hésitation est capturé avec une clarté cristalline, faisant de l'album un document sonore d'une vulnérabilité totale.
Au coeur de ce miracle se trouve le jeu de guitare de Nick Drake, qui atteint ici des sommets de complexité et d'émotion. Loin d'être un simple accompagnement, sa guitare est une seconde voix, un orchestre à elle seule. Grâce à ses fameux accordages ouverts (open tunings), il crée des paysages harmoniques uniques, à la fois étranges et familiers. Des morceaux comme "Road" ou "Things Behind the Sun" démontrent une technique de fingerpicking d'une fluidité et d'une précision déconcertantes, où la ligne de basse, le rythme et la mélodie s'entremêlent pour former une tapisserie sonore riche et complexe. La guitare n'est plus un instrument, c'est le prolongement direct de son système nerveux, traduisant des émotions trop subtiles pour être mises en mots. Des instrumentaux comme "Horn" ou "Which Will" sont de pures déclarations d'intention, des poèmes sans paroles où la mélodie seule suffit à briser le coeur.
Les paroles, quant à elles, sont à l'image de la musique : concises, énigmatiques et d'une poésie saisissante. Les textes évoquent des images fugaces, des sentiments profonds et une connexion profonde avec la nature, qui semble être à la fois un refuge et un miroir de son trouble intérieur. La "lune rose" elle-même est une métaphore puissante et ouverte : un présage, une bizarrerie céleste, un signe que "nous allons tous mourir". Pourtant, l'album n'est pas dénué d'une lueur d'espoir. Le dernier morceau, "From the Morning", est une bouffée d'air frais, une ode à la beauté d'un nouveau jour qui offre une conclusion douce-amère et magnifique. Sa voix, un souffle chaud et fragile, ne cherche jamais à impressionner. Elle murmure, elle confesse, portant le poids d'une âme ancienne dans le corps d'un jeune homme de 23 ans.
La brièveté de l'album – à peine 28 minutes – est l'une de ses plus grandes forces. C'est un sprint émotionnel, une déclaration concise et parfaite qui ne contient pas une seule note superflue. Chaque chanson est une pièce essentielle du puzzle. En se terminant si abruptement, "Pink Moon" laisse l'auditeur dans un état de contemplation silencieuse, le forçant à digérer la densité de ce qu'il vient d'entendre.
Ignoré à sa sortie, "Pink Moon" est devenu, avec le temps, la pierre angulaire de l'héritage de Nick Drake. C'est l'album qui a inspiré des légions de musiciens, de Robert Smith à Elliott Smith en passant par Beck. C'est une oeuvre dont l'influence ne cesse de grandir, car elle touche à l'universel : la solitude, la recherche de sa place dans le monde, la beauté fragile de l'existence.
En conclusion, "Pink Moon" est une expérience transcendantale, un moment de grâce absolue capturé sur bande. C'est le son de la solitude, mais aussi la preuve que même dans l'obscurité la plus profonde, une beauté pure et inaltérable peut éclore. Écouter "Pink Moon", c'est s'asseoir en silence avec un artiste d'une sensibilité rare et recevoir son dernier cadeau, brut et parfait. Un chef-d'oeuvre absolu et éternel. Un 5 sur 5.
5
Jul 24 2025
Vol. 4
Black Sabbath
Le hasard fait bien les choses comme on dit… Le 22 juillet, le "Prince des Ténèbres" a tiré sa révérence et le 23 juillet, le système me propose d'écouter un album de Black Sabbath. Comme quoi, ça devait être écrit 😀
Donc le quatrième album de Black Sabbath, "Vol. 4" est le son d’un groupe au sommet de sa gloire, mais aussi au bord du précipice. Enregistré en 1972 à Los Angeles, loin du gris industriel de Birmingham, l'album transpire l’excès, le soleil californien et, surtout, une ambition nouvelle qui, malheureusement, se perd parfois en chemin.
Ce qui frappe d’abord dans "Vol. 4", c’est le son. Il est radicalement différent de la production plus nette de "Paranoid" ou de la lourdeur maîtrisée de "Master of Reality". Ici, le son est cru, presque sale. On sent la chaleur des amplis, l’énergie brute des sessions d’enregistrement. Cette authenticité est la plus grande force de l’album. Sur un titre comme "Wheels of Confusion", qui ouvre l’album, on est happé par une énergie live, une sorte d’urgence qui capture parfaitement l’état d’esprit du groupe à cette époque. C’est puissant, viscéral et sans compromis
Cette puissance atteint son paroxysme sur des morceaux emblématiques. "Snowblind" reste un monolithe de heavy metal, avec son rythme rampant et son atmosphère chargée. "Supernaut" est une décharge d'adrénaline pure, un riff d'une efficacité redoutable qui prouve que Tony Iommi marchait sur l'eau à cette période. Ces chansons sont des réussites totales, des moments où le chaos créatif du groupe s'est transformé en or.
Cependant, le principal défaut de "Vol. 4" est que ce chaos prend trop souvent le dessus sur la direction artistique. L'album donne l'impression d'être un fourre-tout d'idées, un collage d'expérimentations qui peinent à former un ensemble cohérent. Là où les précédents albums avaient une vision, une couleur sonore unifiée, "Vol. 4" part dans toutes les directions.
L'exemple le plus flagrant est la juxtaposition de pistes qui n'ont rien à faire ensemble. Comment passer de la brutalité d'un "Cornucopia" à la douceur presque mièvre de la ballade au piano "Changes" ? Si la chanson est touchante sa place dans l'album est incongrue. Elle brise totalement l'élan et souligne le manque de fil conducteur. De même, l'instrumental acoustique "Laguna Sunrise" est une jolie parenthèse, mais elle ressemble plus à une esquisse, une note de carnet, qu'à une pièce maîtresse de l'album.
Cette dispersion se ressent aussi dans la production. Si la crudité du son est parfois une qualité, elle dessert souvent les compositions. La basse de Geezer Butler, si proéminente et géniale sur les autres disques, est parfois noyée dans un mixage confus. La voix d'Ozzy semble parfois lutter pour exister au milieu du mur de guitares. On sent que le groupe s'est auto-produit pour la première fois, avec une liberté qui a mené à des choix audacieux mais aussi à des erreurs techniques.
En fin de compte, "Vol. 4" est un bon album mais il est aussi décevant à cause de son manque de finition, sa structure éclatée et son son parfois brouillon. Un album imparfait qui finit avec un 3 sur 5.
3
Jul 25 2025
Black Holes and Revelations
Muse
Sorti en 2006, "Black Holes and Revelations" est le quatrième album studio du groupe britannique Muse. Arrivant après le succès planétaire de l'album "Absolution" (2004), cet opus était attendu au tournant.
"Black Holes and Revelations" est un album charnière, une œuvre d'une ambition folle qui a propulsé Muse au rang de superstar des stades. D'ailleurs, le premier contact avec l'album est saisissant. Muse ne se repose pas sur ses lauriers. Le groupe explose les frontières de son propre son, s'éloignant du rock progressif et alternatif sombre de ses débuts pour explorer des territoires musicaux radicalement nouveaux. C'est là que réside la plus grande force de l'album : son audace et ses moments de génie pur.
Quelques titres à eux seuls valent le détour et sont devenus des piliers de la discographie du groupe. "Knights of Cydonia" par exemple est une épopée insensée, un space-opéra western qui mélange une ligne de basse galopante, des trompettes à la Ennio Morricone, des guitares surf-rock, des synthétiseurs futuristes et le falsetto stratosphérique de Matthew Bellamy. C'est du Muse à 200%, un concentré d'excès, de virtuosité et de plaisir. En concert, ce titre est devenu leur hymne ultime, un moment de communion totale.
Mais également "Starlight" d'une simplicité désarmante pour le groupe, cette chanson est l'archétype de l'hymne pop-rock parfait. Portée par une ligne de piano entraînante et un refrain fédérateur, elle démontre la capacité de Muse à écrire un tube planétaire sans pour autant sacrifier son identité. La mélancolie et l'espoir qui s'en dégagent en font un classique instantané.
"Supermassive Black Hole" qui est peut-être le plus grand virage stylistique de leur carrière. Avec son riff funky, sa rythmique quasi-dansante et son chant influencé par Prince, le titre a déconcerté plus d'un fan de la première heure. Pourtant, c'est une prise de risque payante, une chanson terriblement efficace qui prouve que Muse peut être groovy et sexy. De même, "Map of the Problematique", avec ses arpèges de synthétiseurs hypnotiques rappelant Depeche Mode, offre une urgence électronique et une tension palpable qui en font l'un des joyaux cachés de l'album.
Ces quatre titres représentent le meilleur de Black Holes and Revelations. Ils sont inventifs, puissants, mémorables et montrent un groupe au sommet de sa créativité.
Mais si l'album contient des chansons exceptionnelles, son principal défaut est de ressembler davantage à une compilation d'idées disparates qu'à une œuvre unifiée. Le voyage d'un titre à l'autre est souvent brutal, et l'ensemble manque cruellement de cohésion. Cette ambition de toucher à tout se fait au détriment de l'expérience d'écoute globale.
Le passage du funk de "Supermassive Black Hole" à la ballade acoustique et un peu mièvre "Soldier's Poem" est l'exemple le plus frappant. Si cette dernière est une jolie chansonnette, elle casse complètement le rythme et l'énergie de l'album, semblant venir d'un autre projet.
D'autres morceaux, bien que techniquement impressionnants, flirtent dangereusement avec le pompeux. "Invincible", avec sa montée en puissance très inspirée de Queen, se veut un hymne à la résilience. Mais sa progression lente et ses paroles un peu naïves peuvent paraître grandiloquentes, voire un peu kitsch. C'est une chanson conçue pour les stades, mais qui manque de la subtilité et de la rage des œuvres précédentes.
De même, des titres comme "Exo-Politics" ou "City of Delusion" sont de bons morceaux de rock, mais ils peinent à se démarquer. Le premier est un rock efficace mais assez convenu pour le groupe. Le second, malgré ses influences orientales et ses cordes majestueuses, s'étire un peu en longueur et n'a pas l'impact d'un "Knights of Cydonia". On sent l'expérimentation, mais le résultat n'est pas toujours aussi mémorable que les singles. "Hoodoo", avec sa structure complexe passant d'une ballade au piano à un final orchestral dramatique, est ambitieux mais peut sembler alambiqué, moins direct et percutant.
En définitive, "Black Holes and Revelations" est un album qui suscite des sentiments contradictoires. Il est impossible de nier son importance dans la discographie de Muse. C'est l'album de la consécration, celui qui les a fait passer du statut de grand groupe de rock à celui de phénomène mondial. Il contient certaines de leurs chansons les plus emblématiques, des morceaux d'une créativité et d'une puissance rares.
Cependant, son éclectisme forcené et son manque de fil conducteur l'empêchent de se hisser au niveau des chefs-d'œuvre cohérents que sont "Origin of Symmetry" ou "Absolution". Il est moins un album qu'un recueil de singles brillants et d'expérimentations plus ou moins réussies. Pour chaque "Starlight" ou "Knights of Cydonia", on trouve un moment plus faible ou une transition malheureuse qui brise l'immersion.
C'est pourquoi une note de 3 sur 5 semble juste. Ce n'est pas un album moyen, loin de là. C'est un "bon" album, porté par des moments de pure excellence, mais plombé par une ambition si démesurée qu'elle en devient son propre piège.
3
Jul 28 2025
Imagine
John Lennon
Sorti en 1971 et conçu comme "le sucre pour enrober la pilule amère" de son précédent album, le très brut "Plastic Ono Band", "Imagine" a bénéficié d'une approche radicalement différente. Lennon a fait appel à Phil Spector non pas pour un "Mur du Son" écrasant, mais pour une production ample et accessible. C'est la grande force du disque : cette production riche, où le piano de John Lennon dialogue avec des arrangements de cordes élégants, crée une formidable cohésion. Elle lie les ballades les plus tendres aux rocks les plus acérés, offrant à l'auditeur un voyage fluide à travers les états d'âme de son auteur.
"Imagine" expose avec brio les deux facettes de John Lennon. D'un côté, le rêveur et le confesseur avec l'ouverture de l'album par le triptyque de la paix et de l'amour. "Imagine", bien sûr, est un chef-d'oeuvre de composition. Une chanson si puissante dans sa simplicité qu'elle en est devenue universelle, parfois au risque d'être mal comprise ou vidée de sa substance politique radicale ("Imagine no possessions..."). Suit "Crippled Inside", un rockabilly sautillant au sous-texte sombre sur l'hypocrisie sociale. Puis vient "Jealous Guy", l'une des plus belles chansons de Lennon, toutes périodes confondues. Sur une mélodie poignante, il livre une confession d'une vulnérabilité totale, admettant ses insécurités et ses failles en tant qu'homme. C'est un moment de grâce absolue, un sommet d'écriture.
De l'autre côté, le polémiste et l'agresseur car le disque est aussi le théâtre de ses colères. "Gimme Some Truth" est un rock cinglant où Lennon crache son dégoût pour les politiciens, les hypocrites et les charlatans. Mais cette agressivité atteint son paroxysme avec le tristement célèbre "How Do You Sleep?". Pique acide et directe adressée à Paul McCartney, la chanson est d'une cruauté chirurgicale. "The only thing you done was yesterday / And since you've gone you're just another day", lance-t-il, tandis que George Harrison lui-même livre un solo de guitare slide venimeux. Si la chanson est musicalement excellente, elle installe un certain malaise et rompt avec l'idéalisme du début de l'album. Elle est cependant essentielle pour comprendre l'état d'esprit complexe de son auteur à cette époque.
L'album se conclut sur une note plus apaisée, une magnifique déclaration d'amour à sa muse avec "Oh My Love", co-écrite avec Yoko, d'une pureté cristalline, et le joyeux et presque naïf "Oh Yoko!", où l'harmonica enjoué semble refermer la parenthèse des conflits.
Ce contraste saisissant entre l'idéaliste et l'écorché vif constitue le véritable coeur de l'album, le rendant si profondément humain.
Au final, l'album s'en sort avec un 4 sur 5, car l'album tient sa force et sa faiblesse à sa production qui, si elle était excellente et même avant-gardiste en 1971, commence à sonner "datée". Ce n'est pas une critique, mais un constat lié à l'évolution des techniques d'enregistrement. L'usage parfois massif de l'écho et de la réverbération sur la voix de Lennon et sur la caisse claire, signature de Phil Spector, ancre très fortement l'album dans son époque. Les arrangements de cordes, si beaux soient-ils, peuvent paraître aujourd'hui un peu sirupeux en comparaison de productions plus modernes et organiques. On sent le poids des années 70 dans le mixage, ce qui peut légèrement distancer l'auditeur contemporain habitué à un son plus sec, plus direct et avec une plus grande dynamique. C'est ce voile sonore, cette patine du temps, qui l'empêche d'atteindre l'intemporalité sonore d'autres classiques.
En conclusion, "Imagine" est un album qui offre une collection de chansons exceptionnelles et capture le portrait d'un artiste complexe, tiraillé entre ses aspirations pour le monde et ses conflits intérieurs. C'est un chef-d'oeuvre imparfait, dont la légère patine sonore n'enlève rien à la puissance émotionnelle et à l'honnêteté désarmante.
4
Jul 29 2025
In A Silent Way
Miles Davis
Sorti en 1969, "In a Silent Way" est considéré comme l'acte de naissance du jazz-rock, il est la première pierre d'un édifice sonore qui allait redéfinir le genre pour la décennie à venir.
Le premier contact avec "In a Silent Way" est une expérience sensorielle indéniable. Miles Davis, abandonnant les rivages acoustiques de son second grand quintet, plonge corps et âme dans l'électricité. Il s'entoure pour cela d'un panthéon de musiciens qui deviendront les piliers de la fusion : Herbie Hancock et Chick Corea aux pianos électriques, Wayne Shorter au saxophone soprano, un jeune John McLaughlin à la guitare électrique, Dave Holland à la basse et Tony Williams à la batterie. Le son qui en émerge est radicalement nouveau. C'est une musique de textures, de climats, une fresque sonore contemplative qui semble s'étirer à l'infini. Les nappes irisées des Fender Rhodes créent une atmosphère aquatique, presque amniotique. La guitare de McLaughlin, évanescente et cristalline, flotte au-dessus du rythme, délivrant des phrases d'une pureté désarmante. Le saxophone de Shorter, quant à lui, s'élève comme une voix solitaire, mélancolique et interrogative.
Cette beauté atmosphérique est le point fort incontestable de l'album. Les premières minutes de "Shhh/Peaceful" ou le thème envoûtant de Joe Zawinul qui donne son nom à l'album sont des moments de grâce pure. On y entend la naissance d'un son, une audace folle qui consiste à ralentir le temps, à privilégier l'espace et le silence sur la virtuosité et la densité harmonique du be-bop. Miles Davis, avec sa trompette feutrée et ses interventions minimalistes, agit en maître de cérémonie, guidant l'auditeur dans un état quasi méditatif. Le groove subtil et lancinant imposé par la section rythmique est hypnotique. On ne peut qu'admirer la confiance de Davis à proposer une musique aussi dépouillée, qui demande à l'auditeur de s'immerger plutôt que de simplement écouter.
Cependant, c'est précisément dans sa structure et son développement que l'album montre ses limites et justifie une écoute plus critique. "In a Silent Way" n'est pas l'enregistrement brut d'une session live en studio. C'est une création post-moderne, façonnée, découpée et reconstruite par le producteur Teo Macero, qui a usé et abusé du "tape splicing" (le montage de bandes magnétiques). Les deux longues pistes qui composent l'album, "Shhh/Peaceful" et le diptyque "In a Silent Way/It's About That Time", sont en réalité construites sur des boucles et des répétitions de sections entières. Cette technique, bien que révolutionnaire pour l'époque, installe une forme de monotonie structurelle.
L'audace se transforme peu à peu en langueur. Le groove, si captivant au départ, peine à évoluer. On a parfois le sentiment d'écouter une esquisse sublime, une jam session inspirée, mais qui aurait été artificiellement étirée en post-production pour remplir les deux faces d'un vinyle. Là où l'on attendrait une progression, une montée en tension, une explosion libératrice, l'album préfère stagner dans son propre climat. La magie opère, mais elle ne se renouvelle pas suffisamment au cours des quarante minutes. La contemplation cède parfois la place à une forme d'ennui poli, comme si les musiciens eux-mêmes tournaient en rond dans ce paysage sonore qu'ils venaient de créer, sans savoir quelle direction prendre.
Cette sensation est d'autant plus forte lorsque l'on compare "In a Silent Way" à son successeur volcanique, "Bitches Brew", enregistré quelques mois plus tard. Ce dernier réalisera toutes les promesses de son prédécesseur. Il conservera l'instrumentation électrique et l'approche texturale, mais y injectera une dose massive de chaos, de dissonance, de fureur rock et de complexité rythmique. À côté de ce chef-d'œuvre dense et abrasif, "In a Silent Way" apparaît comme une ébauche, un galop d'essai. Il est le calme avant la tempête, un laboratoire sonore où Miles et ses musiciens testent de nouvelles couleurs, de nouvelles dynamiques. C'est un album charnière, essentiel pour comprendre la transition, mais il n'a ni la perfection formelle des albums acoustiques précédents, ni la puissance dévastatrice de ceux qui suivront.
En conclusion, "In a Silent Way" est une oeuvre paradoxale. Il faut la saluer pour son courage, son innovation sonore et sa capacité à créer une ambiance d'une beauté saisissante. C'est une porte d'entrée magnifique vers le jazz électrique et une pièce maîtresse de l'histoire de la musique enregistrée. Néanmoins, son caractère répétitif, sa structure artificielle et son manque de développement dramatique l'empêchent d'atteindre les sommets des plus grandes œuvres de Davis.
Un 3 sur 5 pour une révolution incomplète.
3
Jul 30 2025
Headquarters
The Monkees
En 1967, le monde de la musique fut à jamais bouleversé par la sortie de "Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band" des Beatles. Cet album, unanimement salué comme un chef-d'oeuvre absolu, une révolution sonore et un monument de la production en studio, a redéfini les limites de ce que pouvait être un album de rock. Il est devenu le point de comparaison inévitable pour toute oeuvre de l'époque.
Pourtant, quelques jours à peine avant la sortie de ce mastodonte, un autre groupe, bien moins respecté et largement considéré comme une fabrication commerciale, sortait son propre disque. Cet album, c'était "Headquarters", et le groupe, The Monkees.
Le placer face à Sgt. Pepper semble, à première vue, une hérésie. Et pourtant, je maintiens une opinion qui peut paraître provocatrice : dans son intention, dans son âme et dans ce qu'il représente, "Headquarters" est un album bien plus important et, sur certains aspects cruciaux, supérieur à l'œuvre immaculée des Fab Four.
Pour comprendre "Headquarters", il faut comprendre le contexte de sa naissance. The Monkees n'étaient pas un groupe, mais un concept. Quatre acteurs et musiciens castés pour une série télévisée, dont le succès fulgurant reposait sur des chansons écrites par les meilleurs auteurs de Brill Building et jouées par des musiciens de session de génie (le fameux Wrecking Crew). On les surnommait avec mépris les "Pre-Fab Four".
Leurs deux premiers albums, bien que remplis de tubes pop parfaits, n'étaient pas les leurs. C'est là que le leader de facto du groupe, Michael Nesmith, un musicien et compositeur texan talentueux et têtu, mena la fronde. Au cours d'une réunion houleuse avec le superviseur musical Don Kirshner, il enfonça son poing dans un mur en déclarant : "Ça, ça pourrait être votre visage". Le message était clair : les Monkees voulaient leur indépendance. Ils voulaient écrire leurs chansons. Ils voulaient jouer de leurs instruments.
"Headquarters" est le fruit de cette rébellion. C'est le son de la liberté.
Dès les premières notes de "You Told Me", la guitare country-rock de Nesmith donne le ton. Le son est plus rêche, moins poli que tout ce qu'ils avaient fait auparavant. On entend un groupe qui joue ensemble, dans la même pièce, avec l'énergie brute d'un groupe de garage. Micky Dolenz, dont la voix pop si reconnaissable avait porté leurs plus grands hits, se révèle être un batteur solide et plein d'entrain. Peter Tork, le multi-instrumentiste sous-estimé, brille au banjo, au clavier et à la basse. Même Davy Jones, le "joli coeur" du groupe, prend part à l'effort collectif, bien que ses contributions restent plus conventionnelles.
Là où Sgt. Pepper est une oeuvre de studio méticuleuse, "Headquarters" est une esquisse au fusain, pleine de traits vifs, de ratures et d'une spontanéité palpable. On entend les plaisanteries entre les prises, les hésitations, les petites erreurs qui rendent l'ensemble si vivant, si humain. L'étrange interlude a cappella "Zilch" en est le parfait exemple : une blague de studio, absurde et joyeuse, qu'aucun producteur soucieux des ventes n'aurait laissé passer.
C'est là que réside sa supériorité sur Sgt. Pepper. L'album des Beatles est une perfection froide, une merveille de technologie et d'arrangement. C'est l'oeuvre de génies de studio au sommet de leur art. "Headquarters", lui, est une oeuvre de coeur. C'est le son de quatre hommes qui se battent pour leur dignité artistique et qui gagnent. Chaque note transpire cette lutte et cette joie. C'est l'authenticité contre l'artifice. La sueur contre le vernis.
Des chansons comme "Sunny Girlfriend" ou le rock endiablé de "No Time" possèdent une énergie que l'on ne trouve pas sur le disque psychédélique et cérébral des Beatles. Le chef-d'oeuvre de l'album est sans doute "Randy Scouse Git", composé et chanté par Micky Dolenz. C'est un morceau psychédélique, fragmenté et autobiographique, qui raconte son expérience d'une fête à Londres en compagnie des Beatles. Le titre, une insulte de Liverpool, fut censuré au Royaume-Uni où il sortit sous le nom de "Alternate Title". C'est la preuve que les Monkees étaient capables d'une ambition et d'une originalité qui leur étaient propres.
Au final ce sera un 3 sur 5 pour album profondément inégal où pour chaque "Shades of Gray", une ballade baroque et mélancolique magnifiquement arrangée, on trouve un "Forget That Girl" ou un "I Can't Get Her Off My Mind", des chansons pop plus légères signées Davy Jones qui, bien que charmantes, semblent appartenir à une époque antérieure du groupe. La production, assurée par Chip Douglas (ancien bassiste des Turtles), est volontairement brute mais manque parfois de profondeur. C'est un album de transition, où le groupe apprend encore à marcher seul. On sent les coutures, les hésitations. C'est le prix de la liberté : tout n'est pas parfait.
En conclusion, "Headquarters" n'est pas à juger sur sa perfection technique, mais sur son intention et son esprit. Il s'agit d'un document historique fascinant, le témoignage d'une victoire improbable de l'intégrité artistique sur le cynisme commercial. Sgt. Pepper est peut-être l'album que l'on admire dans un musée, derrière une vitre, en louant son génie technique. "Headquarters" est l'album que l'on écoute en voiture, fenêtres ouvertes, en célébrant son énergie brute et sa triomphale humanité. Il est la preuve qu'un groupe "fabriqué" pouvait avoir une âme, et qu'ils se sont battus pour nous la faire entendre. Rien que pour ce courage, il mérite d'être réécouté et respecté. Un bon album, oui, mais surtout un album nécessaire.
3
Jul 31 2025
Brothers
The Black Keys
Mettons les choses au clair d'emblée : "Brothers" des Black Keys est un album qui mérite un 5 sur 5. Non pas parce qu'il représente un sommet de virtuosité ou une révolution musicale complexe ; il n'est pas un chef-d'oeuvre au sens académique du terme. Sa grandeur est ailleurs. Elle réside dans sa texture, son âme, et surtout, dans son son. Un son franc, direct, et délicieusement imparfait. Un bon gros son bien gras qui colle aux oreilles et prend aux tripes, et c'est précisément là que réside son génie.
Cet album, c'est avant tout le triomphe du duo Dan Auerbach et Patrick Carney qui, après une période de tensions et de projets parallèles, se retrouve dans le mythique studio de Muscle Shoals en Alabama. Et cette réunion suinte par tous les pores du disque. L'influence de leur projet hip-hop "Blakroc" est palpable, infusant leur blues-rock originel d'un groove nouveau, plus lourd et plus chaloupé. La batterie de Carney est puissante, tribale, tandis que les guitares d'Auerbach sont gorgées de fuzz, épaisses et granuleuses. Mais la vraie nouveauté, c'e sont ces lignes de basse profondes et cette âme soul qui parcourent l'album, lui donnant une rondeur et une chaleur qu'on ne leur connaissait pas auparavant. De "Everlasting Light" et son falsetto surprenant à la noirceur cinématographique de "Ten Cent Pistol", chaque morceau est imprégné de cette atmosphère moite et authentique.
L'inévitable comparaison avec The White Stripes, autre grand duo garage-blues de l'époque, trouve ici ses limites. Si la formule de base est similaire, The Black Keys s'éloignent de l'urgence punk-blues de Detroit pour plonger dans un son plus sudiste, plus funk. "Brothers" est moins frénétique et plus lascif. C'est un album qui prend son temps pour installer ses ambiances, que ce soit sur le stomping rock de stade "Howlin' for You" ou le riff abrasif de "Next Girl". Même le tube "Tighten Up", seule piste produite par Danger Mouse, conserve cette tension brute sous son sifflement pop et sa production plus léchée. C'est la parfaite synthèse du projet : un pied dans le grand public, l'autre fermement ancré dans la boue du blues.
Au final, "Brothers" est un disque qui respire l'honnêteté. C'est le son de deux "frères" de musique qui se réconcilient en faisant du bruit, transformant leurs doutes en une catharsis sonore d'une richesse incroyable. Ce n'est pas un disque qui s'analyse, mais qui se ressent. C'est une oeuvre physique, qui demande à être écoutée fort, pour apprécier chaque grésillement de guitare, chaque coup lourd sur la caisse claire. En capturant cet équilibre parfait entre le blues-rock le plus crasseux et une sensibilité soul mélodique, The Black Keys ont signé bien plus qu'un bon album : un classique moderne, essentiel et vibrant. Un pur plaisir auditif, brut et sans compromis.
5
Aug 01 2025
Superfly
Curtis Mayfield
Curtis Mayfield, véritable génie de la soul et du funk, nous livre en 1972 "Superfly". Album d'une richesse musicale et lyrique exceptionnelle, c'est un 4/5 pour moi, grâce à trois morceaux absolument magistraux qui élèvent cet opus au rang de classique.
L'album s'ouvre avec l'incroyable "Little Child Runnin' Wild". Ce titre pose d'emblée une atmosphère sombre et mélancolique, avec ses arrangements de cordes expressifs et ses guitares wah-wah caractéristiques. C'est une entrée en matière poignante qui dépeint la dure réalité de l'enfance dans la rue, donnant le ton socialement engagé de l'album. La voix de Mayfield, douce et déchirante à la fois, porte le message avec une force incroyable.
Vient ensuite l'incontournable "Pusherman", un des sommets de l'album. Ce titre est une prouesse lyrique et musicale. Le rythme syncopé, les arrangements de cuivres incisifs et les choeurs enveloppants créent une tension palpable. Curtis Mayfield ne juge pas, il observe et décrit le quotidien brutal des trafiquants, des consommateurs et des victimes du système. C'est un morceau brut, sans concession, qui souligne la capacité de Mayfield à aborder des thèmes sociaux difficiles avec une finesse rare. La guitare wah-wah est ici utilisée à merveille, accentuant le côté psychédélique et urbain du morceau.
Mais le véritable joyau de l'album, celui qui justifie à lui seul une grande partie de sa note, est sans conteste "Freddie's Dead". C'est une ballade soul poignante, d'une beauté déchirante. Les cordes somptueuses, la mélodie mélancolique et la voix plaintive de Mayfield créent une atmosphère de deuil et de regret. Le morceau évoque la mort d'un personnage du film, mais il transcende rapidement ce cadre pour devenir une lamentation universelle sur les vies brisées par la violence et la pauvreté. C'est un moment de pure émotion, une démonstration de la maîtrise de Mayfield en tant qu'auteur-compositeur et interprète.
L'album continue avec des pépites comme l'instrumental "Junkie Chase", qui illustre parfaitement la tension et le drame du film à travers sa musique. On trouve aussi des morceaux plus introspectifs comme "Give Me Your Love (Love Song)" et "Eddie You Should Know Better", qui montrent une facette plus douce et conseillère de Mayfield, tout en restant ancrés dans la thématique urbaine. "No Thing on Me (Cocaine Song)" est un autre morceau clé qui aborde la dépendance avec une lucidité désarmante, refusant toute forme de complaisance.
L'album se conclut par le morceau-titre, "Superfly", placé en dernière position, ce qui est une particularité intéressante. Avec son groove lancinant, ses lignes de basse hypnotiques et la voix suave de Mayfield, on est plongé dans l'atmosphère urbaine et crépusculaire du film. Le texte, teinté d'une mélancolie cynique, dépeint la vie d'un trafiquant de drogue avec une lucidité désarmante, loin de toute glorification. C'est une fin puissante qui boucle la boucle narrative et musicale de l'album.
Ce qui rend "Superfly" si puissant, c'est la capacité de Mayfield à transcender les clichés du genre blaxploitation. Loin de glorifier la violence ou le trafic de drogue, il utilise la musique pour peindre un tableau réaliste et souvent tragique de la vie dans les ghettos. Ses paroles sont des chroniques sociales, des réflexions profondes sur la pauvreté, la dépendance et la quête de survie. Il aborde ces sujets avec une compassion et une intelligence rares.
En conclusion, "Superfly" est un album emblématique qui a su marquer son époque et influencer de nombreux artistes. C'est un témoignage puissant de la vision artistique de Curtis Mayfield, un musicien capable de mêler des grooves irrésistibles à des messages sociaux percutants. Grâce à des titres intemporels comme "Little Child Runnin' Wild", "Pusherman" et l'émouvant "Freddie's Dead", ainsi que la force des autres morceaux, cet album mérite amplement sa place parmi les classiques de la musique soul et funk. C'est une oeuvre à écouter et à réécouter, pour sa beauté musicale et sa pertinence intemporelle.
4
Aug 04 2025
Innervisions
Stevie Wonder
Encensé par la critique, cité en exemple pour son audace et son génie, "Innervisions" de Stevie Wonder est le type même d'albums que l'on nous somme de vénérer, une œuvre dont le statut d’icône interdit toute critique. Pourtant, et après une écoute attentive, il se rapproche plus d'une expérience profondément décevante, voire pénible, que du chef-d'œuvre annoncé car "Innervisions" se révèle être un album prétentieux, hermétique et, pour le dire simplement, terriblement chiant.
Le principal défaut de l’album, celui qui saute aux oreilles dès les premières notes de "Too High", est son orientation résolument et agressivement funky. Le funk, lorsqu’il est bien dosé, peut être une source d’énergie et de joie. Ici, il est une chape de plomb. Les rythmes sont si insistants, les lignes de basse si omniprésentes et répétitives qu’elles en deviennent aliénantes. Des morceaux comme "Higher Ground" en sont l’exemple parfait. La célèbre ligne de clavinet, martelée à l’infini, finit par créer une sensation d’oppression plus que de libération. On a l’impression que la technique et le groove priment sur toute forme de mélodie ou d’émotion. C’est une démonstration de force, une performance technique, mais où est la chanson ? Car cette surcharge rythmique, ce "trop-plein" de funk, rend l’écoute fatigante et empêche toute connexion réelle avec la musique.
Le second écueil majeur est son caractère faussement avant-gardiste. "Innervisions" est célèbre pour son utilisation massive des synthétiseurs, notamment le ARP 2600. Si l’intention était de sonner futuriste, le résultat, cinquante ans plus tard, est tout autre. Les sonorités synthétiques qui parsèment l’album sonnent aujourd’hui datées, froides et souvent criardes. Elles créent une distance, un voile artificiel qui recouvre la chaleur potentielle des compositions. Le morceau "Visions" est emblématique de ce problème. Sous ses airs de ballade acoustique introspective, la production l’enrobe de textures sonores étranges, de nappes synthétiques qui semblent n’avoir aucun autre but que de clamer : "Regardez comme je suis expérimental". Le résultat est un titre qui erre sans but, une rêverie soporifique qui ne mène nulle part, si ce n’est à l’ennui. Cette volonté d’expérimenter à tout prix transforme l’album en un catalogue de sons étranges plutôt qu’en une collection de chansons mémorables.
Vient ensuite le propos. Stevie Wonder se fait ici le porte-voix d’une conscience sociale et politique. Si l’intention est louable, la mise en œuvre est souvent lourde et moralisatrice. "Living for the City" est une fresque sociale puissante, certes, mais sa narration presque théâtrale et son ambiance sonore anxiogène la rendent difficile à intégrer dans une écoute de plaisir. On a plus l’impression d’écouter un reportage sonore dramatisé qu’une pièce musicale. De même, "He's Misstra Know-It-All", avec sa critique à peine voilée de Nixon, ou "Jesus Children of America" tombent dans une sorte de prêche qui, combiné à la complexité de la musique, alourdit considérablement l’ensemble. La musique devrait transporter, pas sermonner. Ici, on se sent constamment pris à partie, comme si l’artiste nous faisait la leçon, ce qui renforce ce sentiment d’une œuvre indigeste.
Finalement, ce qui manque cruellement à "Innervisions", ce sont des moments de grâce simples et évidents. L’album est si obsédé par sa propre complexité, par ses structures labyrinthiques et ses arrangements chargés, qu’il en oublie l’essentiel : l’auditeur. Où sont les refrains accrocheurs, les mélodies pures qui ont fait la gloire de tant d’autres artistes de la Motown, y compris Stevie Wonder lui-même à d’autres périodes ? Même une ballade comme "Golden Lady" se perd dans des développements harmoniques complexes qui empêchent l’émotion de s’installer durablement. L’album manque de cohésion, sautant d’un funk brutal à une méditation new-age, d’une diatribe politique à une jam session instrumentale sans jamais trouver un véritable équilibre.
En conclusion, "Innervisions" est peut-être un album important pour les musicologues et les passionnés de technique instrumentale. Pour l’auditeur cherchant simplement une connexion, une émotion ou un plaisir musical, c’est une impasse. Son caractère trop funky le rend répétitif et agressif, tandis que ses ambitions expérimentales le rendent froid et daté. Le propos, trop didactique, finit de l’achever. Loin d’être une vision intérieure, l’album sonne comme une démonstration de savoir-faire égocentrique qui a oublié sa fonction première : communiquer.
Au final, ce sera un petit 1 sur 5 pour une expérience musicale prétentieuse et indigeste.
1
Aug 05 2025
The Dark Side Of The Moon
Pink Floyd
Il existe des albums que l'histoire de la musique a décidé d'ériger en totems intouchables, en monuments sacrés devant lesquels chaque nouvelle génération est sommée de venir se prosterner. "The Dark Side of the Moon" de Pink Floyd est sans doute l'exemple le plus flagrant de cette dictature du bon goût institutionnalisé. Encensé, vénéré, disséqué à l'infini par une armée de critiques et de fans convertis, cet album représente pourtant tout ce que je déteste : une décennie engluée dans sa propre suffisance, un genre musical boursouflé de prétention et un groupe qui, à deux exceptions près, ne m'a jamais inspiré que le plus profond des ennuis. Pour résumer, "The Dark Side of the Moon" est un interminable tunnel de quarante-trois minutes éclairé par les néons blafards de la complaisance artistique.
Mais commençons par le coeur du problème : l'album lui-même. "The Dark Side of the Moon" est un concept-album, nous dit-on. Un disque qui explore les thèmes universels de la vie, du temps, de l'argent, de la folie. Vaste programme. Malheureusement, l'ambition ne fait pas le génie. En lieu et place d'une réflexion poignante, on a droit à une succession de cartes postales sonores sans âme, de vignettes pseudo-philosophiques qui énoncent des platitudes avec une gravité risible. Le tic-tac des horloges sur "Time" ? Une allégorie sur la fuite du temps d'une finesse digne d'un élève de terminale. Le son des caisses enregistreuses sur "Money" ? Une critique anticapitaliste si évidente qu'elle en devient inoffensive. Tout est surligné, appuyé, comme si le groupe craignait que son auditoire ne soit pas assez intelligent pour saisir la "profondeur" du propos.
La musique, loin de sauver ce naufrage conceptuel, ne fait que l'aggraver. Chaque morceau s'étire en longueurs insupportables, chaque solo de guitare de Gilmour, bien que techniquement irréprochable, suinte une propreté clinique qui me laisse de marbre. C'est lisse, c'est poli, c'est désespérément propre. Où est la fureur ? Où est la faille ? "The Great Gig in the Sky", avec ses vocalises stratosphériques, est le paroxysme de ce maniérisme : une performance vocale impressionnante, certes, mais totalement vide de substance émotionnelle à mes oreilles. On dirait une démonstration technique, pas un cri du cœur. L'utilisation systématique de bruitages – battements de cœur, rires, dialogues enregistrés – loin de créer une immersion, ne fait que renforcer l'artificialité de l'ensemble. C'est un décor de théâtre, une reconstitution sonore méticuleuse mais sans vie.
Vient ensuite le groupe. Pink Floyd, pour moi, est un vaisseau fantôme. Une entité froide, distante, presque désincarnée. Leurs mélodies planantes ne m'évoquent aucune image, leurs textes sentencieux ne provoquent aucune introspection. Ils sont les architectes d'une musique cérébrale, mathématique, qui s'adresse à l'intellect mais oublie totalement les tripes. Les deux seules et unique fois où le groupe a réussi à m'interpeller, c'est avec l'étincelle chaotique de l'ère Barrett et avec l'album "The Wall" car pour la première fois et depuis bien longtemps, la façade s'était fissurée et derrière la technique, on sentait une névrose bien réelle, une colère sourde, une douleur palpable.
Cette distance, cette froideur, est l'apanage même du genre que Pink Floyd a contribué à définir : le rock progressif. Et quel genre insupportable ! Le "prog" est le triomphe de la forme sur le fond, de la technique sur l'émotion. C'est une musique de bons élèves, obsédés par les mesures asymétriques, les structures complexes et les suites à tiroirs. C'est pompeux, car cela se drape dans les oripeaux de la musique classique pour se donner une légitimité artistique. C'est prétentieux, car cela prétend "élever" le rock au-delà de sa condition primaire. Mais le rock'n'roll, dans son essence, n'a pas besoin d'être "élevé". Il est une énergie brute, un cri primal. Le rock progressif, en voulant le complexifier, l'a stérilisé. "The Dark Side of the Moon" est l'archétype de cette dérive : un disque qui a honte de ses racines rock et qui se cache derrière des arrangements orchestraux de pacotille et des ambitions philosophiques de comptoir.
Enfin, il est impossible de juger cet album sans le replacer dans sa décennie, les années 70. Une décennie qui, pour moi, symbolise une impasse musicale. Entre les dinosaures du rock progressif comme Pink Floyd, Yes ou Genesis, et le soft-rock californien, la musique populaire s'était embourgeoisée. Elle était devenue une industrie de l'ennui, produisant des disques surproduits, interminables et parfaitement inoffensifs. Heureusement, dans l'ombre de ces mastodontes, la colère grondait. L'explosion punk de 1976-1977 n'est pas un hasard. C'est une réaction épidermique, violente et nécessaire, contre tout ce que "The Dark Side of the Moon" représente. Les punks ont jeté les longs solos de guitare à la poubelle, ils ont dynamité les concepts-albums fumeux, ils ont remplacé la gravité par l'urgence. Un morceau des Sex Pistols ou des Ramones contient plus de vie, de rage et de pertinence sociale dans ses trois minutes abrasives que dans la totalité de la discographie de Pink Floyd.
En conclusion, "The Dark Side of the Moon" n'est pas pour moi une expérience musicale, c'est une épreuve d'endurance. C'est le son d'une époque qui se regarde le nombril, d'un genre qui se perd en conjectures et d'un groupe qui a troqué l'âme contre la perfection technique. Cet album est une prison sonore, un chef-d'oeuvre de l'ennui dont le succès planétaire reste, à mes yeux, l'un des plus grands mystères de l'histoire de la musique. Quand je l'écoute, je ne vois pas la face cachée de la lune ; je vois simplement le vide intersidéral d'une musique qui a oublié l'essentiel : faire vibrer. Et pour cela, ma note ne peut être autre qu'un cinglant et définitif 1 sur 5.
1
Aug 06 2025
Dance Mania
Tito Puente
Sorti en 1958, "Dance Mania" de Tito Puente, sorti en 1958, est un monument du mambo, pierre angulaire de la musique latine et véritable machine à faire danser, cet album est une capsule temporelle qui nous plonge au cœur des nuits fiévreuses du Palladium Ballroom de New York. À son écoute, une chose est indéniable : le talent est colossal, l'énergie est volcanique et l'objectif est atteint avec une précision redoutable. Pourtant, et c'est là que le bât blesse pour l'auditeur qui ne chausse pas ses souliers de danse, l'expérience peut laisser sur sa faim. D'où cette note de 3 sur 5 : une reconnaissance objective de la virtuosité, tempérée par une connexion subjective qui peine à s'établir.
Soyons clairs d'emblée : les musiciens qui accompagnent "El Rey del Timbal" sur cet enregistrement sont d'un calibre exceptionnel. Dès les premières mesures de "El Cayuco", on est saisi par la puissance et la cohésion de l'orchestre. La section de cuivres, menée par des trompettes stridentes et des trombones chaleureux, déploie des lignes mélodiques explosives, d'une précision chirurgicale. Chaque note est à sa place, chaque arrangement est pensé pour maximiser l'impact rythmique. C'est une véritable déferlante sonore, un mur d'énergie cuivrée qui vous submerge et vous commande, littéralement, de bouger.
Au cœur de cette tempête organisée, il y a la section rythmique, véritable moteur de l'album. Et quel moteur ! Les congas, les bongos et, bien sûr, les timbales de Tito Puente lui-même, s'entremêlent dans une polyrythmie complexe et pourtant si limpide. On ressent la conversation permanente entre les percussionnistes, un dialogue frénétique qui constitue l'âme de chaque morceau. Tito Puente n'est pas seulement un percussionniste ; c'est un chef d'orchestre qui dirige depuis ses fûts, lançant des solos fulgurants ("Mambo Gozón"), marquant les transitions avec une autorité naturelle et insufflant une tension palpable à l'ensemble. Son jeu est à la fois démonstratif et fonctionnel, un spectacle en soi qui ne perd jamais de vue sa mission première : servir la danse.
Le titre de l'album, "Dance Mania", n'est pas une simple suggestion, c'est une promesse, un contrat passé avec l'auditeur. Sur des classiques comme "Agua Limpia Todo" ou le célèbre "Hong Kong Mambo", il est physiquement impossible de rester immobile. Le tempo est rapide, le "groove" est implacable. L'album est une leçon magistrale sur l'art de construire une transe collective. On imagine sans peine les salles de bal bondées, les couples tournoyant, les corps en sueur se laissant porter par cette vague de son. En cela, "Dance Mania" est une réussite totale, un chef-d'œuvre fonctionnel dont l'efficacité n'a pas pris une ride en plus de soixante ans.
Alors, pourquoi cette note de trois étoiles seulement ? Parce que la plus grande force de l'album est aussi, paradoxalement, sa principale faiblesse pour une écoute plus posée, plus introspective. "Dance Mania" est une machine de guerre conçue pour un usage spécifique. En dehors de son habitat naturel – la piste de danse – l'expérience peut se révéler étonnamment unidimensionnelle. L'énergie, si exaltante au premier abord, devient presque écrasante sur la durée. Les morceaux, bien que brillamment exécutés, suivent une structure souvent similaire, privilégiant l'efficacité rythmique au détriment d'une plus grande variété mélodique ou harmonique.
Pour l'auditeur installé dans son fauteuil, casque sur les oreilles, la frénésie constante peut finir par lasser. On cherche en vain un moment de répit, une ballade, une pièce plus lente qui permettrait de reprendre son souffle et d'apprécier la musicalité sous un autre angle. L'album est un sprint du début à la fin, une démonstration de force qui laisse peu de place à la nuance ou à l'émotion subtile. C'est une musique extravertie, tournée vers l'extérieur, vers la célébration physique, et qui peine à toucher une corde plus intime.
En définitive, "Dance Mania" est un album que je respecte énormément et il est impossible de nier son génie rythmique, la virtuosité de ses interprètes et son importance capitale dans l'histoire de la musique. Pour tout amateur de mambo, de salsa ou de Latin Jazz, c'est une pièce de collection indispensable. C'est la bande-son parfaite pour une soirée animée, une source d'énergie pure et contagieuse.
Cependant, il lui manque cette versatilité, cette profondeur émotionnelle qui transforme un très bon album en un compagnon de tous les instants. C'est un outil de danse extraordinaire, mais un objet d'écoute qui, une fois l'admiration technique passée, peine à captiver sur le long terme. Un 3/5 pour un monument qui donne furieusement envie de bouger, mais pas nécessairement de tendre l'oreille à répétition.
3
Aug 07 2025
Fear Of A Black Planet
Public Enemy
Aborder "Fear of a Black Planet", le troisième album de Public Enemy, aujourd'hui et plus de trois décennies après sa déflagration initiale, est un exercice complexe qui force à dissocier l'objet musical de son aura historique. Car si le message et l'influence de l'album demeurent d'une pertinence absolue, son enveloppe sonore, elle, accuse le poids des années, rendant son écoute à la fois essentielle et éprouvante. C'est cette dualité qui justifie une évaluation en trois temps : une reconnaissance de son génie historique (5/5), une admiration pour sa prouesse technique (4/5), mais un bilan global plus mitigé (3/5) en raison d'un son qui a malheureusement mal vieilli.
Pour comprendre "Fear of a Black Planet", il faut se téléporter en 1990. L'Amérique est une poudrière de tensions raciales, et le hip-hop vit son âge d'or militant. Public Enemy, déjà solidement établi avec "It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back", n'est plus seulement un groupe de musique ; c'est le "CNN de la communauté noire", pour reprendre les mots de son leader, Chuck D. Cet album est le point culminant de cette ambition. C'est une thèse, un manifeste, un cours d'histoire et de sociologie politique mis en musique.
Chaque morceau est une prise de position radicale et sans concession. Le mythique "Fight the Power", déjà hymne du film "Do the Right Thing" de Spike Lee, ouvre l'album de manière explosive et donne le ton. La suite n'est qu'une succession de brûlots dénonçant le racisme systémique ("Welcome to the Terrordome"), la représentation des Noirs dans les médias ("Burn Hollywood Burn"), la manipulation de l'information ("Who Stole the Soul?") ou encore les stéréotypes liés aux relations interraciales ("Pollywanacraka").
Le génie de Public Enemy est de rendre ces thèmes complexes accessibles et percutants. La voix de baryton prophétique et la plume acérée de Chuck D sont celles d'un leader, d'un orateur qui harangue les foules. À ses côtés, Flavor Flav, avec ses "Yeah boy!" et ses interventions plus légères ("911 Is a Joke"), n'est pas qu'un simple "hype man". Il est le bouffon du roi, celui qui apporte une touche d'absurdité et d'humanité au milieu du chaos, rendant le discours encore plus percutant par contraste.
Historiquement, l'album a non seulement défini le son du rap politique pour les années à venir, mais il a aussi prouvé que le hip-hop pouvait être un véhicule pour les idées les plus subversives et intellectuelles. Il a influencé des générations d'artistes, de Rage Against the Machine à Kendrick Lamar. Pour son courage, sa portée et son impact sur la culture mondiale, "Fear of a Black Planet" mérite sans aucune discussion la note parfaite de 5/5. C'est un document essentiel, un chapitre obligatoire de l'histoire de la musique du XXe siècle.
Si le fond est révolutionnaire, la forme l'est tout autant. La production, assurée par le collectif The Bomb Squad, est une œuvre d'art en soi. À une époque pré-numérique où le sampling était un artisanat fastidieux, ils ont érigé un véritable "mur du son" hip-hop. Oubliez les boucles claires et les rythmiques épurées. Le son de "Fear of a Black Planet" est une cacophonie organisée, un collage sonore d'une densité presque suffocante.
The Bomb Squad superpose des dizaines de samples par morceau : des bribes de funk de James Brown, des discours de leaders noirs, des cris, des bruits industriels, et surtout, ces sirènes stridentes qui sont devenues leur signature. Le résultat est un paysage sonore anxiogène, agressif et urgent, qui épouse parfaitement la colère et la paranoïa des textes. Des titres comme "Welcome to the Terrordome" sont des chefs-d'œuvre de production maximaliste, où chaque seconde est saturée d'informations sonores.
Cette approche était techniquement une prouesse. Elle a repoussé les limites de ce qui était possible en studio et a créé une esthétique sonore unique, complexe et inimitable. On ne peut qu'admirer l'ambition et le savoir-faire nécessaires pour assembler un tel puzzle sans que tout s'effondre. La note de 4/5 salue cette vision et cette exécution technique hors-norme. Ce n'est pas un 5/5 car, et c'est là que le bât blesse, cette complexité est une arme à double tranchant. La brillance technique, poussée à son paroxysme, est précisément ce qui rend l'album si difficile d'accès aujourd'hui.
C'est ici que l'auditeur de 2025 doit faire face à une réalité inconfortable : "Fear of a Black Planet" a mal vieilli sur le plan sonore. Ce qui était révolutionnaire en 1990 sonne aujourd'hui daté, et souvent, simplement désagréable à l'oreille.
Le mixage, volontairement sur-saturé et agressif dans les hautes fréquences, manque cruellement de la chaleur et de la profondeur des basses qui sont devenues la norme dans le hip-hop. L'ensemble est souvent criard, métallique. La densité sonore, cette fameuse "cacophonie organisée", peut rapidement devenir une simple cacophonie pour des oreilles habituées à des productions plus aérées et dynamiques. L'écoute de l'album d'une traite est une expérience fatigante, qui requiert un effort constant de concentration pour ne pas être submergé par le maelström de bruits et de samples.
Ce vieillissement n'est pas une critique de l'intention originale. The Bomb Squad voulait créer un son de confrontation, et ils y ont parfaitement réussi. Cependant, le résultat est un album qui s'admire plus qu'il ne s'écoute pour le plaisir. C'est une œuvre aride, exigeante, qui ne fait aucune concession à l'auditeur. Si on le compare à d'autres classiques de l'époque, comme "The Chronic" de Dr. Dre sorti à peine deux ans plus tard, le contraste est saisissant. Dre a inauguré une ère de productions léchées, chaudes et groovy qui restent infiniment plus accessibles aujourd'hui.
En conséquence, la note globale de 3/5 n'est pas un rejet de la grandeur de l'album, mais un constat honnête de sa pertinence en tant qu'objet de consommation musicale en 2025.
3
Aug 08 2025
Let It Bleed
The Rolling Stones
Sorti en décembre 1969, à quelques jours seulement du désastreux festival d'Altamont qui sonnera le glas du "Peace and Love", le huitième album des Rolling Stones est le testament crépusculaire et sans concession des années 60. Il est le miroir sombre tendu à une génération qui, après avoir rêvé d'utopie, se réveillait avec la gueule de bois, confrontée à la violence, à la paranoïa et à une désillusion profonde. Le titre lui-même, "Laisse saigner", est une profession de foi : il n'est plus temps de panser les plaies, mais de les regarder en face, dans toute leur crudité.
Let It Bleed est une atmosphère, une descente dans les tréfonds d'une Amérique en pleine crise existentielle, vue par des Anglais qui en ont parfaitement saisi l'essence la plus brute. L'album abandonne les derniers vestiges psychédéliques de ses prédécesseurs pour s'enfoncer jusqu'aux genoux dans la boue du blues du Delta, la poussière du country et l'âme du gospel. Le son est poisseux, rugueux, parfois à la limite du débraillé, mais d'une authenticité viscérale qui prend aux tripes. C'est le son d'un groupe en pleine mutation, disant adieu à un Brian Jones fantomatique (il ne joue que sur deux titres) et accueillant la virtuosité naissante de Mick Taylor, dont les solos apportent une nouvelle couleur, plus lyrique et technique.
L'album s'ouvre de manière magistrale et terrifiante avec "Gimme Shelter". Ce n'est pas une chanson, c'est une prophétie apocalyptique. La guitare introductive de Keith Richards sonne comme une sirène d'alarme, la voix de Jagger est empreinte d'une urgence paniquée, et l'intervention de la choriste Merry Clayton, dont la voix se brise sous l'effort en hurlant "Rape, murder, it's just a shot away", est l'un des moments les plus puissants et les plus effrayants de l'histoire du rock. Ce titre seul encapsule tout le propos de l'album : la guerre, la tempête, la fin d'un monde sont à nos portes, et le seul refuge est précaire.
À partir de là, les Stones nous entraînent dans un road trip halluciné. Ils explorent un country presque parodique avec "Country Honk" (la version originelle et décontractée de "Honky Tonk Women"), prouvant qu'ils peuvent s'approprier les codes de la musique rurale américaine avec une aisance déconcertante. Mais c'est dans le blues que le cœur noir de l'album bat le plus fort. "Midnight Rambler" est une pièce de théâtre horrifique, un blues mutant de près de sept minutes qui évoque la traque d'un prédateur nocturne. Les changements de tempo, le jeu d'harmonica menaçant de Jagger et la tension palpable en font une performance habitée, presque chamanique, qui glace le sang.
Si Let It Bleed est un chef-d'œuvre d'ambiance et contient certains des plus grands titres du groupe, il souffre, par moments, d'une très légère hétérogénéité. Il porte les cicatrices de sa conception chaotique. Contrairement à la cohésion quasi parfaite de Beggars Banquet qui le précède, ou à la majesté tentaculaire d' Exile on Main St. qui le suivra, Let It Bleed se ressent parfois comme un album de transition. C'est ce qui fait son charme, cette impression de "work in progress" génial, mais c'est aussi ce qui l'empêche d'atteindre le statut d'œuvre monolithique ultime. La présence de reprises ("Love in Vain" de Robert Johnson), bien que superbement exécutées avec une touche de mandoline poignante, renforce cette idée d'un album qui se cherche encore une unité totale.
Pourtant, cette critique est mineure face à la puissance de l'ensemble. L'album se clôt sur un autre coup de génie, "You Can't Always Get What You Want". Après nous avoir traînés dans la fange et le désespoir, les Stones offrent une conclusion grandiose et d'une sagesse inattendue. Avec ses chœurs londoniens et son arrangement orchestral, la chanson est une catharsis. C'est l'acceptation lucide et pragmatique que si l'idéal est inaccessible, on peut trouver son compte dans la réalité. C'est un hymne à la résilience, une fin parfaite pour un disque qui a exploré les recoins les plus sombres de l'âme humaine.
En définitive, Let It Bleed est bien plus qu'un simple album de rock. C'est le son de la fin d'une ère, un document historique d'une importance capitale. Brut, dangereux, et hanté par les fantômes de son époque, il reste une écoute essentielle, le témoignage d'un groupe au sommet de son art, capable de transformer le chaos ambiant en une œuvre d'une beauté sombre et éternelle. Un 4 sur 5 amplement mérité pour ce classique absolu qui continue de saigner à travers les décennies.
4
Aug 11 2025
Blood Sugar Sex Magik
Red Hot Chili Peppers
"Blood Sugar Sex Magik", malgré l'aura quasi-mystique que lui prêtent les critiques en mal de sensations fortes, n'est pas le chef-d'oeuvre annoncé mais une prise d'otage auditive de soixante-quatorze minutes, un marathon épuisant au coeur de la vacuité la plus totale, maquillée en génie créatif.
Le problème fondamental, c'est cette omniprésence d'un "funk" de pacotille. Ce n'est pas le funk de James Brown, viscéral et possédé. Ce n'est pas le funk psychédélique de Funkadelic, cosmique et révolutionnaire. Non, le funk des Red Hot Chili Peppers, c'est un funk de plage, un funk pour surfeurs décolorés qui ont confondu énergie musicale et boisson énergisante. C'est une caricature, une version aseptisée et bodybuildée, où la subtilité est remplacée par une démonstration de force permanente.
Au centre de ce tapage, il y a cette section rythmique que l'on nous vend comme légendaire. En réalité, elle est surtout pénible. La basse de Flea, souvent citée en exemple, s'apparente davantage à une crise d'épilepsie virtuose qu'à une véritable ligne de basse. Elle ne soutient pas, elle agresse. C'est une avalanche de "slap" qui vous gifle l'oreille à chaque mesure, une tentative désespérée de remplir un vide mélodique abyssal par une gesticulation technique. Derrière, la batterie martèle sans relâche le même tempo binaire, avec la finesse d'un marteau-piqueur sur un chantier. Le groove, le vrai, celui qui ondule et qui respire, est ici remplacé par une pulsation de club de sport sous stéroïdes. On n'a pas envie de danser, on a envie de faire des pompes jusqu'à l'épuisement.
Ensuite nous avons Anthony Kiedis, le grand manitou du yaourt pseudo-rappé. Est-ce du chant ? Est-ce du rap ? Personne ne le sait, et visiblement, lui non plus. Il navigue dans une sorte de no man's land stylistique, une zone de non-droit vocal où le charisme est confondu avec le volume sonore. Sa voix, monocorde et nasillarde, débite des textes d'une pauvreté confondante. On y parle de sexe avec la subtilité d'un adolescent, de la Californie avec les clichés d'une carte postale et de spiritualité avec la profondeur d'une flaque d'eau. C'est un prêcheur du vide, un gourou du néant qui répète ses onomatopées ridicules en se contorsionnant, espérant que le mouvement puisse faire oublier l'absence totale de propos et d'émotion.
Et enfin, John Frusciante, guitariste souvent porté aux nues pour sa sensibilité hendrixienne. Sur cet album, sa guitare est principalement au service de la machine à funk. Elle se contente de produire des "cocottes" squelettiques, des petits riffs secs et répétitifs qui tournent en boucle jusqu'à la nausée. Quand elle s'autorise enfin un solo, c'est pour s'égarer dans des méandres stridents et approximatifs, comme si elle cherchait une mélodie sans jamais la trouver. La guitare ne chante pas, elle crisse. Elle n'accompagne pas, elle parasite. Elle est le bruit de fond grinçant de cette longue et fastidieuse séance de sport.
Heureusement, tout n'est pas à jeter car parmis ce brouhaha nous avons "Give It Away", c'est le miracle de l'album. L'unique moment où l'alignement des planètes a fonctionné. Sur ce titre, et uniquement sur celui-ci, la formule "basse qui claque + batterie de bûcheron + guitare qui gratte + chant parlé" produit un tube. C'est un accident industriel heureux. Mais un accident ne fait pas un chef-d'oeuvre. C'est l'exception qui confirme la règle : le reste de l'album n'est qu'une longue, très longue tentative de reproduire ce coup de chance, sans jamais y parvenir.
Il serait d'ailleurs malhonnête de ne pas mentionner "Under the Bridge", qui agit comme la véritable bouffée d'oxygène au milieu de cette apnée funk. Pour une fois, le vacarme s'arrête, l'autre gueulard se tait pour laisser place à une mélodie étonnamment fragile et touchante, et le gratteux prouve qu'il sait faire autre chose que du bruit en trouvant enfin trois accords qui fonctionnent.
En conclusion, et malgré ces deux heureux accidents, "Blood Sugar Sex Magik" reste le triomphe de la forme sur le fond, de l'attitude sur la musique, de la transpiration sur l'inspiration. C'est un album qui sonne creux, boursouflé de sa propre importance et de son énergie factice. Il est le symbole d'une époque où il suffisait de se montrer torse nu et de sauter partout pour être qualifié de "rock". Derrière les muscles saillants et les grimaces, il n'y a finalement pas grand-chose. Juste un funk anémié et un ego surdimensionné qui s'en sort avec une note de 1 sur 5.
1
Aug 12 2025
Led Zeppelin III
Led Zeppelin
Il existe des dogmes dans le monde du rock, des vérités gravées dans le marbre que l’on n’ose contester de peur de passer pour un hérétique. L’infaillibilité de Led Zeppelin en est un. Et au sein de leur discographie sacrée, l'album "III", sorti en 1970, est souvent présenté comme le joyau de la couronne, la preuve de leur maturité et de leur génie polymorphe. On nous parle d’une audacieuse escapade acoustique, d’une retraite inspirée dans la campagne galloise de Bron-Y-Aur. Pourtant, à l’écoute, délesté du poids de l’adulation collective, le constat est sans appel : cet album est une œuvre prétentieuse qui symbolise la domestication d’un genre musical qui se voulait, à l’origine, sauvage et contestataire.
Mon aversion pour Led Zeppelin n'est pas un caprice. Elle est le fruit d'une indigestion, d'une surexposition subie durant ma jeunesse dans les années 80 et 90. À cette époque, quelle que soit la porte que je poussais, je trouvais les mêmes disques sur les étagères de mes amis. Les mêmes compilations, les mêmes visages, les mêmes riffs tournant en boucle. Cette uniformité m’a toujours paru suspecte. Le rock, dans son ADN, est une musique de rébellion, une rupture avec l'ordre établi, et notamment avec celui de la génération précédente. Alors, comment peut-on prétendre incarner cet esprit en écoutant religieusement les mêmes groupes que ses parents ? Led Zeppelin, devenu une institution, un passage obligé, est l'incarnation parfaite de cette contradiction. C'est du rock de patrimoine, aseptisé et validé par le système.
"Led Zeppelin III" est sans doute le symptôme le plus flagrant de cette institutionnalisation. Après la furie électrique et la puissance tellurique des deux premiers albums, qui, malgré tout, possédaient une énergie brute indéniable, le groupe choisit de ralentir. De poser les guitares électriques pour embrasser le folk. Sur le papier, l'idée d'une introspection acoustique pouvait sembler séduisante. Dans les faits, elle accouche d’une série de titres pour la plupart anémiques et d’une platitude désespérante.
L'album s'ouvre sur un leurre : "Immigrant Song". Deux minutes et vingt-six secondes de pure adrénaline. Un riff acéré, une rythmique martiale et le cri de guerre de Robert Plant. On se prend à espérer, on se dit que le monstre est toujours vivant. Mais l'illusion se dissipe aussitôt. Dès "Friends", on bascule dans un folk psychédélique aux arrangements de cordes pompeux qui sonnent aujourd’hui terriblement datés.
La suite n'est qu'une longue agonie. "Celebration Day" est un rock générique, un pilote automatique sans inspiration qui semble tout droit sorti des chutes de "Led Zeppelin II". Puis vient "Since I've Been Loving You", archétype du blues démonstratif et surjoué que je leur reproche. C'est une caricature de blues, étiré sur plus de sept minutes, où la virtuosité technique de Jimmy Page et les vocalises larmoyantes de Plant écrasent toute émotion sincère.
La face B, le fameux versant acoustique, est supposée être le cœur du réacteur. C'est en réalité le cœur du problème. "Bron-Y-Aur Stomp" est une bluette campagnarde, sympathique tout au plus, mais d’une naïveté confondante. "Tangerine" est une ballade sirupeuse, interchangeable avec des dizaines d'autres de la même époque. "That's the Way", malgré la qualité de son texte, est une berceuse d'une tristesse infinie qui invite plus au sommeil qu'à la révolution. C’est la bande-son d’un groupe qui s’ennuie et qui, malheureusement, partage généreusement son ennui avec l’auditeur.
Pourtant, au milieu de ce désert créatif, un titre justifie à lui seul de ne pas jeter le disque par la fenêtre. Ce miracle s'appelle "Gallows Pole". C'est l'unique éclair de génie de l'album. Sur ce morceau, et uniquement sur celui-ci, la magie opère. Le groupe s'empare d'une chanson folk traditionnelle pour la transcender. Le tempo s'accélère progressivement, le banjo et la mandoline installent une tension dramatique, une course contre la mort. La montée en puissance est magistrale, culminant avec l'arrivée de la batterie de John Bonham qui transforme le morceau en une cavalcade épique. La voix de Plant est enfin habitée, non par la performance, mais par l'urgence du récit. "Gallows Pole" est un chef-d'œuvre de narration musicale, sombre et intense. Sa réussite fulgurante ne fait que souligner la vacuité du reste de l'album.
En définitive, "Led Zeppelin III" est l'œuvre d'un groupe au sommet de sa gloire, mais au creux de son inspiration. En voulant à tout prix s’acheter une crédibilité artistique et prouver qu’il était plus qu’une machine à riffs, Led Zeppelin a accouché d'un album majoritairement fade et suffisant. Pour quiconque attend du rock qu'il bouscule, qu'il dérange et qu'il soit le porte-voix d'une contre-culture, cet album est une profonde déception. Il marque le moment où le groupe est passé de prédateur à dinosaure de musée. Un conseil : téléchargez "Gallows Pole" et faites l'économie du reste.
1
Aug 13 2025
Kala
M.I.A.
Sorti en 2007, dans un paysage musical encore dominé par les formats pop et rock bien établis, "Kala", le deuxième opus de l'artiste britannico-srilankaise Mathangi "Maya" Arulpragasam, plus connue sous le nom de M.I.A. a fait l'effet d'une déflagration.
L'histoire de la création de "Kala" est fondamentale pour en comprendre la nature. Suite à des problèmes de visa qui l'empêchent d'entrer aux États-Unis pour y travailler avec le producteur star Timbaland (avec qui elle ne réalisera finalement que le titre "Come Around"), M.I.A. transforme cette contrainte administrative en une force créatrice sans précédent. Elle décide alors de faire le tour du monde pour enregistrer son album. Inde, Trinité-et-Tobago, Jamaïque, Australie, Libéria, Royaume-Uni... Chaque destination devient une source d'inspiration, un terrain de jeu sonore. "Kala" n'est pas un album de "world music" au sens touristique du terme ; c'est un véritable carnet de voyage sonore, un documentaire brut sur la globalisation vue depuis le Sud.
Le résultat est un maelström sonore d'une densité folle. M.I.A., épaulée par des producteurs de génie comme Switch et Diplo, ne se contente pas de sampler des musiques exotiques. Elle les absorbe, les digère, les déconstruit pour les recracher sous une forme nouvelle, hybride et explosive. On y entend les percussions assourdissantes de l'urumee du Tamil Nadu sur "Bird Flu", les rythmes effrénés du Baile Funk brésilien, l'énergie survoltée du dancehall jamaïcain sur "Boyz", des échos de hip-hop underground, de grime londonien et d'électro abrasive. L'album est un collage maximaliste, où les sirènes de police, les bruits d'animaux, les chants d'enfants et les slogans politiques s'entrechoquent dans une frénésie jouissive.
Cette approche, résolument "do it yourself" et parfois lo-fi, est la plus grande force de l'album. Le son est saturé, les basses sont distordues, la production est rugueuse. C'est un parti pris esthétique qui sert le propos : dépeindre un monde chaotique, surchargé d'informations, violent mais vibrant de vie. L'album porte le nom de sa mère, Kala, et il y a dans ce disque toute la force d'une figure matriarcale, protectrice mais féroce, ancrée dans ses racines tout en étant tournée vers l'avenir.
Bien sûr, le vaisseau amiral de cet album reste l'inoxydable "Paper Planes". Sous ses airs de comptine entraînante, avec son sample de "Straight to Hell" de The Clash et ses bruitages iconiques de coups de feu et de caisse enregistreuse, le morceau est une critique subversive du regard que porte l'Occident sur les immigrés, vus tour à tour comme des menaces terroristes ou des profiteurs économiques. Le succès planétaire de ce titre a prouvé que le grand public était prêt pour des sons et des messages plus complexes, ouvrant une brèche dans laquelle d'innombrables artistes se sont engouffrés par la suite.
Mais réduire Kala à "Paper Planes" serait une erreur. "Bamboo Banga", avec son rythme martial et ses paroles défiantes, est une entrée en matière parfaite. "Jimmy" est une relecture disco-pop survoltée d'un classique de Bollywood, à la fois nostalgique et furieusement moderne. "Boyz", avec ses percussions trinidadiennes, est une explosion d'énergie pure, un appel à la danse presque tribal. Chaque morceau est une expérience, une plongée dans un univers sonore unique.
Alors, pourquoi 4 étoiles et non 5 ? Pourquoi ce sentiment qu'il s'agit d'un chef-d'œuvre d'innovation mais pas d'un chef-d'œuvre absolu ? Car l'audace de "Kala" est aussi ce qui peut constituer sa limite. L'album est épuisant. Son esthétique du "trop-plein" peut, sur la durée, devenir abrasive pour l'auditeur. Quelques titres, comme "The Turn" ou "20 Dollar", bien qu'intéressants, n'ont pas la force de frappe des morceaux phares et peuvent sembler être des esquisses ou des interludes dans ce tourbillon sonore. Le chaos, bien que maîtrisé, frôle parfois la cacophonie, et la production volontairement brute peut donner l'impression que certaines idées n'ont pas été poussées jusqu'à leur plein potentiel mélodique. C'est le prix à payer pour une telle prise de risque.
En conclusion, "Kala" est un disque imparfait, mais son importance est immense. Il a dynamité les frontières entre pop, hip-hop, électro et musiques du monde. Il a prouvé qu'un disque pouvait être à la fois politiquement engagé, intellectuellement stimulant et incroyablement dansant. M.I.A. a créé un manifeste pour une génération mondialisée, connectée et contestataire. Ce n'est pas un disque que l'on écoute passivement ; c'est un disque qui nous bouscule, nous agresse et nous électrise. Et c'est précisément ce qui le rend si précieux et si essentiel, même des années après sa sortie.
4
Aug 14 2025
B-52's
The B-52's
En 1979, le punk a tout juste fini de dynamiter les fondations du rock progressif et du gigantisme des années 70, laissant derrière lui un champ de ruines créatif où tout semble à nouveau possible. C'est dans ce climat de reconstruction, où l'urgence le dispute à l'expérimentation, qu'un objet musical non identifié atterrit en provenance d'Athens, Géorgie. Cet OMNI, c'est le premier album du groupe The B-52's, une galette jaune vif qui contient une proposition artistique des plus joyeusement décalées, des plus instantanément reconnaissables et surtout des plus durablement influentes.
Une ligne de basse menaçante, tout droit sortie d'un film de science-fiction de série B, un riff de guitare surf minimaliste et un bip de talkie-walkie nous plongent dans une atmosphère à la fois rétro et futuriste. Nous ne le savons pas encore, mais dès les premières notes de "Planet Claire", nous venons de pénétrer dans l'univers B-52's, un monde où les coiffures "choucroute" défient la gravité, où les homards ont des droits et où la seule et unique mission est de danser jusqu'à l'épuisement.
Ce qui frappe d'emblée, c'est la singularité absolue du son. Il est impossible de le confondre avec quoi que ce soit d'autre. La pierre angulaire de cette architecture sonore est sans conteste le jeu de guitare de Ricky Wilson. Armé de sa Mosrite, dont il avait retiré deux cordes pour simplifier son approche, Wilson tisse des riffs acérés, anguleux, qui empruntent autant au surf rock des années 60 qu'à une vision post-punk de l'économie de moyens. Chaque note est essentielle, chaque silence est signifiant. C'est un jeu percussif, dansant, qui sert de squelette à toutes les compositions. Soutenu par la batterie métronomique et irrésistiblement dansante de Keith Strickland, le groupe établit une base rythmique qui est une véritable machine à faire bouger les corps.
Sur cette fondation instrumentale déjà unique en son genre vient se greffer le deuxième pilier du groupe : le trio vocal. Il ne s'agit pas d'un chanteur principal avec des choristes, mais d'une véritable conversation à trois têtes, un triangle vocal dynamique et excentrique. D'un côté, le "sprechgesang" (parlé-chanté) de Fred Schneider, dont la diction et l'énergie de maître de cérémonie un peu fou donnent le ton. Il ne chante pas, il déclame, il aboie, il invite à la fête avec une autorité comique. De l'autre, les harmonies célestes et les cris perçants de Kate Pierson et Cindy Wilson. Leurs voix, pures et puissantes, s'entremêlent, se répondent, créent des contrepoints sublimes avant d'exploser en des "yé-yé" stridents ou des imitations de créatures marines. L'interaction entre ces trois personnalités vocales est le cœur nucléaire de l'album.
Les chansons elles-mêmes sont des chefs-d'œuvre de concision et d'efficacité pop, passées au filtre de l'absurde. "Dance This Mess Around" est un ordre, un hymne à la libération par le mouvement. "Lava" est une ode érotico-volcanique complètement folle. Et puis, bien sûr, il y a le mastodonte, la pièce maîtresse : "Rock Lobster". Sur près de sept minutes, le groupe déploie tout son arsenal. C'est une épopée surréaliste qui commence comme un simple morceau de surf rock avant de dériver vers une liste carnavalesque d'animaux marins, le tout ponctué par les cris d'oiseaux et les imitations de crustacés de Pierson et Wilson. C'est un morceau qui n'aurait jamais dû fonctionner, un collage improbable qui devient, contre toute attente, l'un des hymnes les plus définitifs de la New Wave. Un moment de pure génie.
Mais et c'est là tout le problème de l'album, la force incroyable de cet album est aussi, paradoxalement, sa légère faiblesse. Le son des B-52's sur ce premier disque est tellement défini, la formule est si spécifique et si parfaitement maîtrisée dès le départ, qu'elle laisse peu de place à la variation. La palette sonore, bien que brillante, est volontairement étroite. La structure des morceaux repose presque systématiquement sur la même dynamique : un riff de guitare entêtant, une batterie implacable, et le dialogue entre la voix parlée de Fred et les harmonies des filles.
Passés les chocs que sont "Planet Claire", "Rock Lobster" ou "52 Girls", des titres comme "6060-842" ou "Hero Worship", bien qu'énergiques et impeccablement exécutés, donnent l'impression de revisiter des territoires déjà explorés quelques minutes plus tôt. L'album est une course effrénée dans une seule et même direction stylistique. Il manque peut-être la respiration, le changement de rythme ou d'atmosphère qui aurait permis à chaque morceau de se distinguer encore davantage. C'est une fête endiablée du début à la fin, mais c'est toujours la même fête. Cette constance, qui garantit une cohérence sans faille, peut aussi donner le sentiment d'un album qui, une fois sa formule exposée, peine à se renouveler sur la longueur de ses neuf titres.
En conclusion, "The B-52's" reste un premier album sismique, un classique incontournable et une capsule de folie pure. Son audace, son originalité et son refus de se prendre au sérieux ont ouvert la voie à d'innombrables artistes. C'est un disque qui a prouvé que la musique rock pouvait être à la fois intelligente, expérimentale, et surtout, incroyablement amusante. La légère redondance de sa formule n'enlève rien à son génie, mais elle tempère légèrement l'expérience d'écoute globale, l'empêchant d'atteindre le panthéon des œuvres parfaites et variées. C'est un chef-d'œuvre essentiel, un 4/5 éclatant qui, près d'un demi-siècle après sa sortie, n'a rien perdu de sa capacité à nous faire sourire et à nous ordonner, avec la plus grande bienveillance, de danser sur ce joyeux chaos.
4
Aug 15 2025
Car Wheels On A Gravel Road
Lucinda Williams
Sorti en 1998 après une gestation quasi légendaire par sa difficulté et son perfectionnisme, "Car Wheels on a Gravel Road", l'album-monument de Lucinda Williams est un bloc de vérité brute, taillé dans la roche du blues, poli par la poésie folk et électrifié par une âme rock'n'roll.
Ce qui frappe d'emblée, c'est le son. La production est un miracle d'équilibre, à la fois granuleuse et limpide. Chaque instrument semble suinter l'air moite du Sud américain. Les guitares glissent, mordent et pleurent, créant un écrin parfait pour la véritable star du disque : la voix de Lucinda. Ce n'est pas une voix techniquement parfaite selon les standards académiques. C'est une voix qui a vécu. Elle est râpeuse, parfois fêlée, mais elle porte en elle chaque mot avec un poids et une authenticité désarmants. Williams ne chante pas pour être jolie, elle chante parce qu'il le faut, parce que les histoires qu'elle raconte doivent sortir. C'est la voix de la résilience, de la peine et du désir sans fard.
Là où l'album atteint des sommets, c'est quand la poésie de Williams rencontre une énergie brute, presque sauvage. C'est le cas sur les deux morceaux qui, à juste titre, méritent une mention spéciale.
D'abord, l'immense "2 Kool 2 Be 4-Gotten". Plus qu'un morceau, c'est un polaroid musical, une photographie sonore d'une Amérique oubliée. Avec sa rythmique lancinante, Williams nous plonge dans l'atmosphère d'un bar perdu, et par petites touches, elle peint une scène d'une précision et d'une mélancolie folles. Chaque détail, des inscriptions sur le mur au son de la guitare, est une histoire en soi.
Puis, vient la déflagration. Le coup de poing. "Joy". Ce titre est une rupture totale. Un riff unique, teigneux, presque punk dans son obstination, et une Lucinda Williams qui ne chante plus, mais qui scande, qui exige, qui crache sa rage. "You took my joy, I want it back". C'est un cri primal, un exorcisme en trois minutes. La chanson est la preuve irréfutable que la douceur apparente de l'Americana peut cacher une fureur volcanique. C'est un hymne à la reconquête de soi, d'une puissance qui vous laisse physiquement secoué.
Cependant, malgré ces sommets indiscutables et d'autres perles comme le poignant "Drunken Angel" (un hommage au musicien Blaze Foley) ou le sensuel "Lake Charles", l'album n'est pas exempt de quelques baisses de régime relatives. Certains morceaux, bien que très bien écrits et interprétés, n'ont pas la même force d'impact. Des titres comme "Concrete and Barbed Wire" ou "I Lost It", tout en restant de très bonne facture, peuvent sembler un peu plus convenus en comparaison des fulgurances qui les entourent. Cette légère inconstance, loin de discréditer l'œuvre, lui confère une sorte de vulnérabilité. Elle nous rappelle que ce voyage n'est pas une ligne droite triomphale, mais une route sinueuse, avec ses paysages à couper le souffle et ses plaines plus monotones.
Alors, pourquoi 4 étoiles et non 5 ? Parce qu'après de telles secousses sismiques, l'intensité retombe inévitablement. L'album est si fort dans ses moments de bravoure qu'il crée lui-même une attente presque impossible à maintenir. Certains morceaux, bien que de très bonne facture, n'ont pas la même force de frappe viscérale. Ils semblent plus sages, plus posés, et peuvent paraître un peu moins marquants en comparaison des sommets que sont "Joy" ou "2 Kool 2 Be 4-Gotten". Cette inconstance n'est pas un défaut majeur, mais elle crée un léger déséquilibre. C'est la différence entre un très grand album et un chef-d'œuvre absolu et parfait de la première à la dernière seconde.
En conclusion, "Car Wheels on a Gravel Road" reste une pièce maîtresse, un disque essentiel pour quiconque s'intéresse à la musique américaine. C'est un album qui demande de l'attention, qui se mérite. Ses moments les plus forts sont d'une puissance rare, et si tous les titres ne atteignent pas ce niveau d'incandescence, l'ensemble forme une œuvre à la fois poignante, dure et profondément humaine. Une œuvre d'art imparfaite, et donc absolument indispensable.
4
Aug 18 2025
Van Halen
Van Halen
Avant que le générateur d'albums me conseille d'écouter le premier album de Van Halen, on m'avait déjà bien bassiné avec celui-ci. "Une pierre angulaire du rock." "Un avant et un après." "Eddie Van Halen a réinventé la guitare." J'ai entendu ça des centaines de fois.
Alors, aujourd'hui, j'en ai profité pour juger par moi même. Je me suis posé, j'ai mis le vinyle, ou plutôt le fichier FLAC, faut vivre avec son temps. J'ai enfilé mes écouteurs Bose et j'ai écouté. Attentivement. Du début à la fin. Mon verdict ? 2 sur 5. Et je suis généreux. Attention, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Ce n'est pas un mauvais album. Ce n'est pas une purge auditive. C'est... un album de rock. Voilà. Un album de rock à écouter une fois dans sa vie, pour la culture. Pour pouvoir dire "oui, je l'ai écouté." Mais y revenir ? Très peu pour moi.
Mais laissez-moi vous expliquer pourquoi ce soi-disant chef-d'œuvre me passe complètement au-dessus de la tête.
Le premier problème, et c'est le plus gros : c'est trop heavy. Pas heavy dans le sens noble du terme, comme un Black Sabbath lourd et angoissant. Non. C'est un heavy "tape-à-l'œil". Un mur du son permanent. Une démonstration de force constante qui finit par fatiguer. Dès "Runnin' with the Devil", le ton est donné. Le riff est bon, ok. Mais ça hurle, ça castagne, ça ne respire jamais. On a l'impression que les mecs ont tout à prouver sur chaque putain de seconde de chaque morceau. "Regardez comme on joue fort !" "Regardez comme on est des rockstars !" C'est bon, les gars, on a compris. Pas la peine de me le marteler dans le crâne pendant 40 minutes. Cette énergie brute, qui a dû être incroyable à l'époque, sonne aujourd'hui pour moi comme une surenchère un peu vaine.
Ensuite, le deuxième point. Le point qui me hérisse le poil. Le truc qui me fait grincer des dents à chaque fois. Les solos de guitare. Mon Dieu, ces solos... Je sais, je sais, blasphème. Eddie Van Halen est un génie, un virtuose, un innovateur. Oui, techniquement, c'est hallucinant. Le "tapping", la vitesse, la propreté... Je ne suis pas sourd. Le mec a un talent monstrueux. Mais qu'est-ce que ça me gonfle ! C'est l'incarnation même de l'exhibitionnisme guitaristique. Chaque solo est un prétexte pour en mettre plein la vue. Ça ne chante pas, ça ne raconte rien. Ça exécute. Ça se masturbe avec le manche. C'est une démonstration technique froide et sans âme.
Prenons "Eruption". Le morceau-signature du guitar hero. Pour moi, ce n'est pas de la musique. C'est un catalogue de figures. Une compétition de vitesse. "Regardez ce que je peux faire avec mes doigts !" C'est impressionnant, de la même manière qu'un athlète qui court le 100 mètres en moins de 10 secondes est impressionnant. Mais est-ce que ça m'émeut ? Est-ce que ça me transporte ? Absolument pas. Et le pire, c'est que ces solos interminables viennent couper des morceaux qui, parfois, avaient un certain potentiel. On a un bon riff, une bonne dynamique, et paf ! Le voilà qui déboule avec sa guitare en fusion pour nous balancer trois minutes de gammes à la vitesse de la lumière. Ça casse le rythme, ça détruit la chanson. C'est de l'ego pur et simple.
Et enfin, le troisième clou dans le cercueil. La cerise sur le gâteau de mon agacement. Les chœurs. Mais putain, ces chœurs... Ces "houuuu houuuu houuuu"... On dirait des chœurs de gonzesses en arrière-plan. Les mecs, vous êtes Van Halen ! Vous vous la jouez durs, virils, des dieux du stade qui enchaînent les conquêtes. Vous avez des couilles, non ? Alors merde, arrêtez vos chœurs de boys band ! Ça décrédibilise tout. Ça donne un côté tellement... pop, tellement fabriqué. Ce contraste entre le son saturé, la voix criarde de David Lee Roth et ces petites harmonies vocales mielleuses est insupportable. "Jamie's Cryin'", par exemple. Le morceau pourrait être sympa, mais ces chœurs viennent tout gâcher. C'est kitsch et daté. On se croirait dans une mauvaise comédie musicale.
Alors, que reste-t-il ? Il reste une poignée de riffs légendaires. "Ain't Talkin' 'Bout Love", "You Really Got Me" (qui est une reprise, rappelons-le)... Il reste l'énergie d'un groupe qui avait faim et qui a tout balancé sur un premier album. Il reste une section rythmique carrée, un batteur qui cogne et un bassiste qui suit. Il reste le charisme d'un chanteur qui était plus un showman qu'un vocaliste, mais qui incarnait son rôle à la perfection. C'est pour ça que je mets 2 sur 5.
Parce que je reconnais l'impact historique. Je reconnais le talent brut. Je comprends pourquoi cet album a marqué son époque. Il a apporté une nouvelle énergie, une nouvelle façon de jouer de la guitare, un nouveau style de hard rock plus "fun" et décomplexé que ce qui se faisait avant. Mais avec mes oreilles d'aujourd'hui, je n'y trouve pas mon compte. Je vois un album qui a vieilli sur certains aspects. Un album qui mise tout sur la performance et l'esbroufe, au détriment de l'émotion et de la subtilité. C'est une claque, certes. Mais une claque qui assomme plus qu'elle ne réveille.
En conclusion : "Van Halen" est un monument. Et comme beaucoup de monuments, il est impressionnant à voir de loin. On peut admirer son architecture, sa taille, son importance historique. Mais y vivre ? Non merci. C'est un album à visiter, pas à habiter. Un disque à écouter une fois dans sa vie pour comprendre un pan de l'histoire du rock. Et ensuite, on peut passer à autre chose. Sans regrets.
2
Aug 19 2025
In Utero
Nirvana
Nous sommes en 1993. Nirvana est, qu'on le veuille ou non, le plus grand groupe du monde. "Nevermind" a tout rasé sur son passage, transformant trois types du fin fond de l'État de Washington en messies d'une génération qui ne demandait rien, surtout pas qu'on lui colle des étiquettes. L'album s'est vendu par palettes entières, les clips tournent en boucle, et Kurt Cobain est devenu, malgré lui, le porte-parole de millions de gamins en chemise de flanelle. La suite logique, celle que n'importe quel label, n'importe quel manager, n'importe quel comptable aurait exigée, c'était "Nevermind 2 : Le Retour du Grunge Qui Fait Vendre". Un truc bien propre, avec des refrains calibrés pour les stades et une production bien carrée.
En retour le groupe a envoyé le plus grand, le plus sonore, le plus magnifique "allez tous vous faire foutre" de l'histoire de la musique moderne.
"In Utero" n'est pas la suite de "Nevermind". C'est son antithèse, son jumeau maléfique, son autopsie à vif. C'est un disque malade, enregistré par un homme qui l'était encore plus, et qui, au lieu de capitaliser sur son succès, a décidé de le saboter avec une joie féroce et désespérée.
Le premier geste radical, c'est de confier les manettes à Steve Albini, le pape du son rêche, de l'enregistrement brut, de la philosophie "un micro dans la pièce et démerdez-vous". Il a enregistré les Pixies, les Breeders, toute la clique underground qui a inspiré Nirvana. L'engager, c'était un message clair à la maison de disques Geffen : vous vouliez de l'or ? On va vous donner de la rouille.
Et quelle putain de rouille.
Dès les premières secondes de "Serve the Servants", on comprend. La guitare sonne comme une scie sauteuse qui s'attaque à une carcasse de voiture, la basse de Krist Novoselic gronde comme un estomac vide et la batterie de Dave Grohl, habituellement si puissante, est ici sèche, nerveuse, presque minimaliste. Et puis il y a la voix de Cobain. Éraillée, fatiguée, mais d'une lucidité terrifiante. "Teenage angst has paid off well / Now I'm bored and old" ("L'angoisse adolescente a bien payé / Maintenant je m'emmerde et je suis vieux"). Tout est dit. Le type a vu le sommet de la montagne et il n'y a trouvé que le vertige et l'ennui.
On connaît l'histoire : le label a failli s'étouffer en entendant le résultat. Ils ont paniqué, supplié, et fini par faire remixer quelques titres (les singles "Heart-Shaped Box" et "All Apologies") par Scott Litt, le producteur de R.E.M., pour les rendre à peine plus digestes. Mais le mal était fait. L'album est resté ce qu'il devait être : un monument de bruit, de fureur et de douleur.
Mais "In Utero" n'est pas qu'un bloc de noise informe. C'est là que réside son génie absolu, sa beauté vénéneuse. C'est un disque de contrastes violents, un combat permanent entre l'agression et la mélodie. Pour chaque explosion de rage pure comme "Scentless Apprentice" ou le final apocalyptique de "Tourette's", il y a des moments de grâce et de fragilité à te briser le cœur.
Prenez "Dumb". Une chanson d'une simplicité désarmante, portée par un violoncelle mélancolique, où Cobain chante son bonheur d'être "stupide", loin de la complexité écrasante du monde. C'est sublime. Prenez "Pennyroyal Tea", complainte d'un homme qui cherche un remède à son mal de vivre dans un thé aux herbes. Ou encore "All Apologies", avec sa mélodie lancinante et ses paroles qui sonnent comme un adieu apaisé. Ces chansons, ce sont les rares éclaircies dans un ciel de plomb, la preuve que même au fond du trou, Cobain était un mélodiste hors pair, un putain de génie capable d'écrire des chansons que les Beatles n'auraient pas reniées.
L'album est une plongée dans les entrailles, au sens propre comme au figuré. Les titres parlent de boîtes en forme de cœur, de cordon ombilical, de cancer, de lait caillé. C'est une obsession pour l'anatomie, pour la maladie, comme si le corps lui-même était devenu une prison. Et au milieu de tout ça, il y a "Rape Me". Le titre à scandale, le morceau qui a fait couler le plus d'encre. Un cri de défi, une provocation ultime, mais aussi et surtout, selon Cobain, une chanson anti-viol, un hymne à la survie. Une chanson qui, comme l'album tout entier, te regarde droit dans les yeux et refuse de baisser le regard.
Évidemment, il est impossible aujourd'hui d'écouter "In Utero" sans penser à ce qui est arrivé sept mois après sa sortie. Chaque mot, chaque note, chaque cri est teinté de cette fin tragique. L'album est devenu, malgré lui, une lettre de suicide hurlée à la face du monde, un testament sonore d'une beauté insoutenable. C'est peut-être ce qui le rend si puissant, si essentiel. Il ne s'agit plus seulement de musique. Il s'agit d'une vie qui se consume sous nos yeux.
"In Utero" est un disque difficile, exigeant, parfois laid. Mais c'est un disque vrai. C'est le son d'un artiste au sommet de son art, mais au bout de son rouleau, qui a refusé le compromis jusqu'au bout. C'est un doigt d'honneur en platine, une cicatrice magnifique qui rappelle que le rock, le vrai, n'est pas fait pour être confortable. Il est fait pour te secouer, te déranger, et parfois, te faire sentir un peu moins seul dans ce putain de bordel.
Un 5/5, c'est presque une insulte. Ce disque est hors catégorie. C'est un des rares albums que tu dois, en effet, écouter avant de mourir. Ne serait-ce que pour comprendre ce que signifie être dangereusement, magnifiquement, et tragiquement vivant.
5
Aug 20 2025
The Madcap Laughs
Syd Barrett
Le nom claque comme un coup de fouet : Syd Barrett. Le mythe, la légende, le diamant fou, l'acide qui a mal tourné, le fantôme dans la machine Pink Floyd. Un nom qui pèse des tonnes, chargé de romantisme noir et de tragédie psychédélique. Alors, quand l'algorithme des "1001 Albums" m'a craché cette pochette à la gueule, j'ai ressenti un mélange de frisson et d'appréhension car t'as peur de dire une connerie, mais en même temps, t'as envie d'être honnête.
Et l'honnêteté, c'est justement le coeur du problème avec "The Madcap Laughs" car la note que je vais lui donner n'est pas à l'image du mythe et j'aimerais tellement lui donner plus, mais il faut rester réaliste. L'album a vieilli, et ce n'est pas son petit côté lofi qui en est la cause.
Avant de commencer, il faut rappeler que "The Madcap Laughs" n'est pas un album au sens traditionnel du terme. C'est un procès-verbal. Le constat d'une chute au ralenti, le document sonore d'un esprit qui se délite en direct. C'est à la fois sa force monumentale et sa faiblesse la plus criante.
On connaît tous l'histoire. Syd, viré de son propre groupe parce qu'il était devenu ingérable, trop loin, perché sur une planète où personne ne pouvait le rejoindre. Et puis ce disque, enregistré dans la douleur, le chaos, avec une valse de producteurs qui se sont succédé à son chevet. D'abord Peter Jenner et Malcolm Jones qui tentent de canaliser le génie, puis, en dernier recours, ses anciens potes David Gilmour et Roger Waters, appelés à la rescousse pour tenter de sauver les meubles. Et ça s'entend. Bordel, que ça s'entend.
L'album est bancal, schizophrène. On passe de comptines enfantines absolument géniales, tordues et poétiques ("Octopus", "Terrapin"), à des ébauches de chansons où tout semble sur le point de s'effondrer. La guitare acoustique de Syd est fragile, hésitante, puis soudainement brillante. Sa voix, autrefois si charmeuse, se brise, part dans tous les sens, chante faux, puis retrouve une clarté désarmante l'espace d'un couplet. On sent les musiciens derrière (les gars de Soft Machine, excusez du peu) qui rament pour le suivre, qui tentent de poser un cadre sur un tableau qui coule de partout. C'est fascinant et profondément malaisant.
Et c'est là que ma remarque sur le vieillissement de l'oeuvre intervient, le son "lofi", on en a bouffé depuis les années 90. C'est même devenu une esthétique. Mais ici, ce n'est pas une esthétique, c'est une nécessité. Ce n'est pas le son qui a vieilli, c'est notre rapport au chaos. Le chaos qu'on a connu, celui du post-punk ou de l'indie-rock, était souvent une posture, un chaos maîtrisé, esthétisé. On faisait semblant de tout faire péter, mais on savait où était la sortie de secours.
Chez Barrett, il n'y a pas de sortie de secours. On est enfermé avec lui dans sa tête. Et ce n'est pas le chaos créatif et joyeux d'un Captain Beefheart. C'est le son brut, sans filtre, d'une dépression, d'une déconnexion. Les faux départs, les moments où il s'arrête de chanter pour marmonner, les accords qui tombent à plat... Ce n'est pas un choix artistique délibéré, c'est la réalité d'un homme qui perd pied. Et c'est ça, je crois, qui rend l'écoute difficile aujourd'hui. On n'écoute pas "The Madcap Laughs", on y est confronté. On assiste, presque gêné, à la mise à nu d'un type qui aurait dû être protégé plutôt qu'enregistré.
Alors oui, 3/5. C'est une note dure, mais c'est la note de la lucidité. C'est la note qui reconnaît les éclairs de génie absolu qui traversent ce disque, ces mélodies tordues et inoubliables que lui seul pouvait écrire. Mais c'est aussi la note qui admet que l'ensemble est une épreuve, une écoute exigeante, souvent frustrante. C'est moins un album de chevet qu'une pièce à conviction. Un document historique et psychologique inestimable, mais pas forcément un disque que tu te passes en boucle pour te remonter le moral.
C'est un album qu'il faut entendre avant de crever ? Absolument. Parce qu'il est le témoignage d'une vérité brute, celle d'un talent immense consumé par ses propres démons. C'est la beauté terrifiante de la fragilité humaine gravée dans la cire. Et ça, aucun 5/5 ne pourra jamais vraiment le quantifier.
3
Aug 21 2025
Eternally Yours
The Saints
Ah, les Saints… Pour une bonne partie du monde, et surtout pour les punks à crête qui refusaient de voir plus loin que le bout de leurs Doc Martens éventrées, The Saints, c’est avant tout un album, un seul : "(I’m) Strangled". Une mandale sortie de nulle part en 1977, un concentré de rage australienne, brute, morveuse et aussi subtile qu’un parpaing lancé à travers la vitrine d’un disquaire. Un disque essentiel, un classique, le genre de truc qui vous file une pêche d’enfer et vous donne envie de renverser des poubelles.
Et puis, un an plus tard, en 1978, débarque ce truc : Eternally Yours. Et là, c'est le drame.
Du haut de mes 8 ans à l’époque, je n’ai évidemment pas vécu le schisme en direct. Mais des années plus tard, quand je travaillais dans une boutique de disques, j’ai vu défiler les puristes, ceux qui venaient chercher le premier album et qui regardaient la pochette d’Eternally Yours avec le même dédain qu’un végétalien devant un stand de merguez. Il faut dire qu’il y avait de quoi les faire hurler à la trahison. Pensez donc : des cuivres. OUI, DES CUIVRES ! Sur un album d’un groupe punk ! Un sacrilège absolu pour la chapelle du "No Future".
Le morceau d'ouverture, "Know Your Product", est un cas d'école. Ça commence comme un brûlot punk bien nerveux, et puis, sans prévenir, une section de cuivres rutilante vient tout défoncer, pas pour adoucir le propos, non, mais pour lui donner une ampleur soul, une patate quasi Stax Records. On imagine la tête des mecs en 1978 : "Qu’est-ce que c’est que cette merde ? Ils se sont vendus !". Pour eux, le punk, c'était trois accords, de la sueur et une colère sourde, pas un big band sous amphétamines.
Et c'est précisément là que The Saints ont prouvé qu'ils étaient bien plus qu'un simple groupe de punk. Ils étaient des musiciens, des vrais, avec une vision qui dépassait le cadre étriqué du "punk pour les punks". Ils avaient compris que l'énergie brute pouvait être canalisée, arrangée, et qu'elle n'en serait que plus puissante. La voix de Chris Bailey, éraillée, insolente, reste le fil conducteur. Le mec ne chante pas, il crache ses poumons, qu'il y ait une trompette ou un saxophone derrière lui, ça ne change rien à son urgence.
Et pour l'urgence, elle est toujours présente car le disque a sacrément bien vieilli. Mieux, en fait, que des dizaines d'albums de punk de la même époque qui sonnent aujourd'hui comme des démos enregistrées au fond d'un garage humide. Pourquoi ? Parce que les chansons sont là. "Private Affair", "A Minor Aversion"... Ce sont des putains de bons morceaux de rock'n'roll, point barre. La production est plus ample, plus léchée que sur le premier, mais elle ne dénature jamais la hargne du groupe. Au contraire, elle la met en valeur. C'est l'album qui fait le pont entre le punk primal et ce qui allait devenir la new wave ou le post-punk. On sent une intelligence, une ambition qui manquaient cruellement à beaucoup de leurs contemporains.
Quand je réécoute ça aujourd'hui, en 2025, presque un demi-siècle après sa sortie, je me dis que ce disque est un formidable "doigt d'honneur" à tous les dogmes. Un doigt d'honneur aux puristes, un doigt d'honneur aux catégories bien rangées. The Saints ont fait ce qu'ils voulaient, en se foutant royalement de savoir si ça allait plaire à la police du punk. Ils ont mélangé le feu de la soul et la fureur du rock de garage, et le résultat est un cocktail Molotov sophistiqué.
On est loin de la perfection, entendons-nous bien. L'album a ses moments un peu plus faibles, il flotte parfois entre deux eaux, ne sachant pas s'il doit cogner ou séduire. Mais c'est aussi ce qui fait son charme. C'est le son d'un groupe en pleine mutation, qui se cherche et qui, dans cette quête, trouve des moments de grâce absolue. C’est un disque qui a des couilles et un cerveau, une combinaison finalement assez rare.
Le 4/5 est donc amplement mérité. Ce n'est pas le disque le plus important de l'histoire du punk, mais c'est l'un des plus intelligents et, rétrospectivement, des plus audacieux. Une preuve éclatante qu'on peut évoluer sans se renier.
4
Aug 22 2025
The ArchAndroid
Janelle Monáe
Sorti en 2010, je dois avouer que j'étais complètement passé à côté de l'album de Janelle Monáe. L'année 2010... J'avais quarante balais, le magasin de disques n'était plus qu'un souvenir, et mes oreilles commençaient sans doute à se faire sélectives, voire un peu paresseuses. On le vendait à l'époque comme un chef-d'oeuvre, un truc de dingue qui réinventait la soul, le funk, le R&B, et probablement la recette du quatre-quarts. Le genre de discours qui, avec l'âge, a tendance à me faire fuir plutôt qu'autre chose.
Et puis, le grand algorithme des 1001, me l'a refilé et au final, "The ArchAndroid" est un album surprenant et vraiment étonnant.
Il faut d'abord savoir que "The ArchAndroid" n'est pas un album. C'est un opéra, un film de science-fiction, une comédie musicale futuriste montée sous acide. Une putain d'odyssée de 70 minutes qui raconte l'histoire d'une androïde messianique, Cindi Mayweather, envoyée pour libérer ses congénères opprimés dans une ville nommée Metropolis. Rien que ça. Quand j'ai lu le pitch, j'ai failli lâcher l'affaire, moi, le type qui a grandi avec le rock'n'roll le plus direct, le punk le plus crasseux, me voilà face à un concept album afrofuturiste. J'avais l'impression de devoir réviser mes cours de philo de terminale avant de mettre le disque sur la platine.
Et la musique, bordel... La musique ! Ça part dans tous les sens. TOUS LES SENS. L'intro est une ouverture symphonique digne d'un film de Kubrick. Puis, sans prévenir, on est catapulté dans un funk P-Funk période Mothership Connection, puis dans un rap frénétique, une ballade folk pastorale à la Nick Drake, un cabaret berlinois, du rock psychédélique qui tache, de la pop orchestrale... C'est un tourbillon. Une machine à laver musicale qui essore tous les genres que tu as pu entendre dans ta vie, et même quelques-uns que tu n'imaginais pas.
Objectivement, c'est brillant, la production est pharaonique, les arrangements sont d'une complexité folle. Janelle Monáe chante, rappe, murmure, hurle avec une maîtrise qui force le respect. On sent qu'il y a une vision, une ambition démesurée derrière chaque note. C'est cohérent dans son incohérence, si vous voyez ce que je veux dire. Chaque morceau, aussi différent soit-il du précédent, semble être une pièce indispensable du puzzle narratif. On sent l'influence de Prince, de Bowie, d'OutKast, de Stevie Wonder, mais tout est digéré, recraché pour servir ce récit de SF complètement barré.
C'est là que mon 3 sur 5 prend tout son sens car cet album m'a lessivé, épuisé. Il n'offre aucun répit, c'est une agression permanente, un bombardement d'informations sonores. Chaque titre est une suite de montagnes russes. Ça monte, ça descend, ça vrille, ça repart. T'as à peine le temps de t'habituer à un rythme que, paf, on te balance autre chose. Cette énergie, cette profusion, cette volonté de tout mettre, tout le temps, partout, ça finit par créer une sorte de tension, une anxiété. On est constamment sur le qui-vive, et ça, ce n'est pas une sensation que je recherche particulièrement en écoutant un disque.
L'album est un grand écart permanent entre une pop song ultra efficace comme "Tightrope" et des expérimentations vocales ou des envolées orchestrales qui te perdent complètement. C'est le disque d'une artiste qui a tellement d'idées qu'elle ne sait pas lesquelles jeter. Alors elle garde tout. Le meilleur comme le trop-plein. On est face à un génie, c'est indéniable, mais un génie qui ne sait pas canaliser son flux.
Honnêtement, j'ai eu beau reconnaître la qualité intrinsèque des morceaux, la virtuosité de l'ensemble, j'attendais la fin avec une impatience non dissimulée. J'avais besoin de silence, de calme, de quelque chose de simple, de direct, de normal, de classique, de moins schizophrène. Cet album, c'est l'antithèse du "less is more" car ici, "more is more", et encore, ce n'est pas assez.
Alors oui, 3 sur 5, c'est la note parfaite pour un album qu'on admire mais qu'on n'aime pas. Un album qu'on respecte pour son audace et son ambition, mais qu'on ne remettra probablement jamais sur la platine, de peur d'y laisser sa santé mentale. C'est une expérience, une vraie et certaines expériences n'ont pas besoin d'être vécues deux fois. "The ArchAndroid" est un monument un peu écrasant, un peu angoissant, mais un monument quand même. Allez, sans rancune Janelle, mais la prochaine fois, pense à nous laisser respirer.
3
Aug 25 2025
Green
R.E.M.
Le grand saut, le pactole, le passage chez les "majors". Voilà ce que représente "Green" dans la discographie de R.E.M. Car après cinq albums sur le label indépendant I.R.S. qui ont fait d’eux les chouchous des radios universitaires et de la critique éclairée, les quatre garçons d'Athens, Géorgie, signent chez la Warner. Un contrat juteux, des attentes énormes, et la question qui brûle toutes les lèvres en 1988 : vont-ils se vendre comme des putes ou réussir à garder leur âme ?
Avouons-le, et vous commencez à me connaître, j’ai toujours eu un peu de mal avec R.E.M. C'est comme ça. Une sorte de barrière invisible, peut-être un poil trop propret, trop universitaire, trop… américain dans le sens le plus lisse du terme. Pourtant, la décence m'oblige à reconnaître leur importance capitale et, par moments, leur génie. Et "Green", c'est précisément l'album qui incarne toute l'ambivalence de ma relation avec ce groupe.
Mon avis est simple et ne changera pas : c'est un disque foncièrement inégal. Un album schizophrène, le cul entre deux chaises, qui ne sait pas s'il doit enfiler un treillis pour partir au combat ou un pull en tricot pour aller cueillir des pâquerettes. C'est l'album de la transition, et comme toute transition, c'est parfois maladroit, un peu disgracieux, comme un adolescent qui mue.
D'un côté, il y a la machine de guerre qui se met en place, celle qui accouchera plus tard de monstres de stades. Je pense évidemment à "Orange Crush", un putain de brûlot, un riff d'acier trempé, une production massive, des bruits d'hélicoptères, et un Stipe qui gueule enfin un peu, qui crache sa frustration sur fond de guerre du Vietnam et d'Agent Orange. Là, oui, mille fois oui. C'est puissant, c'est intelligent, c'est du rock qui a des couilles et un cerveau. Dans la même veine, "Pop Song 89" en ouverture est une mise en abîme maline et efficace du cirque médiatique qui les attend, et "World Leader Pretend" montre une maturité nouvelle dans l'écriture.
Et puis, il y a "Stand". Ah, "Stand", le tube absolu, la chanson que tu entends une fois et qui te ronge le cerveau pour la semaine. C'est un bonbon pop acidulé et intentionnellement débile, une mélodie si conne qu'elle en devient géniale. C'est le R.E.M. qui a compris qu'un riff simple et un refrain à la mords-moi-le-nœud pouvaient t'ouvrir les portes du Top 40. On peut trouver ça con, mais il faut avouer que c'est diablement bien foutu. Pour ces trois ou quatre titres, l'album mérite sa place dans le grand livre.
Mais voilà, il y a l'autre versant de la montagne, celui qui me fait grincer des dents et qui justifie ma note timide. C'est le R.E.M. qui se regarde le nombril en tricotant des arpèges à la mandoline. Putain de mandoline, elle est partout sur cet album, comme un virus. Sur "You Are the Everything" ou "The Wrong Child", on a l'impression d'entendre une version édulcorée et sans âme de leurs premiers disques. C'est mou, c'est gentillet, on sent le groupe qui se cherche, qui essaie de ne pas renier complètement son passé indie tout en draguant le grand public. Le problème, c'est qu'en faisant ça, ils perdent en cohérence ce qu'ils gagnent en ambition.
C’est ça, le nœud du problème avec "Green". C'est un album de compromis, il est vert comme la couleur du dollar qu'ils viennent de toucher, mais il est aussi vert comme un fruit pas assez mûr. On sent le potentiel, on goûte le sucre des morceaux les plus évidents, mais on tombe aussi sur des passages âpres, qui manquent de saveur, de conviction.
C'est un disque charnière, un passage obligé pour qu'ils puissent ensuite nous pondre des chefs-d'œuvre de mélancolie comme "Automatic for the People". Mais en tant que tel, écouté en 2025 avec le recul que m'offrent mes 55 balais et des milliers de disques dans les oreilles, "Green" me laisse sur ma faim. Il y a de l'or, c'est indéniable, mais il faut le trier au milieu de beaucoup de paille.
Un 3 sur 5, ça peut sembler sévère pour un album qui contient des classiques pareils, mais c'est la note de la frustration. La frustration de ce qu'il aurait pu être s'il avait choisi son camp. C'est un bon album, mais pas un grand album, il est juste... entre les deux. Et être entre les deux, dans le rock, c'est rarement la meilleure place.
3
Aug 26 2025
Parallel Lines
Blondie
On continue de dépoussiérer la discothèque imposé, et aujourd'hui, on tombe sur un morceau de choix, un disque qui sent bon le New York de la fin des seventies : "Parallel Lines" de Blondie.
"Parallel Lines" c'est l'album de la bascule pour Blondie, celui qui les a fait passer du CBGB's aux stades, du punk-rock à la pop pour les radios FM. Et comme toute transition, ça grince un peu aux entournures.
Avant d'aborder l'album, il faut se remettre dans le contexte. En 1978, d'un côté le punk a déjà planté ses épingles à nourrice dans le lard du rock'n'roll, mais il commence déjà à sentir le formol. Et de l'autre, le disco fait tourner sa boule à facettes jusqu'à l'overdose. Blondie, avec ce troisième album, se retrouve le cul entre deux chaises et Debbie Harry, avec son charisme de prédatrice peroxydée, a bien compris qu'il fallait choisir son camp, ou plutôt, créer le sien. Le producteur Mike Chapman, un Anglais qui avait façonné le son glam-rock, est appelé à la rescousse pour polir le diamant brut. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a sorti le papier de verre le plus fin.
Le résultat, c'est un objet hybride, à la fois excitant et un peu trop lisse. On sent le potentiel, la rage contenue, mais aussi la volonté de plaire, de passer sur les ondes. L'album est une machine à tubes, il y a trois ou quatre titres qui sont juste des monuments de pop. Prenez "Hanging on the Telephone", cette reprise des Nerves qui ouvre le disque. L'urgence est là, la mélodie est parfaite, la voix de Debbie vous attrape et ne vous lâche plus. C'est direct, sans fioritures, du grand art. Le genre de morceau qui me rappelle pourquoi j'ai passé des nuits entières à user des vinyles.
Ensuite, il y a "Heart of Glass"... Le titre qui a fait hurler tous les punks. Blondie qui fait du disco ! Trahison ! Hérésie ! C'est vrai que la rythmique syncopée et les synthés Roland ont de quoi surprendre. Mais bordel, quelle chanson ! c'est le tube ultime, celui qui a fait danser la planète entière. C'est malin, c'est imparable, et ça a permis au groupe de s'acheter une crédibilité (et sans doute une belle maison) bien au-delà de la scène new-yorkaise.
Et puis, il y a la perle, la douceur acidulée : "Sunday Girl". Une fausse ballade pop, faussement naïve, avec son petit côté yé-yé presque français dans le texte sur certaines versions. C'est frais, c'est léger, mais il y a cette mélancolie sous-jacente, cette solitude adolescente qui suinte. C'est là toute l'intelligence de Blondie : savoir emballer des thèmes pas si joyeux dans un papier cadeau scintillant. Ces quelques morceaux justifient à eux seuls la place de l'album dans cette foutue liste des "1001".
Mais le reste ? Eh bien, le reste a moins bien vieilli, soyons honnêtes, et c'est là que mon 3/5 prend tout son sens. Des titres comme "Picture This" ou "One Way or Another" sont efficaces, de la bonne power pop, mais sans le génie des singles.On navigue entre des morceaux qui lorgnent vers le rock'n'roll plus classique ("I'm Gonna Love You Too") et des titres plus "new wave" qui peinent à se distinguer. On sent que le groupe cherche encore sa voie, tiraillé entre ses origines punk et son nouveau statut de superstar de la pop.
"Fade Away and Radiate", avec la guitare de Robert Fripp en invité, est une tentative intéressante d'expérimentation, une sorte de ballade planante et cinématographique. Ça sort du lot, mais ça flotte un peu au milieu de l'album sans vraiment trouver sa place. Le reste oscille entre le sympathique et l'anecdotique, ça s'écoute sans déplaisir, mais on n'est pas non plus transporté. C'est du rock calibré, efficace, mais qui a perdu une partie de sa sauvagerie en route.
"Parallel Lines" est un album schizophrène, un disque qui contient des chansons pop quasi parfaites, des hymnes qui ont traversé les décennies sans prendre une ride. Mais c'est aussi un album de compromis, celui d'un groupe qui a mis un peu d'eau dans son vin pour conquérir le monde. Ont-ils eu raison ? Commercialement, sans aucun doute. Artistiquement, le débat reste ouvert. Pour ma part, je garderai précieusement les singles sur une compilation et je laisserai le reste prendre gentiment la poussière.
Un 3/5 pour reconnaître le talent d'un groupe qui a su, le temps de quelques chansons, toucher à la perfection pop.
3
Aug 27 2025
The Notorious Byrd Brothers
The Byrds
Il y a des jours, dans ce projet un peu fou des "1001 albums", où l'on tombe sur des pépites oubliées, des disques qui nous retournent le cerveau et nous rappellent pourquoi on aime la musique à ce point. Et puis, il y a les autres jours les jours où l'on se coltine un "classique", un "monument", une "pierre angulaire", et où l'on passe quarante minutes à se demander si la machine à remonter le temps n'est pas tombée en panne.
Sur le papier, tout y est. The Byrds, les pionniers du folk-rock, les mecs qui ont électrifié Dylan et dont le jangle des Rickenbacker a inspiré des légions de groupes, de R.E.M. aux Smiths. L'année, 1968, le grand bordel psychédélique, l'année de toutes les audaces, où les studios d'enregistrement se transformaient en laboratoires d'expérimentations sonores. Le contexte ? Un groupe en pleine implosion, David Crosby venant de se faire virer avec la délicatesse d'un coup de pied au cul. Le chaos, souvent, ça donne de grands disques ou pas.
Je vais être direct, parce que la vie est trop courte pour tourner autour du pot : je me suis fait chier et royalement. J'ai écouté l'album d'une oreille lointaine car il n'a jamais réussi à capter mon attention. C'est un fantôme musical, une relique d'un temps révolu qui, malheureusement, n'a pas eu la bonne idée de bien vieillir.
Le livre qui guide mes écoutes parle d'une "synthèse céleste de mélodie et d'expérimentation, incluant des textures électroniques innovantes". "Textures électroniques innovantes" ? En 2025, ça sonne surtout comme les gadgets d'un Géo Trouvetou qui vient de découvrir le phasing et les bandes passées à l'envers. On sent l'effort, la volonté de sonner "moderne" pour l'époque. On entend les trompettes sur "Artificial Energy", les tentatives de collages sonores, mais tout ça sonne... daté, terriblement daté. C'est comme regarder un vieux film de science-fiction où les fusées sont en carton-pâte. Ça pouvait faire illusion à l'époque, mais aujourd'hui, ça prête à sourire, et pas toujours avec tendresse.
L'album est un patchwork un peu bancal, le son d'un groupe qui se cherche sans se trouver. On sent les tensions, le départ de David Crosby, l'incertitude. Ils tentent de marier leurs harmonies vocales sublimes (il faut leur laisser ça) avec des expérimentations qui tombent souvent à plat. C'est un disque de transition, et comme beaucoup de disques de transition, il a le cul entre deux chaises, et finit par s'asseoir par terre. Il manque un liant, une âme, une direction claire. On passe d'une ballade folk-country un peu mièvre à une tentative de rock psyché sans jamais que la sauce ne prenne vraiment.
Pourtant, au milieu de ce marasme temporel, une lumière, une seule, mais elle brille fort. Avec "Space Odyssey" on sort de la naphtaline, ce morceau, avec son Moog futuriste et son ambiance cosmique, est le seul moment où l'expérimentation ne sonne pas comme un gadget mais comme une vision. C'est un court instant de grâce où les Byrds ne regardent plus en arrière ou ce qui se fait à côté, mais droit devant, vers l'inconnu. C'est étrange, audacieux, et ça, pour le coup, ça n'a pas vieilli. C'est la seule piste qui m'a fait relever la tête et monter le son, le seul moment où j'ai eu l'impression d'écouter un classique et non une pièce de musée.
Alors, au final, que retenir de ce "Notorious Byrd Brothers" ? Pour moi, qui ai grandi avec le post-punk et le rock indie, ce disque est une curiosité historique. Il fallait sans doute être là en 1968, en plein "Summer of Love" finissant, pour en saisir toute la portée. Aujourd'hui, il me laisse froid, c'est un album qui s'écoute comme on regarde un documentaire en noir et blanc : on apprend des choses, on voit comment c'était "avant", mais on ne ressent pas grand-chose.
Un album à écouter avant de mourir ? Oui, si l'on est un archéologue du rock. Pour les autres, disons que ce n'est pas une urgence. La prochaine fois, j'espère tomber sur un disque qui me fera saigner les oreilles ou pleurer toutes les larmes de mon corps. N'importe quoi, mais pas cet entre-deux poli et poussiéreux.
Note finale : 2/5 - Et c'est bien payé, juste pour "Space Odyssey".
2
Aug 28 2025
Giant Steps
The Boo Radleys
Allez, on continue le périple à travers ce pavé de 1001 albums, et aujourd'hui, on s'attaque à un monument de la pop anglaise de 1993, un disque qui, à l'époque, a mis tout le monde d'accord : "Giant Steps" des Boo Radleys. Un album que le NME et Select ont élu "album de l'année".
Pour comprendre "Giant Steps", il faut se replacer dans le contexte. Début des années 90, la scène indépendante britannique est encore largement dominée par ce que la presse a baptisé, avec un certain mépris, le "shoegazing". Vous savez, ces groupes de jeunes gens à franges qui semblaient passer leurs concerts à contempler leurs pédales d'effets, noyant des mélodies pop parfaites sous des tonnes de guitares brumeuses et réverbérées. Ride, Slowdive, Chapterhouse... Et la liste est longue. Les Boo Radleys, originaires de Liverpool, faisaient partie de cette mouvance et leurs premiers efforts, bien que prometteurs, les plaçaient fermement dans cette catégorie un peu morose. La blague qui tournait dans les rédactions des canards musicaux de l'époque, c'était de les fusionner en un seul nom, "Slowdriveride", pour se moquer de l'uniformité de la scène.
Et puis, en 1993, "Giant Steps" et le titre n'est pas anodin car cet album est un pas de géant. Les Boo Radleys ont décidé de faire sauter la baraque, ils ont pris leur son shoegaze, l'ont passé à la moulinette et en ont ressorti un disque mutant, une créature de Frankenstein pop absolument fascinante et complètement démesurée. Le mot qui revient dans le bouquin pour le décrire est "kaléidoscopique", et putain, c'est le mot juste. On passe d'une pop sixties aux harmonies vocales dignes des Beach Boys à des murs de guitares bruitistes, on fait un détour par le dub, le reggae, on flirte avec des cuivres mariachis pour finir sur du rock psychédélique. C'est un bordel monstre, une orgie sonore, un feu d'artifice permanent.
Et c'est là que le disque est à la fois génial et épuisant.
Le génie, il est total sur certains morceaux. "Lazarus", par exemple, ce titre est un monolithe. Un chef-d'oeuvre absolu qui commence comme une ballade mélancolique avant d'exploser en une bacchanale de cuivres et de guitares noisy. C'est le genre de morceau qui justifie à lui seul la présence d'un album dans cette foutue liste. "I Hang Suspended", "Wish I Was Skinny" ou "Barney (...and Me)" sont d'autres exemples de la capacité du songwriter Martin Carr à écrire des chansons pop parfaites, accrocheuses, intelligentes, qui vous donnent la pêche pour la journée. Il y a une ambition folle dans ce disque, une volonté de tout essayer, de repousser toutes les limites du format pop. On sent les mecs en studio, excités comme des puces, se dire "Et si on rajoutait un peu de dub ici ? Et là, un solo de trompette ? Allez, soyons fous !". Cet enthousiasme est communicatif et pendant une bonne quarantaine de minutes, on est emporté par ce tourbillon créatif.
Mais voilà, le problème, c'est que le disque dure plus d'une heure et compte 17 titres. Et c'est là tout le problème car tu as beau avoir un appétit d'ogre, au bout du quinzième plat, même si c'est du homard, tu commences à caler. La deuxième moitié de l'album, malgré quelques fulgurances, souffre de cette longueur. Les expérimentations semblent moins inspirées, les chansons plus convenues, et la fatigue s'installe. On se dit qu'avec un bon coup de ciseaux, en virant cinq ou six titres, on tenait là un des plus grands albums de la décennie. En l'état, on a un très, très bon album, mais un album qui s'essouffle sur la durée.
C'est un disque pour les initiés, un disque qui demande un effort. Il faut être dans le bon état d'esprit pour s'enfiler "Giant Steps" d'une traite. Contrairement à un "Loveless" de My Bloody Valentine qui, malgré sa densité, reste concis et va droit au but, "Giant Steps" prend des chemins de traverse, s'égare, revient, repart... C'est un disque généreux, peut-être trop.
C'est un album monumental de part son ambition qui a osé dynamiter les codes de l'indie pop de l'époque et des morceaux comme "Lazarus" resteront à jamais gravés dans le marbre. Mais son principal défaut est aussi sa plus grande qualité : sa folle générosité. Il a voulu trop en donner, et à force, il m'a un peu perdu en route. Un album à écouter, absolument. À aimer en entier ? C'est une autre paire de manches.
Au final, une note de 3/5 qui n'est pas une sanction, mais un constat.
3
Aug 29 2025
Autobahn
Kraftwerk
Nous sommes en 1974, j'ai quatre ans et pendant que je découvre les joies du bac à sable, quatre Allemands en costumes cravates sont en train de paver l'autoroute du futur musical avec des machines qui, aujourd'hui, auraient du mal à faire tourner un jeu Game Boy.
Le morceau-titre, "Autobahn", 22 minutes au compteur. Vingt-deux putains de minutes ! Nous promet un voyage sur l'autoroute, et c'est exactement ce qu'on a car ce morceau est un concept, une installation sonore. Les mecs n'ont pas voulu écrire un tube, ils ont voulu te mettre sur l'autoroute. Et de ce point de vue, c'est une réussite totale. C'est minimaliste, répétitif jusqu'à la nausée, mais ça a une cohérence folle. C'est l'anti-rock par excellence, pas de solo de guitare, pas de refrain qui explose, juste le bruit du moteur qui démarre, le clignotant, le "Fahren, fahren, fahren auf der Autobahn" qui s'incruste dans le cerveau comme un refrain de comptine pour enfants autistes.
C'est audacieux, presque arrogant. Et c'est ça, la "différence". Ça ne ressemble à rien de ce qui se faisait à l'époque. C'est une porte qui s'ouvre sur un autre monde. Un monde un peu chiant, c'est vrai car on attend qu'il se passe quelque chose, une sortie de route, un accident, un autostoppeur flippant, n'importe quoi ! Mais non, il ne se passe rien. C'est l'Allemagne où tout est propre, ordonné, sans surprise. La fameuse rigueur teutonne appliquée à la musique.
Et pourtant... pourtant, il faut être juste. Remettons-nous dans le contexte, en 1974, la musique électronique, c'est de la science-fiction. C'est de la musique de laboratoire, pour des intellectuels en blouse blanche. Les mecs de Kraftwerk, eux, débarquent et disent : "On va faire de la pop avec ça". Ils prennent des machines conçues pour imiter des instruments existants et ils décident de leur faire chanter le bruit du monde moderne. Une bagnole, une autoroute. C'est d'une banalité confondante et en même temps, d'une audace folle.
On sent bien l'influence des Beach Boys, ce "Fun, Fun, Fun" transposé dans la brume de la Ruhr. Mais là où les Californiens chantaient les filles et le soleil, Kraftwerk chante le bitume et le progrès. C'est clinique, froid, déshumanisé. On est à des années-lumière du chaos jouissif d'un "Leave Home" des Chemical Brothers ou de la moiteur paranoïaque d'un Tricky. Et quand on a grandi avec le "big beat", les rythmiques syncopées et les basses qui vous décollent les plombages, "Autobahn" peut sonner désespérément plat.
La face B, avec ses "Kometenmelodie" 1 et 2, "Mitternacht" et "Morgenspaziergang", est une autre paire de manches. On quitte l'asphalte pour un voyage plus cosmique, plus étrange. "Mitternacht" ("Minuit") est presque angoissante, avec ses violons synthétiques qui pleurent dans la nuit. C'est là qu'on se dit qu'il y a autre chose derrière la façade lisse. On sent une mélancolie, un truc pas net sous le capot. Et puis "Morgenspaziergang" ("Promenade matinale"), avec sa flûte bucolique et ses bruits de nature synthétiques, c'est presque une blague. On imagine nos quatre androïdes en train de s'émerveiller devant un oiseau en plastique. C'est d'un kitsch absolu, mais un kitsch qui a du sens.
Alors, pourquoi ce disque est-il dans cette foutue bible des "1001 albums" ? Parce que sans lui, pas de synth-pop. Pas de Depeche Mode, pas de New Order. Parce que sans lui, David Bowie n'aurait peut-être pas enregistré sa trilogie berlinoise. Parce que sans lui, l'electro, la techno et toute la clique n'auraient pas eu la même gueule. Afrika Bambaataa, en samplant "Trans-Europe Express" pour son "Planet Rock", a fait le lien entre Düsseldorf et le Bronx, créant au passage le hip-hop electro. C'est ça, le poids d'"Autobahn". C'est un putain de monolithe.
Est-ce que c'est chiant ? Objectivement, pour un type comme moi qui aime quand ça grince, quand ça dérape, oui, une bonne partie de l'album est une épreuve d'endurance. C'est trop propre, trop poli, trop... allemand, dans le cliché le plus total. On est loin de l'électro "bien barré" que j'affectionne. Mais nier son importance historique, ce serait comme dire que le blues du Delta, c'est juste un vieux mec qui gratte une guitare désaccordée. C'est vrai, mais c'est aussi la base de tout ce qui a suivi.
Ma note final après écoute est de 2 sur 5. Le premier point, c'est pour l'importance historique, indéniable. Le deuxième, c'est pour le courage et l'originalité radicale. C'est pour avoir osé être "chiant" à une époque où tout le monde voulait être "fun". C'est pour avoir créé une esthétique à partir de rien, ou presque.
2
Sep 01 2025
Mellon Collie and the Infinite Sadness
The Smashing Pumpkins
1995, quelle putain d'année, Kurt Cobain nous avait laissé un an plus tôt, laissant le monde du rock alternatif comme un orphelin groggy, avec une gueule de bois carabinée et un trou béant à la place du coeur. Le grunge commençait à sentir le sapin, ou du moins la naphtaline. D'un côté, la Britpop anglaise nous arrosait de ses hymnes gouailleurs et de ses références aux Kinks. De l'autre, l'Amérique cherchait son nouveau messie. Et qui s'est pointé, le crâne rasé et l'ego gros comme un camion-citerne ? Billy Corgan.
Et Corgan n'est pas venu avec un petit single modeste ou un album bien ficelé de quarante minutes. Non, le mec a débarqué avec un monstre, une créature de Frankenstein musicale, un projet d'une ambition si démesurée qu'elle frisait l'arrogance la plus pure : un double album. Deux CD, vingt-huit titres, plus de deux heures de musique. En 1995, sortir ça, c'était soit un acte de génie pur, soit une connerie monumentale. Avec le recul, c'était un peu des deux.
Je me souviens encore quand j'ai vu ce double boîtier cristal, épais, lourd. Je me suis dit : "Merde, mais qui va avoir le temps d'écouter ça ?". Car pour écouter "Mellon Collie and the Infinite Sadness" d'une traite, dans de bonnes conditions, il faut minimum poser un RTT. Ce n'est pas un disque qu'on met en fond sonore pour faire la vaisselle, c'est une cérémonie, un investissement, une putain d'épreuve d'endurance pour l'auditeur. Et c'est précisément pour ça qu'il perd un point. Un 4/5, une note excellente, mais pas le panthéon du 5/5. Pourquoi ? Parce que Corgan, dans son délire de grandeur, a oublié l'art de l'ellipse. Il a tout foutu dedans : le génial, le bon, le moyen et, soyons honnêtes, le franchement dispensable.
Ce disque est un monument à la démesure de son créateur. Un pharaon du rock alternatif construisant sa pyramide sonore. On sent le contrôle total, la vision d'un seul homme qui, selon la légende tenace, aurait enregistré lui-même une bonne partie des pistes de guitare et de basse, reléguant ses propres musiciens au rang de spectateurs frustrés. C'est à la fois la force et la faiblesse de l'oeuvre. La force, car une vision aussi cohérente et jusqu'au-boutiste est rare. La faiblesse, parce qu'un producteur extérieur ou un groupe plus démocratique lui aurait probablement dit : "Billy, mon pote, le morceau sur la tarte aux myrtilles, on le garde peut-être pour une face B, non ?".
Mais alors, pourquoi 4 sur 5 ? Pourquoi ce quasi-chef-d'oeuvre ?
Parce que, bordel de merde, quand ce disque est bon, il n'est pas juste bon. Il est stratosphérique. Pour chaque titre un peu longuet ou chaque interlude qui sent le remplissage, il y a un hymne qui a défini la seconde moitié des années 90. C'est un album qui contient une demi-douzaine de singles qui auraient pu faire la carrière de n'importe quel autre groupe.
Il y a "Bullet with Butterfly Wings", bien sûr. Ce riff lourd, cette batterie qui cogne, et cette phrase, hurlée à s'en déchirer les cordes vocales, qui a résonné dans toutes les chambres d'ados et tous les talk-shows : "The world is a vampire". Putain, mais quelle entrée en matière. C'était ça, le rock de 95, une rage froide, un nihilisme poétique, une violence sourde prête à exploser.
Et puis, il y avait l'autre face des Pumpkins, la grandiloquence, la beauté presque baroque. "Tonight, Tonight" et ses violons qui s'envolent, cette batterie qui roule comme un orage d'été... C'était une claque monumentale à la gueule du minimalisme grunge. Billy Corgan nous disait : "Le rock peut être épique, orchestral, magnifique, et rester viscéral". Et il avait foutrement raison.
Et "Zero" ? Un concentré de fiel, un riff aussi simple que venimeux, la bande-son parfaite pour se sentir invincible et mépriser le monde entier pendant trois minutes. Ces trois titres à eux seuls justifient l'achat, l'écoute, et le respect éternel de "Mellon Collie and the Infinite Sadness".
Le reste de l'album navigue entre ces deux extrêmes. La délicatesse acoustique de "1979", la furie métallique de "Jellybelly", les ballades éthérées ("Cupid de Locke", "To Forgive") et les longues plages progressives ("Porcelina of the Vast Oceans"). C'est un voyage, un putain de grand huit émotionnel. On passe de la rage la plus pure à la tristesse la plus infinie, comme le promet le titre.
"Mellon Collie and the Infinite Sadness" est l'apogée et le chant du cygne d'une certaine idée du rock alternatif. L'idée qu'un groupe "indé" pouvait viser la lune, créer des oeuvres totales, complexes, et quand même vendre des millions de disques. C'est un album boursouflé, prétentieux, parfois épuisant, un album qui exige de son auditeur une patience et une abnégation rares. Mais c'est aussi un album d'une richesse, d'une générosité et d'une puissance qui forcent l'admiration.
C'est le son d'un homme qui voulait tout : la crédibilité underground et les stades pleins à craquer, la poésie la plus fragile et le rock le plus brutal. Il a presque réussi. Et ce "presque" est ce qui rend ce disque si attachant et si humain, malgré son ambition divine. Un monstre, je vous dis. Mais un de ceux qu'on est content d'avoir croisé sur notre route. Il faut juste prévoir la journée pour en faire le tour.
4
Sep 02 2025
We Are Family
Sister Sledge
Ah 1979, une année charnière, une fin de décennie qui sentait déjà le sapin pour pas mal de trucs, et surtout pour le disco. Le genre, après avoir inondé les ondes et fait se trémousser la planète entière sur des rythmes syncopés et des lignes de basse à faire pâlir un sismologue, commençait sérieusement à lasser. Pire, il engendrait une haine tenace, un rejet épidermique qui allait culminer avec la fameuse "Disco Demolition Night" à Chicago. Faut dire qu'à force de nous servir la même soupe, aussi bonne soit-elle, l'indigestion n'est jamais loin. Et c'est un peu le sentiment qui me reste après l'écoute de ce "We Are Family" des quatre soeurs Sledge. Un sentiment mitigé, coincé entre l'admiration pour une machine à tubes implacable et un léger soupir d'ennui face à une formule un peu trop bien huilée.
Il faut dire que les frangines n'ont pas fait les choses à moitié. Pour ce troisième album, elles sont allées chercher le Saint-Graal de la production de l'époque : le duo magique de Chic, Nile Rodgers et Bernard Edwards. Les mecs, à ce moment-là, transformaient en or tout ce qu'ils touchaient. Ils avaient défini LE son, cette rythmique métronomique, cette guitare "cocotte" aussi sèche qu'un coup de trique et cette basse qui déroulait des tapis volants de groove. On leur doit "Le Freak", "Good Times", des monuments qui ont défini la bande-son de la fin des seventies. Alors, forcément, quand tu confies les clés du camion à de tels artisans, tu sais que ça va sonner et putain, ça sonne.
Dès les premières mesures de "He's the Greatest Dancer", on est en terrain connu. C'est la marque de fabrique, le tampon "Chic Organization Ltd." gravé au fer rouge sur chaque sillon. La guitare de Rodgers, clinique, précise, balance son riff funky avec une régularité d'horloger suisse. La basse d'Edwards, ronde, chaude, chaloupée, est un appel irrépressible à onduler du bassin. On ne peut pas le nier, c'est d'une efficacité redoutable. Le morceau est une ode à l'hédonisme des clubs, une description quasi clinique du beau gosse qui attire tous les regards sur la piste de danse. C'est lisse, c'est propre, c'est parfaitement produit. Un tube en puissance, et ça n'a pas manqué.
Le problème, c'est que cette perfection a un revers. Cette guitare, aussi géniale soit-elle, devient vite une sorte de gimmick, un tic de production qui finit par uniformiser l'ensemble. On a l'impression d'entendre des variations sur le même thème. C'est le son Chic, et il est tellement reconnaissable, tellement omniprésent, qu'il en vient à vampiriser l'identité propre des Sister Sledge. Elles sont les interprètes de luxe d'une partition écrite et arrangée par des maîtres, mais on peine à sentir leur âme profonde derrière cette mécanique de précision.
"Lost in Music" en est un autre exemple frappant, encore un tube, encore une mélodie imparable, des paroles sur la dévotion totale à la musique qui parlent à tout passionné. Mais, encore une fois, cette guitare... Toujours la même, avec ce son si particulier, si identifiable, qui finit par me taper sur le système. C'est comme bouffer le même plat, aussi délicieux soit-il, à tous les repas. Au début, c'est l'extase, à la fin, on rêve d'un simple jambon-beurre pour changer.
Et puis, il y a l'hymne, le titre qui a donné son nom à l'album et qui est devenu bien plus qu'une simple chanson : "We Are Family", un phénomène, un truc qui a dépassé le cadre de la musique pour devenir un slogan, un cri de ralliement pour les familles, les équipes de sport, les communautés. C'est une chanson simple, directe, avec un message universel et un refrain que même ton grand-oncle sourd peut reprendre en choeur après deux verres. Musicalement, c'est encore et toujours la même recette, mais la magie opère. La sincérité qui se dégage des voix des soeurs, cette joie communicative, emporte tout sur son passage. On ne peut qu'acquiescer et se dire que oui, bordel, on est une grande famille. C'est un peu niais, mais ça fait du bien.
Pour le reste de l'album, on navigue en eaux troubles. Des morceaux comme "Thinking of You" sont d'excellentes factures, toujours portés par ce groove impeccable, mais ils peinent à se distinguer du reste. On sent que Rodgers et Edwards ont un cahier des charges et qu'ils le remplissent avec un professionnalisme sans faille, mais sans grande prise de risque. L'album est un produit de son temps, une photographie sonore du disco à son apogée commercial, juste avant le grand plongeon.
Alors oui, 3 sur 5, c'est une note qui peut paraître sévère pour un album qui contient au moins trois classiques intemporels. Mais ce n'est pas la qualité intrinsèque des chansons que je remets en cause. C'est cette sensation d'uniformité, cette production qui, à force d'être une signature, devient une cage dorée. J'aurais aimé entendre un peu plus les soeurs Sledge et un peu moins la démonstration de force de Chic. J'aurais aimé un peu plus de folie, de grain de sable dans la machine, quelque chose qui déraille. Mais le disco de 1979, dans sa version grand public, n'était plus à l'expérimentation. Il était devenu une industrie, et "We Are Family" en est l'un des produits les plus brillants et les plus standardisés. Un album indispensable pour comprendre l'époque, mais qui, pour un vieux con comme moi qui a besoin de sentir la sueur et le sang dans la musique, manque cruellement de personnalité. C'est propre, c'est bien fait, mais ça manque de crasse. Et moi, la crasse, j'aime bien ça.
3
Sep 03 2025
Lady In Satin
Billie Holiday
Voilà on y est, voici une de ces œuvres que le grand livre nous présente comme un monument intouchable, un pinacle de l'émotion, un disque-testament. "Lady In Satin" de Billie Holiday.
Sur le papier, tout est là pour me plaire. On me parle d'un album de rupture, de la quintessence de la chanson triste, enregistré par une femme au bout du rouleau, la voix ravagée par une vie d'excès et de chagrins. Une icône brisée qui livre ses dernières forces dans un micro. Putain, ça sonne presque comme du neofolk avant l'heure, un truc qui pourrait faire passer les disques les plus sombres de Nick Cave pour des comptines pour enfants. J'étais prêt, j'étais prêt à pleurer, à me rouler en boule, à sentir le poids de l'humanité m'écraser. J'ai donc appuyé sur "play" et... le choc, le putain de choc total.
Comment dire... Imaginez que vous attendiez un film de David Lynch et que vous vous retrouviez devant un Walt Disney. Car c'est ça, l'album sonne comme la bande originale d'un Disney, et c'est effroyable. On a d'un côté la voix de Billie, et de l'autre, cette production... ces arrangements... ce déluge de violons sirupeux qui semble tout droit sorti de la scène où la mère de Bambi se fait buter. C'est ça, "Lady In Satin" : la mère de Bambi vient de crever, mais les petits oiseaux bleus continuent de chanter et de virevolter autour de son cadavre encore chaud. C'est obscène.
Alors oui, je veux bien entendre l'argument des puristes : "Oui, mais c'est justement ce contraste qui est génial ! La voix brisée, spectrale, qui lutte contre ces arrangements lisses et parfaits, c'est ça le génie !". Mon cul, ouais. Pour moi, ce n'est pas un contraste, c'est un sabotage. C'est comme mettre du papier peint à petites fleurs roses sur les murs d'un squat de punk. Ça n'a aucun sens.
Et la voix de Billie... parlons-en, ce n'est plus la diva au timbre d'or. C'est une femme qui se noie, on l'entend chercher son souffle, sa justesse est précaire, chaque note semble être un effort surhumain. C'est poignant, c'est tragique, c'est la vérité crue d'une vie qui s'éteint. Et qu'est-ce qu'ils ont foutu par-dessus ? Une tonne de guimauve. Un océan de sucre glace. Une avalanche de bons sentiments orchestraux qui cherchent à tout prix à rendre la misère... jolie.
Car il faut être honnête, la production de ce disque est une insulte, chaque fois que la voix de Billie, fatiguée, spectrale, menace de nous raconter quelque chose de vrai, de nous faire ressentir le poids de sa vie de merde, paf ! Un coup de harpe. Vlan ! Une charge de violons qui te donnerait envie de gerber des arcs-en-ciel. On dirait que l'orchestre a pour seule et unique mission d'étouffer la moindre parcelle d'âme qui tente de s'échapper. "Oh là, attention, elle va nous faire chialer ! Vite, balancez la sauce mielleuse, les gars !".
C'est simple, écouter "Lady In Satin", c'est comme assister à une lobotomie en direct dans le château de la Belle au bois dormant. Tout est lisse, propret, dégueulassement inoffensif. C'est de la douleur pour les nuls, de la tragédie pour les gens qui ont peur de se salir les mains. C'est le son parfait pour un dîner chez des gens qui pensent que le jazz, c'est "sympa pour l'ambiance".
Je reviens sur mon image de Disney, ce n'est même plus la mort de la mère de Bambi. C'est Blanche-Neige qui chante "Un jour mon prince viendra" après s'être fait violer par les sept nains. Le décalage est si monstrueux qu'il en devient grotesque.
Alors oui, il y a la voix, ce fantôme qui flotte au-dessus du marécage de guimauve. On l'entend, elle est là, elle se débat. Elle nous rappelle qu'avant ce massacre, il y avait une artiste immense, une femme qui a tout vécu, tout chanté. C'est pour elle, et uniquement pour elle, que ce disque mérite un point. Un point pour le courage. Un point pour la peine. Un point pour la voix et uniquement pour la voix. Pour ce filet sonore brisé, ce râle d'agonie magnifique qui est la seule chose authentique sur cette putain de galette.
Pour le reste... C'est un monument de mauvais goût, un exemple parfait de la façon dont l'industrie musicale peut transformer l'or en merde. Fuyez. Ou alors, écoutez-le pour comprendre ce qu'est un sabotage artistique. C'est une leçon, en quelque sorte, une leçon qui coûte très, très cher à mes oreilles.
1
Sep 04 2025
Jagged Little Pill
Alanis Morissette
1995, quelle année de merde et de grâce. Kurt nous avait laissés sur le carreau un an plus tôt, la Britpop commençait à nous saturer les esgourdes de ses refrains pour hooligans, et moi, je trônais derrière le comptoir du magasin de disques, voyant défiler une génération qui ne savait plus trop sur quel pied danser. Le grunge avait clamé sa propre mort, l'indie-rock devenait une formule mathématique pour plaire aux critiques, et on se demandait bien d'où viendrait la prochaine mandale.
Elle est venue du Canada et elle avait la gueule d'une Cendrillon énervée sous Prozac. Une chanteuse pop qui avait fait deux albums pour ados au Canada et qui, maintenant, voulait jouer les rockeuses. Et on a entendu "You Oughta Know" avec sa basse vrombissante et élastique (merci Flea), cette guitare lacérée (merci Dave Navarro), et surtout, cette voix. Cette voix qui ne chantait pas la rupture, non, elle la vomissait. C'était la chanson d'une ex-copine psychopathe, le genre de morceau que tu écoutes en espérant que ton ex ne l'entende jamais, de peur qu'elle y trouve des idées. C'était cru, direct, venimeux, et ça avait l'odeur du soufre, de la vengeance servie non pas froide, mais balancée en pleine gueule à l'état d'ébullition. On a tous pensé la même chose : si tout l'album est comme ça, on tient la Patti Smith de la génération X.
Le problème, c'est que le reste de l'album n'est PAS comme ça. Et c'est là que le bât blesse, que la fameuse pilule a un goût amer, et que la note de 3 sur 5 prend tout son sens.
Passé ce premier uppercut, on se retrouve avec un disque qui a le cul entre deux chaises. D'un côté, la rage, la promesse d'une authenticité crue, et de l'autre, une collection de titres pop-rock calibrés pour les radios FM, produits jusqu'à l'os par un Glen Ballard qui a dû se dire qu'il fallait bien rentabiliser l'investissement.
Et c'est là tout le problème car avec sa production trop lisse, l'album a un problème de vieillissement. Il sonne terriblement 1995.
C'est trop propre, c'est trop lisse, les guitares acoustiques sont si brillantes qu'on pourrait s'y mirer, les électriques ont ce son un peu synthétique, ce grain si particulier du rock "alternatif" de major de l'époque. C'est le son d'une époque où l'on pensait que pour rendre le rock accessible, il fallait lui passer une couche de vernis. Ça a marché, on ne peut pas le nier. L'album s'est vendu par palettes entières. Des millions, des dizaines de millions. Mais aujourd'hui, à l'heure où l'on a réappris à aimer les productions plus rêches ou plus "garage", "Jagged Little Pill" sonne comme un épisode de Friends. Sympathique, mais daté.
C'est un disque schizophrène, tu passes de la fureur de "You Oughta Know" à la gentille promenade en décapotable de "Hand in My Pocket". Un titre cool, certes, un hymne à la coolitude un peu forcée, mais sans la moindre once de danger. Puis vient "Ironic". Ah, "Ironic", le morceau qui a fait couler plus d'encre que la Constitution américaine. On a passé des heures à débattre pour savoir si une mouche dans ton Chardonnay était vraiment ironique ou juste pas de bol. On s'en fout, au fond. C'est un tube pop parfait, avec un refrain imparable, mais on est loin, très loin, de la furie vengeresse qui nous avait été promise.
Et c'est ça, le fond du problème, l'album est une sorte de gigantesque malentendu. Les gens sont venus pour le vitriol et sont restés pour le sucre. Ils ont acheté un album en pensant s'offrir une thérapie par le cri, et ils ont eu une collection de refrains à chanter sous la douche. Les journalistes un peu paresseux de l'époque ont qualifié ça de "therapy rock", et ils n'avaient pas tout à fait tort. Alanis a ouvert la porte à toute une flopée de chanteuses "à fleur de peau", de Jewel à Meredith Brooks, qui ont fait de leurs petits et grands tourments un fonds de commerce. Alanis n'était que la première à être marketée aussi efficacement.
Alors, on jette tout ? Non. Ce serait malhonnête. Il y a deux ou trois excellents titres. "You Oughta Know" reste un putain de classique. "Ironic" est un tube générationnel, qu'on le veuille ou non. Et "Head Over Feet" est une jolie ballade, simple et touchante. Mais le reste oscille entre le sympathique et le franchement oubliable. L'album est trop long, il s'essouffle. Il y a un côté journal intime d'adolescente qui peut être touchant, mais qui, sur la longueur, devient un peu lassant.
"Jagged Little Pill" est un produit parfaitement calibré pour une génération post-Nirvana qui avait besoin de sa dose de mal-être, mais sans les seringues et les descentes d'enfer. Juste une petite pilule, un peu dentelée, facile à avaler.
Trente ans plus tard, le verdict est le même. C'est un album important, un phénomène de société qui a marqué son époque. Mais est-ce un grand album ? Un album qui a transcendé son temps ? Je ne crois pas. Il est le témoignage sonore parfait du milieu des années 90, avec ses qualités et ses défauts. Une capsule temporelle, une relique. Un 3 sur 5, c'est payé généreux, mais juste. On a tous eu notre période Alanis. Et comme une amourette de lycée, on s'en souvient avec un mélange de tendresse et d'un peu de gêne. C'était bien, mais on est content d'être passé à autre chose.
3
Sep 05 2025
Queen Of Denmark
John Grant
Aujourd'hui, on s'attaque à un monument, une pépite sortie de nulle part qui a secoué le cocotier de la pop indé en 2010 : "Queen of Denmark" de John Grant. Autant vous le dire tout de suite, cet album, c'est un peu le grand huit émotionnel, une sorte de confession impudique et magnifique qui vous prend aux tripes pour ne plus vous lâcher.
Avant de plonger dans le vif du sujet, un petit mot sur le bonhomme. John Grant, pour ceux qui l'ignoreraient, c'est l'ancien leader de The Czars, un groupe américain qui, malgré un talent certain, n'a jamais vraiment réussi à percer. Après la séparation du groupe en 2004, Grant a connu une longue traversée du désert, noyant son chagrin et ses démons dans l'alcool et la drogue. C'est là que l'histoire prend une tournure inattendue. Les membres du groupe Midlake, fans de la première heure de The Czars, l'invitent à venir enregistrer dans leur studio au Texas. De cette collaboration inespérée va naître "Queen of Denmark", un disque d'une sincérité désarmante, où Grant met à nu ses angoisses, ses amours déçues, et sa vision d'une Amérique à la fois fascinante et terrifiante.
Dès les premières notes de "TC and Honeybear", on est happé par la voix de baryton de John Grant, chaude et profonde, qui nous conte une histoire d'amour avec une tendresse infinie. Le ton est donné : on est dans l'intime, le personnel, le vécu. Mais ne vous y trompez pas, cet album est loin d'être un disque de pleurnicheries. Car l'humour, souvent noir et grinçant, n'est jamais loin. Prenez "Marz", par exemple, une ballade au piano d'une beauté classique sur laquelle Grant égrène une liste de sucreries et de souvenirs d'enfance avec une naïveté feinte, créant un décalage savoureux.
Et que dire de "Jesus Hates Faggots" ? Le titre à lui seul annonce la couleur. Avec une ironie mordante, Grant dénonce l'hypocrisie et l'homophobie d'une certaine Amérique bien-pensante. C'est cru, c'est direct, et ça fait un bien fou. On sent le vécu, la souffrance d'un homme qui a dû se construire en marge, dans un environnement hostile. Moi qui ai grandi dans les années 70 et 80, à une époque où l'homosexualité était encore un tabou, ce genre de texte résonne forcément d'une manière particulière.
Musicalement, "Queen of Denmark" est un écrin somptueux pour les textes de Grant. L'influence de Midlake est palpable, avec ces arrangements folk-rock classieux, ces pianos mélancoliques et ces envolées de flûte. On pense parfois à Dennis Wilson, à Harry Nilsson, à toute cette pop californienne des années 70, à la fois sophistiquée et mélancolique. Mais Grant ne se contente pas de copier ses aînés, il insuffle à sa musique une modernité et une singularité qui n'appartiennent qu'à lui. Des titres comme "Caramel", avec ses nappes de synthétiseur cosmiques, ou "Silver Platter Club", avec son ambiance de cabaret déglingué, en sont la preuve éclatante.
Et puis, il y a le morceau-titre, "Queen of Denmark", qui clôt l'album en apothéose. C'est une explosion de rage et de frustration, une lettre de rupture d'une violence inouïe, où Grant règle ses comptes avec un ancien amant. Les mots sont d'une crudité rare, et la musique, passant d'une ballade au piano à un déchaînement de guitares électriques, épouse parfaitement les montagnes russes émotionnelles du texte. C'est le genre de morceau qui vous laisse exsangue, sonné, mais avec le sentiment d'avoir assisté à quelque chose d'unique.
Alors, pourquoi seulement 4 sur 5, me direz-vous ? Peut-être à cause d'une petite baisse de régime en milieu d'album, avec quelques titres un peu moins marquants. Mais ne boudons pas notre plaisir, "Queen of Denmark" reste un disque majeur de ces vingt dernières années. Un album qui sait allier la beauté formelle à la profondeur des émotions. C'est un disque qui fait mal, qui fait rire, qui fait réfléchir. Un disque qui, une fois que vous l'aurez écouté, ne vous quittera plus jamais vraiment.
Moi, le vieux disquaire qui a vu défiler des milliers d'albums entre ses mains, je peux vous l'assurer : des disques de cette trempe, on n'en croise pas tous les jours. Alors, si vous ne l'avez pas encore fait, foncez ! Vous m'en direz des nouvelles. Et pour les autres, eh bien, vous savez ce qu'il vous reste à faire : le remettre sur la platine, et vous laisser emporter une nouvelle fois par la beauté vénéneuse de ce chef-d'oeuvre.
4
Sep 08 2025
Brothers In Arms
Dire Straits
Ah, mes chers compagnons de route sur ce long chemin parsemé de 1001 galettes à s'enfiler entre les deux oreilles avant de clamser. Aujourd'hui, je dois me livrer à un exercice périlleux, une confession qui risque de faire voler en éclats la crédibilité que j'ai mis des années à bâtir. Vous me connaissez, vous connaissez mes amours, mes chapelles musicales. Je suis le type qui peut vous parler pendant des heures de la discographie de Current 93, qui trouve que Godflesh est le groupe parfait pour un premier rendez-vous galant et qui considère le silence entre deux morceaux de GY!BE comme une partition à part entière. Je suis l'ancien disquaire indé et le mec de la radio libre.
Et aujourd'hui... aujourd'hui, le livre, ce grand dictateur du bon goût, me somme de chroniquer "Brothers in Arms" de Dire Straits.
J'ai honte.
Voilà, c'est dit, j'ai une honte qui me ronge, une honte qui me donne envie de me cacher sous une pile de vinyles de noise japonaise. Dire Straits, le nom même évoque pour moi tout ce que j'ai combattu dans les années 80 et 90. C'est le groupe des yuppies, la bande-son officielle des pubs pour berlines allemandes. C'est la musique que ton beau-frère, celui qui vote à droite et qui met des mocassins sans chaussettes, passe en boucle pour tester sa nouvelle chaîne hi-fi. Mark Knopfler, avec son putain de bandeau en éponge, incarnait à lui seul le "guitar hero" propret, le branleur de manche dont la virtuosité clinique venait chier sur les tombes encore fraîches de Ian Curtis et du post-punk. C'était la musique de la réussite, du fric, de la production tellement lisse qu'on aurait pu y faire du patinage artistique. L'ennemi, le vrai.
Et pourtant.
Pourtant, ce putain d'album est un chef-d'œuvre.
La confession est totale, l'humiliation est publique. Je ne peux plus reculer. "Brothers in Arms", sorti en 1985, est une monstruosité de perfection. C'est un album qui, malgré tout ce qu'il représente, atteint des sommets de composition, d'interprétation et, surtout, de son. C'est d'ailleurs là toute l'histoire de ce disque, il a été l'un des tout premiers à être pensé, enregistré et marketé pour le Compact Disc. C'était l'album de la bascule, le disque-démonstration par excellence. On n'achetait pas une chaîne CD, on achetait une machine à jouer "Brothers in Arms". Et le son, mes aïeux, le son... C'est d'une propreté quasi chirurgicale, mais avec une ampleur, une profondeur qui reste, encore aujourd'hui, absolument bluffante. Chaque note est à sa place, chaque silence respire. C'est le son ultime du rock FM, mais élevé au rang d'art.
Je sens vos regards réprobateurs. "Mais enfin, tu as trahi la cause !". Attendez... Et allons droit au but. "Money for Nothing", avec son riff iconique et la voix de Sting en guest pleurnichard ("I want my MTV"), c'est le tube FM par excellence. C'est tellement années 80 que ça en devient une caricature, mais une caricature géniale. Le clip en images de synthèse a vieilli comme un yaourt au soleil, mais la puissance du morceau est intacte. "Walk of Life", avec son orgue Bontempi de fête foraine, est d'une niaiserie confondante, mais essayez de ne pas taper du pied dessus, juste pour voir. C'est impossible. Le piège est parfait.
Mais là où l'album me cueille vraiment, là où ma honte se mélange à une admiration sans bornes, c'est sur la seconde moitié du disque. C'est là que Dire Straits quitte les autoroutes du succès pour emprunter des chemins de traverse crépusculaires et mélancoliques. Ce toucher de guitare, ce son cristallin mais chaud de la Stratocaster de Knopfler, devient alors un instrument de narration pure. Le morceau-titre, "Brothers in Arms", est d'une beauté à pleurer. Une lente montée en puissance, une guitare qui pleure des larmes de métal, et ce texte d'une sobriété poignante sur la guerre et la fraternité... Franchement, qui peut rester de marbre ? C'est le genre de morceau qui te fait regarder la pluie tomber par la fenêtre en repensant à tous les cons que tu as été.
Et que dire de "Your Latest Trick" et de son saxophone introductif qui a dû faire vendre des millions d'instruments à vent à des apprentis-séducteurs ? C'est le slow ultime, la bande-son parfaite pour rouler un patin interminable dans une surboum de troisième. C'est cliché ? Oui. C'est magnifique ? Absolument.
Alors voilà, le verdict tombe. J'ai beau me draper dans ma dignité de fan de neofolk et de post-rock, j'ai beau maudire le rock de stade et les solos de guitare qui durent plus longtemps qu'un rapport sexuel de tantrisme, je ne peux pas nier l'évidence. "Brothers in Arms" est un album immense. C'est un disque qui a parfaitement capté son époque, celle du triomphe du son sur le fond, mais qui l'a fait avec une telle classe, un tel talent d'écriture, que ça en devient presque insolent. C'est un plaisir coupable, une maîtresse honteuse que l'on retrouve en cachette quand les amis aux goûts pointus ont le dos tourné.
Je dois me rendre à l'évidence : cet album, je l'aime. Profondément. C'est une anomalie dans ma discothèque, une tache de vin rouge sur un t-shirt noir siglé Sunn O))), mais une tache que je chéris.
Alors, pour sauver ce qu'il me reste de crédibilité auprès de vous, mes frères et sœurs de l'underground, je vais lui coller un 4 sur 5. Mais entre nous, juste entre nous, ne le répétez à personne... Cet album, c'est un 5 étoiles. Et maintenant, laissez-moi, je vais aller écouter un disque de Merzbow à fond pour me purifier. J'ai honte. Tellement honte.
4
Sep 09 2025
Back To Black
Amy Winehouse
Voilà une nouvelle entrée dans ce carnet de bord, et pas des moindres. Je dois avouer qu'en voyant le nom sur la liste du grand manitou Dimery, j'ai eu un rictus. Amy Winehouse, "Back to Black", 2006. En plein dans la période où la musique semblait se résumer pour moi à des trucs enregistrés dans des caves humides sur des 4-pistes asthmatiques. 2006, merde, c'était hier et j'étais loin, très loin, de m'intéresser à ce que les radios commerciales et les magazines pour adolescentes pouvaient bien nous vendre comme nouvelle diva soul. Je m'attendais au pire : une énième chanteuse à la voix certes puissante, mais noyée sous une production en plastique, calibrée pour les supermarchés, avec des textes écrits par des Suédois en mal de royalties. Une de ces artistes interchangeables que l'industrie nous chie à la chaîne avant de tirer la chasse deux ans plus tard.
Et puis, comme tout le monde, j'ai entendu "Rehab".
Et là, il a bien fallu que je ferme la grande gueule, mon cynisme de vieux con qui a tout vu, tout entendu depuis les années 80. Parce que ce titre, il avait un truc, ce "No, no, no" balancé à la face du monde, ce n'était pas de la posture. Ça sentait le vécu, la clope froide et le fond de verre de whisky. Et surtout, bordel de merde, ça sonnait ! En tant qu'ancien disquaire qui a vu passer des tonnes de productions anémiques, je sais reconnaître un son qui a des couilles. Et là, le travail de Mark Ronson avec les Dap-Kings en backing band... c'était pas du rétro pour faire joli, c'était pas du "vintage" de publicitaire. C'était une putain de lettre d'amour à la Stax, à la Motown, à ces productions granuleuses et chaudes qui vous prenaient aux tripes. Le genre de son qui te fait dire que non, tout n'est pas complètement foutu.
Alors, j'ai mis la galette sur la platine, l'album a défilé et ma mâchoire a continué de se décrocher.
"Back to Black" est un disque schizophrène, et c'est là toute sa putain de majesté. D'un côté, on a un écrin somptueux, rutilant, qui pille avec un talent insolent tout le catalogue des girl groups des années 60, des Ronettes aux Shangri-Las. Les arrangements de cordes, les cuivres qui claquent, les chœurs qui répondent "You go back to her / and I go back to...", tout est là. C'est presque un pastiche, mais un pastiche fait avec un amour et une précision qui forcent le respect. C'est la perfection pop dans ce qu'elle a de plus lumineux et de plus accrocheur.
Et de l'autre côté, il y a les paroles noires, poisseuses et sans espoir. Et c'est là que la claque devient magistrale car Amy Winehouse utilise cette esthétique solaire et nostalgique pour nous raconter les histoires les plus sordides, les plus personnelles, les plus dévastatrices. Elle ne chante pas l'amour, elle chante sa destruction. Elle ne chante pas la peine, elle chante la déchéance. "You Know I'm No Good", "Love Is a Losing Game", "Back to Black"... chaque titre est une cicatrice qu'elle nous exhibe sans aucune pudeur. Ça pue l'alcool, la jalousie maladive, la dépendance affective, la baise triste. C'est d'une noirceur et d'une honnêteté qui filent des frissons et c'était une évidence : cette nana n'était pas une simple chanteuse, c'était une putain d'autrice, une écorchée vive qui mettait ses tripes sur la table, sans filtre. Le contraste entre cette musique faussement guillerette et la crudité du propos est ce qui élève cet album bien au-dessus de la mêlée.
Alors pourquoi 4 sur 5 et pas la note maximale ? Parce que si l'album possède une cohésion sonore remarquable, il y a un léger ventre mou. Au milieu des standards instantanés que sont "Rehab", la chanson-titre ou "Tears Dry on Their Own", quelques morceaux brisent un peu le charme. Des titres comme "Me & Mr Jones" ou "He Can Only Hold Her" sont impeccablement produits, la voix est là, mais ils sonnent plus... convenus. On sent la formule, le cahier des charges R&B un peu plus moderne qui s'éloigne de la magie Motown pour lorgner vers quelque chose de plus anodin. L'urgence disparaît, la fêlure se fait moins béante. Ce ne sont pas de mauvais morceaux, loin de là, mais ils n'ont pas l'aura vénéneuse et intemporelle des autres. Ils sont le petit défaut dans le diamant, la petite concession qui nous rappelle qu'on est bien en 2006 et pas en 1966.
Et puis, comment parler de ce disque aujourd'hui sans évoquer la suite ? C'est impossible. "Back to Black" n'est plus seulement un album, c'est une pièce à conviction. C'est la chronique d'une mort annoncée. En 2006, on écoutait ces paroles en se disant "quelle force, quelle franchise". Aujourd'hui, on les écoute et on entend une putain de lettre d'adieu. On entend chaque ligne comme un clou de plus dans le cercueil. L'autodestruction n'était pas une posture artistique, c'était le programme. On a tous assisté, impuissants, à la curée médiatique qui a suivi. On a vu cette musicienne de génie se faire dévorer vivante par les tabloïds, les mauvaises rencontres, et ses propres démons, jusqu'à l'issue fatale en 2011.
Ça change toute l'écoute et ça la rend plus lourde, plus tragique. On ne peut plus simplement taper du pied sur "Rehab" sans avoir une boule dans la gorge. On ne peut plus trouver "cool" cette dégringolade amoureuse décrite avec tant de précision, parce qu'on sait maintenant qu'elle était totale, sur tous les fronts.
C'est donc un album essentiel, un classique moderne qui a sa place dans cette liste des 1001, sans l'ombre d'un doute. Un disque brillant, porté par une voix unique et une écriture d'une rare intensité. Mais c'est aussi un disque terriblement triste, le témoignage d'un talent immense que l'on a vu s'éteindre en direct. Un chef-d'œuvre imparfait et prémonitoire. Ne serait-ce que pour se souvenir qu'avant de devenir une icône tragique, Amy Winehouse était surtout une musicienne absolument phénoménale. Et ça, aucune came, aucun salopard, aucune une de journal à scandale ne pourra jamais le lui enlever.
4
Sep 10 2025
Bone Machine
Tom Waits
Allez on est parti vers une nouvelle étape de ce putain de pèlerinage des 1001 albums. Et aujourd'hui, on s'attaque à un monument, un monolithe, un truc qui a la réputation de te laisser soit en PLS dans un coin de la pièce, soit béat d'admiration devant tant de génie brut. J'ai nommé Tom Waits et sa machine à os, "Bone Machine".
Tom Waits, c'est un peu le croquemitaine du rock américain. Le genre de type qu'on imagine très bien vivre au fond d'un bayou, à fumer des clopes qui puent la mort et à enregistrer ses disques dans une cabane en tôle ondulée pendant un ouragan. Sa voix, c'est celle d'un mec qui a passé sa vie à se gargariser au Jack Daniel's et aux graviers. Un timbre unique, reconnaissable entre mille, qui a fait de lui une icône absolue, un artiste intouchable que tout le monde révère, de l'indé le plus pointu à la star la plus mainstream.
Moi, Tom Waits, je connais, je respecte. Mais je n'ai jamais vraiment sauté le pas, c'est le genre d'artiste que j'admire de loin, un peu comme un tableau très complexe dans un musée. Je reconnais la technique, la vision, l'audace, mais je n'ai pas forcément envie de l'accrocher dans mon salon. Avec ce projet des 1001 albums, plus le choix, fallait bien que je m'y colle sérieusement. Et c'est "Bone Machine" que le Grand Grimoire a choisi pour moi. Un Grammy Award du meilleur album de musique alternative en 1992, excusez du peu et une réputation d'œuvre radicale, dépouillée, viscérale. Sur le papier, ça avait tout pour me plaire, après tout, un mec qui fait de la musique avec des bouts de ferraille et qui chante comme s'il venait de bouffer un cendrier, ça devrait parler à un mec comme moi.
Dès les premières secondes de "Earth Died Screaming", le ton est donné. Ça claque, ça grince, ça sonne comme une fanfare de l'apocalypse enregistrée au fond d'une cave. On n'est pas là pour se caresser dans le sens du poil car Tom Waits a décidé de tout mettre à nu. Fini les arrangements feutrés, les ambiances de piano-bar enfumé de ses débuts. Ici, la musique est réduite à son essence la plus primitive : le rythme. Des percussions étranges, des guitares qui sonnent comme des barbelés rouillés, et cette voix, bien sûr, qui semble venir des tréfonds de l'enfer.
Il y a quelque chose de profondément dérangeant et en même temps de fascinant dans cet album. C'est une musique de casse, un blues industriel qui sent la sueur, la rouille et la mort. Les textes sont à l'avenant : des histoires de meurtres, de diables, de pécheurs, de fin du monde. On est en plein territoire à la Nick Cave, mais en version encore plus décharnée, plus brutale. La production est tellement à l'os qu'on a l'impression d'être dans la pièce avec les musiciens. On apprend d'ailleurs que l'album a été enregistré dans une petite pièce d'un sous-sol, ce qui explique ce son claustrophobique et caverneux. Tom Waits voulait une "musique d'os", quelque chose de réduit à son squelette. Mission accomplie, Tom.
Et puis, il y a ce casting de sales gosses venus lui prêter main-forte. David Hidalgo de Los Lobos, Les Claypool de Primus à la basse électrique sur "Earth Died Screaming", et même, tenez-vous bien, Sa Majesté Keith Richards en personne, qui co-écrit et joue sur "That Feel". Le genre de détail qui assoit définitivement la crédibilité du projet. Tout ce petit monde semble s'être réuni pour une sorte de sabbat sonore, un grand carnaval macabre où chaque instrument sonne comme un outil de torture.
Alors, pourquoi seulement 3 sur 5 ? Pourquoi cette impression de rendez-vous manqué alors que tous les ingrédients qui me plaisent sont réunis ?
Eh bien, je vais être franc, je me suis fait chier.
Voilà, c'est dit. J'ai trouvé ça long, terriblement long. J'ai beau admirer la démarche, la radicalité du son, la cohérence du propos, je n'ai pas réussi à rentrer dedans. Passée la surprise des premières minutes, l'effet s'estompe pour laisser place à une certaine monotonie. C'est là que la comparaison avec un Nick Cave ou un Michael Gira atteint ses limites. Chez eux, même dans les moments les plus arides, il y a toujours une mélodie, une tension, une lumière au bout du tunnel qui vous happe. Ici, j'ai eu l'impression de tourner en rond dans une pièce sombre en me cognant toujours aux mêmes meubles.
C'est un album qui s'écoute comme on visite une exposition d'art contemporain un peu austère. On regarde, on analyse, on comprend la démarche, on trouve ça "intéressant", mais à aucun moment on ne ressent de véritable émotion. C'est cérébral, conceptuel, mais ça manque de cœur, de tripes. La voix de Waits, si fascinante au début, finit par devenir un gimmick, un effet de style qui tourne un peu à vide. Les morceaux se suivent et se ressemblent dans leur structure décharnée. C'est un exercice de style brillant, mais qui m'a laissé totalement froid.
Je sais que je vais me faire lyncher par les puristes. "Comment ça, il n'aime pas "Bone Machine" ? Hérétique !". Mais que voulez-vous, ce blog est aussi un carnet de bord personnel. Et personnellement, cet album je l'ai écouté et je ne pense pas y revenir un jour.
C'est le genre de disque que je suis content d'avoir écouté pour ma culture, pour pouvoir dire "oui, je connais". C'est une pièce maîtresse de la discographie de Waits et une œuvre importante des années 90, sans aucun doute. Ça a gagné un Grammy, merde ! Mais ça ne sera jamais un de mes disques de chevet.
Le projet "1001 Albums" est aussi fait de ça : des découvertes, des claques, mais aussi des déceptions, ou plutôt des rencontres qui ne se font pas. "Bone Machine" c'est une machine impressionnante, mais une machine froide. Une machine à os, sans chair autour, et moi, j'ai besoin d'un peu de chair.
3
Sep 11 2025
Chore of Enchantment
Giant Sand
Parfois, ce projet des 1001 albums, ça ressemble à une putain de corvée. Une liste sans fin, une montagne de disques à gravir, et de temps en temps, on tombe sur un album qui nous regarde droit dans les yeux et nous dit : "Ouais, je sais ce que c'est, la corvée. J'en suis une. Mais une corvée enchantée." Et là, tu sais que tu tiens un truc spécial, "Chore of Enchantment", rien que le titre, c'est un poème, une profession de foi.
Giant Sand c'est Howe Gelb et pour ceux qui, comme moi, ont passé une partie de leur jeunesse à fouiller dans les bacs de disques indépendants, ce nom est une vieille connaissance. Une sorte de totem du désert, le parrain d'une scène alt-country qui n'en était pas vraiment une car trop bizarre, trop dégingandé, trop libre pour n'être qu'une simple étiquette.
Et cet album, "Chore of Enchantment" est souvent considéré comme son chef-d'oeuvre et pour cause, car c'est un disque qui porte en lui les cicatrices de sa propre création, une création qui fut un véritable enfer, un disque maudit qui a failli ne jamais voir le jour. Gelb l'a enregistré, ré-enregistré, perdu les bandes, l'a mis de côté, y est revenu... C'est un processus qui s'est étalé sur plusieurs années, une véritable odyssée chaotique. Et au milieu de ce chaos, le drame : la mort de son ami et collaborateur de longue date, le guitariste Rainer Ptacek, qui plane comme une ombre bienveillante et tragique sur l'ensemble de l'oeuvre. Mais "Chore of Enchantment" n'est pas un album de deuil larmoyant, non. C'est bien plus complexe, c'est un disque sur la persévérance, sur la beauté qu'on trouve dans la douleur, sur l'obligation de continuer quand tout s'effondre. C'est une corvée, de vivre, de créer, d'aimer, mais ça peut être un enchantement. Le titre, encore et toujours.
Musicalement, c'est du pur Giant Sand, mais en version panoramique, presque cinématographique. On a ce son poussiéreux, ce rock du désert qui sent le sable chaud et le bitume craquelé. On passe d'une ballade folk déglinguée à une embardée quasi-punk, d'un murmure lo-fi à une orchestration quasi-luxuriante. Il y a des guitares acoustiques qui pleurent, des pianos de saloon désaccordés, des cordes qui déchirent le coeur, et des éclats de larsens qui te rappellent que sous la poussière du désert, le chaos n'est jamais loin.
Howe Gelb, lui est au sommet de son art avec sa voix, ce filet fatigué et pourtant si expressif, qui te raconte des histoires de doutes, d'amour, de perte, de rédemption. Il ne chante pas, il converse avec ses démons. Et c'est là toute la force de l'album. Il ne cherche pas à impressionner, il cherche à toucher. Il y a une humanité folle qui se dégage de chaque sillon, une vulnérabilité qui te prend aux tripes.
Cet album c'est le son de l'intégrité, le son d'un type qui n'a jamais cherché à faire des tubes, mais simplement à faire sa musique. "Chore of Enchantment" n'est pas un disque facile, il est long, dense, parfois il prend des chemins de traverse et on se demande où il veut nous emmener. Il faut lui donner du temps, le laisser s'installer, infuser. C'est un disque qui se mérite.
On évite ici le détail de chaque morceau, ce serait un sacrilège. Il faut le prendre comme un bloc, un monolithe érodé par le vent et le chagrin. On y croise des invités, comme Juliana Hatfield, dont la voix vient apporter une touche de douceur fragile au milieu de ce paysage aride. Chaque intervention semble juste, nécessaire car ici rien n'est gratuit.
Ce qui est fascinant, c'est que malgré le contexte tragique, ce n'est pas un album plombant. Il est mélancolique, oui, profondément mais il y a une lumière qui perce, une sorte d'acceptation, de résilience. C'est la beauté des choses imparfaites, des vies cabossées. C'est le son d'un type qui continue de jouer de la musique sur le porche de sa maison alors que le monde autour de lui part en couilles.
Pour un amateur de la frange la plus rêche du rock américain, cet album est une évidence. C'est un disque frère, un cousin éloigné qui vit dans un autre État mais avec qui on partage le même sang. C'est le genre de disque qui te réconcilie avec la musique car dans un monde de produits formatés, il te rappelle que l'art peut naître de la douleur, du désordre, des accidents de la vie. Il est la preuve que les plus belles oeuvres sont souvent les plus fêlées, celles qui laissent passer la lumière.
À l'heure où je coche les cases de cette liste des 1001 albums, celui-ci s'impose comme une évidence. Pas une de ces évidences commerciales et consensuelles, non. Une de ces évidences intimes, profondes, qui parlent directement à l'âme de ceux qui ont toujours cherché dans la musique autre chose qu'un simple bruit de fond. C'est un disque qui demande un effort, une "corvée", peut-être. Mais la récompense, l'enchantement, est infinie.
Un chef-d'oeuvre, un vrai. Pas de discussion possible, c'est un 5 sur 5
5
Sep 12 2025
Blood, Sweat & Tears
Blood, Sweat & Tears
Lettre ouverte aux spectres du jury des Grammy Awards 1970.
Messieurs les jurés (paix à vos âmes, si tant est que vous en ayez une),
Je vous écris depuis une époque que vous n'auriez sans doute pas comprise. Une époque où la musique peut tenir dans une petite boîte sans fil, où l'on peut accéder à presque tout ce qui a été enregistré en quelques secondes. Et c'est dans le cadre d'un projet un peu fou, une sorte de pèlerinage sonore à travers 1001 albums jugés "essentiels", que je suis tombé sur votre... œuvre. Votre décision ou plus exactement votre crime de lèse-majesté musical.
Je veux bien sûr parler de cette funeste soirée de 1970 où, dans un accès de folie collective ou de surdité avancée, vous avez décerné le prix de l'Album de l'Année à "Blood, Sweat & Tears".
Je dois vous avouer que la première écoute fut un choc. Pas un choc esthétique, non. Plutôt le genre de choc que l'on ressent quand on met les doigts dans une prise électrique défectueuse. Un spasme, une convulsion de mauvais goût qui a secoué mes enceintes et mon âme de pauvre rocker élevé au son de The Cure et des Pixies.
Comment avez-vous pu ?
Je vous pose la question sans détour. Qu'est-ce qui a bien pu traverser vos esprits ? Étiez-vous à ce point terrorisés par la jeunesse, par la contre-culture, que vous ayez ressenti le besoin de récompenser son exact opposé ? Car cet album, c'est l'anti-rock par excellence. C'est le rock tel que l'imaginerait un directeur de banque qui voudrait "faire jeune". C'est un monstre de Frankenstein musical, une créature boursouflée, où des cuivres assourdissants, dignes d'une comédie musicale de seconde zone à Broadway, viennent piétiner sans vergogne les restes d'un pauvre groupe de rock qui n'avait rien demandé.
C'est une musique terriblement sérieuse, qui se prend pour ce qu'elle n'est pas. Elle se drape dans des atours de "complexité" et de "virtuosité", mais elle est aussi profonde qu'une flaque d'eau. C'est une musique de frimeurs, pour les frimeurs. Le genre de disque qu'on devait mettre à l'époque pour impressionner ses invités lors d'un cocktail dînatoire, entre deux conversations sur le golf et les placements en bourse. C'est de la musique d'ameublement, du bruit de fond de luxe.
Et ce chanteur... Avez-vous seulement écouté ce chanteur ? David Clayton-Thomas. Il a la puissance vocale d'un animateur de supermarché annonçant une promo sur le papier toilette, et la subtilité d'un marteau-piqueur. Chaque note est forcée, chaque intention est surjouée. Il ne chante pas, il pavoise.
Pendant ce temps, dans la même catégorie, il y avait un petit disque sans prétention. Un truc enregistré par quatre jeunes de Liverpool. Ça s'appelait "Abbey Road". Ça vous dit quelque chose ? Un album qui, plus d'un demi-siècle plus tard, continue de faire pleurer, rêver, et vibrer des millions de gens. Un disque dont chaque note, chaque silence, est un miracle.
Vous aviez l'or entre les mains, et vous avez choisi le plaqué. Vous aviez l'éternité, et vous avez choisi la naphtaline.
Sachez que l'Histoire, elle, n'a pas été dupe. Votre décision est devenue une blague récurrente, un cas d'école de l'égarement critique. "Blood, Sweat & Tears" a rejoint le cimetière des gloires éphémères, tandis qu'"Abbey Road" trône au Panthéon.
Je ne vous en veux pas, personnellement. Votre erreur de jugement m'a au moins offert une bonne tranche de rigolade et le sujet de cette lettre. Mais par pitié, si vous vous réincarnez un jour, faites-le en vendeurs de moquettes. Laissez la musique à ceux qui l'aiment vraiment.
Avec mes salutations les moins respectueuses,
Un passeur de disques du futur.
Note finale : 1/5
1
Sep 15 2025
Live And Dangerous
Thin Lizzy
Alors, nous revoilà face à un album live... Je t'invite d'ailleurs, et si ce n'est déjà fait, à jeter une oreille, ou plutôt un œil, sur ce que j'écrivais à propos du "Live at Leeds" des Who. Ça te posera le décor de ma méfiance quasi pathologique envers ces enregistrements publics que le canon du rock cherche à nous imposer comme des passages obligés. Un album live, pour moi, doit être plus qu'une simple captation ; il doit être un événement, une déflagration, une réinvention. Autant te dire que je pars rarement gagnant.
Donc, Thin Lizzy... et la pochette annonce immédiatement la couleur : un groupe en pleine gloire, le poing levé, prêt à en découdre avec une foule en délire. Avant de poser ce disque sur la platine, mes connaissances du groupe étaient, je l'avoue, faméliques. Pour le mec né en 1970 que je suis, bercé au post-punk et à l'indie rock, Thin Lizzy, c'était surtout une image. Celle de Phil Lynott, ce frontman noir charismatique à la basse rutilante, une figure quasi mythologique du panthéon rock. Et musicalement ? Eh bien, mon seul contact tangible était la reprise de "Dancing in the Moonlight" par les Smashing Pumpkins, une version éthérée et mélancolique qui, je m'en rends compte maintenant, est à des années-lumière de l'originale.
Je m'attendais à du lourd, du puissant, du riff qui tache. Et sur ce point, je n'ai pas été déçu. Dès les premières secondes, on est happé. Le son est massif, les deux guitares s'entremêlent dans un ballet viril et accrocheur, la batterie martèle sans pitié et la basse de Lynott est un véritable moteur diesel qui propulse le tout. C'est indéniablement efficace. On sent la sueur, la bière tiède, l'énergie brute d'un groupe au sommet de son art, qui sait exactement comment faire exulter un public.
Des morceaux comme "Jailbreak" ou l'inévitable "The Boys Are Back in Town" sont des hymnes. C'est carré, ça envoie du lourd, et on imagine sans peine des stades entiers reprenant ces refrains en chœur. Lynott a une présence vocale incroyable, un mélange de rockeur viril et de poète sensible. Il y a une âme dans cette musique, une sincérité qui transpire à travers les enceintes. C'est du rock'n'roll pur jus, sans fioritures intellectuelles, direct dans les tripes. Ça fonctionne. Pour ça, et pour la puissance brute qui se dégage de l'ensemble, je tire mon chapeau. On sent l'effort, la générosité d'un groupe qui donne tout sur scène.
Alors, pourquoi cette note famélique de 2 sur 5 ? Pourquoi ce sentiment d'agacement profond qui a fini par l'emporter sur l'admiration initiale ?
La réponse tient en trois mots, un concept qui me hérisse le poil depuis mon adolescence : la putain de "branlette de manche". Voilà, c'est dit.
Pardonnez mon langage, mais il n'y a pas d'autre terme. Ce disque est l'incarnation même de ce qui me gonfle dans une certaine frange du hard rock des années 70 et qui sera reprise par la suite dans les années 80. Chaque putain de morceau, aussi bon soit-il à la base, est systématiquement coupé en deux par un, voire deux, solos de guitare interminables. Ce n'est plus de la musique, c'est une compétition. Une démonstration technique stérile, un concours de celui qui a la plus longue… gamme pentatonique.
Je n'ai rien contre un bon solo de guitare, attention. Un solo qui sert le morceau, qui l'élève, qui raconte quelque chose. Thurston Moore ou J Mascis peuvent te faire décoller avec trois notes tordues. Mais là, non. On a affaire à de l'onanisme à six cordes. Ça dure des plombes, ça tue systématiquement la dynamique du morceau, ça n'apporte rien d'autre que la satisfaction de l'ego du guitariste.
Je décroche. Complètement. Au milieu de "Don't Believe a Word", alors que le riff est excellent, voilà que ça part en vrille. Je regarde ma montre. Je pense à ma liste de courses. J'ai envie d'avancer la piste. C'est un signe qui ne trompe pas. Quand la musique devient un prétexte à la démonstration, je me fais chier et royalement.
Et le pire, c'est que c'est partout c'est systématique. On sent cette culture du guitar hero qui a gangrené le rock de l'époque, cette obligation de prouver qu'on est un virtuose, quitte à sacrifier l'essence même de la chanson. C'est précisément contre cette dérive que le punk s'est insurgé, et en écoutant "Live And Dangerous", je comprends mieux pourquoi. Il y avait urgence à revenir à des formats plus courts, plus directs, plus authentiques.
D'ailleurs, parlons-en de l'authenticité. Ce "live" légendaire a la réputation, tenace, d'être en grande partie un album studio maquillé. Les rumeurs d'overdubs massifs sont légion. Est-ce que ça change quelque chose à l'écoute ? Fondamentalement, non, la branlette de manche reste la même, qu'elle soit enregistrée en une prise ou en cinquante. Mais ça ajoute une couche d'ironie à l'ensemble. Un album live qui n'est pas vraiment live, sensé capturer la magie de l'instant mais qui est en réalité aussi spontané qu'une déclaration d'impôts. Ça la fout mal.
Au final, que reste-t-il ? Quelques excellents morceaux, des riffs qui tuent, et l'énergie folle d'un groupe mené par un frontman exceptionnel. Mais tout ça est noyé sous des litres de solo sans âme qui me rappellent pourquoi je n'ai jamais vraiment accroché à ce versant du rock. C'est puissant, c'est indéniable, mais c'est aussi terriblement daté et souvent, oui, terriblement chiant.
Le 2/5 est donc pour l'effort, pour la sueur, pour la puissance et pour la mémoire de Phil Lynott. Pour le reste, je préfère encore écouter les Smashing Pumpkins. Au moins, chez eux, la masturbation guitaristique avait quelque chose de torturé et de névrotique. C'est plus mon genre.
2
Sep 16 2025
War
U2
Ah, 1983, j'avais treize ans. L'âge ingrat par excellence, l'âge des premières clopes en cachette, des premiers émois maladroits et surtout, l'âge où la musique commence à vous pétrir le cerveau pour ne plus jamais en sortir. Cette année-là, un disque en particulier a laissé une marque indélébile sur le papier peint à fleurs de ma chambre d'ado. Un disque au titre aussi simple que définitif : "War". Et les auteurs de cette petite bombe n'étaient autres que quatre Irlandais qui allaient, pour le meilleur et pour le pire, marquer au fer rouge les décennies à venir : U2.
Je me souviens encore de la claque monumentale que fut la découverte de "Sunday Bloody Sunday". Ce roulement de caisse claire, sec comme un coup de trique, cette guitare qui sonne comme une sirène d'alarme, et cette voix... cette voix de Bono, pas encore le messie à lunettes de soleil qu'on connaît, mais un jeune type de 22 ans qui gueule sa rage et son incompréhension face à la violence aveugle. "I can't believe the news today". Nous non plus, on n'y croyait pas. On sentait l'urgence, la sincérité d'un groupe qui ne jouait pas.
"War" c'est un disque qui vous chope par le col et ne vous lâche plus. Il y a une tension palpable du début à la fin, une électricité dans l'air qui rend l'écoute intense, presque éprouvante. La production de Steve Lillywhite est rêche, sans fioritures, il a su capter le son d'un groupe en état de siège, un son martial, presque brutal. La basse d'Adam Clayton est tellurique, la batterie de Larry Mullen Jr. est une machine de guerre et la guitare de The Edge... ah, The Edge. Ce type a inventé un son à lui tout seul avec trois fois rien. Ses arpèges cristallins, ses échos qui se perdent dans l'infini, c'est la bande-son parfaite de l'apocalypse imminente.
L'album est un champ de bataille. Des hymnes à gueuler à s'en péter les cordes vocales comme "New Year's Day", avec son piano glacial et sa ligne de basse inoubliable, aux charges plus frontales comme "Seconds", où The Edge prend le micro pour nous parler de la menace nucléaire. C'est un disque qui ne baisse jamais la garde, qui vous regarde droit dans les yeux. Et putain, qu'est-ce que ça faisait du bien à une époque où la pop commençait à se poudrer le nez et à enfiler des épaulettes.
Alors pourquoi 4 sur 5 et pas la note maximale ? Eh bien, comme sur tout front, il y a des moments où la ligne faiblit. L'album est un monolithe, mais un monolithe avec quelques fissures. Des titres comme "Red Light" ou "Surrender" (qui s'appelait à l'origine "4th of July", comme pour bien enfoncer le clou) manquent un peu de la puissance évocatrice du reste. On sent le groupe qui cherche à varier les plaisirs, avec des cuivres sur "Red Light" par exemple, mais ça tombe un peu à plat, comme un soufflé qui n'aurait pas pris. C'est pas mauvais, loin de là, mais face à des monuments comme "Sunday Bloody Sunday" ou "New Year's Day", ça fait pâle figure.
Et puis il y a "40", alors là, je sais que je vais me faire des ennemis. Cette psalmodie biblique qui clôt l'album, devenue un incontournable de leurs concerts, m'a toujours un peu laissé sur ma faim. C'est le moment où le U2 prêcheur, le U2 donneur de leçons, commence à pointer le bout de son nez. Cette tendance à vouloir nous unir dans une grande communion mystique, c'est un truc qui, avec le temps, a fini par me gonfler sévèrement. Sur "War", ça passe encore, c'est la conclusion un peu naïve d'un album coup de poing. Mais on sent déjà poindre le Bono qui, quelques années plus tard, nous expliquera comment sauver le monde entre deux jets privés.
Mais ne boudons pas notre plaisir. "War" reste un album essentiel. Un cri de rage et d'espoir lancé à la face d'un monde qui partait en couilles. C'est le disque qui a fait de U2 un groupe qui compte, un groupe capable de remplir des stades sans pour autant perdre son âme. Du moins, pas encore. Pour le gamin de 13 ans que j'étais, ce fut une révélation. Un disque qui disait qu'on pouvait être jeune, en colère, et que la musique pouvait être une arme. Et rien que pour ça, il mérite sa place au panthéon. Même avec ses quelques petites faiblesses, "War" reste un témoignage puissant, un disque qui, quarante ans plus tard, n'a rien perdu de sa pertinence ni de son urgence. C'est un classique, un vrai.
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